[II. Première conjuration de Catilina]

Chapitre 1 Sommaire Chapitre 3

Catilina avait été nommé préteur en 686 : il avait alors quarante ans, âge fixé par la loi annale de Sylla pour pouvoir prétendre à cette magistrature. Chez les Romains c'était un honneur fort apprécié que d'obtenir une charge publique aussitôt qu'on la pouvait légalement exercer, et le succès de Catilina dans cette circonstance prouve qu'il avait une clientèle nombreuse et des amis puissants. L'année suivante, il se rendit en qualité de propréteur dans la province d'Afrique (1), que le sort lui avait assignée, et là il se livra sans frein aux plus honteuses exactions. Rançonner un peuple tributaire, c'était se préparer à briguer le consulat, car les suffrages dans les comices appartenaient au plus riche, et à cette époque, pour devenir le plus riche, il fallait être le plus ingénieux à pressurer la province qu'on administrait.

A son retour en Italie, vers l'été de 688, peu avant les comices consulaires, Catilina, se disposant à s'y présenter, fut accusé de concussion par des députés africains qui l'avaient précédé à Rome. Le sénat, d'ordinaire peu soucieux des plaintes élevées par les provinces tributaires, accueillit cette fois avec quelque faveur les députés africains. C'est que leur accusation le débarrassait de la candidature de Catilina, qui commençait à lui inspirer de sérieuses inquiétudes. De fait, au moment où les comices allaient s'ouvrir, sur la proposition du consul L. Volcatius Tullus, le sénat interdit à Catilina de se faire inscrire au nombre des candidats, jusqu'à ce qu'il se fût justifié des imputations dont il était l'objet (2). Or le jugement ne devait avoir lieu qu'après les comices. Catilina comprit facilement que faute de pouvoir obtenir contre lui une condamnation qui lui eût à jamais interdit la carrière des honneurs, on voulait du moins l'en écarter pour une année en le tenant sous le coup d'un procès scandaleux. C'était lui montrer qu'on le craignait et qu'on hésitait à l'attaquer en face. Plein de ressentiment, il médita une vengeance digne d'un homme élevé parmi les horreurs de la guerre civile.

Les deux consuls désignés dans les comices dont Catilina venait d'être exclu, furent P. Autronius Paetus, et P. Cornelius Sylla, l'un et l'autre décriés pour leurs moeurs, n'ayant ni capacité politique ni réputation militaire. On aurait peine à s'expliquer l'élection de tels hommes, si l'événement qui suivit n'en eût révélé la cause. D'après la constitution romaine, le consul en fonctions était inviolable, mais, avant de prendre possession de sa charge, et aussitôt qu'il l'avait déposée, il devait répondre à toutes les accusations qu'il plaisait à ses ennemis de lui intenter. Le consul désigné pouvait être traduit en justice pour le fait de brigue, ambitus, c'est-à-dire corruption des électeurs (3), le consulaire, pour abus de pouvoir ou pour malversation. D'ailleurs, le soin de venger ou de défendre les lois n'appartenait à aucun magistrat, à aucun corps politique en particulier. Tout citoyen pouvait se présenter comme accusateur, et toute accusation entraînait une enquête et un jugement public. De là, l'usage pour les ambitieux de débuter dans la carrière politique par intenter un procès de cette espèce. La plupart en s'attaquant à un personnage illustre ne cherchaient qu'une occasion de se produire et de se faire remarquer, indifférents quant au succès de leur poursuite, pourvu qu'elle leur procurât devant le peuple la réputation d'orateur et de bon citoyen.

L'abus d'un pouvoir si monstrueux était tempéré par un autre abus encore plus déplorable, je veux dire la partialité des juges, qui, choisis parmi les sénateurs, étaient toujours intéressés dans de semblables affaires, soit par esprit de corps, soit par suite de leurs relations personnelles avec les accusés. En 684 (4), le préteur L. Aurélius Cotta (5) ayant fait rendre une loi qui attribuait le pouvoir judiciaire à la fois aux sénateurs, aux chevaliers et aux tribuns du trésor, trouva un remède contre la partialité des juges, mais non contre leur vénalité.

Ce fut devant un tel tribunal que furent traduits les deux consuls désignés, Autronius et Sylla, accusés de corruption électorale, le premier par son compétiteur malheureux L. Aurélius Cotta, le second par L. Torquatus, fils d'un autre candidat aux mêmes comices. Le fait fut prouvé, le scandale avait été énorme, l'intrigue maladroitement conduite ; la loi Calpurnia, promulguée contre la brigue en 687, était trop récente pour n'être pas appliquée. Enfin, ruinés par leurs profusions dans les comices, les consuls désignés n'avaient plus de quoi tenter la cupidité de leurs juges. Ils furent donc sacrifiés, et l'on nomma à leur place L. Aurélius Cotta et le père de L. Torquatus. Leur malheur n'excita pas le moindre intérêt, et cette facile satisfaction donnée à l'opinion publique parut un des bienfaits de la nouvelle loi judiciaire.

Une conformité de fortunes et de ressentiments unit bientôt Catilina aux deux consuls destitués. Depuis longtemps d'ailleurs leurs goûts et leurs moeurs les avaient rapprochés. Bien qu'ils n'eussent pas une clientèle nombreuse, Autronius et Sylla avaient pendant un jour obtenu les suffrages du peuple. C'était pour eux une espèce de consécration que leur jugement ignominieux n'avait pas entièrement effacée, et les exemples de semblables destitutions ne se trouvant que dans des temps de bouleversements politiques, un mouvement révolutionnaire pouvait leur rendre, ils le disaient du moins, ce qu'une faction leur avait enlevé. Cinna, déposé par un sénatus-consulte, avait repris ses faisceaux aussitôt qu'il avait pu rassembler une armée, et le peuple avait montré qu'il n'avait pas perdu son respect pour l'élu de son choix. Autronius et Sylla étaient donc pour Catilina des auxiliaires utiles. Le nom de Sylla surtout, proche parent du dictateur, pouvait agir fortement sur les soldats colonisés. Enfin l'un et l'autre par la faiblesse de leur caractère promettaient de devenir dans les mains de Catilina des instruments dociles.

Il s'associa encore deux sénateurs ; l'un L. Varguntéius (6), célèbre seulement par sa force colossale et sa brutalité ; l'autre C. Cornélius Céthégus (7), d'une naissance illustre, mais perdu de dettes et méprisé pour ses désordres et la bassesse de ses penchants. En Espagne, il avait, dit-on, porté la main sur son général Q. Métellus (8), et ce trait d'indiscipline, alors presque inouï dans les armées romaines, donne la mesure de sa témérité et de la violence de son caractère.

Déjà Catilina comptait de nombreuses recrues de cette espèce, lorsqu'il fit part de ses projets à un personnage qui malgré sa jeunesse et le délabrement de sa fortune paraît avoir exercé à cette époque une assez grande influence politique. Cn. Calpurnius Pison appartenait à une famille plébéienne mais illustre ; après avoir dissipé un riche patrimoine dans des profusions de toute espèce, réduit à la misère, poursuivi par les usuriers, trop fier pour mendier la protection de quelque magistrat puissant, il n'avait d'espoir que dans le bouleversement de la république, et il était prêt à jouer sa vie sur la chance de rétablir sa fortune. Quels étaient ses moyens d'action sur le peuple ou sur les soldats ? quelle force sa présence donnait-elle aux conjurés, on l'ignore ; mais la part qu'on lui faisait d'avance prouve assez qu'il apportait à ses nouveaux associés d'autres secours que son épée et son désespoir.

Le plan des conjurés paraît avoir été celui que pouvait concevoir des hommes formés par Sylla, et pour lesquels une table de proscription était le préambule nécessaire de tout changement politique. On fixa l'exécution du complot aux kalendes de janvier, au moment où les consuls élus iraient sacrifier au Capitole et prendre possession de leurs charges. Ce jour-là, Rome demeurait un instant sans magistrats. Les anciens consuls n'avaient plus d'autorité, les nouveaux ne s'étaient pas encore fait reconnaître. A un signal convenu, les conjurés, mêlés dans la foule qui se pressait au Capitole, devaient égorger les consuls et quelques sénateurs, puis profitant du premier moment de stupeur où leur attaque imprévue jetterait le sénat et le peuple, ils auraient proclamé un dictateur avec mission de constituer la république. Quelques décrets auraient été promulgués par ce dictateur, qui promettait d'abdiquer aussitôt ses pouvoirs, pour réinstaller dans leurs fonctions les deux consuls déposés, Autronius et Sylla. Enfin, le succès décidé, Pison devait s'embarquer avec une armée, et se rendre en Espagne, qu'on lui donnait pour gouvernement. Là, revêtu de pouvoirs extraordinaires, il se serait emparé de tous les revenus de cette riche province. Il avait encore pour mission d'armer les deux Espagnes, et d'y préparer pour ses complices, soit des ressources de tout genre dans l'éventualité d'une guerre civile, soit un refuge s'ils ne pouvaient se maintenir en Italie. Depuis les succès de Sertorius en Espagne, on avait compris l'importance militaire de cette province, et c'est vers elle que tous les conspirateurs tournaient leurs visées (9).

Dans le manque presque absolu de renseignements historiques sur les plans des conjurés, on en est réduit aux conjectures sur les changements qu'ils prétendaient introduire à la constitution de Sylla. Une loi pour l'abolition des dettes devait être assurément un des premiers actes de leur usurpation. Puis, si l'on se rappelle que les principaux adversaires des conjurés étaient les oligarques du sénat, et que le succès du complot dépendait de la part qu'y prendraient les soldats licenciés et la populace, on supposera avec quelque vraisemblance que le but des nouveaux décrets devait être de réduire le pouvoir du sénat et de donner satisfaction aux classes inférieures. Probablement on eût enlevé entièrement aux sénateurs le pouvoir judiciaire ; on aurait augmenté les priviléges des tribuns, peut-être fondé de nouvelles colonies ; on aurait fait des distributions de blé. Il faut remarquer que bien que la plupart des conjurés eussent autrefois suivi le parti de Sylla, ils devaient nécessairement renier leur passé, et même offrir une part dans les dépouilles aux débris de la faction de Marius, car, ennemie comme eux du sénat, elle pouvait donner une grande force à leur cause, en lui procurant l'appui de la plèbe urbaine et celui des villes italiotes. Les relations que Catilina entretint dans la suite avec quelques peuples de la Péninsule, le soin avec lequel il conservait dans sa maison une aigle d'argent, souvenir révéré du vieux Marius (10), rendent probables, je ne dis pas une alliance positive, mais du moins des négociations plus ou moins franches entre les deux factions.

Pour opérer la révolution qu'ils méditaient, pour changer brusquement la constitution, les conjurés avaient besoin d'une dictature. C'était une forme consacrée, que Sylla venait en quelque sorte de rajeunir, et son exemple seul devait suffire à des gens élevés à son école. Mais un dictateur, où le trouver ? Un usage immémorial exigeait que cette magistrature extraordinaire fût déférée à un consulaire, et l'on n'en cite encore aucun parmi les conjurés (11). On sait que les romains respectaient beaucoup plus les usages que les lois les plus saintes, et il était sans doute plus difficile parmi eux de devenir dictateur au mépris des formes reçues, que de verser des flots de sang, une fois que ce pouvoir monstrueux aurait reçu la sanction de quelque vain cérémonial.

Suivant toute apparence, Catilina et ses complices comptaient que la victoire déclarée en leur faveur, ils n'auraient plus qu'à choisir parmi les nombreux alliés qui s'offriraient à eux. Crassus, un des chefs du parti aristocratique, ennemi déclaré de la coterie qui dominait dans le sénat, fut dès lors soupçonné d'intelligences secrètes avec les conjurés. Si l'on en croit quelques historiens trop empressés à recueillir les calomnies qui poursuivent toujours les grandes réputations, Crassus aurait été le dictateur désigné par les chefs du complot, et C. César le Maître de la cavalerie sous ses ordres (12) ; ainsi, toutes les factions hostiles au gouvernement se seraient réunies pour l'accabler.

Pour nier absolument une telle alliance, on serait aujourd'hui aussi peu fondé que pour l'admettre sans réserve, et à défaut de preuves ou même de renseignements, l'histoire doit chercher des présomptions dans le caractère, les antécédents et surtout dans les intérêts des hommes qu'elle évoque à son tribunal.

La haute position et les richesses proverbiales de Crassus, l'amour de la gloire que l'on prête toujours à César, semblent suffire d'abord pour les justifier de toute complicité avec des hommes poussés au crime par la misère et le désespoir. Mais, si l'on se reporte aux moeurs du septième siècle de Rome, si l'on se dégage pour un instant des idées de moralité modernes, qui obligent aujourd'hui l'ambition la plus dépravée d'appeler l'hypocrisie à son aide, alors peut-être pour absoudre César et Crassus, faudra-t-il chercher des motifs ailleurs que dans l'énormité seule du crime dont ils sont accusés. Il faut dire, à la honte de leur époque, qu'on ne peut les justifier d'avoir trempé dans le complot de Catilina, qu'en prouvant combien leur intérêt les en éloignait. Un assassinat pouvait-il révolter ces hommes ? Mais l'un avait été le ministre des proscriptions du dictateur (13) ; l'autre se glorifiait d'être le neveu de celui qu'on surnommait le bourreau du sénat. L'un et l'autre avaient des vengeances de famille à exercer ; l'un et l'autre avaient pour la vie de leurs semblables le mépris que donne une ambition effrénée. Enfin, ce qu'allaient tenter les conjurés, n'était-ce pas alors le préliminaire obligé de toutes les révolutions politiques ? Cinna, les deux Marius, Carbon, Sylla, avaient-ils hésité un seul moment devant le meurtre de leurs ennemis ?

Cette question, que les historiens de l'antiquité n'ont point résolue, doit être examinée au point de vue étroit de la politique romaine. Je ne m'occuperai donc ici qu'à rechercher les intérêts positifs et égoïstes, seuls mobiles alors d'ambitions à qui toute idée de moralité était sans doute étrangère.

Crassus était partagé entre deux passions : sa haine contre Pompée et son insatiable avarice. Si le désir de reconquérir une place qu'il croyait usurpée par son rival, l'animait d'un vif ressentiment contre le sénat, d'un autre côté, le besoin de conserver ses immenses richesses lui faisait éviter les entreprises hasardeuses. Sa politique avait quelque chose d'incertain et de timide ; il était frondeur plutôt qu'ennemi actif et déclaré. Sans doute, il eût vu avec joie l'abaissement et peut-être la mort de ses adversaires ; mais l'arrivée au pouvoir d'un parti tel que celui dont Catilina était l'âme, avait de quoi l'effrayer pour lui-même. Quelle part serait la sienne dans une alliance avec cette foule de prodigues qui tous prétendaient se partager les dépouilles de la république ? Etait-il prudent à lui de s'associer à des hommes perdus de dettes, qui n'auraient pas manqué de regarder ses trésors comme un fonds commun où ils pourraient puiser en assurance ? Enfin, bien qu'il eût commandé des armées avec gloire, et qu'il eût joué un rôle important dans la dernière révolution, il n'exerçait d'influence ni sur les soldats ni sur la populace. Désespérant d'égaler jamais Pompée dans la carrière des armes, c'était dans la curie et au Forum qu'il s'était accoutumé à chercher des succès, et qu'il avait tenté de balancer l'ascendant de son rival (14). Crassus voulait dominer le sénat et non l'abattre. Il est donc vraisemblable que ses habitudes de prudence l'auraient détourné de toute alliance intime avec Catilina, alors même que la différence de leurs moeurs et de leur position dans la république ne les eût pas naturellement éloignés l'un de l'autre. Probablement il observait les menées des conspirateurs ; peut-être avait-il écouté quelque ouverture de leur part, sans cependant s'être jamais engagé. Sa politique devait être de se ménager des amis parmi eux pour le cas d'une révolution, car cette prévoyance est ordinaire à tous les riches ; puis il attendait le dénoûment avec l'espoir que, trop faibles pour constituer un gouvernement, les conjurés seraient du moins assez forts pour détruire celui qu'il haïssait autant qu'eux.

Quant à César, sa participation au complot paraît encore moins admissible. Rome ignorait encore le génie de César, et déjà cependant tous les regards se tournaient vers lui comme attirés par un pressentiment fatal. Tout en lui semblait extraordinaire et contradictoire, son extérieur aussi bien que sa conduite. Ses yeux noirs, dont on avait peine à soutenir le feu pénétrant, contrastaient avec le sourire habituel d'une bouche aux contours presque féminins (15). Dans sa jeunesse il était d'une complexion délicate, et ses membres blancs et mollement arrondis n'annonçaient pas la vigueur ; cependant il excellait dans tous les exercices du corps, et sa santé n'était altérée ni par l'excès du travail, ni par l'excès des plaisirs. En le voyant le matin au Forum, drapé dans sa toge flottante dont tous les plis semblaient étudiés au miroir (16), on se demandait si c'était le même homme qui la veille au Champ de Mars domptait un cheval fougueux, ou qui devant le tribunal des duumvirs élevait la voix au nom du peuple pour accuser un proconsul enrichi par les proscriptions de Sylla. Orgueilleux de sa naissance, il aimait à rappeler aux Romains qu'il comptait parmi ses ancêtres des rois et des dieux (17), mais on ne savait s'il était plus fier de Vénus, sa mère (18), que du mari de sa tante, Marius le plébéien à deux noms (19). Quelquefois, lorsque dans la curie il prenait la parole, les vieux sénateurs tremblaient, croyant revoir C. Gracchus. L'instant d'après le tribun fougueux avait disparu, il ne restait plus qu'un élégant débauché plus préoccupé de sa nouvelle maîtresse que des affaires de la république. «Il me rassure, disait Cicéron, quand je le vois se gratter la tête du bout de l'ongle. S'il voulait bouleverser la république, il serait moins inquiet de sa coiffure» (20).

César se connaissait-il lui-même ? Avait-il déjà conçu quelque grand dessein ? Ceux-là pouvaient répondre qui l'avaient vu pleurer devant la statue d'Alexandre (21), ou qui l'avaient entendu répéter ce vers d'Euripide :

S'il faut briser les lois, que ce soit pour l'empire (22).

Ce prodige effrayant de vigilance, d'audace, d'activité (23), conçut dès l'enfance le projet de devenir le premier citoyen de Rome, c'est-à-dire le maître du monde, et ce but, il l'eut sans cesse devant les yeux, et ne s'en écarta pas un moment. A dix-sept ans, en face de Sylla tout couvert du sang des proscrits, il comprit que la force véritable était dans le parti populaire, et seul debout sur les ruines de sa maison, il osa se poser comme l'héritier de Marius et tenir tête à l'impitoyable dictateur (24). Quelques années plus tard, n'ayant encore exercé aucune charge publique, il parvenait à séduire Pompée, à le soustraire à l'influence du sénat, à lui faire adopter les mesures qui rendaient au parti démocratique ses armes les plus dangereuses (25). Ses vices mêmes avaient un but politique ; ses maîtresses étaient les femmes des magistrats les plus influents (26); ses biens dissipés dans des profusions calculées lui avaient valu de nombreux amis (27) ; ses dettes attachaient à sa fortune tous les riches de Rome (28). A peine entré dans le sénat, non comme un candidat timide, mais comme un ennemi audacieux qui s'ouvre une brèche, il voyait s'aplanir devant lui la carrière des honneurs. Adoré du peuple, confident de Pompée ou plutôt son mauvais génie (29), placé par sa naissance et par son habileté reconnue à la tête d'une faction nombreuse et puissante, que pouvait-il attendre d'une alliance avec des hommes tels que Catilina et ses complices ? Assurément César voulait abattre le pouvoir du sénat, mais il sentait fort bien que le temps n'était pas encore venu pour lui de recueillir son héritage. Aucune action de sa vie n'indique l'impatience, et tout prouve qu'il savait ménager une proie qui pe pouvait lui échapper, et qu'il n'aurait consenti à partager avec personne.

Une autre considération achève de rendre tout à fait invraisemblable cette union supposée entre César et Crassus. Leurs relations étaient loin d'être alors ce qu'elles devinrent dans la suite. Sortis de camps ennemis, professant des opinions politiques opposées, ils n'avaient de commun que leur haine contre le gouvernement du sénat. En admettant même que Crassus eût pu accepter la dictature offerte par les conjurés, il n'eût pas apparemment choisi pour Maître de la cavalerie, c'est-à-dire son lieutenant, l'homme qu'il regardait comme la créature de Pompée, ou plutôt comme l'agent principal de ses intrigues à Rome. Enfin, César et Crassus convoitaient alors l'un et l'autre l'administration de l'Egypte (30), et cette riche proie aurait suffi pour diviser deux hommes également avides et ambitieux.

Il est possible, au reste, que les conjurés, pour recruter plus facilement des complices, se soient vantés de l'adhésion qu'ils auraient obtenue de personnages qui représentaient deux factions puissantes. Parmi les affiliés subalternes, plusieurs croyaient peut-être à la réalité d'une alliance entre Catilina, Crassus et César, et même quelques-uns des chefs se flattaient vraisemblablement qu'un premier succès lèverait tous leurs scrupules et les rallierait décidément à leur cause.

Le caractère et les habitudes des principaux conjurés rendaient le secret difficile ; aussi, soit par les indiscrétions, soit par les révélations de quelques-uns d'entre eux, le gouvernement fut averti, et les consuls se tinrent sur leurs gardes. Aux kalendes de janvier, ils se présentèrent au Capitole, entourés d'une escopte nombreuse qui rendait impossible le coup de main projeté (31). Alors Catilina le fit ajourner aux nones de février suivantes, jour fixé pour une réunion solennelle du sénat. Dans l'intervalle, les conspirateurs ne furent point sérieusement recherchés. Un sénatus-consulte fut proposé, il est vrai, mais demeura sans effet par l'opposition d'un tribun du peuple (32). Il était évident que le gouvernement ne se sentait pas assez fort pour punir. Imparfaitement instruit des projets et du nombre des conjurés, partageant peut-être les soupçons qui rattachaient au complot César et Crassus, il craignait de les pousser par sa rigueur aux entreprises les plus désespérées. Il se flatta qu'en gagnant du temps il parviendrait à se débarrasser de chefs trop puissants pour qu'il essayât de sévir contre eux. Ajourner toute lutte sérieuse a toujours été la politique des gouvernements faibles, et ce fut celle que suivit le sénat en cette circonstance.

La seconde tentative des conjurés ne réussit pas mieux que la précédente. Il parait cependant que le secret avait été mieux gardé que la première fois, et qu'ils auraient pu surprendre les consuls, si Catilina, au jour fixé, ne se fût trop hâté de donner le signal (33). Ses affidés n'étaient point encore à leur poste, ou s'y trouvèrent en trop petit nombre pour oser rien entreprendre. Curion, ennemi déclaré de Crassus et de César, racontait longtemps après l'événement, que Crassus, touché de remords, ou bien effrayé du péril, ne s'était pas présenté au rendez-vous indiqué d'accord avec Catilina, et qu'en son absence César n'avait pas osé donner le signal convenu pour l'attaque, c'était de rejeter sa toge de dessus son épaule (34). Ce récit ne me paraît mériter aucune confiance ; et peut-être dans cette prétendue tentative que ne suivit aucune démonstration, n'y eut-il de réel que les terreurs de quelques vieillards qui se croyaient toujours environnés d'assassins.

Quoi qu'il en soit, suivant toute apparence, l'attitude des consuls déconcerta et découragea pour un temps les chefs du complot. A leur tour ils voulurent temporiser, et renonçant à la violence, ils espérèrent obtenir par l'intrigue une victoire plus facile. Catilina résolut de se présenter aux comices consulaires, et Pison quitta Rome, investi par le sénat, contre tonte apparence, des mêmes fonctions que ses complices lui avaient destinées. Elu questeur par le peuple, il reçut du sénat, avec les pouvoirs de propréteur, la mission d'administrer l'Espagne citérieure, province encore agitée par l'esprit de Sertorius, remplie de troupes romaines, et habitée par des populations belliqueuses et aguerries (35).

Le parti oligarchique, effrayé de l'audace et du nombre des conjurés, espérait-il les diviser en désintéressant ceux de leurs chefs avec lesquels il pouvait traiter ? Ou bien voulait-il soustraire l'Espagne à l'influence de Pompée en dépêchant dans cette province un homme audacieux, animé contre lui d'une haine violente (36) ? Ces questions demeureront toujours sans réponse, mais le sort qui attendait Pison en Espagne pourrait faire soupçonner encore un autre motif à son éloignement. A peine arrivé, au milieu d'un voyage qu'il venait d'entreprendre pour visiter son gouvernement, Pison périt assassiné par des cavaliers espagnols qui lui servaient d'escorte (37). On publia que sa hauteur et sa brutalité avaient poussé à ce meurtre des barbares faciles à irriter, mais on ajoutait tout bas que ces hommes avaient obéi aux instructions secrètes d'un personnage puissant que l'on craignait de nommer. S'il fallait en croire de sourdes rumeurs, Pompée, qui depuis ses campagnes contre Sertorius et Perperna avait de nombreux clients en Espagne, aurait commandé qu'on le délivrât d'un ennemi importun (38). Mais Pompée, dont la générosité toute militaire n'eût jamais confié le soin de sa vengeance à des assassins, Pompée, alors au fond de l'Asie, pouvait à peine être instruit du départ de Pison, ennemi d'ailleurs encore trop peu redoutable pour exciter sa haine. Ne serait-il pas plus naturel d'attribuer et le crime et la calomnie à ceux qui en recueillirent les fruits ? Trop timide pour punir publiquement, le sénat pouvait soudoyer des meurtriers ; se débarrasser d'un seul coup d'un adversaire dangereux et compromettre un déserteur de sa cause, cela pouvait passer alors pour le chef-d'oeuvre de la politique.

En même temps que Pison mourait assassiné en Espagne, l'autre chef des conjurés, Catilina, était accusé de concussion à Rome, non plus par des étrangers suppliants, mais par P. Clodius, jeune patricien rempli d'audace et d'intrigue, fort en faveur auprès du peuple, et dans cette circonstance, ouvertement appuyé par une partie du sénat. On ne dit point d'ailleurs qu'une inimitié personnelle lui eût fait prendre le rôle d'accusateur. Encore moins, sans doute, était-il animé par un sentiment d'indignation ou de justice. Bien que très jeune encore, Clodius était déjà presque aussi mal famé que son adversaire, et dans l'occasion il se serait montré non moins avide que lui. Mais Clodius voulait plaire au peuple, et pour se signaler dans la réaction qui se manifestait contre le régime du dictateur, il s'attaquait à l'un des hommes qui rappelait les crimes les plus odieux de son gouvernement.

Catilina ne manqua pas de protecteurs, et dans le nombre ce n'est point sans surprise que l'on vit figurer un des consuls, L. Torquatus, dont il venait de dévouer la tête peu de jours auparavant. Cicéron, alors préteur, se montra disposé à prendre sa défense, et c'est pour l'histoire une question impossible à résoudre, que de savoir si en effet il lui prêta le secours de son éloquence (39). Torquatus, homme grave, considéré, dévoué aux intérêts de l'oligarchie, n'avait peut-être pas ajouté foi aux projets attribués à Catilina (40) ; cependant il paraît difficile d'admettre qu'il le crût innocent du fait de concussion. S'il accepta la défense de Catilina, ce fut par suite d'anciennes relations d'amitié (41), ou bien plutôt encore parce que le nom de l'accusateur donnait à l'attaque un caractère politique. Aux yeux de beaucoup de gens la condamnation de Catilina pouvait passer pour un premier coup porté à la mémoire de Sylla, et ce motif était suffisant pour décider le consul à le défendre. Quant à l'issue du procès, l'accusé fut absous, mais couvert de honte. L'or qu'il rapportait d'Afrique et qu'il destinait à payer les suffrages dans les comices, paya la sentence de ses juges, ou peut-être encore le désistement de son accusateur. Catilina, ruiné, réduit à implorer la pitié de ses adversaires, semblait près de succomber sous le poids de la mauvaise fortune, et pour quelque temps le sénat put se croire délivré d'un de ses ennemis. Il lui en restait un bien plus redoutable que Catilina, c'était C. César.


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(1)  La province d'Afrique comprenait le territoire de Carthage, et probablement une partie de la Numidie.

(2)  Un consul avait le pouvoir, d'ailleurs contesté, non seulement de rejeter un candidat indigne, mais même de se refuser à proclamer le consul nommé par le peuple. Le candidat repoussé par un consul pouvait en appeler au sénat : c'est ce que Catilina fit sans doute inutilement (Cfr. Liv., VIII, 15. - Vell. Pat., II, 92. - Val. Max., 3, 8, 3).

(3)  (1) Les lois sur la brigue étaient fort anciennes. La première dont le souvenir se soit conservé a la teneur allégorique des anciens préceptes religieux ; elle date de l'an de Rome 322. Ne cui liceat album in vestimentum addere petitionis causa (Liv., IV, 25). C'est-à-dire : Défense aux candidats de se présenter avec des robes blanchies à la craie. - Puis viennent successivement les lois Paetilia, en 395 ; Cornelia et Baebia, en 572 ; enfin, la loi Calpurnia, en 687 : cette dernière prononçait contre les coupables une grosse amende et l'exclusion à perpétuité de toutes les charges publiques (Cfr. Ascon., in Corn., 68. - Dio Cass., 36, 21. - Sch. Bob., 361 seq.

(4)  Ascon., in Pis., 16.

(5)  C'était un oncle maternel de César.

(6)  Cic., Pro Sull., 24.

(7)  Sall., Cat., 52.

(8)  Quis de C. Cethego atque ejus in Hispaniam perfectione, ac de vulnere Q. Metelli Pii cogitat, cui non ad illius poenam carcer aedificatus esse videatur ? (Cic., Pro Sull., 25.) - C'est le seul renseignement que l'on trouve sur ce fait remarquable.

(9)  Cfr. Sall., Cat., 18. - Suet., C. J. Caes., 9. - Cic., Cat., I, 6. Les Romains tiraient de l'Espagne des métaux, des esclaves et des chevaux. La richesse du pays est prouvée par ce seul fait que César, qui n'administra l'Espagne citérieure que pendant une année, put se libérer à son retour des dettes énormes contractées par lui avant sa préture ; et cependant il ne fut pas accusé de concussion.

(10)  Aquilam illam argenteam cui ille etiam sacrarium scelerum domi suae fecerat... (Cic., Cat., 6. - Cfr. Sall., Cat., 59.)

(11)  Lentulus n'était pas encore affilié au complot.

(12)  Suet., Caes., 9. - Il serait plus exact de dire le Maître des chevaliers. C'était le lieutenant des dictateurs, lequel s'appelait autrefois le Maître du peuple (Cfr. Fest., Optima lex. - Varr., Magister equitum).

(13)  Plut., Crass., 6.

(14)  Plut., Crass., 7.

(15)  Fuisse traditur excelsa statura, colore candido, teretibus membris, ore paullo pleniore, nigris vegetisque oculis, valetudine prospera (Suet., Jul., 45). - Il existe à Naples (Museo Borbonico) un buste colossal de César, qui passe pour avoir été fait de son vivant, et qui explique cette expression de Suétone, ore paullo pleniore. La bouche, en effet, est singulièrement petite et légèrement entrouverte, ce qui, avec des lèvres un peu grosses, donne au bas de la figure un caractère de bienveillance remarquable, tandis que le front et les yeux indiquent l'habitude du commandement et l'inflexibilité. Le développement du crâne est prodigieux, et je m'étonne que les disciples de Gall n'aient pas pris ce buste comme une démonstration de leur système. Si le front annonce le vainqueur des Gaules, la partie postérieure de la tête dénote le mari de toutes les femmes, et quelque chose de pire. Parmi toutes les têtes modernes et bien connues, il en est une qui rappelle fortement César, surtout par le contraste entre les yeux et la bouche : je le dis à regret, c'est celle du duc de Wellington.

(16)  Etiam cultu notabilem ferunt ; usum enim lato clavo ad manus fimbriato, nec ut unquam aliter quam super eum cingeretur, quidem fluxiore cinctura. Unde emanasse Sullae dictum optimates saepius admonentis, ut male praecinctum puerum caverent (Suet., Jul., 45).

(17)  Amitae meae Juliae, maternum genus ab regibus ortum, paternum, cum diis immortalibus conjunctum est (Suet., Jul., 6).

(18)  On donnait souvent à César le nom de Fils de Vénus (voir la lettre de Caelius à Cicéron, Ep. ad Div., 8, 15).

(19)  N'avoir que deux noms était la preuve d'une basse origine, il fallait en avoir au moins trois : Si quid tentaveris unquam / Hiscere, tanquam habeas tria nomina. (Juv. 5, 126)

(20)  César fut chauve de bonne heure, et cherchait à dissimuler ce défaut. (Plut., Caes., 4)

(21)  Suet., Jul., 7.

(22)  Eurip. Phoen. 539

(23)  Expression de Cicéron : Hoc teraV horribili vigilantia, celeritate, diligentia est (Cic., ad Att., 8, 9, 14).

(24)  Les menaces de Sylla ne purent l'obliger à répudier sa première femme Cornélia, fille de Cinna. Il aurait été proscrit sans les instances des vestales et de quelques sénateurs appartenant aux plus illustres familles de Rome (Cfr. Suet., Jul., 1. - Plut., Caes., 1).

(25)  Auctores restituendae tribunitiae potestatis enitissime juvit (Suet., Jul., 5).

(26)  Tertulla, femme de M. Crassus ; Mutia, femme de Pompée ; Servilia, soeur de Caton et femme de Silanus, consul en 692.

(27)  Is privatim egregia liberalitate, publice maxumis muneribus grandem pecuniam debebat (Sall., Cat., 49).

(28)  Plut., Caes., 11

(29)  Il est remarquable que César, malgré l'instinct qui devait le porter vers la guerre, ne voulut jamais être le lieutenant de Pompée. Il sut lui persuader, au contraire, de le choisir en quelque sorte comme son fondé de pouvoirs politiques à Rome. On sait de quelle manière il le servit.

(30)  Cfr. Plut., Crass., 13. - Suet., Caes., 11. - Cic., de Leg. ag., ll, 16. - Ils prétendaient tous les deux qu'en vertu d'un prétendu testament du roi Ptolémée Alexandre, l'Egypte devait devenir province romaine. L'un et l'autre demandaient à y être envoyés avec des pouvoirs extraordinaires. Rome tirait alors de l'Egypte ses approvisionnements de blé, et l'on conçoit quelle devait être l'importance de cette province.

(31)  Suet., Caes., 9. - Sall., Cat., 18.

(32)  Dio Cass., XXXVI, 27

(33)  Sall., Cat., 18.

(34)  Suet., Caes., 9.

(35)  Sall., Cat., 19.

(36)  Piso in Hispaniam missus est, adnitente Crasso, quod eum infestum Cn. Pompeio cognoverat (Sall., Cat., 19).

(37)  Cfr. Sall., Cat., 19. - Ascon., in tog. cand., 94. - Dio Cass., XXXVI, 27.

(38)  Alii autem equites illos, Cn. Pompeii veteres fidosque clientes, voluntate ejus Pisonem adgressos. Nunquam Hispanos praeterea tale facinus fecisse, sed imperia seva multa antea perpessos (Sall., Cat., 19). - On s'explique fort bien pourquoi Salluste, créature de César, ne relève point l'invraisemblance d'une imputation flétrissante pour Pompée.

(39)  Hoc tempore Catilinam competitorem nostrum defendere cogitabamus (Cic., ad Att., 1, 2, 3). - Cfr. Ascon., in Or. in tog. cand. - Quant à l'opinion que Cicéron pouvait avoir de l'innocence de Catilina, voir ce passage fameux ad Att., I, 1 : «Catilinam, si judicatum erit meridie non lucere, certus erit competitor». - On sait que le fameux orateur ne plaidait pas toujours de bonnes causes.

(40)  Cic., Pro Sull., 29. - Indicavit se audiisse aliquid, non credidisse.

(41)  Torquatus reo de pecuniis repetundis Catilinae fuit advocatus improbo homini, ut supplici, fortasse audaci, at aliquando amico (id., ibid.). 2-3.