Stendhal, on le sait, n'a pas été un grand voyageur en Espagne, comme Mérimée ou Th. Gautier : il est notoirement l'« homme de l'Italie », comme l'appelait Sainte-Beuve. L'auteur de Rome, Naples et Florence, des Promenades dans Rome ou des Chroniques italiennes a enraciné une partie de son oeuvre dans son paysage préféré : il est le « Milanese », comme il se définit lui-même en réclamant cette mention sur son épitaphe. Mais il est aussi l'arpenteur de l'Europe napoléonienne, celui qui a vu de ses yeux l'incendie de Moscou et les désastres de la retraite de Russie, celui qui traverse l'Europe d'une « allure napoléonienne », comme dira Nietzsche, et se livre, comme Montesquieu et Madame de Staël, à la comparaison des climats et des moeurs. Il n'y a donc pas de vrai récit de « voyage » en Espagne, mais une présence omniprésente et subtile de l'Espagne, surtout de cet « espagnolisme » dont il va être question succintement et qui en synthétise les aspects essentiels.

 

Si Stendhal songe très tôt à connaître l'Espagne, sa seule incursion réelle - et très brève - n'aura lieu qu'à l'automne 1829 et ne sera racontée - en transposant les dates - qu'avec l'ensemble des Mémoires d'un Touriste en 1838. Mais qui est Stendhal (Henri Beyle) en 1829 ? Il est « tombé avec Napoléon » en 1815, suivant sa propre expression ; il a publié les Vies de Haydn, Mozart et Métastase et l'Histoire de la Peinture en Italie, s'est fait chasser de Milan en 1821, comme suspect de « carbonarisme » et son premier roman, Armance, en 1827, a été un échec. Mais avec son pamphlet Racine et Shakespeare, de 1823, il occupe le devant de la scène du débat romantique ; dans son essai De l'Amour (1823), un chapitre est consacré à l'Espagne, mais il s'agit de l'utilisation du cliché romantique de l'« andalouse aux yeux noirs », de connaissances livresques ne reposant, à cette date-là, sur aucune expérience personnelle.

Avant de pouvoir lui-même réellement franchir les Pyrénées en 1829, le Journal de Stendhal porte, à diverses reprises, la trace de ce désir d'Espagne : traverser l'Espagne pour aller jusqu'à Cadix, port emblématique du départ pour les Amériques ; faire la route de Don Quichotte, ou peut-être, de façon plus déguisée, refaire la route du Hugo de Tras los montes, par le pays Basque. Stendhal n'ira jamais au pays Basque espagnol, mais il invente à l'occasion (1) une traversée de la Bidassoa, ancienne route de la Monarchie entre l'Espagne et la France.


Cependant, en 1829 donc, lui aussi pourra aller « tras los montes », une brève escapade jusqu'à Barcelone, sur laquelle nous allons revenir. Pas plus loin, non par lassitude, mais parce que la police lui signifie de rebrousser chemin : dans l'Espagne de Godoy, le « libéral » Stendhal est indésirable. Mais il n'écrira aucun récit à son retour immédiat : la France de 1829 est agitée de secousses qui vont provoquer la fin de la Restauration et l'avènement de Louis-Philippe ; Stendhal a d'autres soucis en tête, d'autres déceptions aussi après l'échec des journées révolutionnaires de juillet 1830 : pour celui qui va rêver, fugacement, de devenir préfet, le sort de Consul à Trieste, puis à Civita-Vecchia ne sera qu'un pis aller répondant à la dure nécessité de gagner sa vie. C'est là, au cours d'un congé de 1836-37 qui le ramène à Paris, que la rédaction des Mémoires d'un Touriste va lui permettre de réorganiser des souvenirs vieux de presque une décennie, en transposant les dates sans aucune gêne : il ne s'agit pas de témoignage sur le vif, mais de reconstruction d'écrivain qui s'approprie des mythes à usage interne.

Le « voyage en France », et plus précisément dans le « Midi de la France » (2), qui va permettre l'accès à l'Espagne, passe par le Languedoc (visite de Montpellier et Narbonne) puis par le Roussillon avec l'arrêt à Perpignan. Arrêtons-nous quelques instants sur ces images anciennes :

« J'aperçois de loin, se détachant sur un ciel pur, la citadelle de Perpignan (...) Perpignan me plaît infiniment, surtout un certain pont peuplé de marchands catalans ; c'est un peuple absolument neuf pour moi » (i).

Hostein - La Basse à Perpignan (1835)

Charme de la nouveauté, du dépaysement, qui s'imposera tout le long du voyage, y compris la confrontation pittoresque avec « l'huile d'olive rance » qui « empeste » tous les plats (3).

Même si le contexte historique est tendu en 1837 les guerres carlistes sont la toile de fond permanente qui fait fuir « au grand trot sur des mulets fort durs », la beauté de Barcelone s'impose au voyageur :

« Barcelone est à ce que l'on dit, la plus belle ville d Espagne après Cadix ; elle ressemble à Milan mais au lieu d'être située au milieu d'une plaine parfaitement plate, elle est adossée à Montjuich ».

Florent-Fidèle-Constant Bourgeois de Castelet
Vue de Barcelone depuis Montjuïch, 1803

Ou, un peu plus loin :

« La Rambla m'a charmé : c'est un boulevard arrangé de façon que les promeneurs sont au milieu entre deux rangées d'assez beaux arbres ».

Cependant, le thème central de la réflexion n'est pas l'exotisme esthétique mais la réflexion politique polymorphe :

« Je n'ose dire les réflexions politiques que j'ai faites pendant un séjour de vingt heures(...) Volney, Raynal, Diderot à la mode en France, lors de la prise de la Bastille, sont les oracles de l'Espagne ».

Surtout, la prise en considération - assez étonnante sous la plume d'un observateur français à cette date - de la particularité catalane :

« Les Catalans [...] sont républicains au fond et grands admirateurs de Jean-Jacques Rousseau et du Contrat Social ; ils prétendent aimer ce qui est utile à tous et détester les injustices profitables au petit nombre [...] Les Catalans sont libéraux comme le poète Alfieri ». (ii)

Brèves remarques sans doute, à la mesure de la brièveté du séjour, mais qui illustrent, de façon très intéressante, comment le Stendhal de 1837, lecteur de Tocqueville qui a publié son ouvrage, De la Démocratie en Amérique, en 1836, mesure le poids des différences et la richesse de la confrontation des modèles.

Le bilan est essentiellement favorable :

« J'ai une inclination naturelle pour la nation espagnole, c'est ce qui m'a amené ici ».

Mais non au nom d'un goût individuel : d'une valorisation de l'originalité et de la singularité, alors qu'apparaît à l'horizon le modèle américain et le « règne du dieu dollar » que Stendhal stigmatise sans relâche ; un jugement revient à plusieurs reprises :

« J'aime encore l'Espagnol, parce qu'il est type, il n'est copie de personne. Ce sera le dernier type existant en Europe ».


Très brève expérience donc, et très tôt avortée : Stendhal ne verra jamais l'Alhambra dont il rêve, ni les bords du Guadalquivir. La plus grande partie de la référence à l'Espagne restera livresque ; pourtant, ce voyage succinct laissera une empreinte indélébile. A son retour, Stendhal relit Don Quichotte, une fois de plus, et a « l'idée de Julien », c'est-à-dire Le Rouge et le Noir.

De fait, c'est bien dans ce grand roman concomitant du voyage en Espagne que le paradigme espagnol imposera sa présence, tissera des lignes de fuite grâce auxquelles la France de 1830 sera mise en perspective. A côté de Fabrice del Dongo, l'« Italien » de La Chartreuse de Parme, Julien Sorel est le représentant des traits d'hispanité. Le cadre même est porteur de sens et fait signe : c'est Besançon, « vieille ville espagnole », dans laquelle Julien rêve de « châteaux en Espagne ». Comparé aux jeunes gens décolorés qui gravitent à l'Hôtel de la Môle, il est investi par Mathilde, à la tête romanesque, d'une généalogie mythique qui ferait de lui le « fils d'un duc espagnol ». La « Guerre d'Espagne », c'est-à-dire la guerre de résistance à Napoléon, est évoquée aussi bien par Norbert de la Mole que par le comte Altamira. Et, dans un clin d'oeil satirique, la Maréchale de Fervaques, est invitée à « aller à Tolède se faire torturer par l'Inquisition ».

Comme Mérimée le mettra clairement en scène en 1845 dans Carmen, le caractère espagnol est porteur à cette date-là d'un message de révolte, de résistance à l'oppression - fût-elle bonapartiste - qui agit efficacement sur un imaginaire des « nations » de l'Europe en train de se constituer. Si, en d'autres lieux, Stendhal a pu mettre sur le même plan la Campagne de Russie et les guerres napoléoniennes en Espagne comme expériences fondamentales de l'homme moderne, c'est aussi que ces nations, au Nord et au Sud de l'espace réel que Stendhal a pu explorer, sont des terrains neufs sur lesquels le modèle démocratique que la France vient d'inventer en 1789 se confronte à des résistances qui sont le fruit complexe d'attirance et de répulsions.

Le Rouge et le Noir n'est pas le seul texte où Stendhal fait référence aux composantes d'une certaine idée de l'Espagne : il y a aussi les nouvelles, moins connues, comme Le coffre et le revenant ou Le Philtre, mais plus encombrées d'une part de clichés livresques. On peut voir, à coup sûr, combien l'incursion en Espagne - terme en fait plus adapté que celui de « voyage » - a induit un changement de vues : en 1822, De l'Amour, nous l'avons dit, organisait son chapitre espagnol autour du stéréotype de l'« Andalouse » ; cela ne se reproduira plus, et les textes ultérieurs porteront les traces multiples de réflexions plus profondes.


Si l'Espagne a tant d'échos chez Stendhal, ce n'est pas seulement parce qu'elle est, après l'Italie, une des grandes pourvoyeuses d'images pittoresques dans l'arrière-plan du premier romantisme : il faut chercher très loin, dans l'enfance et les années de formation d'un jugement de valeur. De fait, plus que dans l'Espagne réelle à peine effleurée, c'est dans l'« espagnolisme » - néologisme inventé par Stendhal lui-même selon le Trésor de la langue française - que se trouve la filiation la plus profonde avec l'Espagne. De quoi s'agit-il ? La notion de filiation est complexe chez Stendhal et perturbée par la perte de sa mère, à l'âge de 7 ans, avec, pour conséquence irrationnelle une aversion pour la lignée paternelle. La mère est d'une lointaine origine italienne, d'où la rêverie précoce et l'allégeance inconditionnelle pour le « pays où les orangers viennent en terre » et pour la langue italienne, que sa mère savait assez bien pour lire Dante dans le texte. L'imagerie espagnole va naître, pour la première fois, de la lecture roborative de Don Quichotte. La Vie de Henry Brulard nous en donne le compte-rendu :

« J'étais donc fort sournois, fort méchant, lorsque dans la belle bibliothèque de Claix, je fis la découverte de Don Quichotte. Ce livre avait des estampes [...] qui me semblaient plaisantes. Sancho Pança monté sur son bât, lequel est soutenu par quatre piquets [...] Don Quichotte me fit mourir de rire. Qu'on daigne réfléchir que depuis la mort de ma pauvre mère je n 'avais pas ri. Au milieu d'une si horrible tristesse, la découverte de ce livre est peut-être la plus grande époque de ma vie ».

Cette passion pour l'oeuvre maîtresse de Cervantes - il connaît aussi les Nouvelles exemplaires - ne se démentira jamais ; à chaque étape cruciale de sa vie (notamment le retour dramatique de Russie) intervient une relecture de Don Quichotte et même, en 1809, des velléités de le traduire alors qu'il connaît à peine l'Espagnol. A cela s'ajoute une composante affective essentielle : le choix de sa grand-tante Elisabeth, soeur du grand-père maternel vénéré, comme support des attributs du « caractère espagnol », un mélange inextricable de « sublime » emprunté aussi bien à Cervantes qu'au Cid, autre référence essentielle et texte d'élection d'Elisabeth :

« Cela est aussi beau que le Cid »

se plaisait-elle à répéter. La « hauteur de caractère » de la grand-tante, son mépris pour le « réel plat et fangeux » deviennent des éléments majeurs de la toile de fond sur laquelle, à côté de la sagesse philosophique du grand-père, se tissent les motifs qui dessineront à jamais les constantes des choix éthiques de Stendhal : comme Elisabeth, taciturne et exaltée à la fois, l'Espagnol est pour Stendhal l'homme du silence :

« J'aime fort le silence espagnol » (iii),

l'homme des paroles parcimonieuses qui sont l'opposé du bavardage de la civilisation, d'une recherche de l'authenticité dont Stendhal ne cesse de rechercher les paradigmes. Ce « silence espagnol » est aussi le « merveilleux silence » que Don Quichotte goûte dans la demeure du chevalier au Vert Manteau et qui va irradier dans l'accès au silence de La Chartreuse de Parme.

Cet « espagnolisme » qu'il revendiquera tout au long de sa vie, - « cet espagnolisme me fait passer pour un fou » - est aussi bien une disposition permanente à l'exacerbation des sensations : « dès que je suis ému, je tombe dans l'espagnolisme communiqué par ma tacite Elisabeth », qu'une prédisposition au sublime, à sa recherche éperdue hors de la réalité :

« Les sentiments espagnols [...] me mettaient dans les nues, je ne songeais qu'a l'honneur, qu'il l'héroïsme ».

Il alimente la « tache dans le télescope » dont Stendhal s'est toujours plaint, son inaptitude à prendre en compte les médiocrités du réel. On retrouve alors l'Espagnol qui n'est « copie de personne », la défense obstinée d'une singularité - maître mot, avec « singulier », du lexique stendhalien - que Stendhal sent menacée de toutes parts par une civilisation marchande, où les Saint-simoniens, bêtes noires de Stendhal, prônent une société utilitariste (IV). Le triomphe du prosaïsme, comme de la « prose du monde » décrite au même moment par Hegel :

« Toujours de vils Sanchos détrôneront les sublimes Don Quichotte » (v)


Goût de la solitude et recherche du silence, penchant pour la démesure de la passion contre la platitude de la norme, la dette de Stendhal à l'égard d'une certaine image de l'Espagne et des Espagnols, image elle aussi contaminée par les « chimères » du romanesque, est celle d'une profonde et subtile conformité avec des aspirations personnelles comme à des choix esthétiques qui fécondent toute l'archéologie de son romantisme.

L'Espagne a été là dès les premières lectures et les premières interrogations sur le sens du monde ; elle réapparaît mystérieusement dans les dernières lignes avant sa mort, sous les auspices du Cid, l'autre grande ombre sollicitée à côté de Don Quichotte :

« Le Cid, ou l'épopée du commencement ». (vi)

A l'Italie, il doit la couleur des rêves et le « pays des chimères » indéfiniment sollicité ; mais c'est à l'Espagne, à l'« espagnolisme » intransigeant de sa jeunesse, qu'il doit la devise de courage lucide - exprimée notamment dans Souvenirs d'égotisme - comme son testament d'arpenteur européen :

« Ami lecteur. veille à ne pas passer ta vie à haïr et à avoir peur ».


© Marie-Rose CORREDOR, Centre d'Etudes stendhaliennes et romantiques - Université Stendhal-Grenoble


(1) in Mémoires d'un Touriste, in Voyage en France, Gallimard, Pléiade (1965) p.496
(2) ibid. p.501
(i) ibid. p.503
(3) ibid.
(ii) ibid. p.495
(iii) Vie de Henry Brulard, ed. Folio, p.323
(iv) Mémoires d'un Touriste, op. cit.
(v) La Chartreuse de Parme
(vi) Oeuvres intimes, Gallimard, Pléiade t.II, p.1242