Critique de Guillaume Froehner
Publiée dans la Revue contemporaine du 31
décembre 1862
Le Roman archéologique en France
Gustave Flaubert, Salammbô. -
Théophile Gautier, Le Roman de la Momie.
Ernest Desjardins, Promenade dans les galeries du
musée Napoléon III.
Les Parisiens, malgré leur courte mémoire,
n'ont pas oublié sans doute cette multitude de cartes
vertes et estampillées dont, vers la fin du mois
d'avril dernier, la Ville fut littéralement
inondée. La sainte- alliance du musée Campana
venait de se former ; elle en était à ses
premières armes. La foule, émerveillée,
se portait, avec un empressement presque visible, vers le
palais des Champs-Elysées, les uns passant timidement
au milieu des gardes échelonnés, les autres
ouvrant de grands yeux devant les chambres sépulcrales
peintes en détrempe, les plus hardis discutant
à l'envi le mérite de Phydias ou les
charmes de l'école bissantine. C'est ainsi
qu'un catalogue, pour se distinguer des catalogues vulgaires,
orthographiait ces deux noms. Jamais la science n'avait eu
à la fois tant de richesses à montrer et tant
de pauvreté à déplorer. Les savants
réservaient leur jugement ; les dilettantes, comme des
augures romains, souriaient en se regardant. Un critique
d'art tombait en extase devant la grâce et le
vaporeux de l'oeuvre de l'Albane, et M. Ernest Desjardins
se mettait l'esprit à la torture pour comprendre les
fresques étrusques. Quel bonheur que d'avoir un
musée autonome, et d'en énumérer
compendieusement les trésors ! La Bible raconte que
Saül, allant chercher les ânesses de son
père, avait rencontré un royaume.
Mais les plus belles choses sont celles qui durent le moins.
Le musée Campana a vécu chez nous ce que vivent
les roses. Toutefois, outre les richesses véritables
dont il va garnir nos vrais musées, il laissera
après lui des monuments écrits moins durables
peut-être que l'airain, mais plus divertissants pour la
postérité. M. Desjardins a publié, sous
le titre de Promenade, ses sagaces recherches sur les
fresques étrusques ; nous lisons, page 33 :
«Quant à la peinture du fond, qui est
certainement la plus ancienne de toutes, nous n'y
comprenons rien». Ce mot est devenu la devise
nécessaire de tous ceux qui s'étaient
appelés entre eux des «hommes
éminents» et des «connaisseurs de
compétence». A l'heure qu'il est, où sont
toutes leurs brochures, et eux-mêmes que sont-ils
devenus ? Phantasiae, non homines. Tel avait pris la
tête de Méduse pour un Mercure funèbre,
et qui, néanmoins, a conservé tous ses titres ; tel autre avait parlé de statuettes trouvées
à Sidon et en Phénicie, ne sachant pas
que Sidon était précisément la capitale
de la Phénicie. La Providence, qui serait ici bien
nommée l'Indifférence, nous a
débarrassés à temps de ces terribles
érudits, qui menaçaient de nous créer
une antiquité toute neuve et telle qu'on n'en a jamais
vu.
Mais à peine ont-ils disparu, qu'un nouvel
événement vient jeter soudain la
stupéfaction dans les rangs des antiquaires. Carthage
est retrouvée, Carthage est sortie de ses cendres,
Carthage renaît de ses ruines, plus belle, plus
triomphante, plus monumentale qu'Hamilcar et Hannibal ne
l'ont connue. Vainement Caton a cent fois appelé
l'anathème sur cette ville ; vainement Scipion Emilien
l'a détruite de fond en comble ; vainement Jules
César, plus habile destructeur, a tenté de
l'ensevelir sous une ville romaine ; la ville tyrienne
reparaît à la lumière du jour. Un
écrivain fameux a creusé les arcanes de son
imagination, et soudain Carthage en est sortie rebâtie
de toutes pièces ; ce que toute l'érudition du
monde n'avait pu faire, lui, le romancier, l'a fait, et sa
Carthage est sublime, et sa Carthage est plus réelle
que la Carthage ancienne ; sa Carthage est la plus vraie
Carthage qui ait jamais existé.
Le roman archéologique n'est pas une invention de
notre siècle. Depuis le Voyage d'Anacharsis,
l'une des terreurs de notre jeunesse, nous en avons vu
beaucoup et de mérites fort divers. Les romanciers,
mécontents de leurs ressources restreintes ou
épuisées, ont plus d'une fois
empiété sur le domaine de la science,
quelques-uns avec talent, rarement avec le même talent
que l'auteur des Derniers jours de Pompéi. Ces
exemples devaient-ils devenir funestes pour un nouvel
écrivain, poète d'instinct, esprit
pénétrant, connaisseur singulier de tous les
détails de la vie et de tous les battements du cœur ? M. G. Flaubert, mal inspiré par ces
précédents, en était-il réduit
à descendre dans les mystères d'un peuple,
d'une histoire, d'un pays presque inconnus, pour y chercher
un intérêt nouveau pour ses poèmes ? Naguère, ces mille petites choses familières de
la vie qui nous environnent, sans que nous y prenions garde,
M. Flaubert les avait saisies toutes et admirablement rendues ; la fleur qui s'accroche à la robe de la
fiancée, la goutte d'eau qui tombe sur son ombrelle,
la première gelée mangée par une
convalescente lui avaient suffi pour tracer un tableau
saisissant. Les figures qu'il s'était plu à
décrire, il ne les avait pas inventées ; elles
vivent, on les voit, on les entend, on s'oublie auprès
d'elles. Cette netteté de pinceau, cette
vérité d'imagination, l'a-t-elle
accompagné dans l'époque reculée et dans
le pays lointain qu'il a choisis pour cadre à son
oeuvre nouvelle ? Il existe un souffle de poésie qu'on
ne respire que dans la patrie et qui nous manque
aussitôt que nous avons franchi la frontière.
L'échec de M. G. Flaubert en donne la preuve. En
parcourant son gros volume pseudo-carthaginois, à
titre pompeux et de mine arrogante, on ne sait trop si c'est
l'oeuvre d'un esprit fantastique, qui a voulu créer un
monde impossible, ou bien si c'est un effort
désespéré de l'homme de goût qui a
horreur de l'affadissement du roman moderne, ou enfin s'il
faut y reconnaître tout simplement un essai de l'auteur
de Madame Bovary, qui, honteux d'un facile
succès, aurait voulu prouver à son tour qu'il
sait ennuyer les gens. Sur ce point important, la critique
s'est partagée.
Pour nous, il nous semble que Salammbô est la
fille naturelle des Misérables et du
musée Campana. On y surprend, en effet, de ces phrases
sublimes, de ces idées colossales qui sont la marque
distinctive du talent de Victor Hugo. En revanche, la
même diction forcée, le même penchant pour
les atrocités, pour les scènes horribles, et
une tendance fâcheuse à les rendre plus
horribles encore. On éprouve à sa lecture la
même impression farouche qu'on ressent en lisant Les
Misérables. Rien de naturel dans ces escalades
d'une imagination fébrile et surexcitée ; tout
est cherché, factice, outré au dernier point.
Salammbô n'est pas une fille de la terre ; c'est un
être hors nature et trop haut placé pour qu'il
puisse intéresser le lecteur de ce bas monde. Nous ne
lui trouvons rien de nos défauts qui engendrent les
grandes luttes de la vie, et les qualités que le
poète lui a prêtées sont de telle sorte,
que personne ne voudrait les avoir. Ses plaintes
adressées aux étoiles nous laissent froids, ses
malheurs confiés aux dieux ne nous touchent
aucunement, et tout au plus si sa mort subite nous surprend.
Une vierge qui mange des mandragores et qui porte une
chaînette entre les chevilles «pour régler
sa marche» contraste trop avec l'éducation
raffinée de nos pensionnats de jeunes filles, et le
cœur humain ne bat pas assez fortement dans sa poitrine pour
que nous prenions le même intérêt à
ses aventures qu'à celles de Didon. On l'a
déjà constaté ici, les personnages du
roman de Salammbô n'ont jamais eu souffle de
vie. Examinons, à notre tour, si le milieu où
l'auteur les a fait mouvoir a jamais existé, et quelle
part le musée Campana peut revendiquer dans
l'enfantement laborieux de cette lamentable histoire. Nous
avons le droit d'être sévère de ce chef
envers l'auteur, car il affiche de hautes prétentions
archéologiques ; il mêle à son langage
des mots grecs, latins ou barbares, écrits en
français ; au lieu d'appeler les choses par leurs
noms, il les coiffe de noms bizarres, et ses amis affirment
sérieusement qu'il a fait de Carthage une restitution
parfaite.
Que voyons-nous d'abord dans le pandémonium où
s'agitent péniblement les personnages du roman ? Des
temples couverts de tuiles d'or, des escaliers aux marches
d'argent ou en bois d'ébène, des vases d'ambre
jaune et à bordure de miroirs convexes... et tout cela
pour caractériser une époque où les
Carthaginois, rançonnés par les Romains, se
trouvaient dans le plus complet dénûment. On
sait qu'avant la conquête de l'Espagne Carthage ne
possédait presque pas de métaux précieux ; son billon consistait en rondelles de cuir émises
par l'Etat et d'une valeur fictive. De plus, la guerre
africaine, dont M. Flaubert nous raconte les
périlleuses oscillations, n'avait sa cause que dans
l'impuissance où se trouvaient les Carthaginois de
payer l'arriéré de solde dû aux
mercenaires. Néanmoins, on voit, dans le roman, de la
poussière d'or partout, même au fond des lacs ; les poissons ont les ouïes ornées de pierres
précieuses, et Salammbô pousse le luxe
jusqu'à porter un manteau de pourpre taillé
dans une étoffe inconnue.
Nous sommes sans doute des pédants, et la fantaisie du
romancier n'a qu'un maigre souci de notre érudition.
Il y a limite à tout cependant. Pour quoi le livre de
M. Flaubert se donne-t-il ? Serait-ce un roman ? Il est
permis d'en douter. L'invention de tel personnage ou de tel
fait sans réalité ne constitue pas le roman
à elle seule. Le scénario de
Salammbô ne s'écarte guère de la
marche des événements telle que nous la pouvons
suivre dans Polybe. Ce n'est pas l'histoire, c'est la
description que l'auteur aime à mettre sur le premier
plan. L'action elle-même est languissante,
embarrassée, presque sans intérêt. Qui
voudrait faire un extrait complet du drame contenu dans ce
gros livre ne remplirait même pas deux pages. Mais la
peinture du pays, de la religion, des moeurs, les
détails de technologie militaire s'y prélassent
à leur aise, s'y étendent à l'infini ; et c'est là qu'on reconnaît aisément
l'influence du musée Campana et de la mission
phénicienne. Le trop-plein des recherches, l'abondance
de documents recueillis de toutes parts et enrichis à
plaisir, nuit à l'ensemble de l'ouvrage. Le roman est
devenu un magasin.
Ce n'est pas M. Ernest Desjardins qui tombera jamais dans ce
défaut ; ses brochures en font foi. La plume
enchantée de cet écrivain sait au contraire
transformer les magasins en romans. Que d'imagination dans
les soixante-neuf pages dont se compose sa Promenade au
musée Napoléon III ! Il nous faudrait
copier l'opuscule entier si nous voulions faire ressortir
tout ce qu'il contient de surprenant, d'inattendu. Nous nous
contenterons de cueillir quelques fleurs au hasard pour
émailler le chemin qui doit nous conduire à
l'ancienne Carthage.
Nous disions tout à l'heure que le sujet de
Salammbô était emprunté au premier
livre de Polybe ; cet auteur a donné les
détails les plus précis sur la guerre libyenne.
On a raillé M. Flaubert d'avoir bâti son
monument chinois sur cette base historique ; je n'en vois pas
trop la raison. Les personnages sont parfaitement connus :
Spendius, Mathos, Autarite sont les vrais noms des
généraux rebelles ; M. Flaubert n'en a
changé que l'orthographe, afin de mieux prouver sans
doute sa science profonde des langues sémitiques. Les
faits principaux du roman sont ceux de l'histoire : Hamilcar
Barcas avait en effet une fille qui fut promise au chef des
Numides, Naravas (pourquoi l'écrit-il Narr' Havas ? ) ; seulement, je n'ai jamais pu savoir si elle s'appelait
Salammbô avec deux m et un accent circonflexe
sur l'o. Quelques traits de la révolte
militaire sont, selon toute apparence, des souvenirs de
Tacite ; d'autres se rapportent à la destruction de la
ville par Scipion le Jeune. Un seul personnage aurait
à se plaindre et pourrait taxer M. Flaubert d'injuste
partialité, c'est le suffète Hannon, qui
n'était pas lépreux, que je sache, et qui n'a
pas été crucifié dans la guerre des
Mercenaires, attendu qu'il commandait des armées
encore longtemps après.
Nous excusons ces anachronismes comme fictions
poétiques, car, même dans un catalogue du
musée Campana, nous lisons : Vases de Nola
célèbres par la mort d'Auguste ; or, cette
poterie est antérieure de trois cents ans à
l'empire romain. Mais ce qui n'est certainement pas une
fiction, c'est ce nom étrange de Scissites que
M. Flaubert applique à une prétendue
assemblée législative. Il y avait à
Carthage des assemblées privées dans lesquelles
on discutait parfois les affaire publiques. Les membres de
ces associations mangeaient en commun ; les Grecs appelaient
leurs réunions des Syssities, et les
comparaient à un usage semblable de la ville de
Sparte. M. Flaubert parle de ses Scissites comme on
parle des Ephores ou des Amphictyons, ne sachant pas sans
doute que ce mot signifiait des corporations
particulières. Ailleurs, il nous décrit les
cérémonies nocturnes du conseil des anciens ; nous serions curieux de savoir dans quel auteur ancien il a
trouvé même un indice de ces mystérieuses
assemblées. C'est peut-être dans l'histoire des
tribunaux vehmiques. Hamilcar, jetant de la poudre
parfumée sur les mèches du candélabre,
les conseillers entonnant des hymnes, sont autant de
détails qui rappellent bien plus la conspiration
d'Hernani ou des Huguenots qu'une assemblée de simples
marchands carthaginois. Il n'y manque pas même la
musique.
M. Flaubert, malgré ses efforts, ne montre pas une
plus grande exactitude quand il nous trace la topographie de
la ville ; ses inventions mêmes trahissent son
inexpérience des choses de l'antiquité. Il nous
parle de la rue des Tanneurs, du faubourg des Parfumeurs, du
quartier des Teinturiers, ou bien il invente des noms
propres, comme les galeries de Kinisdo, le carrefour de
Cynasyn, mots dont la structure est étrangère
à l'esprit des langues sémitiques. Est-il
besoin de le dire ? ces localités n'ont existé
que dans le cerveau de l'auteur. Il use de son droit en les
créant, mais il faut au moins qu'il leur donne une
sorte de couleur locale ; et si par hasard il se rencontre
dans l'histoire des noms réels, des indications
certaines, et qu'il néglige d'en faire usage, il nous
prête à croire qu'il ne les a pas connus, et
qu'il n'a eu recours aux trésors de son imagination
que par indigence de connaissances acquises. Nous ne savons
à la vérité rien de satisfaisant ni sur
la forme, ni sur les principaux quartiers de la ville, mais
les seuls noms que les historiens nous aient
conservés, tels que rues des Tombeaux, de la
déesse Céleste, du Salut, ou quartier du
Vieillard, ne se trouvent pas employés dans
Salammbô. Il faudrait entrer dans des
détails fastidieux pour montrer que M. Flaubert n'a
pas eu lui-même une idée claire de l'emplacement
et de la disposition de l'ancienne Carthage, moins encore que
Dureau de la Malle. Le canevas de son poème s'en va
ainsi fil à fil sous les ciseaux de la critique. Mais
le père de son héroïne savait-il mieux sa
géographie quand il disait à son homme de
charge : «Achète-moi des Cappadociens et
des Asiatiques» ?
Je ne veux pas examiner si les tribus nomades, venues en aide
aux stipendiés, n'auraient pas le droit d'être
un peu mécontentes de la façon dont on les
représente dans ce roman. Les uns y mangent des choses
immondes, d'autres de la vermine ou des singes. Si l'on nous
demandait à quelle source l'auteur a puisé ces
précieux renseignements, nous serions fort
embarrassé de le dire ; mais qu'est-ce après
tout que manger du singe quand on voit les soldats libyens
possédés de l'envie de boire du fer, ou
d'abattre les trompes des éléphants pour
manger de l'ivoire ?
L'imagination une fois montée à ce diapason
peut tout se permettre, et M. Flaubert nous aurait dit que
les ânes du temps de Salammbô
pétrissaient l'argile et traçaient des
inscriptions pour confondre un jour les descendants de leur
race, que nous n'en serions nullement étonné.
Il n'y a presque pas de page où l'auteur ne s'efforce
ainsi d'outrer la nature, et d'imprimer de rudes secousses
à notre système nerveux.
Tantôt ses guerriers portent au milieu du front une
corne d'argent pour se donner l'air de rhinocéros,
tantôt ils ont une cuirasse en peau d'hippopotame,
hérissée de clous ou de flèches.
Un jour les paysans s'amusent à crucifier deux cents
lions qu'ils avaient pris vivants, chose d'autant plus
merveilleuse que le lion était un des animaux
sacrés du culte phénicien. Pourquoi ces
exagérations et ces invraisemblances qui nous
dérobent ce que le livre peut offrir de juste et de
réussi ? Je ne suis pas physicien, mais je crois
qu'une phrase comme celle-ci : «Sous les catacombes la
grande lagune salée miroitait comme un morceau
d'argent» aurait quelque peine à se justifier
devant l'Académie des sciences. Les Mercenaires
quittant la ville, emportent de la neige dans des sacs de
toile, pendant que les Carthaginois se promènent, des
parasols à la main.
Comme la topographie de Carthage, la religion des
Phéniciens et leurs rites sacrés sont pour nous
environnés de ténèbres. Nous savons
toutefois que l'une était comme un faisceau
d'idées sinistres, les autres singulièrement
mystiques et sanguinaires. Les sacrifices humains n'y ont
jamais été abolis, et il n'est pas impossible
qu'au siècle d'Hamilcar on ait brûlé vifs
des enfants. Il ne faudrait pas s'imaginer cependant que la
statue de Moloch, qui recevait cette terrible offrande,
ressemblât à la machine infernale décrite
dans Salammbô. Cette figure, composée de
sept cases étagées l'une sur l'autre pour y
enfermer les victimes, appartient à la religion
gauloise ; M. Flaubert n'a aucun prétexte d'analogie
à invoquer pour justifier son audacieuse
transposition. D'ailleurs l'image de Moloch, telle qu'on la
voyait à Carthage, nous est conservée dans la
description de Diodore de Sicile.
Les autres divinités ont subi de semblables
métamorphoses. Choisissons Tanit, ou plutôt
Rabbat Tanit (la maîtresse), comme on l'appelle
dans les inscriptions, déesse de la lune et de la
guerre, et non de l'amour, comme l'a fait M. Flaubert sur la
foi de je ne sais quel orientaliste mal renseigné.
Elle enveloppe tout le roman de son manteau miraculeux.
L'histoire ne dit rien d'un pareil manteau ; c'est dans le
temple de Vénus qu'on montrait un beau voile de la
déesse, mais bien plus tard et seulement à
l'époque des empereurs romains. La plupart des autres
dieux invoqués dans Salammbô sont de pure
invention. Qui a jamais entendu parler d'un Aptoukhos, d'un
Schaoûl ou d'un Mastiman ? Qui ne sait que Micipsa
n'était pas une divinité, mais un homme en
chair et en os, roi de Numidie ? Ç'a été
aussi une nouveauté pour nous d'apprendre que le
perroquet était un animal fatidique, que le cheval
était consacré à Esculape, le singe
à la lune. Ces détails ne se trouvent dans
aucun auteur ancien ni dans aucun monument authentique ; ils
sentent le voyageur moderne, traducteur véridique
peut-être des traditions recueillies sur la route, mais
dont le témoignage ne saurait avoir la moindre valeur
dès qu'il s'agit de restituer l'ancienne
société carthaginoise. Selon M. Flaubert, une
statuette bleue à trois têtes serait l'image de
la vérité ! Cette
vérité-là est une jolie invention de
l'auteur. On aurait frotté de beurre et de cinnamome
la figure des dieux Patèques ! L'Olympe
phénicien lui a paru si mal peuplé, même
après y avoir introduit un certain nombre d'intrus,
qu'il a cru nécessaire de dédoubler quelques
divinités et de les couper impitoyablement en deux.
Ainsi Astarté, la Vénus phénicienne, se
rencontre souvent côte à côte avec la
déesse Astoreth, ni plus ni moins que dans certain
catalogue du musée Campana, où on lit :
«Les ustensiles étrusques et romains se
rapportant au culte étrange d'Astarté et
d'Aphrodite». Ni le catalogue ni M. Flaubert ne
savaient sans doute que c'était là deux noms de
la même personne ou deux formes du même nom,
erreur bien excusable après tout chez un romancier qui
n'a pas mission d'enseigner la mythologie aux
élèves de l'Ecole normale. Elle nous remet en
mémoire une anecdote qu'un de nos amis nous a tout
dernièrement rapportée de Cochinchine.
Une inscription grecque, écrite en
boustrophédon, était présentée
à l'Académie de Hué. Chacun le sait, on
appelle boustrophédon ce genre d'écriture
archaïque qui marche comme le bœuf de labour ; les
lettres prennent d'abord la direction de droite à
gauche, puis, dans la seconde ligne, de gauche à
droite, et ainsi de suite. Un mandarin, présent
à la discussion et chargé, paraît-il, de
distiller la science académique dans un journal de
l'endroit, entendait parler de cela pour la première
fois. Il ne connaissait qu'une seule manière
d'écrire, celle que le maître d'école lui
avait apprise dans sa jeunesse. Que fit-il ? Il
annonça, à la stupéfaction de ses
lecteurs, la découverte d'une inscription du fameux
guerrier Boustrophédon. J'ai le numéro du
journal sous la main (10 janvier 1861), et bien qu'il soit
écrit en cochinchinois, on peut aisément y
vérifier l'exactitude de l'anecdote. Si pareille
aventure était arrivée en France, on aurait
probablement renvoyé le mandarin sur les bancs de
l'école où il professe.
L'auteur de la Promenade au musée Napoléon
III nous a donné de sa pénétration
une tout autre idée ; mais il s'agit d'un sujet bien
scabreux, puisque la plume d'un excellent écrivain
s'est refusée à l'interpréter. Essayons
de l'envelopper de grec. Une faïence italienne du
musée Campana représente la scène bien
connue de Joseph et de la femme de Putiphar. Pour remplir le
second plan, l'artiste y a placé un immense
Hermès barbu et ithyphallikos, tels qu'on en
rencontre souvent dans les oeuvres de la Renaissance. M. Ern.
Desjardins a trouvé cette explication trop banale, et,
préoccupé de l'idée d'introduire le
roman dans la science, il dit (p. 48 de la Promenade)
: «Parmi les pièces capitales, nous citerons la
jolie composition de la chasteté de Joseph, avec la
variante du mari apparaissant au fond de
l'alcôve». Pour son malheur, Putiphar
était chef des eunuques du roi, et la variante qui le
transforme en Hermès barbu et caetera nous
paraît d'une audace critique qui dépasse toutes
les témérités de M. Flaubert
lui-même.
Cet écrivain savait mieux son affaire quand il
décrivait les prêtres eunuques de Tanit comme
des chanteurs sans barbe, sans cheveux et sans sourcils.
Peut-être a-t-il oublié, cependant, que les
prêtres, à Carthage, ne formaient pas de caste
spéciale comme ailleurs ; la haute aristocratie y
exerçait les fonctions sacerdotales, et il va sans
dire que la noblesse punique tenait trop à
perpétuer les privilèges de sa race pour
s'exposer ainsi à la voir s'éteindre avec la
première génération. On ne comprend pas
non plus pourquoi tous les Carthaginois, dans
Salammbô, sont constamment vêtus de noir ; j'ai entendu dire qu'on avait beaucoup porté des
manteaux de laine blanche à cette époque, et
nul indice, jusqu'ici, n'a donné à croire le
contraire. Mais la couleur noire était indispensable
pour la solennité du drame, de même que la
poudre d'or sur la tête du général ou le
sable violet dans la chevelure de Salammbô. Les
éléphants ont les oreilles teintes en bleu ; les soldats eux-mêmes, les uns par pompe, les autres
pour cacher leur pâleur, se barbouillent de vermillon
jusqu'à ressembler à des statues de corail.
Tous ces détails semblent plutôt
empruntés aux nègres de la
Sénégambie que puisés dans l'histoire de
Carthage. Parfois on reconnaît un usage égyptien
ou asiatique ; mais il est alors défiguré, et
ne saurait en tout cas s'appliquer aux descendants des
Phéniciens qu'en vertu d'une licence un peu trop
poétique. Telle est la description du deuil public,
selon laquelle chacun aurait eu la barbe enfermée dans
un sac de peau violette, que deux cordes attachaient aux
oreilles. L'amour des aspects bizarres et inattendus l'a
emporté trop souvent sur l'amour de la
vérité. Un savant orientaliste aurait, dit-on,
sérieusement confirmé l'exactitude presque
mathématique des détails dont nous parlons ; mais nous attendrons, avant de croire à cette
calomnie, imaginée sans doute pour porter atteinte
à son crédit, que le savant ait rendu public
son témoignage. Il ne manquerait au roman que le
commentaire pour devenir un nouvel Anacharsis ou un nouveau
Gallus. Ce serait comme une douche froide après un
bain de vapeur ; mais, dans le cas où M. Flaubert
consentirait à donner ses éclaircissements et
ses preuves, nous le prierons de ne pas oublier les roues
hydrauliques qui apportaient l'eau au dernier étage
(il y en avait six) des palais de Carthage. Nos plus savants
ingénieurs, souvent embarrassés pour produire
un pareil résultat, lui en sauraient un gré
infini. Il nous dira aussi où il a trouvé ces
grosses boules de verre, ces globes creux comme
d'énormes prunelles ; ne serait-ce pas, par hasard, au
Jardin d'acclimatation ? Quelque part, il dit : «Tout
le malobathre des greniers». C'était sans
doute le foin ou la paille pour les écuries ? Mais
non, le molobathre (c'est ainsi qu'on écrit)
était l'un des parfums indiens les plus
précieux de l'ancien monde, et ce n'était
certainement pas au grenier qu'on le conservait. Plus loin,
nous apprenons que les grenadiers avaient été
arrosés de silphium. Je sais que le jus de cette
plante était une célèbre tisane, et
pourtant M. Flaubert a l'air de parler d'un arbre, et non
point des grenadiers de l'armée carthaginoise. Que
dirions-nous d'un jardinier qui arroserait ses orangers avec
une infusion de tilleul ? Nous l'enverrions probablement
cultiver l'ellébore à Charenton.
La description des fiançailles de Salammbô est
un des exemples les plus propres à nous faire peser la
valeur scientifique du livre : «La femme offre une
lance à son fiancé ; on attache leurs pouces
l'un contre l'autre avec une lanière de bœuf, puis on
leur verse du blé sur la tête». Cette
phrase est une mosaïque. Il est vrai que chez les
Hébreux les témoins jetaient de l'orge sur la
tête de la mariée, les grains d'orge
étant le symbole de la fécondité, comme
le riz dans les Indes et le houblon en Russie ; mais la lance
est entièrement étrangère aux rites
orientaux. M. Flaubert paraît l'avoir empruntée
aux Romains. La lanière de bœuf provient d'une
troisième source, peu importe laquelle,
peut-être du Moyen Age, où le prêtre liait
les mains des fiancés avec son étole ou avec
des bandelettes blanches et rouges. C'est donc une
vérité à trois têtes, comme cette
statue bleue dont j'ai parlé plus haut. Ce ne serait
pas le premier emprunt que M. Flaubert aurait fait au Moyen
Age pour colorier la civilisation de l'ancienne ville
punique. Parmi les pierres précieuses du trésor
d'Hamilcar, plus d'une appartient aux légendes et aux
superstitions chrétiennes.
Je ne m'arrêterais pas à ces minuties qui, une
fois les droits du romancier admis dans toute leur
plénitude, se refusent à l'examen de la
critique. Mais Salammbô, tout roman qu'il est,
affecte une certaine exactitude, et se pose dans la
pensée des familiers, reflétant celle de
l'auteur, en restitution complète du monde
carthaginois. La critique parisienne se trouvait prise au
dépourvu devant l'étalage scientifique de ce
livre ; M. Flaubert y comptait bien. Si l'idée lui
venait d'ouvrir l'Univers pittoresque, il surprendrait
beaucoup de passages que la haute critique a employés
avec succès contre lui ; mais, à son tour, s'il
voulait railler la critique, il pourrait montrer que la
science recueillie dans l'Univers pittoresque n'est
pas toujours très sûre, et que l'esprit le plus
pénétrant ne saurait suppléer au
défaut de connaissances acquises.
Nous pourrions étendre nos observations aux
antiquités militaires de M. Flaubert, et il nous
serait facile de désarmer tous ses régiments.
Gardons-nous de tomber dans la faute que nous lui reprochons,
et de passer la limite raisonnable. Selon lui, les capitaines
carthaginois étaient chaussés de cothurnes de
bronze, ce qui est doublement faux, car les soldats ne
portaient pas de cothurnes, comme les dieux de
théâtre, et ces cothurnes n'étaient pas
de bronze. Les chars de guerre, qui jouent un grand
rôle dans les horribles batailles de
Salammbô, sont un anachronisme ; on s'en
était servi dans l'armée punique, du temps de
Timoléon et d'Agathoclès ; mais dans la guerre
des Mercenaires, les éléphants les avaient
déjà remplacés. L'auteur nous parle
d'une «légion d'interprètes, portant un
perroquet tatoué sur la poitrine».
Qu'avaient-ils besoin d'interprètes ? Les
Carthaginois, suivant Plaute, savaient toutes les langues.
Les interprètes de profession présents dans
l'armée carthaginoise ne dépassaient
probablement pas le nombre de quatre ou cinq, et ce serait
bien peu pour en former une légion. Les perroquets ne
sont pas plus authentiques que ces «larges fleurs
peintes avec des jus d'herbes sur le corps des archers de
Cappadoce». Quelle confusion ! quel amas de choses
disparates ! Et même quand il arrive de temps en temps
que M. Flaubert juge de visu, il est loin de
satisfaire aux exigences scrupuleuses de la gent
pédante des archéologues. On lit dans son roman
que les Lydiens portaient des robes de femmes, et qu'ils
dînaient en pantoufles et avec des boucles d'oreilles.
Cette découverte est empruntée au
prétendu «tombeau lydien» du musée
Campana. Mais ce fameux tombeau n'a été
baptisé lydien que par les chrétiens de
l'Institut romain. Dans notre langage un peu cru, nous
appelons cela une fausse dénomination, bien qu'aucun
des «hommes compétents» dont on nous a
vanté la perspicacité ne s'en soit
aperçu. Et puis, ce n'est pas un dîner que
l'artiste a voulu représenter, et rien n'autorisait M.
Flaubert à poser ainsi en fait ce qui ne saurait
même passer pour une conjecture.
M. Flaubert gagne et perd tout à la fois quand on
compare son oeuvre au Roman de la Momie, de M.
Théophile Gautier. Il perd parce que son travail de
restitution est moins juste, moins scrupuleux, moins conforme
aux données authentiques : il gagne parce que
l'étude était plus difficile, l'entreprise plus
considérable, le projet plus audacieux. Cet essai de
résurrection de la civilisation égyptienne,
entrepris par un écrivain de talent
singulièrement ingénieux et fort bien
renseigné, n'a pas eu plus de succès pourtant
que n'en aura le voile de Tanit. Seulement M. Gautier a
l'avantage d'avoir mieux choisi son terrain. La ville de
Carthage est entièrement détruite ; il y a une
cinquantaine d'années, on n'était pas encore
sûr de son emplacement, et même aujourd'hui qu'il
est connu, nous n'en sommes pas beaucoup plus avancés.
M. Flaubert a donc dû inventer tout l'encadrement de
son oeuvre, tandis que le Roman de la Momie est
pastiché sur l'antiquité même, sur les
ruines visibles de l'ancienne Thèbes, les statues, les
bas-reliefs, les antiquailles, les textes
hiéroglyphiques, la sainte Ecriture. Carthage n'a
produit que ce qui devait tomber en poussière :
«l'Egypte ne peut rien faire que
d'éternel», a dit M. Th. Gautier. Il y a donc
une différence sensible entre les points de
départ des deux romanciers : l'un puisant à la
source, écartant ce qui ne lui convient pas ou ce
qu'il trouve obscur, embellissant ce qui manque de coloris ; l'autre forçant son imagination pour remplir les vides
de la tradition, mettant à contribution toutes les
nations et toutes les époques, enlaidissant ce qui lui
paraît trop aimable pour les sinistres tableaux qu'il
s'est proposé de peindre. M. Gautier parle avec
beaucoup de bonne humeur ; son docteur Rumphius, à
l'aspect fatidique de l'ibis, est une fine allusion au
docteur Lepsius, le célèbre égyptologue
allemand. Au milieu d'un récit étrange et
fantastique, entre les allées de sphinx et les statues
de soixante coudées, nous trouvons de ces petites
pensées charmantes et délicates qui nous
rappellent la patrie, comme une fleur cueillie au haut d'un
glacier, qui nous donne le courage de continuer la route.
Déjà, dans ce simple rapprochement, M. Flaubert
a beaucoup à perdre. Un talent comme le sien
devrait-il s'abaisser à des moyens si violents,
à des effets monstrueux et hors nature pour faire
lever la tête aux badauds ? Devrait-il entasser tant de
mots impossibles, tant d'inventions extravagantes pour jeter
de la poudre aux yeux d'un public ignorant, confondu devant
tant de savoir ? Le véritable artiste n'use pas de ces
procédés, bons tout au plus pour une
littérature aux abois ; il cherche ce qui est beau et
aimable, il éblouit par la vérité, il
frappe par la grandeur, il puise son pouvoir dans le cœur
humain, et ne se trompe pas à ce point de prendre
l'exagération pour de la force et les rêves d'un
cerveau malade pour des trésors d'imagination.
J'ai dit tout à l'heure que M. Gautier était
mieux renseigné que M. Flaubert sur les bases
archéologiques de son livre, et cela devait
être. L'Egypte, aujourd'hui, n'a plus guère de
secrets pour les adeptes ; son passé a donné
naissance à une littérature
considérable, pleine de renseignements parfaitement
contrôlés. M. Gautier, dans son Roman de la
Momie, s'est bien gardé de rien exagérer ; il s'est borné à copier, et il l'a fait avec
une prudence qui communique au lecteur une impression
favorable. La plupart des monuments du Louvre y sont
décrits, et l'amateur lui-même, qui a fait des
études dans le musée, va, en lisant le roman,
de surprise en surprise. C'est à cette civilisation,
si riche et si vivante encore dans ses innombrables
monuments, que M. Gautier a emprunté ses prêtres
à tête rase qui brûlent des parfums, ses
globes mystiques, ses Pélasges tatoués. La
poudre bleue qu'on mettait sur la chevelure et le fard des
jeunes filles font partie des usages égyptiens ; les
captifs, qui ont les bras attachés sur le dos avec une
barre de bronze, sont dérobés aux fresques des
tombeaux des Pharaons. Mais les globes mystiques de M.
Gautier sont en airain poli et non pas en verre, comme ceux
du Jardin d'acclimatation ; et ses Egyptiennes ne vont pas,
habillées de noir, sous le soleil brûlant de
l'Afrique. Tout le monde y porte le costume blanc, quand
l'auteur n'a pas préféré pour ses
personnages une mode encore plus simple.
Cette simplicité de costume est une des
préoccupations favorites de M. Th. Gautier. Quel
raffinement de volupté quand il déshabille sa
momie vierge, lentement, bandeau à bandeau, comme un
délicat qui attend un plaisir sûr et qui cherche
à le retarder pour en jouir plus longtemps ! Cette
finesse calculée n'est certainement pas
égyptienne, pas plus que la pose à la
Vénus de Médicis qu'il donne à la jeune
momie. Mais il sait tenir le lecteur sous le charme qu'il
éprouve lui-même, et facilement on oublie
l'Egypte momifiée pour ne plus songer qu'à la
créature évoquée. Pourquoi faut-il
qu'une fâcheuse méprise réveille la
critique endormie ? L'auteur compare le corps des baigneuses
à des statues de jaspe, et voilà tout le charme
évanoui ! La couleur verte du jaspe ne nous semble pas
constituer un grand charme de carnation. Plus loin, nous
trouvons que «les beaux pieds purs et blancs de
Tahoser» sont comme «les pieds de jaspe des
divinités» ! Par quel prodige des pieds blancs
peuvent être verts, nous n'en savons rien ; mais ce que
nous pouvons affirmer, c'est que des pieds verts n'auraient
pas eu un plus grand succès à Thèbes aux
cent portes que dans les boudoirs de Paris. Rendons toutefois
cette justice à M. Th. Gautier : il a
généralement bien employé les mots
techniques de l'archéologie. Deux fois j'ai lu
«le harpé à lame courbe», tandis
qu'il faut dire la harpé. Je me permets de
relever une petite méprise qui n'est pas du fait de M.
Théophile Gautier, mais du traducteur latin de la
sainte Ecriture. Le prophète Moïse porte des
cornes de taureau, ou, dans le langage fleuri du roman :
«Des cornes luisantes bossellent son front
dénudé». Ceux qui ont appris
l'hébreu savent combien cette erreur est ridicule. Les
Israélites, étant encore en Egypte, font des
allusions au Décalogue; c'est là un
anachronisme. On pourrait citer d'autres fautes, mais elles
sont légères, et plusieurs seraient sujettes
à contestation. Dans le doute, le poète a
toujours le droit de choisir.
J'ai loué M. Théophile Gautier de son
exactitude relative. Son roman est travaillé ; il
donne une idée assez juste d'une civilisation disparue ; mais n'allons pas trop loin. Le cérémonial
des Pharaons n'est guère plus gai que les hymnes des
conseillers carthaginois, l'action est tout aussi
languissante et aussi monotone que dans
Salammbô. Les dialogues entre Tahoser et
Poëri sont des magasins, des catalogues de vente qu'on
pourrait utiliser à l'hôtel Drouot ; le lecteur
qui cherche des hommes, des passions, des conflits moraux,
n'y trouve que des natures mortes, des déesses
à tête de vache, des figurines en pâte
bleue, enfin tout ce bric-à-brac confus et ennuyeux
qui n'est pas de la science et n'est pas non plus du roman.
En poursuivant péniblement ma lecture, je m'attendais
toujours à voir apparaître un chapitre
écrit en langue démotique, comme dans
Salammbô l'entassement inutile de mots
étrangers fait assez bien l'effet, quand on n'y
regarde pas de près, d'un idiome perdu. Il faudrait un
dictionnaire pour cette sorte de roman, ou plutôt il en
faudrait plusieurs, les mots de toutes les langues s'y
trouvant confusément mêlés. Le lecteur,
qui ne les comprend pas, éprouve une sorte de
consolation quand il s'aperçoit que l'auteur ne savait
pas non plus toujours ce qu'il écrivait. Ainsi M.
Flaubert, au lieu de dire tout simplement «le
général», choisit le mot hébreu et
l'appelle «le schalischim». Pour son malheur,
c'est la forme du pluriel qu'il a prise, comme dans le nom
impossible de l'eunuque Schahabarim ; c'est absolument comme
s'il avait dit en français : Monsieur l'amiraux ou
monsieur le maréchaux. Ailleurs, il parle d'un
stèle en or, et d'un stèle
d'émeraude, objets à coup sûr d'une
valeur considérable ; mais quand on se refuse à
dire «la petite colonne», on doit au moins
écrire une stèle, et savoir qu'une
«stèle d'émeraude» serait le
monument minéralogique le plus surprenant dont on ait
jamais ouï parler. Je n'ai pas surpris de fautes
d'orthographe dans les mots étrangers du Roman de
la Momie ; dans Salammbô, j'en ai recueilli
à foison. Le nom de l'héroïne est
écrit par deux m, contrairement aux
règles élémentaires de la grammaire
sémitique. On apprend dans nos collèges, qu'il
ne faut pas écrire Archagate, autochtone, Cirtha,
Xantippe, lampadères, Kabyres, Suburre, mais
Archagathe, autochthone, Cirta, Xanthippe, lampadaires,
Kabires, Subure. Les îles Egineuses sont
probablement les Eginuses ; les Agates (M.
Cuvillier-Fleury préfère OEgates) se
sont appelées de tout temps îles Aegates, et les
cistres résonnants se trouvent dans tous les
dictionnaires à la lettre s. Les mots
étrangers ont donc mal servi la bonne volonté
de M. Flaubert, et celui qui écrira le commentaire de
son ouvrage aura peine à mettre d'accord la grammaire
avec le bon sens. L'auteur s'est aventuré sur un
terrain glissant ; ne nous étonnons pas que souvent il
y trébuche. On lui a reproché d'avoir
employé des mots « trop
carthaginois». Hélas ! que ce reproche est
injuste : il y a autant de chinois que de carthaginois dans
le roman de M. Flaubert, et pour bien caractériser
l'espèce de savoir qui a présidé
à la confection de Salammbô, il faudrait
appeler ce livre une carthachinoiserie.
Jusqu'à présent, la critique, à peu
d'exceptions près, s'est montrée d'accord sur
les mérites de Salammbô. Abstraction
faite de toute sympathie ou antipathie personnelle, il en est
resté une impression défavorable. Comme les
jugements se font vite ! on condamne le roman à titre
de roman, mais on rend justice aux études
préparatoires de l'auteur, sans se douter qu'elles ont
presque toujours porté à faux. Les uns disent
qu'il en restera des fragments, d'autres qu'il en restera peu ; moi, le plus modeste de tous, je crois qu'il n'en restera
rien. Je suis grand admirateur de M. Flaubert, qui m'a
toujours paru comme un chêne au milieu des broussailles
du roman moderne ; et certes il m'en coûte de voir mon
opinion confirmée par tant de témoins à
charge, triste pronostic d'une condamnation à mort.
Mais peut-être me suis-je trompé. Le
détail d'une oeuvre d'art peut souvent être
inexact, les contours faux, les ornements surchargés,
les proportions mal prises, et pourtant l'ensemble produire
un effet grandiose, quelquefois même naturel et
conforme à la vérité. Critiquez tant que
vous voudrez les sculptures d'une cathédrale, les
dimensions du porche, son exécution
négligée, ses formes roides, il y a
néanmoins quelque chose qui se tient au-dessus de
l'opinion publique et hors des atteintes de la critique :
c'est le génie de l'époque qu'elle
représente. Si M. Flaubert avait négligé
le détail pour sauver l'ensemble ! si, malgré
les roues hydrauliques, les escarboucles des lynx et les
boules du Jardin d'acclimatation, il nous montrait le vrai
tableau de la vie carthaginoise, de son luxe, de ses
superstitions, enfin le vrai caractère d'une
civilisation évanouie, d'un monde fermé pour
les savants ! Ces terribles tueries, la lâcheté
des hommes, la bigoterie des femmes, peut-être
sont-elles copiées sur le vif ; et si M. Flaubert le
savant a souvent tort, M. Flaubert le romancier historien
pourrait avoir raison. C'est ce que M. Th. Gautier, dans
le Moniteur, a prétendu. J'ai fait
consciencieusement tous mes efforts pour me rendre compte de
ce prétendu mérite du livre.
La scène se passe à Carthage. N'insistons pas
sur la description du réseau de la ville, qui pourrait
être plus juste, sans jamais l'être tout à
fait. M. Flaubert n'a consulté ni Falbe ni Dureau de
la Malle, et pourtant il aurait pu en tirer profit. Mais les
hommes, les Carthaginois, ceux que, d'après le
Moniteur, il a vus avec une «lucidité
toute contemporaine», où sont-ils et sous quel
aspect se présentent-ils ? Les quelques lâches
habillés en noir et portant leur parasol à la
main, serait-ce là ce peuple plein de valeur,
d'activité, de sagacité, d'enthousiasme dont
nous parle l'histoire ? Ces marchands, ces Anglais de
l'antiquité, qui s'étaient emparés du
commerce du monde ; ces intrépides navigateurs, dont
les colonies s'étendaient jusqu'au
Sénégal, ces premiers manufacturiers des trois
zones, qui à eux seuls pourvoyaient aux besoins de
toutes les nations, qui les reconnaîtrait dans
Salammbô ? La navigation demande du courage, le
commerce demande de la ténacité, et plus d'une
fois les Carthaginois en ont donné des preuves
éclatantes. M. Flaubert s'est égaré dans
une époque où la révolte militaire et la
guerre contre les tribus sujettes venaient surprendre une
ville épuisée par vingt-trois ans d'une lutte
formidable. Les horreurs de cette révolte et la
mauvaise foi des Phéniciens, passée en
proverbe, l'ont occupé presque exclusivement ; il ne
lui restait plus le temps d'examiner les Carthaginois
eux-mêmes avec leur esprit affairé, pratique,
persévérant, dans leurs occupations
journalières, leurs comptoirs, leurs fabriques, leurs
plantations. Pourtant, c'était là qu'il devait
chercher les éléments de son récit. Un
peuple dépravé comme le sien ne méritait
pas la victoire sur les Mercenaires. Dans
Salammbô, on ne rencontre que des parfumeurs et
des teinturiers ; puis des mangeurs-de-choses-immondes, ce
qui doit être un euphémisme. Les grands ports
avec leurs bâtiments, les navires avec leurs
cargaisons, les immenses établissements mercantiles,
les terres cultivées par des esclaves, dont un seul
propriétaire possédait parfois jusqu'à
vingt mille ; enfin, tout ce qui pouvait donner une
idée de la grandeur du peuple et de la ville, M.
Flaubert ne l'a point vu, n'y a pas touché. Sa
Carthage, par ses trésors, est une ville des Mille
et une Nuits ; par l'avilissement et la
lâcheté de ses citoyens, c'est une petite ville
de l'ancien empire d'Allemagne : il n'y a que les mots
hébreux incompris et incompréhensibles qui nous
rappellent de temps à autre les épingles sur
lesquelles M. Flaubert nous a placés. Pour tout le
reste, pour le fonds intime des choses, il n'y a pas de
différence marquée.
L'écrivain qui essaye la reconstruction d'une ville
antique devrait commencer par étudier le génie
des peuples antiques en général. Les forces et
le talent des nations, on le sait, ne se développent
pas tous a la fois, aujourd'hui pas plus que dans l'ancien
monde. Nous connaissons les bonnes qualités des
Phéniciens ; selon les circonstances, elles pouvaient
devenir de graves défauts, et le sont devenues. Ces
paisibles marchands n'avaient aucun sentiment national ; ils
ne connaissaient pas le prix de la liberté et se
refusaient à dominer les autres peuples. Il leur
suffisait de leur imposer leur négoce. La ville
d'Utique, située à dix pas de Carthage, n'est
jamais devenue une ville carthaginoise. En politique, les
Phéniciens ont donc montré la plus grande
indolence ; même la guerre, soutenue par des
stipendiés, n'était pour eux qu'un objet de
spéculation. Ces défauts du caractère
national ont tous trouvé place dans le livre de M.
Flaubert ; il a fortement appuyé sur la bizarrerie
d'un culte emprunté, sur la laideur des dieux, la
cruauté et la volupté des rites sacerdotaux ; mais l'énumération des défauts d'un
peuple n'est pas le peuple lui-même, et, s'il a produit
de grandes choses, c'est qu'il avait de grandes
qualités, dont il convient de tenir compte. Cuvier a
pu recomposer ses monstres antédiluviens
d'après une dent ou l'empreinte de leurs pas ; mais il
l'a fait en suivant scrupuleusement les données de la
science et les lois essentielles de la vie animale, de la
cause et de l'effet. Que dirions-nous s'il nous avait peint
ses bêtes comme privées d'organes
nécessaires à la vie ou enrichies d'appendices
incompatibles avec leurs fonctions ? C'est ce qu'a fait
pourtant M. Gustave Flaubert, et son critique officiel ne
paraît pas s'en être douté.
Salammbô vivra moins que Madame Bovary,
et le Roman de la Momie moins que le Voyage en
Espagne. MM. Flaubert et Gautier sont les premiers sans
doute à reconnaître leur côté
faible ; mais ils se diront tout bas que, s'ils n'ont pas
bien fait, personne n'aurait su faire mieux. Il est facile,
pour l'homme qui ne s'occupe que du détail de la
science, de relever les erreurs d'autrui ; on vient nous
montrer de grandes oeuvres, des portraits d'ensemble, des
vues cavalières, et nous les regardons avec notre
microscope. Selon nous, l'insuccès du roman antique a
sa cause ailleurs que dans l'infirmité des
écrivains ; peut-être même, s'ils
peignaient avec plus d'exactitude les moeurs de ces peuples
disparus, ce genre de roman serait-il encore plus
insupportable. S'il déplaît, il faut en accuser
les Egyptiens et les Carthaginois, et non pas les auteurs qui
ont fait de si pénibles efforts pour les ressusciter.
La vie des anciens était plus calme, plus
mesurée, plus solennelle que la nôtre ; leurs
langues n'avaient pas cet entrain irrésistible des
langues modernes ; leurs pensées se suivaient plus
lentement, sans précipitation, et avec une froideur
qui nous rappelle leurs statues de marbre. Ce
caractère général de l'antiquité
se reproduit tout naturellement dans le roman historique,
même quand son archéologie est erronée.
On y retrouve des traces de beauté et de grandeur ; mais cette beauté est froide et cette grandeur est
muette. Pour le lecteur d'à présent, la
distance entre le roman du jour et l'émigration des
Israélites est trop grande pour qu'il puisse la
franchir volontiers sans péril, et la nature des
peuples modernes, plus volcanique que celle des prêtres
eunuques de Salammbô, a quelque peine à
emboîter le pas solennel des théories. Rappeler
une vie imparfaite et disparue, une société
éteinte, est l'affaire de la science, et l'on ne
franchit pas impunément le seuil sacré du
sanctuaire. L'antiquité est une enceinte close pour
celui qui n'y cherche qu'un amusement frivole ; la science ne
fait pas de concessions, elle secoue tout ce qui lui est
étranger. Plaignez-vous de la roideur de sa forme, de
la sécheresse et de la pédanterie de ses
recherches, vous n'aurez jamais que le petit succès du
moment. Le romancier a son terrain à lui ; il brille
où le savant s'éclipse ; son apanage est le jeu
mobile de la vie contemporaine. L'histoire des temps
reculés est pour lui comme une muraille où la
science ne lui permet pas de charbonner ses figures.
Et cependant, l'avouerai-je ? j'ai peur d'avoir
été bien cruel envers l'auteur de
Salammbô. La critique impartiale ne saurait
être un monologue ; c'est une conversation entre
l'esprit (si esprit il y a) et cette autre puissance qu'on
appelle le cœur. Insensiblement, les deux
éléments se rapprochent, se
pénètrent, s'amalgament, et si l'un en sort
plus éclairé, l'autre ne laisse pas
d'être un peu troublé. Le roman
archéologique n'a pas force de vie, je me suis
prononcé à ce sujet avec franchise ; mais je
n'ai pu, en fermant le livre, me défendre d'un autre
sentiment aussi vrai, aussi naturel et que je n'ose
définir, tant il est craintif. J'admire et je suis
ému au spectacle de cet homme, de cet écrivain
d'un talent si énergique et si ingénieux qui,
en pleine possession du succès et n'ayant qu'à
choisir autour de lui, dans la vie présente, ses
sujets et ses triomphes, s'en va plonger dans
l'antiquité la plus obscure, pour en retirer,
après six années d'efforts inouïs, un
livre que nous venons en quelques heures déchiqueter
pièce à pièce. Mieux guidé, il
eût mieux réussi ; mais n'est-ce pas quelque
chose déjà que d'avoir tenté, et cette
entreprise n'a-t-elle rien pour nous toucher au milieu d'une
époque positive et, comme la nôtre,
désintéressée des choses de l'esprit ? Nous estimons qu'il vaut mieux encore lutter et faillir comme
M. Flaubert, que de tourner sans désemparer cette
vieille manivelle de l'amour fané et des serments
rompus.