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Alexandre de Laborde - Vue générale de la cité et du port de Barcelone - Voyage pittoresque et historique de l'Espagne - 1806
Stendhal, on le sait, n'a pas été un grand voyageur en Espagne, comme Mérimée ou Th. Gautier : il est notoirement l'« homme de l'Italie », comme l'appelait Sainte-Beuve. L'auteur de Rome, Naples et Florence, des Promenades dans Rome ou des Chroniques italiennes a enraciné une partie de son oeuvre dans son paysage préféré : il est le « Milanese », comme il se définit lui-même en réclamant cette mention sur son épitaphe. Mais il est aussi l'arpenteur de l'Europe napoléonienne, celui qui a vu de ses yeux l'incendie de Moscou et les désastres de la retraite de Russie, celui qui traverse l'Europe d'une « allure napoléonienne », comme dira Nietzsche, et se livre, comme Montesquieu et Madame de Staël, à la comparaison des climats et des moeurs. Il n'y a donc pas de vrai récit de « voyage » en Espagne, mais une présence omniprésente et subtile de l'Espagne, surtout de cet « espagnolisme » dont il va être question succintement et qui en synthétise les aspects essentiels. |
![]() |
Si Stendhal songe très tôt à
connaître l'Espagne, sa seule incursion réelle -
et très brève - n'aura lieu qu'à
l'automne 1829 et ne sera racontée - en transposant
les dates - qu'avec l'ensemble des Mémoires d'un
Touriste en 1838. Mais qui est Stendhal (Henri Beyle) en
1829 ? Il est « tombé avec
Napoléon » en 1815, suivant sa propre
expression ; il a publié les Vies de Haydn, Mozart
et Métastase et l'Histoire de la Peinture en
Italie, s'est fait chasser de Milan en 1821, comme
suspect de « carbonarisme » et son
premier roman, Armance, en 1827, a été
un échec. Mais avec son pamphlet Racine et
Shakespeare, de 1823, il occupe le devant de la
scène du débat romantique ; dans son essai
De l'Amour (1823), un chapitre est consacré
à l'Espagne, mais il s'agit de l'utilisation du
cliché romantique de l'« andalouse aux yeux
noirs », de connaissances livresques ne reposant,
à cette date-là, sur aucune expérience
personnelle.
Avant de pouvoir lui-même réellement franchir
les Pyrénées en 1829, le Journal de
Stendhal porte, à diverses reprises, la trace de ce
désir d'Espagne : traverser l'Espagne pour aller
jusqu'à Cadix, port emblématique du
départ pour les Amériques ; faire la route de
Don Quichotte, ou peut-être, de façon plus
déguisée, refaire la route du Hugo de Tras
los montes, par le pays Basque. Stendhal n'ira jamais au
pays Basque espagnol, mais il invente à l'occasion (1)
une traversée de la Bidassoa, ancienne route de la
Monarchie entre l'Espagne et la France.
Cependant, en 1829 donc, lui aussi pourra aller
« tras los montes », une brève
escapade jusqu'à Barcelone, sur laquelle nous allons
revenir. Pas plus loin, non par lassitude, mais parce que la
police lui signifie de rebrousser chemin : dans l'Espagne de
Godoy, le « libéral » Stendhal
est indésirable. Mais il n'écrira aucun
récit à son retour immédiat : la France
de 1829 est agitée de secousses qui vont provoquer la
fin de la Restauration et l'avènement de
Louis-Philippe ; Stendhal a d'autres soucis en tête,
d'autres déceptions aussi après l'échec
des journées révolutionnaires de juillet 1830 :
pour celui qui va rêver, fugacement, de devenir
préfet, le sort de Consul à Trieste, puis
à Civita-Vecchia ne sera qu'un pis aller
répondant à la dure nécessité de
gagner sa vie. C'est là, au cours d'un congé de
1836-37 qui le ramène à Paris, que la
rédaction des Mémoires d'un Touriste va
lui permettre de réorganiser des souvenirs vieux de
presque une décennie, en transposant les dates sans
aucune gêne : il ne s'agit pas de témoignage sur
le vif, mais de reconstruction d'écrivain qui
s'approprie des mythes à usage interne.
Le « voyage en France », et plus
précisément dans le « Midi de la
France » (2), qui va permettre l'accès
à l'Espagne, passe par le Languedoc (visite de
Montpellier et Narbonne) puis par le Roussillon avec
l'arrêt à Perpignan. Arrêtons-nous
quelques instants sur ces images anciennes :
-
« J'aperçois de loin, se détachant sur un ciel pur, la citadelle de Perpignan (...) Perpignan me plaît infiniment, surtout un certain pont peuplé de marchands catalans ; c'est un peuple absolument neuf pour moi » (i).
![]() Hostein - La Basse à Perpignan (1835) |
Charme de la nouveauté, du dépaysement, qui
s'imposera tout le long du voyage, y compris la confrontation
pittoresque avec « l'huile d'olive
rance » qui « empeste » tous
les plats (3).
Même si le contexte historique est tendu en 1837 les
guerres carlistes sont la toile de fond permanente qui fait
fuir « au grand trot sur des mulets fort
durs », la beauté de Barcelone s'impose au
voyageur :
-
« Barcelone est à ce que l'on dit, la plus belle ville d Espagne après Cadix ; elle ressemble à Milan mais au lieu d'être située au milieu d'une plaine parfaitement plate, elle est adossée à Montjuich ».
![]() Florent-Fidèle-Constant
Bourgeois de Castelet
|
Ou, un peu plus loin :
-
« La Rambla m'a charmé : c'est un boulevard arrangé de façon que les promeneurs sont au milieu entre deux rangées d'assez beaux arbres ».
Cependant, le thème central de la réflexion
n'est pas l'exotisme esthétique mais la
réflexion politique polymorphe :
« Je n'ose dire les réflexions politiques que j'ai faites pendant un séjour de vingt heures(...) Volney, Raynal, Diderot à la mode en France, lors de la prise de la Bastille, sont les oracles de l'Espagne ».
Surtout, la prise en considération - assez
étonnante sous la plume d'un observateur
français à cette date - de la
particularité catalane :
« Les Catalans [...] sont républicains au fond et grands admirateurs de Jean-Jacques Rousseau et du Contrat Social ; ils prétendent aimer ce qui est utile à tous et détester les injustices profitables au petit nombre [...] Les Catalans sont libéraux comme le poète Alfieri ». (ii)
Brèves remarques sans doute, à la mesure
de la brièveté du séjour, mais qui
illustrent, de façon très intéressante,
comment le Stendhal de 1837, lecteur de Tocqueville qui a
publié son ouvrage, De la Démocratie en
Amérique, en 1836, mesure le poids des
différences et la richesse de la confrontation des
modèles.
Le bilan est essentiellement favorable :
« J'ai une inclination naturelle pour la nation espagnole, c'est ce qui m'a amené ici ».
Mais non au nom d'un goût individuel : d'une
valorisation de l'originalité et de la
singularité, alors qu'apparaît à
l'horizon le modèle américain et le
« règne du dieu dollar » que
Stendhal stigmatise sans relâche ; un jugement revient
à plusieurs reprises :
« J'aime encore l'Espagnol, parce qu'il est type, il n'est copie de personne. Ce sera le dernier type existant en Europe ».
Très brève expérience donc, et
très tôt avortée : Stendhal ne verra
jamais l'Alhambra dont il rêve, ni les bords du
Guadalquivir. La plus grande partie de la
référence à l'Espagne restera livresque
; pourtant, ce voyage succinct laissera une empreinte
indélébile. A son retour, Stendhal relit Don
Quichotte, une fois de plus, et a « l'idée
de Julien », c'est-à-dire Le Rouge et le
Noir.
De fait, c'est bien dans ce grand roman concomitant du voyage
en Espagne que le paradigme espagnol imposera sa
présence, tissera des lignes de fuite grâce
auxquelles la France de 1830 sera mise en perspective. A
côté de Fabrice del Dongo,
l'« Italien » de La Chartreuse de
Parme, Julien Sorel est le représentant des traits
d'hispanité. Le cadre même est porteur de sens
et fait signe : c'est Besançon, « vieille
ville espagnole », dans laquelle Julien rêve
de « châteaux en Espagne ».
Comparé aux jeunes gens décolorés qui
gravitent à l'Hôtel de la Môle, il est
investi par Mathilde, à la tête romanesque,
d'une généalogie mythique qui ferait de lui le
« fils d'un duc espagnol ». La
« Guerre d'Espagne »,
c'est-à-dire la guerre de résistance à
Napoléon, est évoquée aussi bien par
Norbert de la Mole que par le comte Altamira. Et, dans un
clin d'oeil satirique, la Maréchale de Fervaques, est
invitée à « aller à
Tolède se faire torturer par
l'Inquisition ».
Comme Mérimée le mettra clairement en
scène en 1845 dans Carmen, le caractère
espagnol est porteur à cette date-là d'un
message de révolte, de résistance à
l'oppression - fût-elle bonapartiste - qui agit
efficacement sur un imaginaire des
« nations » de l'Europe en train de se
constituer. Si, en d'autres lieux, Stendhal a pu mettre sur
le même plan la Campagne de Russie et les guerres
napoléoniennes en Espagne comme expériences
fondamentales de l'homme moderne, c'est aussi que ces
nations, au Nord et au Sud de l'espace réel que
Stendhal a pu explorer, sont des terrains neufs sur lesquels
le modèle démocratique que la France vient
d'inventer en 1789 se confronte à des
résistances qui sont le fruit complexe d'attirance et
de répulsions.
Le Rouge et le Noir n'est pas le seul texte où
Stendhal fait référence aux composantes d'une
certaine idée de l'Espagne : il y a aussi les
nouvelles, moins connues, comme Le coffre et le
revenant ou Le Philtre, mais plus
encombrées d'une part de clichés livresques. On
peut voir, à coup sûr, combien l'incursion en
Espagne - terme en fait plus adapté que celui de
« voyage » - a induit un changement de
vues : en 1822, De l'Amour, nous l'avons dit,
organisait son chapitre espagnol autour du
stéréotype de
l'« Andalouse » ; cela ne se reproduira
plus, et les textes ultérieurs porteront les traces
multiples de réflexions plus profondes.
Si l'Espagne a tant d'échos chez Stendhal, ce n'est
pas seulement parce qu'elle est, après l'Italie, une
des grandes pourvoyeuses d'images pittoresques dans
l'arrière-plan du premier romantisme : il faut
chercher très loin, dans l'enfance et les
années de formation d'un jugement de valeur. De fait,
plus que dans l'Espagne réelle à peine
effleurée, c'est dans
l'« espagnolisme » - néologisme
inventé par Stendhal lui-même selon le
Trésor de la langue française - que se
trouve la filiation la plus profonde avec l'Espagne. De quoi
s'agit-il ? La notion de filiation est complexe chez Stendhal
et perturbée par la perte de sa mère, à
l'âge de 7 ans, avec, pour conséquence
irrationnelle une aversion pour la lignée paternelle.
La mère est d'une lointaine origine italienne,
d'où la rêverie précoce et
l'allégeance inconditionnelle pour le
« pays où les orangers viennent en
terre » et pour la langue italienne, que sa
mère savait assez bien pour lire Dante dans le texte.
L'imagerie espagnole va naître, pour la première
fois, de la lecture roborative de Don Quichotte. La
Vie de Henry Brulard nous en donne le compte-rendu
:
« J'étais donc fort sournois, fort méchant, lorsque dans la belle bibliothèque de Claix, je fis la découverte de Don Quichotte. Ce livre avait des estampes [...] qui me semblaient plaisantes. Sancho Pança monté sur son bât, lequel est soutenu par quatre piquets [...] Don Quichotte me fit mourir de rire. Qu'on daigne réfléchir que depuis la mort de ma pauvre mère je n 'avais pas ri. Au milieu d'une si horrible tristesse, la découverte de ce livre est peut-être la plus grande époque de ma vie ».
Cette passion pour l'oeuvre maîtresse de Cervantes
- il connaît aussi les Nouvelles exemplaires -
ne se démentira jamais ; à chaque étape
cruciale de sa vie (notamment le retour dramatique de Russie)
intervient une relecture de Don Quichotte et
même, en 1809, des velléités de le
traduire alors qu'il connaît à peine l'Espagnol.
A cela s'ajoute une composante affective essentielle : le
choix de sa grand-tante Elisabeth, soeur du grand-père
maternel vénéré, comme support des
attributs du « caractère
espagnol », un mélange inextricable de
« sublime » emprunté aussi bien
à Cervantes qu'au Cid, autre
référence essentielle et texte
d'élection d'Elisabeth :
« Cela est aussi beau que le Cid »
se plaisait-elle à répéter. La
« hauteur de caractère » de la
grand-tante, son mépris pour le
« réel plat et fangeux »
deviennent des éléments majeurs de la toile de
fond sur laquelle, à côté de la sagesse
philosophique du grand-père, se tissent les motifs qui
dessineront à jamais les constantes des choix
éthiques de Stendhal : comme Elisabeth, taciturne et
exaltée à la fois, l'Espagnol est pour Stendhal
l'homme du silence :
« J'aime fort le silence espagnol » (iii),
l'homme des paroles parcimonieuses qui sont
l'opposé du bavardage de la civilisation, d'une
recherche de l'authenticité dont Stendhal ne cesse de
rechercher les paradigmes. Ce « silence
espagnol » est aussi le « merveilleux
silence » que Don Quichotte goûte dans la
demeure du chevalier au Vert Manteau et qui va irradier dans
l'accès au silence de La Chartreuse de
Parme.
Cet « espagnolisme » qu'il revendiquera
tout au long de sa vie, - « cet espagnolisme me
fait passer pour un fou » - est aussi bien une
disposition permanente à l'exacerbation des sensations
: « dès que je suis ému, je tombe
dans l'espagnolisme communiqué par ma tacite
Elisabeth », qu'une prédisposition au
sublime, à sa recherche éperdue hors de la
réalité :
« Les sentiments espagnols [...] me mettaient dans les nues, je ne songeais qu'a l'honneur, qu'il l'héroïsme ».
Il alimente la « tache dans le
télescope » dont Stendhal s'est toujours
plaint, son inaptitude à prendre en compte les
médiocrités du réel. On retrouve alors
l'Espagnol qui n'est « copie de
personne », la défense obstinée
d'une singularité - maître mot, avec
« singulier », du lexique stendhalien -
que Stendhal sent menacée de toutes parts par une
civilisation marchande, où les Saint-simoniens,
bêtes noires de Stendhal, prônent une
société utilitariste (IV). Le triomphe du
prosaïsme, comme de la « prose du
monde » décrite au même moment par
Hegel :
« Toujours de vils Sanchos détrôneront les sublimes Don Quichotte » (v)
Goût de la solitude et recherche du silence, penchant
pour la démesure de la passion contre la platitude de
la norme, la dette de Stendhal à l'égard d'une
certaine image de l'Espagne et des Espagnols, image elle
aussi contaminée par les
« chimères » du romanesque, est
celle d'une profonde et subtile conformité avec des
aspirations personnelles comme à des choix
esthétiques qui fécondent toute
l'archéologie de son romantisme.
L'Espagne a été là dès les
premières lectures et les premières
interrogations sur le sens du monde ; elle
réapparaît mystérieusement dans les
dernières lignes avant sa mort, sous les auspices du
Cid, l'autre grande ombre sollicitée à
côté de Don Quichotte :
« Le Cid, ou l'épopée du commencement ». (vi)
A l'Italie, il doit la couleur des rêves et le
« pays des chimères »
indéfiniment sollicité ; mais c'est à
l'Espagne, à l'« espagnolisme »
intransigeant de sa jeunesse, qu'il doit la devise de courage
lucide - exprimée notamment dans Souvenirs
d'égotisme - comme son testament d'arpenteur
européen :
« Ami lecteur. veille à ne pas passer ta vie à haïr et à avoir peur ».
© Marie-Rose CORREDOR, Centre d'Etudes stendhaliennes et
romantiques - Université Stendhal-Grenoble
(1) in Mémoires d'un Touriste, in Voyage en
France, Gallimard, Pléiade (1965) p.496
(2) ibid. p.501
(i) ibid. p.503
(3) ibid.
(ii) ibid. p.495
(iii) Vie de Henry Brulard, ed. Folio, p.323
(iv) Mémoires d'un Touriste, op. cit.
(v) La Chartreuse de Parme
(vi) Oeuvres intimes, Gallimard, Pléiade t.II,
p.1242