Chapitre 3 |
Mes parents m'envoyèrent à l'école
primaire d'Estagel, où j'appris de bonne heure
à lire et à écrire. Je recevais en
outre, dans la maison paternelle, des leçons
particulières de musique vocale. Je n'étais, du
reste, ni plus ni moins avancé que les autres enfants
de mon âge. Je n'entre dans ces détails que pour
montrer à quel point se sont trompés ceux qui
ont imprimé que, à l'âge de quatorze
à quinze ans, je n'avais pas encore appris à
lire.
Estagel était une étape pour une portion des
troupes qui, venant de l'intérieur, allaient à
Perpignan ou se rendaient directement à l'armée
des Pyrénées. La maison de mes parents se
trouvait donc presque constamment remplie d'officiers et de
soldats. Ceci, joint à la vive irritation qu'avait
fait naître en moi l'invasion espagnole, m'avait
inspiré des goûts militaires si
décidés, que ma famille était
obligée de me faire surveiller de près pour
empêcher que je ne me mêlasse furtivement aux
soldats qui partaient d'Estagel. Il arriva souvent qu'on
m'atteignît à une lieue du village, faisant
déjà route avec les troupes.
Une fois, ces goûts guerroyants faillirent me
coûter cher. C'était la nuit de la bataille de
Peires-Tortes. Les troupes espagnoles, en déroute, se
trompèrent en partie de chemin. J'étais sur la
place du village, avant que le jour se levât ; je vis
arriver un brigadier et cinq cavaliers qui, à la vue
de l'arbre de la liberté, s'écrièrent :
Somos perdidos ! Je courus aussitôt à la
maison m'armer d'une lance qu'y avait laissée un
soldat de la levée en masse, et, m'embusquant au coin
d'une rue, je frappai d'un coup de cette arme le brigadier
placé en tête du peloton. La blessure
n'était pas dangereuse ; un coup de sabre allait
cependant punir ma hardiesse, lorsque des paysans, venus
à mon aide et armés de fourches,
renversèrent les cinq cavaliers de leurs montures et
les firent prisonniers. J'avais alors sept ans.