Introduction
L'homme est né sociable et il est né
industrieux. Son industrie le porte à se procurer un
abri. Son instinct de la société le porte
à rapprocher son séjour de celui de son
semblable.
Sitôt que les hommes se réunissent en
société, les voilà bâtisseurs.
L'art de la pierre est un des premiers arts qu'ils
connaissent. Ils remuent la terre et font des remparts ; ils
taillent le bois et font des maisons ; ils soulèvent
des monolithes et font des temples.
Ainsi naquirent certainement les premières
villes.
Mais ces maisons, ces poutres mal équarries, mal
jointes, ces levées de terre, ces rangées de
pierre sacrées les protègent peu contre les
attaques du dehors. La crainte pèse sur la tribu qui
dort. Les bêtes fauves, le lion, l'ours, le loup,
rôdent et veillent tout autour, profitent d'un moment
de lassitude, pénètrent et font leur terrible
razzia.
Il faut fuir : quel est l'abri le plus sûr, le rempart
infranchissable ? L'eau. C'est donc dans les marais, au
milieu des lacs que s'élèveront les
premières cités. On bâtira sur pilotis
des Venises lacustres où l'on pourra s'abriter et se
défendre, dormir en paix loin du danger, et commencer
le lent et paisible progrès de l'industrie
humaine.
Les cités lacustres. - Mais pour
construire la ville elle-même, que de peines ! il
faut couper des arbres énormes, il faut les
tailler en pointe ; il faut les porter au bord du lac,
il faut les piquer dans la vase et les enfoncer
jusqu'au roc. Ce n'est pas tout : entre ces troncs
debout, d'autres s'enlaceront pour faire treillis ; des
pierres sont jetées dans les interstices et
consolident tout l'ouvrage. En effet quelle force ne
lui faut-il pas afin qu'il résiste à la
terrible massue des vagues dans les jours de
tempête ! |
Pour accomplir un pareil travail, ces hommes anciens
n'avaient que des outils de pierre, des silex aiguisés
en forme de hache. L'usage du fer et même du cuivre
leur était encore inconnu. Pour abattre un arbre on le
brûlait au pied, lentement, avec précaution ;
pour le dégrossir, on se servait alternativement du
feu et du couteau de silex. Quant au procédé
qu'ils employaient pour dresser ces poutres et les fixer dans
le fond du lac, on n'a pu encore s'en rendre un compte exact.
On voit bien que quelques tribus se contentaient de maintenir
les arbres debout en entassant à leurs pieds des amas
de pierres ; mais d'autres troncs pénètrent
dans le sol. L'effort qu'il fallait pour obtenir ce
résultat semble aujourd'hui même prodigieux.
Cependant l'on connaît des cités lacustres dans
lesquelles on a compté jusqu'à 40000
pilotis.
Quels étaient le degré de civilisation, les
moeurs, les usages de ces anciens architectes ? La patiente
et lente étude des débris innombrables
trouvés dans les stations lacustres soulève peu
à peu le voile qui semblait devoir couvrir
éternellement ces problèmes.
On a découvert de nombreux instruments en silex, les
uns avant la forme de haches, d'autres celle de couteaux, de
scies, de têtes de flèche. On a trouvé de
nombreux débris de poterie ; ces poteries affectent
quelquefois la forme de molettes de tisserand. Nos aïeux
ne se contentaient pas pour se vêtir de la peau des
animaux tués par eux à la chasse. On a
retrouvé en assez grande quantité des morceaux
d'étoffe tissés avec du chanvre et de la toile
; et ces précieux débris remontent à
l'âge de pierre.
Que dis-je ? ils n'ignoraient pas la culture du blé ni
l'usage du pain : la tourbe des lacs nous a conservé
des espèces de gâteaux plats et ronds, faits de
grains grossièrement écrasés ; des
pommes et des poires séchées. Nos
ancêtres avaient auprès d'eux des animaux
domestiques : les boeufs, les chevaux, les moutons. Tout ce
monde vivait pêle-mêle dans des habitations
suspendues au-dessus des eaux.
Cette civilisation antique qui apparaît peu à
peu et lentement à la lumière (la
première découverte de cités lacustres
est de 1853) cette civilisation, dis-je, est d'une
époque bien antérieure à celle où
César conquit les Gaules. Ce n'est point ici le lieu
d'en discuter la véritable date : contentons-nous de
dire, pour en établir une évaluation
approximative, que les cités datent de l'âge de
pierre ; qu'à cet âge a succédé
une civilisation pendant laquelle les instruments de pierre
furent remplacés par des outils de bronze ; et que ce
ne fut qu'après un nouveau et lent progrès de
l'industrie que l'homme apprit à se servir des
instruments de fer, instruments avec lesquels les Gaulois
combattirent contre les légions romaines.
A cette heure, on connaît plus de 200 de ces villes ou
villages anciens dont le souvenir même n'avait
laissé aucune trace dans l'histoire des hommes ; et
les investigations, remarquons-le, n'ont porté que sur
un des points les plus restreints du champ immense ouvert aux
recherches des historiens et des antiquaires.
Pour trouver maintenant d'autres restes des villes anciennes,
il faut se transporter en Orient : c'est là que la
tradition met le berceau de l'humanité.
Si ces pays ont eu aussi leurs âges de pierre et de
bronze, ç'a été dans des temps tellement
reculés que peu de traces en sont parvenues
jusqu'à nous. Les plus vieilles tombes de ces
contrées renferment des objets en or, en bronze et en
fer, couteaux, hachettes, faux, bracelets, boucles d'oreilles
ciselées. A côté on trouve encore, et ils
étaient concurremment employés, des instruments
et des armes en silex taillé et poli, têtes de
flèches, haches et marteaux. Le métal le plus
répandu est le bronze ; c'est en bronze que sont tous
les instruments usuels. Quant au fer il est plus rare et ne
sert encore que comme métal précieux.
Voilà tout ce que la science nous apprend de plus
positif sur ces origines.
Les villes bibliques. - En somme, si loin que l'on
remonte, dans l'histoire de ces régions, on trouve
déjà debout les énormes empires de
l'Asie centrale et la vieille Egypte. La civilisation est
arrivée à un tel progrès que le concert
des sciences humaines préside à la construction
des gigantesques monuments qui nous apportent le souvenir de
ces âges reculés : l'astronomie, la
mécanique, le calcul, l'écriture, les arts du
dessin, la poésie, toutes les branches de l'industrie
humaine ont groupé leur effort autour d'un seul de ces
édifices, d'une seule des pierres qui y sont
employées.
La Bible d'ailleurs place la construction de la
première ville dans des temps bien reculés :
c'est Caïn lui-même qui l'éleva :
«Caïn s'étant donc éloigné de
la face du Seigneur habitait errant sur la terre sur la rive
à l'orient d'Eden. Mais il eut de sa femme un fils,
Hénoch, et il bâtit une cité, et lui
donna le nom d'Hénoch du nom de son fils».
Ce serait probablement une recherche superflue que
d'entreprendre de déterminer le lieu où fut
bâtie cette aînée de toutes les villes
élevées par la main des hommes. Mais il n'est
pas sans intérêt de noter les ruines d'autres
cités nommées bientôt après par la
Genèse et qui ont été découvertes
et étudiées par la science moderne. C'est
celles que Nemrod, le fort chasseur devant l'Eternel,
bâtit dans la plaine de Sennaar.
C'est Babylone, c'est Ninive, c'est Chalè, c'est
Resen. Cette dernière ville était située
entre Ninive et Chalè, «et c'était la
grande ville», dit le récit ancien. Comme nous
le verrons plus tard, Ninive et Babylone cachées sous
le sable ont survécu en quelque sorte à leur
destruction ; Chalè aussi a été
découverte et ses ruines, relevées près
du village de Kalah Skerkat, comptent parmi les plus belles
de la Mésopotamie.
Resen enfin a été identifiée avec
l'antique Larissa des Grecs, et complète ainsi le
quadrilatère de ces anciennes cités dont le
vénérable récit de la Bible nous a
transmis les noms.
Mais à côté de ces découvertes
dont l'ensemble suffit pour attester la haute valeur
historique du témoignage de la Bible, combien d'autres
recherches semblent devoir rester toujours sans
résultats. Il est des villes - et combien ! - dont les
noms même ne sont point parvenus jusqu'à nous ;
on peut leur appliquer le vers d'Horace :
Vixere fortes ante Agamemnona...
«Il y eut des héros avant Aganmenmon ; mais
aucun poète ne les a chantés, ils sont
tombés dans l'oubli». Ainsi des villes. Il en
est beaucoup dont le nom est le seul souvenir qui nous reste
de leur antique existence. Qu'étaient autrefois et
où sont maintenant Badaca d'Elem, Naditou, Khamanou de
la Chaldée, qui toutes portaient le nom de villes
royales : Si l'on a identifié ou à peu
près Our la Bituminée (aujourd'hui Mougheir),
qui lançait ses vaisseaux à travers le golfe
Persique jusque dans la mer des Indes, ce n'est qu'avec
hésitation et à tâtons, pour ainsi dire,
qu'on place sur la carte de ces anciennes régions
l'Orech de la Bible, et Sépharvaïm, et Sirgilla,
et Karnak et Ségos ; et pourtant «c'est dans
l'enceinte de ces vieilles cités aujourd'hui perdues
que se fit l'énorme croisement de races et
d'idées d'où sortirent la nation et la
civilisation chaldéenne» (Maspéro)
Il en est d'autres encore qui ne nous ont transmis quelque
lambeau de leur histoire que mêlé au sinistre
souvenir de la catastrophe qui les a fait disparaître.
Tandis que leurs soeurs, plus heureuses, tombaient peu
à peu dans la cendre et dans l'oubli, elles, avec plus
de gloire et plus de malheur, semblent brûler encore
dans la nuit des temps et attirent l'oeil inquiet de
l'historien, comme ces volcans dont la clarté fumeuse
flambe sur un lointain horizon.
Ainsi sont Gomorrhe et Sodome : «Et le Seigneur dit :
La clameur contre Sodome et contre Gomorrhe s'est
multipliée, et leurs péchés se sont
accrus ; je descendrai et je verrai si leurs oeuvres ont ou
non mérité cette clameur... C'est pourquoi le
Seigneur a fait tomber sur les deux cités une pluie de
soufre et de feu, et il a détruit leur cité et
toute la région d'alentour, et tous les habitants des
villes, et tous les verts produits de la terre».
Contre le feu vivant, contre le feu divin, |
Nous avons cité quelques-unes des villes connues
par les récits de la Bible ; mais l'étude des
débris des civilisations antiques apprend de jour en
jour l'existence de peuples anciens puissants et riches qui
jusqu'ici dormaient dans l'oubli et le silence. Quand un
monarque assyrien avait promené sa redoutable
férocité sur les frontières de son
empire, quand il avait refréné les
révoltes de ses satrapes, contenu ses vassaux dans le
devoir, conquis des terres nouvelles et jeté bien loin
l'effroi de son nom, il s'arrêtait enfin au pied de
quelque roc énorme et là taillait dans la
pierre le nom des peuples qu'il avait soumis et des
cités qu'il avait renversées.
Voici l'inscription du redoutable Touklat-habal-Yasar :
«Le dieu Assour mon Seigneur me dit de marcher, je
disposai mes chars et mes armées et je m'emparai des
forteresses du pays d'Itui et du pays d'Ayu, sur les pics
élevés des montagnes
impénétrables, aiguës comme la pointe d'un
poignard et qui n'offraient pas de passage à mes
chars. Je laissai mes chars dans la plaine et je
pénétrai dans la montagne tortueuse. Je couvris
de ruines le pays de Saranit et d'Ammanit ; depuis un temps
immémorial ils n'avaient pas fait leur soumission. Je
me suis mesuré avec leurs armées dans le pays
d'Arouma, je les ai châtiés, j'ai poursuivi
leurs guerriers comme des bêtes fauves, j'ai
occupé leurs villes, j'ai emporté leurs dieux.
J'ai fait des prisonniers, je me suis emparé de leurs
biens et de leurs trésors, j'ai livré les
villes aux flammes, je les ai démolies ; je les ai
détruites ; j'en ai fait des ruines et des
décombres ; je leur ai imposé le joug pesant de
ma domination, et en leur présence, j'ai rendu des
actions de grâces au dieu Assour, mon Seigneur.
Car je suis Touklat-habal-asar, le roi puissant, le
destructeur des méchants, celui qui anéantit
les bataillons ennemis».
Les villes syriennes. - Quand, dans le cours de ces
excursions, quelqu'un de ces promeneurs de massacres allait
du côté de la mer occidentale, il rencontrait
des peuples déjà arrivés aussi à
une civilisation bien avancée.
Ces peuples étaient tous d'une même famille et
tous, si l'on en croit les anciens récits, venaient du
pays même des Assyriens. Dans des âges
très reculés, leurs ancêtres avaient
quitté les bords du Golfe Persique et les environs de
la ville d'Our pour venir, à la suite de longues
pérégrinations, s'installer sur les bords de la
Méditerranée.
C'est le pays que les modernes appellent Syrie, pays
étroit, resserré entre les sables de l'Arabie
et la mer, sillonné par des chaînes de montagnes
hautes et épaisses. Plutôt une côte qu'une
province, plutôt le grand chemin entre l'Asie et
l'Afrique qu'un lieu de séjour pour des peuples
stables et puissants. - Pays toujours traversé et
jamais conquis, par sa forme naturelle, il a dû subir
toutes les dominations, et aussi éviter d'être
le siège d'aucune ; en somme, région riche,
bien située. C'est par là que se fait
naturellement le transit des produits de l'Orient et de ceux
de l'Occident.
Le pays étant fait pour le commerce, les peuples qui
l'habitaient étaient des commerçants. Combien
citerons-nous ici de villes que leur situation rend en
quelque sorte immortelle ; qui apparaissent dès la
plus haute antiquité et qui ont survécu
jusqu'à nos jours, en vertu de cette loi historique
qui fait que des groupes d'hommes subsistent là
où aboutissent les grands chemins de l'humanité
? C'était, en remontant le cours de l'Euphrate, au
gué le plus méridional, Thapsaque ; au
gué central, Karkémish ; au gué du nord,
dans les montagnes, Samosate.
Des trois villes, toutes grandes et riches, la plus
importante était Karkémish. Les fêtes
religieuses connues de toute l'antiquité
étaient l'occasion de foires célèbres
où se rencontraient toutes les jaunes figures des
commerçants orientaux. Plus au sud ou trouvait Batna,
Halep aux champs altérés, puis Damas ; Damas,
ville fertile, à l'entrée du désert,
ville ombreuse, ville pleine de verdure, de gaieté et
de vie, aux confins des sables arides et étouffants de
la pierreuse Arabie.
Aujourd'hui encore sa vue arrache au voyageur qui
débouche de l'Anti-Liban un cri de joie et
d'admiration : «L'impression de ces campagnes richement
cultivées, de ces vergers délicieux,
séparés les uns des autres par des rigoles et
chargés des phis beaux fruits, est celle du calme et
du bonheur. Vous vous croyez à peine en Orient dans
ces environs de Damas, et surtout au sortir des âpres
et brûlantes régions de la Gaulonitide et de
l'Iturée. Ce qui remplit l'âme, c'est la joie de
retrouver les travaux de l'homme et les
bénédictions du ciel. Depuis l'antiquité
la plus reculée jusqu'à nos jours, toute cette
zone qui entoure Damas de fraicheur et de bien-être n'a
eu qu'un nom, n'a inspiré qu'un rêve : celui de
«paradis de Dieu» (Renan).
Aux avantages d'un climat si favorable, Damas en joignait un
autre : protégée par l'Anti-Liban,
séparée par lui du grand chemin de la
côte, elle reposait tranquillement dans ses vergers,
laissant passer devant elle les fureurs belliqueuses des
puissants despotes, ses voisins de l'Orient.
Sur les bords de la mer s'étageaient les villes des
Phéniciens, plus puissantes, plus
célèbres, mais aussi plus exposées, et
que leur retraite au sein des eaux ne suffisait pas toujours
à protéger. Il passait quelquefois des
Alexandres qui jetaient des digues pour arriver
jusqu'à elles.
C'était Gebel ou Byblos qui se vantait d'être la
ville la plus vieille du monde et d'avoir été
construite par les dieux. C'était Hérouth,
c'était Sidon «la fleurie» avec son beau
port, elle aussi s'appelait orgueilleusement «le
premier-né de Canaan». Au milieu des eaux on
avait bâti Arad ; et Tyr, la reine de la mer. Faut-il
citer plus au sud les noms d'Acca, de Mageddo, de
Joppé, d'Ascalon, de Gaza, dont la gloire pâlit
à côté de celle de leur brillante soeur.
Si nous rentrons dans l'intérieur des terres, nous
trouvons bien d'autres cités encore. Elles
étaient déjà puissantes en ces temps
anciens et opposaient aux rois de l'Assyrie une rude
résistance ; la plupart d'entre elles existent encore
aujourd'hui et attestent la prodigieuse vitalité qui
émane de ces fertiles provinces.
Nous avons déjà cité Kadesh ; il faut
ajouter Tibeskah qui devint plus tard la
célèbre et opulente Baalbek ou
Héliopolis, la ville du soleil. Ses ruines
entassées sont encore aujourd'hui un des grands
spectacles de l'Orient. Les Romains y ont, dans des temps
postérieurs, épuisé tous leurs efforts,
comme s'ils avaient voulu tenter d'effacer par
l'étalage de leur luxe et de leur puissance celle des
anciens rois qui avaient embelli les contrées
voisines.
Il faut enfin citer la ville des villes, celle que son
influence morale sur le monde a mise en un plus haut
degré de gloire entre toutes ses soeurs, celle vers
laquelle se tournent encore avec respect et avec amour les
yeux de la moitié du monde occidental,
Jérusalem.
Chacune des villes de la Syrie et de la Palestine
était à la tête de petits Etats
tantôt confédérés, tantôt
ennemis. Cette région présentait à peu
près l'aspect politique de l'Italie au moyen
âge. Divisés entre eux ces fils d'un même
sol résistaient mal aux invasions
étrangères que leurs dissensions attiraient
même quelquefois. Par contre, chacun de ces petits
Etats avait une activité personnelle, une force
d'absorption et d'expansion qui en devait en faire au plus
haut degré les intermédiaires, les instructeurs
et les colonisateurs de l'Ancien Monde.
Il n'est pas inutile de constater qu'en dehors de Baalbek,
qui est toute moderne relativement, nous ne trouvons pas ici
de ces ruines magnifiques dont le vaste spectacle appelle la
curiosité du voyageur et l'étude de
l'historien. Il a fallu toute la reconnaissante attention que
mérite de l'Occident la patrie de Cadmus, la
mère du commerce, de la religion, la colonisatrice des
bords méditerranéens pour que des savants
éminents s'appliquassent à relever les traces
relativement minimes de cette ancienne civilisation. Les
Phéniciens construisaient peu ou plutôt
construisaient mal. Des huttes faites de bois et d'argile les
abritaient tous.
La mission en Phénicie, dirigée par M. Renan,
n'a trouvé que des traces bien incomplètes de
leur ancienne architecture. On a voulu leur en faire un
reproche : «Si l'architecture, a-t-on dit, est le
critérium le plus sûr de
l'honnêteté, du sérieux, du jugement
d'une nation ; si l'historien peut juger les peuples et les
époques par la solidité et la beauté des
édifices qu'ils ont laissés, c'est seulement
par le défaut de ces qualités chez les
Phéniciens qu'on peut s'expliquer le néant de
leur oeuvre d'architecture». (J. Soury, Etudes
historiques, p.106)
Ce jugement est sévère et j'ajouterai qu'il me
semble reposer sur une erreur d'argumentation. Non, les
monuments durables ne sont pas toujours le critérium
le plus sûr de l'honnêteté, du
sérieux et du bon sens chez un peuple. Ils ne sont
souvent au contraire que les témoins immortels de la
folie d'un despote et du malheur de ses sujets.
Je n'en veux citer qu'un exemple ; c'est le plus
éclatant de tous : Qui a construit les Pyramides de
Giseh ? Est-ce une Egypte sage, réglée,
développant librement la nature de son génie
propre et de sa civilisation ? Non ; c'est la fantaisie
barbare de quelques Pharaons maudits par leurs sujets, et qui
n'ont pas même trouvé dans les flancs de ces
édifices l'orgueilleux tombeau qu'ils
prétendaient s'y réserver.
Certes, toutes ces ruines anciennes sont étonnantes.
Méritent-elles l'admiration du sage ? J'en doute. Que
de misères ne représentent-elles pas ! L'amas
de douleurs qu'a coûtées leur construction ne
dépasserait-il pas la plus haute d'entre elles de plus
de cent coudées ? On s'étonne, et nous aurons
l'occasion de nous étonner plus d'une fois, devant ces
prodiges de la force. On s'écrie : Quelle civilisation
avancée ! Pourrions-nous soulever de tels blocs ? Ne
sommes-nous pas dégénérés ? - Non
pas ; disons-le ici, une fois pour toutes. Tant de monuments
merveilleux mettent souvent au coeur une grande tristesse. Si
c'est une bien glorieuse histoire que celle des rois qui les
projetèrent, c'est une bien mélancolique
histoire que celle des malheureux - sujets ou prisonniers -
qui les élevèrent. Cet idéal de
l'architecture ancienne, qui consistait à faire
colossal et éternel, est une préoccupation de
peuples jeunes et presque de barbares ; le résultat
atteint n'est nullement à comparer avec l'effort
dépensé.
Il y a dans les carrières voisines de Baalbek
d'immenses blocs de marbre monolithes taillés de la
main des anciens peuples. Ils sont tout prêts, bons
à être transportés et mis en place ;
cependant ils sont restés là ; la force a
manqué à ceux qui les avaient choisis. Cette
fois, le rêve despotique a été plus loin
que le possible. Le tyran a été battu par la
nature. On a cru que ces blocs avaient été
façonnés ainsi par les Romains. De leur
énormité même, M. Oppert conclut avec
raison que ce n'est point à eux qu'il faut les
attribuer. Ils avaient le sens de l'utile et du pratique trop
développé pour tenter une pareille folie ; ils
eussent coupé ces blocs en plusieurs morceaux faciles
à transporter, quitte à les ajuster et à
les rejoindre par du ciment quand ils eussent
été en place. Et cependant les Romains
étaient - même en architecture, - un peuple
plein de sérieux et de jugement.
Il en fut ainsi des Phéniciens ; race de
commerçants et d'industriels avant tout, ils devaient
avoir le sens très éveillé pour les
choses utiles, possibles.
Certes, ils n'ignoraient ni l'art ni la science ; ce sont
leurs architectes que Salomon fit venir pour bâtir le
temple de Jérusalem. Ils ont instruit les premiers
ouvriers de la Grèce, ils savaient bâtir,
décorer, orner avec goût, ils
mélangeaient adroitement la pierre, le bois et le
métal dans leurs constructions ; mais l'effort qu'ils
dépensaient était toujours en proportion de ce
qu'ils voulaient et de ce qu'ils pouvaient.
Leurs villes devaient être belles ; les ruines de ces
villes sont peu intéressantes, faut-il le regretter ?
Oui peut-être pour les archéologues ; mais non
certainement pour l'ancien peuple phénicien
lui-même, et non encore au point de vue réel de
la civilisation. Car en somme si les Phéniciens
n'avaient pas été ces hardis
commerçants, ces navigateurs audacieux, tenant peu au
sol, rapides à l'ouvrage, prornpts dans le dessein,
plus prompts encore dans l'exécution, tirant
habilement parti des circonstances actuelles et sachant y
conformer leurs besoins et leurs ambitions, ils n'eussent
point eu d'occasion de porter loin de chez eux ces arts et
ces sciences qu'ils avaient inventés ou qu'ils avaient
empruntés à leurs voisins plus immobiles. Ce
n'est pas l'Egypte qui a instruit le monde, quoi qu'en ait
dit la Grèce menteuse. En réalité c'est
la Phénicie ; et les descendants des Pélasges,
des Hellènes et des Gaulois doivent se
féliciter encore du génie hardi, industriel,
mercantile, si l'on veut, qui lança sur les mers la
communicative civilisation des Phéniciens.
La colonisation phénicienne. - Sur toute la
ceinture du bassin méditerranéen, les hardis
marins de la Syrie portèrent l'influence
féconde du vieil Orient. Ce furent eux qui avec Cadmus
«l'inventeur des lettres», fondèrent
Thèbes, et instruisirent la Grèce. Toutes les
îles de l'Archipel leur appartinrent.
Sur la côte de l'Asie Mineure ils trouvèrent,
déjà établi, un empire puissant, qui
sous le nom de royaume de Midas est resté
célèbre dans les légendes de la
Grèce ; il ne fallut pas moins que
l'épée d'Alexandre pour trancher le noeud
gordien, seul souvenir de cette antique domination.
«Près des sources du Sangarios, en Phrygie, un
voyageur anglais, Leake, découvrit au commencement du
siècle une vallée pleine de tombeaux antiques.
Ces tombeaux sont d'une époque inconnue, mais de
beaucoup antérieure à la domination grecque et
romaine ; leur caractère tout indigène nous
révèle le style architectural des vieux
phrygiens. La langue même des inscriptions est purement
phrygienne, et cette langue, avec l'alphabet encore
incomplètement déchiffré, qui nous en a
conservé les rares débris, reste
enfermée dans les limites de l'ancien royaume
où régna la dynastie de Midas. Dans toute
l'étendue du pays où se trouvent ces restes
vénérables du peuple indigène, on ne
voit que de rares débris des monuments appartenant
à l'époque Romaine ; il semble que les
conquérants successifs de la contrée aient
ignoré ces vallées solitaires où plus
tard des familles chrétiennes vinrent chercher un
refuge contre la persécution du paganisme,
peut-être aussi contre l'invasion musulmane.
Quelques tombeaux, des ruines de forteresses et des
bas-reliefs inexpliqués, c'est tout ce qui nous reste
de ces rois de Phrygie, si célèbres au
début de l'histoire grecque par leur richesse, leur
amour pour les chevaux et l'adoration fanatique qu'ils
rendaient à la mère des dieux (Cybèle)
et à Dyonisos» (Maspero et Texier,
Description de l'Asie mineure).
C'est dans cette contrée encore que M. G. Perrot a
découvert les ruines de l'antique Ptérium dont
quelques lignes d'Hérodote formaient toute l'histoire.
Le trône de ses vieux rois est renversé, enfoui
sous terre auprès des fondations de leur palais et des
restes de murailles que Crésus démolit ; il est
reconnaissable aux deux lions de pierre qui le gardaient
autrefois et qui gisent encore aujourd'hui près de lui
dans la poussière comme des serviteurs fidèles
morts aux pieds de leurs maîtres et reposant dans le
même tombeau.
Sur cette côte les Phéniciens établirent
leur domination partout où la résistance du
pays ne fut point assez forte pour les rejeter à la
mer. Un peu plus au nord ils rencontrèrent encore un
empire redoutable que tous les efforts de la Grèce
conjurée ne purent abattre qu'après dix ans de
combats : c'est Pergame, l'Ilion chantée par
Homère ; la ville dont M. Schliemann a tout
récemment découvert les restes
vénérables.
Suivrons-nous plus loin les marins de Tyr et de Sidon dans le
cours de leurs nombreuses pérégrinations ?
Pénétrerons-nous avec eux dans la Propontide,
sur les noires eaux du Pont-Euxin, où, d'après
la légende, les Symplégades
écrasaient les galères à la sortie du
Bosphore ? Ils étaient attirés dans ces
régions lointaines par la réputation des ruines
d'or, d'argent et d'étain du Caucase ; les premiers
ils ouvrirent ces veines abondantes que des fouilles
séculaires n'ont pas épuisées.
Rentrons plutôt à la suite de l'Hercule Tyrien
dans des régions plus connues et où ses efforts
devaient avoir plus de gloire et ses établissements
plus de durée.
C'est en Grèce d'abord ; dans la Grèce, amante
des fables, qui leur paye le tribut de sa reconnaissance en
célébrant dans ses légendes
l'enlèvement d'Europe par Zeus, et les voyages de
Cadmos à la recherche de sa soeur.
Plus loin encore c'est l'Italie, la Sicile, la Sardaigne qui
les reçoivent et qui leur fournissent encore l'ambre,
la pourpre, les métaux précieux et usuels. Mais
là, comme ailleurs, leur domination s'étend peu
dans l'intérieur des terres ; ils se heurtent à
la solide confédération des Etrusques. S'ils
échangent avec elle quelques-uns de leurs produits et
s'ils influent sur le développement de la civilisation
italienne, ce n'est qu'à la faveur de négoce ;
ils ne fondent pas de domination politique. C'est qu'ici
encore les Phéniciens avaient rencontré une
nation qui s'était développée par
elle-même et que la force de l'originalité
nationale avait repoussé l'influence de l'importation
étrangère.
La civilisation des Etrusques est encore un des
problèmes les plus ardus que présente
l'étude de l'antiquité. Il nous manque ici la
clef naturelle de toute histoire : la connaissance de la
langue.
Les Etrusques nous ont
laissé bien des objets précieux, bien des vases
que nous collectionnons avec soin et que nous imitons
même, bien des tombeaux, bien des inscriptions, bien
des documents de toutes sortes ; l'antiquité classique
a laissé sur cette race nombre de renseignements
épars. Mais il manque le trait de lumière qui
coordonne cet ensemble confus et donne à chacun de ces
restes sa véritable valeur. L'Etrurie, on l'a dit, est
pour nous ce qu'était l'Egypte avant
Champollion.
Pour ne parler ici que de ce qui nous intéresse
directement, qui ne connaît cette célèbre
fédération des douze cités
étrusques. Des murs énormes les entouraient
faits à l'image de ceux qu'avaient autrefois
construits les Pélasges. Leurs assises immenses
formées de pierres jointes sans ciment, et non
taillées, faisaient croire aux anciens qu'elles
avaient été entassées les unes sur les
autres par des géants. Chacune de ces villes, dont les
plus célèbres étaient Véies,
Céret, Clusium, Chiusi, Volterra était à
la tête d'un peuple qui prenait part aux
délibérations et aux entreprises de la
confédération, mais qui conservait à
l'égard de ses associés une sorte
d'indépendance jalouse.
Ces peuples, d'abord unis, partant de Toscane leur centre
commun, conquirent ou colonisèrent une bonne partie de
l'Italie. Au nord ils occupèrent l'Ombrie et
fondèrent Mantoue, Pérouse, Melpum, Adria, qui
donna son nom à la mer Adriatique ; dans la Toscane,
le val d'Arno et celui de la Chianti furent
desséchés, la Maremne assainie et six des douze
capitales bâties sur cette côte maintenant
inhabitable.
Car les Etrusques furent avant tout un peuple industriel,
appliqué aux travaux des champs et de la maison,
habiles ouvriers, fins ciseleurs, les meilleurs potiers du
monde antique ; l'agriculture chez eux était en grand
honneur ; la charrue est souvent représentée
sur leurs vases. Persuadés qu'eux-mêmes et leurs
dieux devaient mourir au bout de mille ans, ils
s'appliquaient surtout à tout ce qui pouvait donner
à l'homme des jouissances immédiates,
perçaient des routes, ouvraient des canaux,
desséchaient les marais et construisaient à
leurs morts de solides tombeaux. «Ainsi, dit M. Duruy,
se réalisa ce problème que l'antiquité
n'a presque jamais su résoudre, de grandes villes au
milieu de campagnes fertiles, l'industrie et l'agriculture,
la richesse et la force : Sic fortis Etruria
crevit».
Tombeau étrusque |
Leurs conquêtes et leurs établissements au
sud du Tibre ne furent pas moins importants que ceux que nous
avons signalés dans le nord ; jusqu'au jour où
il rencontrèrent sur les bords mêmes de ce
fleuve la puissance romaine contre laquelle leur
confédération, déjà disjointe, se
brisa. La campagne de Rome leur doit Fidènes et
Tusculum. Rome leur doit une bonne partie de son
éducation ; l'art d'élever des voûtes que
la Grèce elle-même semble avoir ignorée ;
la science des augures, si importante dans sa
politique.
Murs de Nola |
En Campanie s'élevèrent Volturnum qui fut
plus tard Capoue, Nola, Acerrae ; Herculanum et
Pompéi, dont la fin désastreuse a fait des
villes à jamais célèbres. «Du haut
des rochers de Sorrente que couronnait le temple de la
Minerve Etrusque, ils guettaient les navires assez hardis
pour s'aventurer dans les golfes de Naples et de Salerne, et
leurs longues galères couraient jusqu'aux côtes
de la Corse et de la Sardaigne où ils eurent des
établissements». Mais quelque importantes que
fussent leurs expéditions maritimes, jamais leur
puissance ne prit en ce sens l'extension de celle des
Phéniciens ; ils se bornèrent le plus souvent
aux deux mers qui baignent les côtes de l'Italie.
Là ils régnèrent longtemps ; de
là ils éloignèrent les Phéniciens
et essayèrent de chasser les Grecs. Ceux-ci finirent
par vaincre à leur tour. Mais les Phéniciens
n'eurent jamais sur cette côte fameuse les
établissements importants dont ils ont semé
toute la côte méditerranéenne.
Les Phéniciens d'ailleurs ne s'étaient
laissés effrayer ni par cette résistance, ni
par les difficultés redoutables des pas de Charybde et
de Scylla. Ils avaient franchi la mer Thyrrhénienne et
avaient abordé aux rivages méridionaux de la
Gaule. Là ils avaient apporté les arts,
introduit la culture de la vigne, fondé Narbonne,
Nîmes, Arles, les plus anciennes villes de notre
France.
Un peu plus au sud, les îles Baléares les
recevaient et l'Espagne leur offrait ses richesses. C'est le
Pérou des anciens. Ils ne tarissent pas
d'éloges et d'enthousiasme sur les plaines
fortunées de la Bétique. L'or, disait-on, y
coulait dans le gravier des fleuves, les ruisseaux
étaient de lait, les arbres suaient le miel, les
cavales y étaient fécondées par le vent.
Assis sur les bords extrêmes du rivage occidental, on
voyait, disait-on, le soleil baisser sur l'horizon et plonger
tout à coup dans la mer comme un feu qui
s'éteint. Là les Phéniciens
fondèrent Abdère, Malaca, Gadès (Cadix),
Hispalis (Séville), en un mot, les villes les plus
importantes de l'Espagne méridionale.
Ils ne s'arrêtèrent pas encore, ils franchirent
le grand pas du Gibraltar, rompirent le détroit,
séparèrent les colonnes d'Hercule,.... et
là, debout sur la poupe, le marin Phénicien put
voir au loin s'étendre la haute mer, l'Océan
immense, et rêver dans le mirage de la brume les
fortunés rivages des Hespérides et de
l'Atlantide.
Autour de l'Europe, autour de l'Afrique ils
naviguèrent, allant, allant toujours poussés
par la soif du gain, bravant tous les courants, les vents
contraires, les mers froides, inconnues et hostiles. Ils
allèrent ainsi, - qui sait ? - jusqu'en Angleterre, en
Danemark, en Norvège, d'une part ; de l'autre, ils
s'enfoncèrent jusqu'aux îles de Pourpre
(Madère), aux îles Fortunées (Canaries) ;
plus bas encore ils virent les Leucoethiopiens, les hommes
à queue de singe, et bien d'autres merveilles.
On dit même qu'ils firent le tour du continent Africain
; et les prêtres égyptiens racontèrent
à Hérodote que, partant de la mer Rouge, des
marins phéniciens, après trois ans de
navigation étaient revenus par les colonnes d'Hercule
: récit que nous ne pourrions croire, pas plus
qu'Hérodote qui le rapporte, si dans le cours de sa
narration il ne témoignait lui-même de ce fait
véridique et concluant que les marins
phéniciens avaient vu le soleil du côté
de l'Ourse.
D'ailleurs si cet antique périple peut être mis
en doute, il faut bien accepter comme un fait, la
colonisation de l'Afrique septentrionale par les
commerçants de la Syrie : c'est là que leur
Hercule avait fondé la ville fabuleuse
d'Hécatompyles ; c'est là que des récits
plus authentiques placent la fondation de Leptis la grande,
d'Oea, de Sabrata, de Thapsos, d'Utique, et enfin de
Kambé que remplaça plus tard «la ville
neuve», Carthage.
C'est elle qui, s'engraissant plus tard de la ruine de sa
mère Tyr, absorba à son profit tout le commerce
de l'Occident, devint la reine de la
Méditerranée et balança la fortune de
Rome. Nous la retrouverons plus tard.
Si nous nous replions, cependant, sur les parages plus
voisins de la Phénicie, si nous poursuivons la
côte nord de l'Afrique jusqu'au moment où elle
rejoint l'Asie, il est un point où les vaisseaux des
Syriens n'osèrent jamais aborder en conquérants
; un pays que tous les puissants Etats de l'Asie,
envièrent et respectèrent quoiqu'il fût
leur plus proche voisin ; un Etat dont les origines
remontaient aux plus hauts souvenirs de l'humanité, et
qui se prétendait à bon droit
l'aîné de tous les peuples ; un royaume dont la
force inspirait la terreur et dont les richesses excitaient
l'envie. C'est l'Egypte. Que les Arabes et les Syriens (sous
le nom de Pasteurs et de Khetas), que les Assyriens (au temps
de Cambyse), eussent essayé de l'envahir, son peuple
calme et fort avait résisté lentement et
finalement culbuté et mis en fuite les armées
des envahisseurs. Sa durée paraissait immortelle, et
comme les sources de son fleuve, le Nil, son histoire
semblait se perdre au loin dans l'inconnu et dans la
nuit.
Les cités égyptiennes. - C'est par les
villes énormes qu'il construisit que nous terminerons
ce rapide examen des villes anciennes. L'imposant spectacle
qu'elles présentent aujourd'hui encore après
des centaines de siècles, donne une bien haute
idée de l'état avancé et de la haute
civilisation de ces peuples.
L'Egypte c'est le Nil. Dans la brûlante et morne
Afrique, le Nil donne la fraîcheur, la joie, la
gaieté, la vie. Est-il digne de remarque que ce fleuve
immense, ce bras de mer déroulant des montagnes,
inspire non seulement le respect par sa masse, mais aussi la
bonne humeur par sa douce action bienfaisante. Osburn dit :
«Il n'y a peut-être pas dans tout le domaine de
la nature un spectacle plus gai que celui
présenté par la crue du Nil. Toute la nature en
crie de joie. Hommes, enfants, troupes de boeufs sauvages
gambadent dans les eaux rafraîchissantes, les larges
vagues entraînent les bancs de poissons dont
l'écaille lance des éclairs d'argent, tandis
que des oiseaux de toute plume s'assemblent en nuées
au-dessus». C'est la fête de la nature.
Agenouillées, serrées autour de cette immense
mamelle, les villes de l'Egypte puisent dans son sein la vie.
Le Nil est le père, c'est le Dieu ; c'est lui que
célèbre, depuis l'embouchure jusqu'aux
cataractes, le grand poème hiéroglyphique
déroulé par la main des Pharaons :
«Salut, ô Nil, - ô toi qui t'es
manifesté sur cette terre - et qui viens en paix -
pour donner la vie à l'Egypte ! - Dieu caché -
qui amènes les ténèbres au jour qu'il te
plaît les amener, - irrigateurs des vergers qu'a
créés le Soleil - pour donner la vie à
tous les bestiaux b; - tu abreuves la terre en tous lieux, -
voie du ciel qui descends, - Dieu Seb, ami des pains ! - Dieu
Nepra, oblateur des grains ! - Dieu Pthah qui illumine toute
demeure ! SEIGNEUR des poissons, quand tu remontes sur les
terres inondées - aucun oiseau n'envahit plus les
biens utiles ; - créateur du blé, producteur de
l'orge, il perpétue la durée des Temples ;
repos des doigts est son travail - pour des millions de
malheureux !.... Tu as réjoui les
générations de tes enfants : - on te rend
hommage au Sud. - Stables sont tes décrets quand ils
se manifestent - par devant les serviteurs du Nord. - Tu bois
les pleurs de tous les yeux et prodigues l'abondance des
biens !» (Papyrus Seller, II, traduction
Maspero).
Enumérons les villes que ce puissant nourricier avait
semé sur ses deux bords.
D'abord les villes du Delta, Sais, Tanis, Xoïs, toutes
villes anciennes et puissantes. Mais leur position
excentrique empêcha qu'elles tinssent jamais d'une
façon durable le premier rang en Egypte. Plus tard la
fondation d'Alexandrie les ruina. Dès la plus haute
antiquité elles profitaient de leur situation au bord
de la mer pour se livrer à un commerce actif. Les
Phéniciens y avaient des comptoirs.
Au sortir du Delta la vallée se resserre ; nous sommes
en pleine Egypte ; c'est là que s'entassent l'une sur
l'autre : On du nord, l'Héliopolis des Grecs, la ville
sainte ; il se tenait dans ses temples une école de
théologie où Solon, Pythagore, Platon
étaient venus prendre les leçons des
prêtres de l'Egypte ; Babylone d'Egypte si
célèbre dans les récits du moyen
âge, où les Grecs avaient cru reconnaître
une ville bâtie par la main des Troyens
prisonniers.
En face, sur la rive gauche, plus puissante à elle
seule, et plus célèbre s'étalait
l'orgueilleuse Memphis (Mannover). Au treizième
siècle, l'arabe Abd-al-latif décrivait en ces
termes l'aspect imposant que présentaient encore ses
ruines. «Malgré l'immense étendue de
cette ville, disait-il, et la haute antiquité à
laquelle elle remonte, ses débris offrent encore aux
yeux des spectateurs une réunion de merveilles qui
confond l'intelligence et que l'homme le plus éloquent
entreprendrait inutilement de décrire.... Les pierres
provenues de la démolition des édifices
remplissent toute la surface de ces ruines ; on trouve en
quelques endroits des pans de murailles encore debout,
construits de ces grosses pierres dont je viens de parler ;
ailleurs il ne reste que les fondements, ou bien des monceaux
de décombres. J'ai vu l'arc d'une porte très
haute dont les deux murs latéraux sont formés
chacun d'une seule pierre ; et la voûte
supérieure qui était aussi d'une seule pierre
était tombée au devant de la porte... Les
ruines de Memphis occupent actuellement une
demi-journée de chemin en tous sens».
De cette ville qui dans sa splendeur avait été
tellement importante qu'elle avait donné son nom
à l'Egypte, (Hakaptah, c'est-à-dire ville de
Phtah), si l'on s'achemine vers l'autre centre de la
puissance Egyptienne vers la capitale du sud, Thèbes,
on rencontre encore sur les bords du Nil bien d'autres
centres importants. Il y avait la ville de Khéops.
Menat-Khouwou, aujourd'hui Minieh. Il y avait l'antique
Hermopolis, qui s'appelait encore Sesounnou, et qui passait
pour une des plus vieilles villes de la vieille Egypte. Puis,
plus haut encore, l'un des grands centres religieux de
l'Egypte, une des villes dont le nom se trouve le plus
fréquemment répété dans les
inscriptions antiques, Abydos (Aboud), plus tard
Ptolémaïs. Elle dut à certains moments
balancer la puissance de Thèbes et de Memphis. Enfin
après avoir traversé On du midi (Hermonthis),
dont l'existence remontait aux âges
antéhistoriques, l'on arrivait à la ville qui
résumait en elle seule toutes les splendeurs et toutes
les gloires de l'empire, à celle dont le nom
était répandu au loin, et dont les ruines
donnent encore une idée si magnifique et si
complète des splendeurs antiques, à la ville
sainte, Ape, T-ape, la Thèbes aux cent portes des
Grecs, la demeure d'Amman-Ra, roi des dieux et
créateur du monde.