La découverte du groupe du Laocoon à Rome, le 14 janvier 1506, dans le palais de Titus sur l'Esquilin, provoqua un émoi considérable dans tout le petit monde des artistes de la Renaissance. Jacopo Sadoleto (1477-1547), qui devait devenir cardinal en 1536, composa à cette occasion le poème que voici, et qui constitue un bon exemple d'ekphrasis (description poétique d'une oeuvre d'art) :

Ecce alto terrae e cumulo, ingentisque ruinae
Visceribus, iterum reducem longinqua reduxit
Laocoonta dies, aulis regalibus olim
Qui stetit, atque tuos ornabat, Tite, penates,
Divinae simulacrum artis (nec docta vetustas
Nobilius spectabat opus) nunc celsa revisit
Exemptum tenebris redivivae moenia Romae.

Quid primum summumve loquar ? miserumne parentem
Et prolem geminam ? an sinuatos flexibus angues
Terribili aspectu ? caudasque irasque draconum
Vulneraque et veros saxo moriente dolores ?
Horret ad haec animus, mutaque ab imagine pulsat
Pectora non parvo pietas commixta tremori.
Prolixum bini spiris glomerantur in orbem
Ardentes colubri, et sinuosis orbibus errant,
Ternaque multiplici constringunt corpora nexu.
Vix oculi sufferre valent, crudele tuendo
Exitium casusque feros : micat alter et ipsum
Laocoonta petit, totumque infraque supraque
Implicat et rabido tandem ferit ilia morsu.
Connexum refugit corpus, torquentia sese
Membra latusque retro sinuatum a vulnere cernas.
Ille dolore acri, et laniatu impulsus acerbo,
Dat gemitum ingentem, crudosque evellere dentes
Connixus laevam impatiens ad terga chelydri
Obicit : intendunt nervi, collectaque ab omni
Corpore vis frustra summis conatibus instat.
Ferre nequit rabiem, et de vulnere murmur anhelum est.
At serpens lapsu crebro redeunte subintrat
Lubricus, intortoque ligat genua infima nodo.
Absistunt surae, spirisque prementibus arctum
Crus tumet, obsaepto turgent vitalia pulsu,
Liventesque atro distendunt sanguine venas.
Nec minus in natos eadem vis effera saevit
Implexuque angit rapido, miserandaque membra
Dilacerat ; jamque alterius depasta cruentum
Pectus, suprema genitorem voce cientis,
Circumjectu orbis, validoque volumine fulcit.
Alter adhuc nullo violatus corpora morsu
Dum parat adducta caudam divellere planta,
Horret ad adspectum miseri patris, haeret in illo,
Et jam jam ingentes fletus lacrimasque cadentes
Anceps in dubio retinet timor. Ergo perenni
Qui tantum statuistis opus jam laude nitentes,
Artifices magni, quamquam et melioribus actis
Quaeritur aeternum nomen, multoque licebat
Clarius ingenium venturae tradere famae,
Attamen ad laudem quaecumque oblata facultas
Egregium hanc rapere, et summa ad fastigia niti.
Vos rigidum lapidem vivis animare figuris
Eximii et vivos spiranti in marmore sensus
Inserere, aspicimus motumque iramque doloremque
Et paene audimus gemitus : vos extulit olim
Clara Rhodos, vestrac jacuerunt artis honores
Tempore ab immenso, quos rursum in luce secunda
Roma videt, celebratque frequens, operisque vetusti
Gratia parta recens. Quanto praestantius ergo est
Ingenio aut quovis extendere fata labore,
Quam fastus et opes et inanem extendere luxum.

Voilà que des profondeurs de la terre, des entrailles d'une ruine immense où il est resté enseveli pendant tant de siècles, revient enfin au jour ce Laocoon qui fut jadis dans des palais royaux et faisait l'ornement, ô Titus, de tes pénates. Ce chef-d'oeuvre d'un art divin, le plus beau qu'ait admiré la docte antiquité, est maintenant arraché aux ténèbres, et habite les superbes murailles de Rome renaissante. Par où commencer ou finir ? Parlerai-je du malheureux père, de sa double progéniture ou bien des dragons aux replis tortueux, à l'aspect effroyable ? Rappellerai-je leurs corps traînés, leurs fureurs, leurs morsures, et les vraies douleurs du marbre expirant ? L'esprit saisi d'horreur recule devant cette image muette, et la pitié se mêle à un grand effroi. Les deux monstres aux yeux étincelants déroulent leurs spirales en un vaste cercle, s'avancent en formant leurs replis sinueux, et étreignent les trois corps dans leurs anneaux multiples. L'oeil peut à peine supporter le spectacle d'une fin si cruelle à voir, d'une destinée si horrible. Tout à coup, l'un d'eux s'élance sur Laocoon qu'il enlace des pieds à la tête, puis blesse ses flancs d'une rageuse morsure. Le corps enchaîné recule ; on voit les membres se tordre, le ventre se contracter pour se dérober à la blessure.

© Agnès Vinas

Vaincu par la violence de la douleur et par l'affreux déchirement, Laocoon pousse un grand gémissement et, s'efforçant d'arracher de la plaie ces dents cruelles, saisit de sa nerveuse main gauche l'encolure du monstre ; les muscles se tendent, et toutes les forces du corps se concentrent en vain dans un effort suprême. Il ne peut supporter cette fureur, et ses cris plaintifs s'affaiblissent. Cependant, le serpent glissant multiplie ses morsures et emprisonne ses jambes dans ses anneaux. Sous la pression de ces spirales, les membres inférieurs se contractent, les cuisses s'enflent, le cœur oppressé cesse de battre, et les veines livides sont gonflées d'un sang noir. La même force féroce s'acharne autant contre les enfants, les enserre violemment et déchire leurs pauvres membres. Déjà, après avoir, dans un anneau de sa croupe vigoureuse, saisi l'un d'eux qui de son dernier souffle appelait son père, le serpent arrache la chair de sa poitrine sanglante. Le second, qui n'est encore atteint d'aucune morsure et cherche à dégager son pied de la queue qui l'entoure, est glacé d'effroi à la vue de son malheureux père qu'il fixe de ses regards, et déjà la peur, prête à l'emporter, réprime et la plainte profonde et les larmes. Vous, illustres artistes qui, déjà célèbres, avez produit ce chef-d'oeuvre, s'il est vrai que l'on peut devenir immortel par des moyens plus nobles que votre art, et offrir des titres plus glorieux à l'admiration de la postérité, cependant, quel que soit le talent qui peut apporter la gloire, il est beau de s'y livrer avec ardeur et de tenter d'arriver à la perfection. Vous avez excellé à animer de traits vivants la pierre insensible, et à faire respirer le marbre en lui communiquant la vie et le sentiment. Nous voyons les mouvements, la rage, la douleur ; nous entendons presque les gémissements. Jadis l'illustre Rhodes vous donna le jour ; une longue suite de siècles ignora les louanges dues à votre génie. Rome les voit de nouveau célébrer au grand jour par vos nombreux admirateurs : le chef-d'œuvre ancien reçoit les jeunes hommages qui lui sont dus. Il est donc bien plus noble de se créer une seconde destinée par le talent ou par quelque labeur, que d'amasser le faste, les richesses et un luxe futile.

Traduction insérée dans la note 1 p.61-63 du Laocoon de Lessing traduit par A Courtin et publié à Paris en 1887 (4e édition).