Chapitre 4 - Sous les murs de Carthage (suite) |
Des applaudissements éclatèrent ; il
fut longtemps sans pouvoir parler. Puis il blâma
les torts de la République et ceux des Barbares ; la faute en était à quelques mutins,
qui par leur violence avaient effrayé Carthage.
La meilleure preuve de ses bonnes intentions,
c'était qu'on l'envoyait vers eux, lui,
l'éternel adversaire du suffète Hannon.
Ils ne devaient point supposer au peuple l'ineptie de
vouloir irriter des braves, ni assez d'ingratitude pour
méconnaître leurs services ; et Giscon se
mit à la paye des soldats en commençant
parles Lybiens. Comme ils avaient déclaré
les listes mensongères, il ne s'en servit point.
Ils défilaient devant lui, par nations, en
ouvrant leurs doigts pour dire le nombre des
années ; on les marquait successivement au bras
gauche avec de la peinture verte ; les scribes
puisaient dans le coffre béant, et d'autres,
avec un stylet, faisaient des trous sur une lame de
plomb. |
«Voleur ! s'écria le Suffète, ce qui
te manque au visage tu dois le porter sur les épaules ! » et lui déchirant sa tunique, il
découvrit son dos couvert de gales sanglantes ; c'était un laboureur d'Hippozaryte. Des huées
s'élevèrent ; on le décapita.
Dès qu'il fut nuit, Spendius alla réveiller les
Libyens. Il leur dit :
Quand les Ligures, les Grecs, les Baléares et les
hommes d'Italie seront payés, ils s'en retourneront.
Mais vous autres, vous resterez en Afrique, épars dans
vos tribus et sans aucune défense ! C'est alors que la
République se vengera ! Méfiez-vous du voyage ! Allez-vous croire à toutes les paroles ? Les deux
suffètes sont d'accord ! Celui-là vous abuse !
Rappelez-vous l'Ile-des-Ossements et Xantippe qu'ils ont
renvoyé à Sparte sur une galère pourrie !
- Comment nous y prendre ? demandaient-ils.
- Réfléchissez ! » disait Spendius.
Les deux jours suivants se passèrent à payer
les gens de Magdala, de Leptis, d'Hécatompyle ; Spendius se répandait chez les Gaulois.
«On solde les Libyens, ensuite on payera les Grecs,
puis les Baléares, les Asiatiques, et tous les autres ! Mais vous qui n'êtes pas nombreux, on ne vous donnera
rien ! vous ne reverrez plus vos patries ! vous n'aurez point
de vaisseaux ! Ils vous tueront, pour épargner la
nourriture.»
Les Gaulois vinrent trouver le Suffète. Autharite,
celui qu'il avait blessé chez Hamilcar, l'interpella.
Il disparut, repoussé par les esclaves, mais en jurant
qu'il se vengerait.
Les réclamations, les plaintes se
multiplièrent. Les plus obstinés
pénétraient dans la tente du Suffète ; pour l'attendrir ils prenaient ses mains, lui faisaient
palper leurs bouches sans dents, leurs bras tout maigres et
les cicatrices de leurs blessures. Ceux qui n'étaient
point encore payés s'irritaient, ceux qui avaient
reçu leur solde en demandaient une autre pour leurs
chevaux ; et les vagabonds, les bannis, prenant les armes des
soldats, affirmaient qu'on les oubliait. A chaque minute, il
arrivait comme des tourbillons d'hommes ; les tentes
craquaient, s'abattaient ; la multitude serrée entre
les remparts du camp oscillait à grands cris depuis
les portes jusqu'au centre. Quand le tumulte se faisait trop
fort, Giscon posait un coude sur son sceptre d'ivoire, et
regardant la mer, il restait immobile, les doigts
enfencés dans sa barbe.
Souvent Mâtho s'écartait pour aller s'entretenir
avec Spendius ; puis il se replaçait en face du
Suffète, et Giscon sentait perpétuellement ses
prunelles comme deux phalariques en flammes dardées
vers lui. Par-dessus la foule, plusieurs fois, ils se
lancèrent des injures, mais qu'ils n'entendirent pas.
Cependant la distribution continuait, et le Suffète
à tous les obstacles trouvait des
expédients.
Les Grecs voulurent élever des chicanes sur la
différence des monnaies. Il leur fournit de telles
explications qu'ils se retirèrent sans murmures. Les
Nègres réclamèrent de ces coquilles
blanches usitées pour le commerce dans
l'intérieur de l'Afrique. Il leur offrit d'en envoyer
prendre à Carthage ; alors, comme les autres, ils
acceptèrent de l'argent.
Mais on avait promis aux Baléares quelque chose de
meilleur, à savoir des femmes. Le Suffète
répondit que l'on attendait pour eux toute une
caravane de vierges ; la route était longue, il
fallait encore six lunes. Quand elles seraient grasses et
bien frottées de benjoin, on les enverrait sur des
vaisseaux dans les ports des Baléares.
Tout à coup, Zarxas, beau maintenant et vigoureux,
sauta comme un bateleur sur les épaules de ses amis et
il cria :
«En as-tu réservé pour les cadavres ? » tandis qu'il montrait dans Carthage la porte de
Khamon.
Aux derniers feux du soleil, les plaques d'airain la
garnissant de haut en bas resplendissaient ; les Barbares
crurent apercevoir sur elle une traînée
sanglante. Chaque fois que Giscon voulait parler, leurs cris
recommençaient. Enfin, il descendit à pas
graves et s'enferma dans sa tente.
Quand il en sortit au lever du soleil, ses
interprètes, qui couchaient en dehors, ne
bougèrent point ; ils se tenaient sur le dos, les yeux
fixes, la langue au bord des dents et la face bleuâtre.
Des mucosités blanches coulaient de leurs narines, et
leurs membres étaient raides, comme si le froid
pendant la nuit les eût tous gelés. Chacun
portait autour du cou un petit lacet de joncs.
La rébellion dès lors ne s'arrêta plus.
Ce meurtre des Baléares rappelé par Zarxas
confirmait les défiances de Spendius. Ils
s'imaginaient que la République cherchait toujours
à les tromper. Il fallait en finir ! On se passerait
des interprètes ! Zarxas, avec une fronde autour de la
tête, chantait des chansons de guerre ; Autharite
brandissait sa grande épée ; Spendius soufflait
à l'un quelque parole, fournissait à l'autre un
poignard. Les plus forts tâchaient de se payer
eux-mêmes, les moins furieux demandaient que la
distribution continuât. Personne maintenant ne quittait
ses armes, et toutes les colères se
réunissaient contre Giscon dans une haine
tumultueuse.
Quelques-uns montaient à ses côtés. Tant
qu'ils vociféraient des injures on les écoutait
avec patience ; mais s'ils tentaient pour lui le moindre mot,
ils étaient immédiatement lapidés, ou
par derrière d'un coup de sabre on leur abattait la
tête.
L'amoncellement des sacs était plus rouge qu'un
autel.
Ils devenaient terribles après le repas, quand ils
avaient bu du vin ! C'était une joie défendue
sous peine de mort dans les armées puniques, et ils
levaient leur coupe du côté de Carthage par
dérision pour sa discipline. Puis ils revenaient vers
les esclaves des finances et ils recommençaient
à tuer. Le mot frappe, différent dans
chaque langue, était compris de tous.
Giscon savait bien que la patrie l'abandonnait ; mais il ne
voulait point malgré son ingratitude la
déshonorer. Quand ils lui rappelèrent qu'on
leur avait promis des vaisseaux, il jura par Moloch de leur
en fournir lui-même, à ses frais, et, arrachant
son collier de pierres bleues, il le jeta dans la foule en
gage de serment.
Alors les Africains réclamèrent le blé,
d'après les engagements du Grand-Conseil. Giscon
étala les comptes des Syssites, tracés avec de
la peinture violette sur des peaux de brebis ; il lisait tout
ce qui était entré dans Carthage, mois par mois
et jour par jour.
Soudain il s'arrêta, les yeux béants, comme s'il
eût découvert entre les chiffres sa sentence de
mort.
En effet, les Anciens les avaient frauduleusement
réduits, et le blé, vendu pendant
l'époque la plus calamiteuse de la guerre, se trouvait
à un taux si bas, qu'à moins d'aveuglement on
n'y pouvait croire.
«Parle ! crièrent-ils, plus haut ! Ah ! c'est
qu'il cherche à mentir, le lâche ! méfions-nous.»
Pendant quelque temps il hésita. Enfin il reprit sa
besogne.
Les soldats, sans se douter qu'on les trompait,
acceptèrent comme vrais les comptes des Syssites.
Alors l'abondance où s'était trouvée
Carthage les jeta dans une jalousie furieuse. Ils
brisèrent la caisse de sycomore ; elle était
vide aux trois quarts. Ils avaient vu de telles sommes en
sortir qu'ils la jugeaient inépuisable ; Giscon en
avait enfoui dans sa tente. Ils escaladèrent les sacs.
Mâtho les conduisait, et comme ils criaient :
«L'argent ! l'argent ! » Giscon à la fin
répondit :
«Que votre général vous en donne ! »
Il les regardait en face, sans parler, avec ses grands yeux
jaunes et sa longue figure plus pâle que sa barbe. Une
flèche, arrêtée par les plumes, se tenait
à son oreille dans son large anneau d'or, et un filet
de sang coulail de sa tiare sur son épaule.
A un geste de Mâtho, tous s'avancèrent. Il
écarta les bras ; Spendius, avec un noeud coulant,
l'étreignit aux poignets ; un autre le renversa, et il
disparut dans le désordre de la foule qui
s'écroulait sur les sacs.
Ils saccagèrent sa tente. On n'y trouva que les choses
indispensables à la vie ; puis, en cherchant mieux,
trois images de Tanit, et dans une peau de singe, une pierre
noire tombée de la lune. Beaucoup de Carthaginois
avaient voulu l'accompagner ; c'étaient des hommes
considérables et tous du parti de la guerre.
On les entraîna en dehors des tentes, et on les
précipita dans la fosse aux immondices. Avec des
chaînes de fer ils furent attachés par le ventre
à des pieux solides, et on leur tendait la nourriture
à la pointe d'un javelot.
Autharite, tout en les surveillant, les accablait
d'invectives, mais comme iis ne comprenaient point sa langue,
ils ne répondaient pas ; le Gaulois, de temps à
autre, leur jetait des cailloux au visage pour les faire
crier.
Dès le lendemain, une sorte de langueur envahit
l'armée. A présent que leur colère
était finie, des inquiétudes les prenaient.
Mâtho souffrait d'une tristesse vague. Il lui semblait
avoir indirectement outragé Salammbô. Ces Riches
étaient comme une dépendance de sa personne. Il
s'asseyait la nuit au bord de leur fosse, et il retrouvait
dans leurs gémissements quelque chose de la voix dont
son cœur était plein.
Cependant ils accusaient, tous, les Libyens, qui seuls
étaient payés. Mais, en même temps que se
ravivaient les antipathies nationales avec les haines
particulières, on sentait le péril de s'y
abandonner. Les représailles, après un attentat
pareil, seraient formidables. Donc il fallait prévenir
la vengeance de Carthage. Les conciliabules, les harangues
n'en finissaient pas. Chacun parlait, on n'écoutait
personne, et Spendius, ordinairement si loquace, à
toutes les propositions secouait la tête.
Un soir il demanda négligemment à Mâtho
s'il n'y avait pas des sources dans l'intérieur de la
ville.
«Pas une ! » répondit Mâtho.
Le lendemain, Spendius l'entraîna sur la berge du
lac.
«Maître ! dit l'ancien esclave, si ton cœur est
intrépide, je te conduirai dans Carthage.
- Comment ? répétait l'autre en haletant.
- Jure d'exécuter tous mes ordres, de me suivre comme
une ombre ! »
Alors Mâtho, levant son bras vers la planète de
Chabar, s'écria :
«Par Tanit, je le jure ! » Spendius reprit :
«Demain après le coucher du soleil, tu
m'attendras au pied de l'aqueduc, entre la neuvième et
la dixième arcade. Emporte avec toi un pic de fer, un
casque sans aigrette et des sandales de cuir...
L'aqueduc dont il parlait traversait obliquement l'isthme
entier, - ouvrage considérable agrandi plus tard par
les Romains. Malgré son dédain des autres
peuples, Carthage leur avait pris gauchement cette invention
nouvelle, comme Rome elle-même avait fait de la
galère punique ; et cinq rangs d'arcs
superposés, d'une architecture trapue, avec des
contreforts à la base et des têtes de lion au
sommet, aboutissaient à la partie occidentale de
l'Acropole, où ils s'enfonçaient sous la ville
pour déverser presque une rivière dans les
citernes de Mégara.
A l'heure convenue, Spendius y trouva Mâtho. Il attacha
une sorte de harpon au bout d'une corde, le fit tourner
rapidement comme une fronde, l'engin de fer s'accrocha ; et
ils se mirent, l'un derrière l'autre, à grimper
le long du mur.
Mais quand ils furent montés sur le premier
étage, le crampon, chaque fois qu'ils le jetaient,
retombait ; il leur fallait, pour découvrir quelque
fissure, marcher sur le bord de la corniche ; à chaque
rang des arcs, ils la trouvaient plus étroite. Puis la
corde se relâcha. Plusieurs fois, elle faillit se
rompre.
Enfin ils arrivèrent à la plate-forme
supérieure. Spendius, de temps à autre, se
penchait pour tâter les pierres avec sa main.
«C'est là, dit-il, commençons ! » Et
pesant sur l'épieu qu'avait apporté
Mâtho, ils parvirent à disjoindre une des
dalles.
Ils aperçurent, au loin, une troupe de cavaliers
galopant sur des chevaux sans brides. Leurs bracelets d'or
sautaient dans les vagues draperies de leurs manteaux. On
distinguait en avant un homme couronné de plumes
d'autruche et qui galopait avec une lance à chaque
main.
«Narr'Havas ! s'écria Mâtho.
- Qu'importe ! » reprit Spendius ; et il sauta dans le
trou qu'ils venaient de faire en découvrant la
dalle.
Mâtho, par son ordre, essaya de pousser un des blocs.
Mais, faute de place, il ne pouvait remuer les coudes.
«Nous reviendrons, dit Spendius ; mets-toi
devant.» Alors ils s'aventurèrent dans le
conduit des eaux.
Il en avaient jusqu'au ventre. Bientôt ils chancelèrent et il leur fallut nager. Leurs membres se heurtaient contre les parois du canal trop étroit. L'eau coulait presque immédiatement sous la dalle supérieure ; ils se déchiraient le visage. Puis le courant les entraîna. Un air plus lourd qu'un sépulcre leur écrasait la poitrine, et la tête sous les bras, les genoux l'un contre l'autre, allongés tant qu'ils pouvaient, ils passaient comme des flèches dans l'obscurité, étouffant, râlant, presque morts. Soudain, tout fut noir devant eux et la vélocité des eaux redoublait. Ils tombèrent. |
Quand ils furent remontés à la surface, ils
se tinrent pendant quelques minutes étendus sur le
dos, à humer l'air, délicieusement. Des
arcades, les unes derrière les autres, s'ouvraient au
milieu de larges murailles séparant des bassins. Tous
étaient remplis, et l'eau se continuait en une seule
nappe dans la longueur des citernes. Les coupoles du plafond
laissaient descendre par leur soupirail une clarté
pâle qui étalait sur les ondes comme des disques
de lumière, et les ténèbres à
Tentour, s'épaississant vers les murs, les reculaient
indéfiniment. Le moindre bruit faisait un grand
écho.
Spendius et Mâtho se remirent à nager, et
passant par l'ouverture des arcs, ils traversèrent
plusieurs chambres à la file. Deux autres rangs de
bassins plus petits s'étendaient parallèlement
de chaque côté. Ils se perdirent ; ils
tournaient, ils revenaient. Enfin, quelque chose
résista sous leurs talons. C'était le
pavé de la galerie qui longeait les citernes.
Alors, s'avançant avec de grandes précautions,
ils palpèrent la muraille pour trouver une issue. Mais
leurs pieds glissaient ; ils tombaient dans les vasques
profondes. Ils avaient à remonter, puis ils
retombaient encore ; et ils sentaient une épouvantable
fatigue, comme si leurs membres en nageant se fussent dissous
dans l'eau. Leurs yeux se fermèrent ; ils
agonisaient.
Spendius se frappa la main contre les barreaux d'une
grille. Ils la secouèrent, elle céda, et
ils se trouvèrent sur les marches d'un escalier.
Une porte de bronze le fermait en haut. Avec la pointe
d'un poignard, ils écartèrent la barre
que l'on ouvrait du dehors ; tout à coup le
grand air pur les enveloppa. |
Alors Mâtho se tourna silencieusement vers
l'Acropole.
Ils rampaient le long des clôtures de nopals qui
bordaient les sentiers. L'eau coulait de leurs membres sur la
poussière. Leurs sandales humides ne faisaient aucun
bruit ; Spendius, avec ses yeux plus flamboyants que des
torches, à chaque pas fouillait les buissons ; - et il
marchait derrière Mâtho, les mains posées
sur les deux poignards qu'il portait aux bras, tenus
au-dessous de l'aisselle par un cercle de cuir.