Appendice - L'isthme de Suez et le canal maritime

A l'époque où j'ai visité l'Egypte, le canal de Suez n'était encore qu'un projet fort discuté par les savants, regardé comme chimérique par nombre de gens, entravé par plus d'une influence politique, et dont la réalisation, à ne considérer même que les difficultés matérielles, semblait encore problématique même à ceux qui la souhaitaient le plus. Depuis lors, grâce à l'indomptable énergie d'un homme qui a poussé l'esprit des grandes entreprises presque jusqu'au génie, et prouvé une fois de plus que la foi et la volonté transportent les montagnes, cette oeuvre gigantesque a été accomplie, aux acclamations des deux mondes. Ce sera là assurément un des événements les plus mémorables du XIXe siècle, si l'histoire, troublée par les luttes sanglantes qui déchirent les peuples et semblent menacer de nous ramener à la barbarie, tient encore compte des conquêtes pacifiques et fécondes de la civilisation et de la science.

On a pensé que le lecteur aimerait à trouver ici, à la suite de ce tableau rapide de l'Egypte, quelques détails sur le grand et magnifique travail si courageusement entrepris, si habilement conduit à terme par M. Ferdinand de Lesseps.

L'idée d'établir une communication entre la mer Rouge et la Méditerranée n'est pas une idée nouvelle. Dès les temps les plus reculés, on sait, à n'en pas douter, que des travaux considérables ont été faits dans ce but, plus de six cents ans avant l'ère chrétienne. Necos, fils de Psammetichus, avait entrepris de relier la mer Rouge au Nil par un vaste canal. Ce canal fut achevé par les rois perses, après qu'ils eurent conquis l'Egypte : Hérodote atteste l'avoir vu en pleine activité. Les empereurs Trajan et Adrien, qui le trouvèrent à peu près ruiné, le firent creuser de nouveau, l'agrandirent et le rendirent à la navigation. Lors de la conquête arabe, au VIIe siècle, il était encore obstrué : Amrou le répara, en le prolongeant jusqu'au vieux Caire. Mais plus tard, le canal fut abandonné quand les califes allèrent résider à Damas ; la navigation y cessa complètement vers le IXe siècle, et bientôt la barbarie turque acheva de détourner de l'Egypte le trafic que l'Europe s'efforçait d'entretenir avec l'Orient.

C'est seulement dans les temps modernes que devait renaître cette grande idée de la jonction des deux mers. Leibnitz l'avait entrevue : il rêvait la coupure des deux grands isthmes de Suez et de Panama. Le général Bonaparte, lors de son expédition en Egypte, s'occupa aussi de ce projet. On sait qu'il voulut se rendre à Suez, et alla même sur le terrain reconnaître les vestiges, encore visibles, du canal des Ptolémées : c'est dans cette excursion que, s'étant trop aventuré au bord de la mer, il s'égara, fut surpris avec son escorte par la marée montante, et ne dut qu'à sa présence d'esprit et son sang-froid d'échapper à une catastrophe pareille à celle qui jadis, presque à la même place, avait englouti l'armée égyptienne poursuivant les Hébreux. Le temps lui manqua pour mettre ses idées à exécution ; mais par ses ordres des études furent faites sur les divers projets de restauration du canal ; et le grand mémoire rédigé sur ce sujet par l'ingénieur Lepère devint le point de départ de toutes les entreprises qui, depuis, ont été tentées.

Il y a toutefois ici une remarque importante à faire. C'est que les anciens n'ont jamais eu l'idée d'ouvrir directement une communication de l'une à l'autre mer, en coupant la digue étroite qui les sépare : le seul objet qu'ils se soient jamais proposé, a été de se procurer un passage détourné en réunissant le Nil à la mer Rouge. C'est seulement de nos jours que l'idée d'un trajet direct a été étudiée sérieusement et présentée comme réalisable. L'ingénieur Lepère l'avait signalée, mais sans s'y arrêter. Un tel projet a quelque chose de si simple et de si grand à la fois, qu'on s'étonne qu'il n'ait pas plus tôt séduit les esprits hardis ; mais, il faut le dire d'abord, une telle entreprise exigeait des moyens mécaniques puissants que les anciens n'avaient pas à leur disposition. Creuser, de main d'homme, un canal de trente lieues, était une entreprise effrayante, même pour des despotes qui comptaient pour peu la vie humaine.

Il faut ajouter qu'une erreur singulière, et, à ce qu'il semble, très ancienne, avait sans doute contribué à écarter des esprits l'idée du canal direct : on croyait qu'il existait entre les deux mers une différence de niveau assez considérable ; si bien qu'à moins d'employer pour corriger cette différence un système d'écluses compliqué et difficile, on s'exposait, en coupant l'isthme, à rompre d'une façon dangereuse, dans l'une ou l'autre mer, l'équilibre des eaux : au lieu d'un canal on avait un torrent. Par un étrange hasard, les ingénieurs chargés, sous la direction de Lepère, des études préparatoires ordonnées par le général Bonaparte, étaient arrivés, à la suite d'observations faites à la hâte et trop précipitamment, à confirmer l'erreur populaire : il résultait de leurs calculs et de leurs nivellements que les eaux de la mer Rouge auraient été de près de dix mètres plus élevées que les eaux de la Méditerranée. L'illustre Laplace et plusieurs autres savants avaient bien protesté contre cette assertion, au nom des lois générales du système du monde ; le fait semblait donner tort à la théorie. C'est la théorie pourtant qui avait raison. Des travaux plus récents, exécutés dans des conditions d'exactitude absolue, et soumis à des vérifications réitérées, sont venus mettre hors de doute qu'on s'était trompé en 1798 et que le niveau des deux mers est sensiblement le même.

Deux ingénieurs français au service du vice-roi d'Egypte, MM. Linaut-Bey et Mougel-Bey, qui avaient concouru eux-mêmes à ces derniers travaux, en avaient déduit dès lors la possibilité d'un canal maritime direct. Leurs projets n'aboutirent pas ; mais ils furent repris un peu plus tard par M. de Lesseps, qui, en 1854, obtint de Saïd-Pacha la concession de l'entreprise. Une grande commission de savants et d'ingénieurs appartenant à toutes les nations européennes fut chargée par lui d'étudier à fond le projet du canal direct de Peluse à Suez, et de dire s'il était réalisable et dans quelles conditions. Cette commission se transporta sur les lieux en 1855 et 1856. Ses conclusions furent toutes favorables au projet. Non seulement elle constata de nouveau que le niveau des deux mers était identique, mais l'examen des couches géologiques de l'isthme lui démontra qu'autrefois les flots de la Méditerranée et ceux de la mer Rouge se confondaient, à cet endroit-là même, par un détroit. La possibilité de rouvrir cette communication ne lui parut pas douteuse : toutes les objections élevées contre le projet par le préjugé ou la jalousie furent jugées sans valeur ; et ni les prétendues vases de Peluse ni les sables du désert ne semblèrent devoir opposer d'obstacle sérieux à l'exécution de cette oeuvre d'un intérêt vraiment universel.

Le tracé direct offrait de grands avantages. Outre qu'il était naturellement, et de beaucoup, le plus court, il plaçait la nouvelle voie commerciale presque en dehors de l'Egypte, dans des conditions plus faciles d'indépendance internationale. De plus, au point de vue de l'exécution, il trouvait dans la disposition et les accidents du terrain des facilités toutes particulières. En quittant, en effet, la Méditerranée, un peu à l'ouest des ruines de l'antique Peluse, on rencontrait une vaste nappe d'eau, de cinquante lieues de tour ; c'est le lac Menzaleh, qui n'est séparé de la mer que par une mince langue de terre, et qui communique avec elle par plusieurs ouvertures : la seule difficulté qui se présentât là était de creuser un chenal dans un fond marécageux et trop peu consistant. Au delà se trouvent les lacs Ballah, qui sont à sec une partie de l'année. Puis le sol se relève, il faut franchir le seuil d'El-Guisr, sorte de colline de dix-neuf mètres au-dessus du niveau de la mer : c'était le plus formidable rempart que rencontrât le canal dans toute l'étendue de l'isthme ; on ne pouvait le tourner, il fallait l'ouvrir par une tranchée gigantesque. Cet obstacle franchi, on trouve un autre lac, le lac Timsah, magnifique bassin creusé par la nature, destiné à devenir, au milieu du parcours du canal, un port intérieur et un vaste entrepôt.

Enfin, après un nouveau relèvement du sol, qu'on appelle le Seuil du Sérapéum, haut seulement de dix mètres, s'ouvre un autre bassin beaucoup plus vaste, de vingt-cinq lieues de tour : ce sont les lacs Amers. Cette énorme dépression de terrain, alors à sec, portait sur toute son étendue, à la surface et dans l'épaisseur du sol, les traces évidentes du séjour qu'y ont fait autrefois les eaux de la mer : des bancs de sel marin, des galets, des coquilles marines appartenant aux mêmes espèces qui peuplent la mer Rouge, attestent de la manière la plus éclatante que, dans les temps anciens, le golfe d'Heroopolite s'avançait jusque-là dans les terres. C'est à cet endroit, selon toute vraisemblance, que durent passer les Hébreux en quittant l'Egypte sous la conduite de Moïse.

De là à Suez, il n'y a qu'une vingtaine de kilomètres, et tout cet espace de terre n'est pas élevé de plus d'un mètre au-dessus du niveau de la mer.

A l'ouest des lacs Amers s'ouvre une vaste plaine qui s'incline vers l'Egypte. C'est la vallée de Gessen, en hébreu la Terre des pâturages.

Selon l'Ecriture, quand Joseph, devenu ministre du Pharaon, appela sa famille en Egypte, il vint au-devant de son père Jacob, de ses frères et de leurs descendants, au nombre de soixante-dix, et leur donna au nom du roi la terre de Gessen, qui s'étendait du Nil à la mer Rouge. Cette contrée, aujourd'hui aride et déserte, devait être alors des plus fertiles, puisque la population des Hébreux s'y accrut, en deux cents ans, au point d'inquiéter les Pharaons. Evidemment cette fertilité était due aux eaux du Nil, que des travaux de canalisation amenaient jusqu'aux bords du golfe.

Après la mort de Joseph, dit encore l'Ecriture, il s'éleva un Pharaon qui, oubliant les services rendus par le ministre juif, et redoutant le grand nombre des étrangers qui avaient été accueillis dans le pays, soumit les Hébreux à des travaux excessifs : il leur fit bâtir les villes de Pithom, de Hon et de Rhamsès. Hon paraît être la ville d'Héliopolis, dont les ruines offrent un temple magnifique où le soleil était adoré sous la forme du boeuf Mnévis. On croit que Pithom n'est autre que Heroopolite, qui était située près de la mer Rouge, c'est-à-dire à cette époque non loin du lac Timsah.

Quant à Rhamsès, dont on a retrouvé de beaux vestiges, elle était située à peu près au centre de la vallée de Gessen, et vraisemblablement sur le principal canal de dérivation du Nil. Elle paraît avoir été la résidence des Israélites. C'est delà que, selon toute apparence, ils partirent sous la conduite de Moïse. Leur route est encore visible, et on en retrouve de loin en loin comme les grandes étapes. Au lieu de les diriger vers le nord, qui était le chemin de la Palestine, Moïse les fait descendre au sud, vers le désert du Sinaï, soit pour éviter des conflits avec les Philistins, soit pour se dérober plus sûrement à la poursuite des armées égyptiennes.

«Ils arrivèrent à Mara, et ils ne pouvaient boire des eaux de Mara, parce qu'elles étaient amères. C'est pourquoi on leur donna un nom qui lui était propre en l'appelant Mara, c'est-à-dire amertume.

Alors le peuple murmura contre Moïse, en disant : Que boirons-nous ?

Mais Moïse cria au Seigneur, lequel lui montra un certain bois qu'il jeta dans les eaux ; et les eaux devinrent douces».

Les eaux de Mara sont toujours amères, et les Arabes, pour les adoucir, se servent toujours du moyen que Moïse montra aux Hébreux : ils y jettent une plante qui croît aux environs du puits et qui rend l'eau potable. «Les enfants d'Israël vinrent ensuite à Elim, où il y avait douze fontaines et soixante-dix palmiers ; et ils campèrent auprès des eaux».

On voit encore aujourd'hui les douze sources et les palmiers. C'est en revenant de visiter ce lieu que Bonaparte faillit périr dans la mer Rouge.

Le lundi de Pâques, 25 avril 1859, M. Ferdinand de Lesseps, à la tête d'un petit groupe d'ingénieurs et d'ouvriers, plantait le drapeau égyptien sur la plage de Port-Saïd et y donnait le premier coup de pioche. Le canal maritime de Suez était commencé. M. de Lesseps ne demandait que dix ans pour l'achever : dix ans pour creuser une voie navigable longue de trente lieues, large de cent mètres, pour traverser des marécages, ouvrir des collines, remplir des lacs desséchés, créer deux ports, bâlir deux villes ! certes, c'était peu. Il a cependant tenu parole ; mais pour mener à bonne fin cette effrayante entreprise il a fallu, on peut le dire, des prodiges d'intelligence, de persévérance et de force d'âme.

Les difficultés d'exécution étaient immenses. La première de toutes, et non pas la moindre, était de faire vivre en plein désert une armée de travailleurs ; - et avant tout, pour les faire vivre, de les pourvoir abondamment d'eau ; car l'eau est la première et la plus absolue nécessité sous ce ciel meurtrier, dévorant. Suez n'a pas d'eau ; Suez était, on peut le dire, avant le chemin de fer exposée tous les jours à mourir de soif, quand la pluie ne remplissait pas ses citernes ; depuis le chemin de fer, l'eau du Nil lui arrivait, à grands frais, dans des caisses de fer. Cela ne pouvait pas alimenter les chantiers.

On songea à ramener, par un canal de dérivation, les eaux du Nil dans cette contrée dont elles avaient fait autrefois la fécondité et la richesse. Méhémet-Ali avait eu un instant la pensée de rendre par ce moyen son ancienne fertilité à la terre de Gessen. L'idée fut reprise par M. de Lesseps, et dès le commencement de l'année 1861 un canal d'eau douce, assez large pour porter des barques de petite dimension, amenait les eaux du Nil d'un côté à Suez, de l'autre à la ville nouvelle d'Ismaïlia, qui commençait à s'élever sur les bords du lac de Timsah. Par cette grande opération, on atteignait un double résultat : d'une part on fournissait abondamment d'eau potable les ouvriers du canal maritime ; de l'autre on fertilisait d'immenses terrains abandonnés à l'inculture depuis des siècles. Quelques années à peine s'étaient écoulées, et déjà cette terre, jadis fameuse par ses pâturages, la veille encore aride et nue, se couvrait d'une admirable végétation : les dattiers, les oliviers, les orangers y croissent à profusion ; le mûrier y prospère, et les plus précieuses variétés du coton y promettent de riches récoltes. Ces gigantesques travaux, tant du canal d'eau douce que du canal maritime, se firent d'abord, pour la plus grande partie, par des ouvriers indigènes : ces hommes étaient naturellement bien plus capables que les Européens de résister aux influences dangereuses du climat. On sait d'ailleurs que les fellahs d'Egypte sont assujettis par le gouvernement à un service de corvées : le vice-roi les nourrit, mais ne les paie pas. M. de Lesseps avait obtenu du gouvernement égyptien que les corvées qui lui étaient dues seraient cédées à la compagnie du canal, avec cette différence essentielle que la compagnie s'engageait, non seulement à nourrir ces ouvriers, mais à les payer. C'était concilier l'avantage des populations avec celle de l'entreprise ; et il semble que ni au point de vue de la justice, ni à celui de l'humanité, une pareille convention ne pouvait être critiquée.

Elle le fut cependant avec une singulière amertume et une singulière passion. La jalousie de l'Angleterre, ou plutôt de lord Palmerston, après avoir essayé, par tous les moyens diplomatiques, d'entraver au début l'oeuvre de M. de Lesseps, se saisit ardemment de ce prétexte des corvées pour lui créer, dès ses premiers pas, de nouveaux obstacles. Les journaux anglais retentirent de déclamations contre cette exploitation des populations indigènes, qui rappelait, disait-on, l'esclavage antique et les excès monstrueux du despotisme asiatique... Toujours défiante et envieuse de l'Egypte, sa puissante vassale, la Turquie s'associa à ces récriminations. La compagnie dut renoncer au système des corvées.

Il semblait que ce dût être là pour elle un coup mortel. Grâce à Dieu, il n'en fut rien. L'énergie de ses chefs et l'esprit inventif de ses ingénieurs triomphèrent de toutes les difficultés. Les hommes manquant, on eut recours aux machines ; on inventa des appareils admirables pour suppléer aux bras qui faisaient défaut ; on employa des dragues puissantes, mues par la vapeur, et qui, à l'aide de longs déversoirs, rejetaient d'elles-mêmes sur les rives les montagnes de déblais qu'elles enlevaient du fond du canal. Les travaux, un instant ralentis, marchèrent avec une rapidité plus grande.

Sur d'autres points, des difficultés d'une autre sorte furent surmontées avec non moins de bonheur. A Port-Saïd, la pierre manquait absolument pour construire les deux jetées qui devaient s'avancer dans la mer, l'une à trois mille cinq cents mètres, l'autre à deux mille cinq cents mètres, pour former à l'entrée du canal un avant-port vaste et sûr. Les pierres qu'on n'avait pas, on les a fabriquées de toutes pièces : un mélange de chaux, de sable et d'eau était coulé dans des moules de dix mètres cubes ; ce béton, exposé au soleil, devenait, au bout de deux mois, dur comme du granit. Les blocs ainsi obtenus pesaient vingt tonnes ; transportés sur des allèges et précipités dans la mer, ils ont formé d'immenses digues contre lesquelles vient se briser l'effort des plus violentes tempêtes.

Commencé en 1859, le canal, comme l'avait promis M. de Lesseps, était ouvert au bout de dix ans. Le 17 novembre 1869, l'inauguration en était faite en présence de l'impératrice Eugénie et de l'empereur d'Autriche. Une flotte de trente navires passait ce jour-là d'une mer à l'autre. La route directe des Indes était ouverte au commerce européen ; les distances qui séparent les principaux ports du monde occidental, de l'extrême Orient, étaient abrégées de moitié . C'est là dans l'histoire de la navigation un fait aussi éclatant et d'une portée aussi considérable que le fut, il y a trois siècles, la découverte du cap de Bonne-Espérance. Deux grandes barrières interceptaient sur les mers les communications commerciales des nations : l'isthme de Suez dans le monde ancien, l'isthme de Panama dans le nouveau monde. L'une de ces barrières est tombée ; le rêve de Leibnitz est à moitié réalisé. C'est à la France que la gloire en est due.