Préface
C'était, nous l'avons vu, pour satisfaire au
désir que lui en avait exprimé Brutus, que
Cicéron avait écrit le Traité des
orateurs illustres ; ce fut encore sur la demande de
Brutus, à qui le livre est adressé, qu'il
composa l'Orateur.
Quelle est la perfection de l'éloquence ? C'est la
question à laquelle Cicéron se propose de
répondre dans ce traité. Pour trouver cet
idéal qu'il cherche, c'est à la source la plus
élevée et la plus pure tout ensemble qu'il
remonte ; à la philosophie de Platon, à ce type
divin dont les exemplaires, empreints pour ainsi dire dans
l'intelligence de L'homme, sont tout à la fois le
modèle et le juge de ce beau qu'il porte en
lui-même et qu'il s'efforce de réaliser dans
l'éloquence, la poésie, comme dans l'art. Cette
philosophie, l'orateur doit donc l'embrasser tout
entière ; sans elle, en effet, cette éloquence
qu'il cherche est impossible. La philosophie lui enseignera
et la dialectique, pour l'argumentation, et la morale,
c'est-à-dire la science de la vie, la physique
même et la métaphysique, dont les hautes
spéculations élèveront et fortifieront
sa pensée. Quand elle redescendra de ces
régions, elle se sentira supérieure à ce
qu'elle était avant d'y monter. La philosophie lui
apprendra encore un des moyens les plus puissants de l'art
oratoire, le talent de généraliser, en d'autres
termes, d'agrandir toutes les questions et de substituer
à de minces et stériles détails de
larges et féconds développements. Est-ce tout ?
Non ; riche de pensées, l'orateur serait pauvre
encore, s'il n'y joignait l'abondance des sentiments ; si son
âme, répandue dans tout le discours, ne se
rendait, pour ainsi dire, manifeste et vivante aux yeux de
yeux qui l'écoutent ; si elle ne parlait,
n'intéressait pour lui et ne prévenait en sa
faveur. Ce sont là «les moeurs oratoires».
Convaincre, plaire, c'est beaucoup ; nous n'avons pourtant
pas encore là toute l'éloquence. Ni la
dialectique, ni l'agrément n'y suffisent ; il y faut
la passion. L'orateur aura donc des gémissements et
des larmes, des transports d'admiration comme des
éclats de colère : il devra émouvoir.
Persuader, plaire, toucher, c'est à cette triple
condition seulement qu'on est éloquent. Eloquent ! on
ne l'est pas encore ; sans la beauté de l'expression,
sans la vivacité et la lumière des figures,
sans le nombre et l'harmonie de la phrase, sans
l'élocution, en un mot, il n'y a pas
d'éloquence.
Mais le style ne doit pas être seulement une peinture ;
il doit aussi être une musique. Nous entrons dans la
seconde partie de l'Orateur.
Cicéron s'occupe de la construction de la
période, du jeu de ses divers membres, des
consonnances et des assonnances qui en relèvent le
symétrie, de la nature et de l'effet des
différents pieds. On s'étonne d'abord de
l'importance qu'il attache à ces détails ; il
ne faut pas oublier qu'ils avaient pour les Romains un
intérêt tout particulier. La langue latine, en
effet, n'eut pas, à son origine, elle ne renfermait
pas en elle-même cette harmonie que nous admirons dans
la langue grecque. Ici, comme en beaucoup de choses, Rome a
fait sa richesse et vaincu cette pauvreté dont
Lucrèce se plaignait. Il ne faut pas juger de son
harmonie naturelle par les périodes de Cicéron
; elle est devenue plutôt qu'elle n'était
née musicale. Mais si la faculté native n'y
était pas, l'effort y fut, et par suite le goût.
La chute heureuse d'un dichorée soulevait des
acclamations unanimes ; on conçoit donc le soin que
Cicéron prend de s'arrêter à tous ces
détails, minutieux en apparence, mais qui, en
réalité, étaient comme autant de
degrés nécessaires et pénibles par
lesquels l'éloquence romaine s'était, et
grâce à lui surtout, élevée
à cette hauteur et avait atteint cette magnificence
qui lui permettait de rivaliser par des qualités
égales, quoique différentes, avec
l'éloquence grecque. Ajoutons que c'était
principalement sur le nombre oratoire que Brutus avait
prié Cicéron de lui développer ses
idées.
Brutus ne fut pas satisfait de ce traité, ce dont
Cicéron fut vivement contrarié ; car il y avait
mis, écrit-il à ses amis, tout ce qu'il avait
d'esprit et de jugement : c'était son livre de
prédilection. Comment expliquer et ce contentement de
Cicéron et cette désapprobation de Brutus ?
C'est que, dans la question générale, il y
avait une question particulière sur laquelle Brutus et
Cicéron n'étaient nullement d'accord.
Ce traité de l'Orateur avait un second titre
qui en indiquait plus nettement le sujet : De optimo
genere dicendi, c'est-à-dire quel est le meilleur
genre d'éloquence ? Nous touchons ici à une
question qui, déjà indiquée dans le
De Oratore et le Brutus, se dessine dans
l'Orateur et se formule d'une manière plus
nette et plus précise : à la querelle des
Attiques et des Asiatiques.
Le livre de l'Orateur, en même temps qu'il est
une magnifique théorie de l'éloquence, est
aussi une protestation contre une certaine école qui,
depuis quelque temps, commençait à se faire
entendre et affectait d'opposer à l'éloquence
ample et riche, telle que la concevait Cicéron, une
autre éloquence plus simple et plus sobre, qu'elle
déchirait la meilleure ; ces puristes s'appelaient
eux-mêmes Attiques. Or, c'est à cette
école qu'appartenait Brutus. Les Attiques
reconnaissaient pour modèles de l'orateur Thucydide et
Lysias. Cicéron reniait de prime abord Thucydide, et
n'acceptait pas même Lysias, quels que soient leur
génie et leur art ; il n'accordait ce titre d'orateur
parfait qu'à Démosthène. C'est bien
Démosthène aussi que Brutus reconnaissait pour
le modèle de l'atticisme. Il lui avait voué un
culte particulier ; il avait placé sa statue parmi
celles de ses ancêtres. Il semblerait donc qu'entre
Brutus et Cicéron l'entente dût être
facile. Mais où commence et finit l'atticisme ?
Là était la question et le désaccord.
Brutus était un attique pur ; il méprisait
Isocrate et se défiait de Cicéron
lui-même. Il le trouvait trop artiste en fait
d'éloquence. Lui, au contraire, nourri de
l'étude des attiques, il cherchait à en
reproduire la nerveuse sécheresse,
l'élégance discrète, «avec plus
d'efforts souvent que de bonheur», dit Tacite. Dans
l'excès de son stoïcisme, comme plus tard firent
les jansénistes, il s'interdisait les ornements du
style et les mouvements de la passion. Cicéron, est-il
besoin de le dire ? pensait tout autrement. Sans exclure ni
la concision, ni la sobriété, il ne se refusait
pas l'éclat des expressions, la vivacité des
figures, l'abondance des développements et les
élans de la passion, aussi voisin quelquefois du style
asiatique que du style attique ; on voit donc comment Brutus
ne fut pas satisfait ; l'idéal de Cicéron
n'était pas le sien.
Cicéron ne convertit pas Brutus à son opinion ;
c'est qu'entre Brutus et lui il y avait plus qu'une
dissidence littéraire ; il y avait opposition de
caractères. Brutus était tout d'une
pièce ; en philosophie comme en éloquence,
comme en politique, il n'admettait pas de degrés.
Cicéron, au contraire, est l'homme des
tempéraments et des nuances. S'il
préfère l'Académie au Portique, c'est
qu'on y peut, avec une égale facilité, soutenir
le pour et le contre ; sa doctrine est la doctrine de la
probabilité. Comment, ainsi séparés en
philosophie, en éloquence, se sont-ils entendus en
politique ? Un même amour de la liberté fut
entre eux le lien.
L'ORATEUR ADRESSE PAR CICERON A M. BRUTUS
I. Etait-il plus difficile et plus grave, mon cher Brutus, de
résister à vos prières
réitérées que d'y satisfaire ? c'est ce
que je me suis demandé, et j'ai longtemps
balancé. Répondre par un refus au juste
désir, aux nobles instances de l'ami le plus cher et
le plus fidèle, c'était bien pénible
pour moi ; mais s'engager dans une entreprise au-dessus de
ses forces, et peut-être même de ses
idées, est-ce conforme, me disais-je, à ce
respect avec lequel on doit attendre la critique des hommes
éclairés ? Qu'y a-t-il de plus grave, en effet,
que d'avoir à décider, parmi tant de grands
orateurs de caractères si divers, quel est le meilleur
genre, quelle est, pour ainsi dire, la meilleure forme
d'éloquence ? Mais vous m'en avez souvent prié
; je vais l'essayer, moins dans l'espoir de réussir
que pour me soumettre à une épreuve. J'aime
mieux, en vous obéissant, manquer à la
prudence, qu'aux devoirs de l'amitié en vous
refusant.
Vous me demandez donc, et cela depuis longtemps, quel est le
genre d'éloquence que j'approuve le plus et que je
crois le plus complet, le plus beau, le plus parfait. Je
crains, si je cède à votre voeu, si je trace le
portrait de cet orateur que vous cherchez, de rebuter les
disciples de l'éloquence, qui,
découragés à la vue d'un modèle
désespérant, n'oseront plus marcher vers un but
qu'ils croiront ne pouvoir atteindre. Cependant rien ne doit
arrêter celui dont l'ambition aspire à de
grandes choses qui veulent de grands efforts. Quand
même on n'aurait pas ces dons de la nature, cette force
de génie, ces hautes connaissances du parlait orateur,
il faut suivre la route jusqu'où l'on peut. Quand on
veut arriver à la première place, il est beau
encore de s'arrêter à la deuxième,
même à la troisième. Homère,
Archiloque, Sophocle ou Pindare (je ne parle ici que des
Grecs) n'ont pas seuls un rang parmi les poètes ; il
en est à côté, il en est au-dessous
d'eux. Aristote, dans la philosophie, n'a pas
été découragé par la
majesté de Platon ; la science merveilleuse et le
vaste génie d'Aristote lui-même n'ont pas
découragé d'autres esprits.
II. Ces grands hommes ne sont pas les seuls qu'une
émulation courageuse ait soutenus dans leurs travaux :
les artistes même renoncent-ils à leur
profession, parce qu'ils ne peuvent atteindre à la
beauté, soit de l'Ialyse que nous avons vu à
Rhodes, soit de la Vénus de Cos ? Le Jupiter Olympien,
le Doryphore n'ont pas empêché d'autres
statuaires d'essayer leurs forces, de donner carrière
à leur génie. Il y en a tant qui se sont
signalés chacun dans leur genre, que, malgré
notre admiration pour les modèles, les ouvrages du
second ordre obtiennent encore notre estime.
Si nous venons aux orateurs, je parle des orateurs grecs, ils
en est un dont la supériorité sur tous les
autres frappe d'étonnement. Cependant, du temps de
Démosthène, il y avait plusieurs grands et
illustres orateurs. Il y en avait avant et il y en eut
après lui. Il ne faut donc pas que ceux qui se sont
livrés à l'éloquence laissent affaiblir
leur espoir ou ralentir leur zèle. On ne doit pas
désespérer d'atteindre à la perfection.
Dans les grandes choses, ce qui approche de la perfection est
déjà grand et beau.
Peut-être l'orateur dont je vais donner l'idée
sera-t-il trop accompli pour ressembler à personne. Je
ne cherche pas s'il y en a eu de tel, je cherche quelle est
cette éloquence parfaite, qui ne s'est montrée
que rarement et peut-être jamais dans tout un discours,
mais dont quelques parties seulement ont pu offrir des traits
plus ou moins fréquents, selon le mérite des
orateurs. Je pose même en principe qu'il n'y a rien de
si beau, en quelque genre que ce soit, qui ne le cède
à cette beauté première dont les autres
ne sont qu'une imparfaite ressemblance ; beauté
inaccessible à nos sens, à nos faibles organes,
et que la pensée, que l'âme seule peut saisir.
Aussi, quoique nous n'ayons rien vu de plus parfait en leur
genre que les statues de Phidias et les tableaux dont j'ai
parlé, nous pouvons cependant concevoir quelque chose
de plus beau. Phidias, quand il faisait son Jupiter ou sa
Minerve, ne prenait modèle sur aucun objet sensible ;
mais il y avait dans sa pensée une beauté
suprême sur laquelle il tenait ses regards
attachés, et dont la contemplation dirigeait son
esprit et sa main.
III. Ainsi, pour les arts, il y a un beau idéal dont
les objets sensibles ne sont que l'imitation ; de même,
pour l'éloquence, il y a dans notre esprit un
modèle dont la parole doit être la copie.
Ces formes originelles, Platon, ce grand maître, non
seulement dans l'art de la pensée, mais encore dans
l'art de la parole, Platon les nomme idées. Ces
idées, nous dit-il, sont éternelles, immuables
; elles subsistent dans l'intelligence et la raison, tandis
que le reste naît, passe, s'écoule,
disparaît, subit de continuels changements. Admettons
donc que tout objet qui est du domaine de l'intelligence et
de la raison doit être ramené à sa forme,
à son idée première.
Mais, je le comprends, ce début, tiré moins des
principes de l'art oratoire que de ceux de la philosophie, et
qui rappelle un système ancien et même assez
obscur, peut m'attirer quelque blâme, ou tout au moins
surprendre. En effet, on l'on se demandera avec
étonnement quel rapport ont ces idées avec
notre sujet, avant de s'être convaincu, par l'examen
approfondi de la matière, que j'ai eu raison de
remonter si haut ; ou bien l'on me blâmera de quitter
le chemin battu pour chercher des routes inconnues.
Je l'ai souvent remarqué : on suppose nouvelles, dans
mes ouvrages, des choses très anciennes, mais trop peu
connues ; et je l'avouerai d'ailleurs : si, comme orateur,
j'ai quelque faible talent, je le dois moins aux
leçons des rhéteurs qu'aux promenades de
l'Académie. En effet, les richesses oratoires les plus
variées abondent dans cette carrière
philosophique où sont empreints les premiers pas de
Platon. Ses oeuvres et celles des autres philosophes,
où d'ailleurs l'orateur est fort maltraité,
sont d'un grand secours pour l'éloquence. C'est
là que se trouvent les trésors, ces
précieux matériaux, qui toutefois sont d'une
médiocre utilité pour les débats
judiciaires, et que les philosophes ont abandonnés,
comme ils disent eux-mêmes, à des muses moins
polies. Ainsi méprisée, et comme
répudiée par les philosophes,
l'éloquence du barreau a été
privée de secours puissants ; mais, soutenue par le
mérite du style et de la pensée, elle s'est
attiré les louanges du peuple, sans s'inquiéter
de la critique des connaisseurs. Ainsi les philosophes ont
été dépourvus de cette éloquence
qui charme le peuple, et les hommes diserts, des belles
connaissances de la philosophie.
IV. Posons donc avant tout ce principe qui sera mieux compris
dans la suite : sans la philosophie nous ne formerons pas
l'homme éloquent que nous cherchons ; ce n'est pas que
tout soit contenu dans la philosophie ; mais elle est aussi
utile à l'orateur que la gymnastique à l'acteur
; car souvent les petites choses se comparent avec justesse
aux grandes. Sans le secours de la philosophie pourrait-on
traiter avec abondance, avec majesté, des sujets si
divers, si importants ? Socrate lui-même, dans le
Phèdre de Platon, dit que
Périclès ne devint le premier des orateurs que
parce qu'il avait été disciple d'Anaxagore,
qui, ajoute-t-il, ne se borna pas à lui enseigner les
plus sublimes vérités des sciences naturelles,
mais lui donna aussi l'étendue et le
fécondité de l'esprit, et lui
révéla le grand secret de l'éloquence,
l'art de parler aux passions. C'est ce qu'on peut croire
aussi de Démosthène, dont les lettres font voir
avec quelle assiduité il allait entendre Platon. Nous
ne pouvons en effet, sans le secours de la philosophie,
distinguer le genre et l'espèce, définir,
diviser, discerner le vrai d'avec le faux, suivre les
conséquences, voir les contradictions,
démêler les équivoques. La science
même de la nature n'est-elle pas pour
l'éloquence une source de richesses ? Si l'orateur n'a
fait de la vie humaine, des devoirs, de la vertu, des moeurs,
une étude profonde, quelles peuvent être ses
paroles, ses idées ?
V. Ces grandes pensées qu'on doit à la
philosophie doivent être parées des grâces
du style : c'était seulement du style que s'occupaient
autrefois les maîtres de l'éloquence. Aussi
personne n'arrivait-il à la vraie et parfaite
éloquence. C'est que l'intelligence a d'autres secrets
que le style ; c'est qu'on ne puise pas à la
même source la science des choses et celle des mots.
C'est pour cela que M. Antoine, qui passait pour le premier
orateur de son siècle, et qui joignait l'esprit
à la science, nous dit, dans le seul livre que nous
ayons de lui, qu'il a vu beaucoup d hommes diserts, mais
qu'il n'a jamais vu l'homme éloquent. C'est qu'il
avait dans l'esprit une idée de l'éloquence qu
il ne trouvait réalisée nulle part ; c'est que,
malgré son génie reconnu, comme il voyait ce
qui lui manquait ainsi qu'aux autres, il ne trouvait personne
qui méritât le titre d'éloquent. Oui,
s'il se refusait ce titre, s'il le refusait à Crassus,
c'est qu'il s'était formé de l'éloquence
une idée si parfaite, qu'il n'osait y rapporter aucun
de ceux qui lui semblaient plus ou moins
éloignés de cette perfection. Essayons donc,
mon cher Brutus, de trouver, si nous le pouvons, cet orateur
qu'Antoine n'avait jamais vu, ou plutôt qui n'a jamais
existé ; et, si nous ne pouvons atteindre à ce
modèle, qu'un dieu même, disait-il,
égalerait à peine, peut-être en
pourrons-nous du moins tracer l'image.
VI. Il y a trois genres de style ; pour chacun nous avons des
modèles ; nous en cherchons pour tous ensemble ; mais
ils sont bien rares. Dans le sublime, nous voyons des
orateurs qui, à la grandeur de la pensée et
à la noblesse de l'expression, unissent la
véhémence, la variété,
l'abondance, la force, et une adresse merveilleuse à
émouvoir et à entraîner les esprits. Les
uns ont un langage rude, austère, sauvage, peu
châtié, sans harmonie ; les autres un style
poli, régulier, arrondi.
Les orateurs du genre simple ont de la finesse et de la
netteté ; ils se contentent d'instruire et
d'éclairer sans rien agrandir ; ils expriment avec
délicatesse, rapidité, pureté ; mais,
dans ce genre encore, les uns sont ingénieux sans
être élégants, et affectent un langage
sans étude et sans art ; les autres ont dans leur
simplicité plus de politesse, plus de grâce, et
admettent quelques fleurs, quelques ornements.
Il y a un genre qui tient le milieu entre le sublime et le
simple ; ce genre mixte n'a cependant ni la finesse du
dernier, ni la force du premier ; il en fait comme la nuance,
et, sans ressem-bler â aucun, participe de l'un et de
l'autre, ou plutôt s'en éloigne
également. Doux et coulant, il ne se distingue que par
la facilité et par un caractère toujours
égal. Ses ornements, comme ceux d'une couronne, ont
peu de relief, et les pensées comme les expressions
n'y brillent que d'un éclat modeste.
VII. Ceux qui ont marqué dans un de ces trois genres
se sont fait un nom comme orateurs ; mais voyons s'ils
remplissent notre idée. Dans certains orateurs on a pu
remarquer à la fois l'éclat et la force, la
grâce et la finesse, et plût aux dieux que les
Romains nous offrissent de pareils exemples ! il serait beau
de n'avoir pas à les demander à
l'étranger, mais de les trouver parmi nous. Mais je
m'en souviens : si, dans mon Dialogue de Brutus j'ai
donné beaucoup de louanges aux Romains, soit pour
encourager les talents, soit par amour pour mes compatriotes,
je n'en ai pas moins placé Démosthène
fort au-dessus de tous les orateurs, comme celui qui s'est
approché le plus de cette éloquence dont je me
suis formé l'idée et dont je n'ai pas
trouvé d'exemple. Personne ne l'a emporté sur
lui, dans le sublime, le simple, le tempéré.
Aussi dois-je avertir certains esprits dont les opinions peu
judicieuses commencent à se répandre que, s'ils
veulent passer pour attiques, ou s'ils aspirent en effet
à l'atticisme, l'objet de leur admiration doit
être Démosthène, cet orateur si attique,
qu'Athènes même n'a pu, je crois, l'être
plus que lui. Qu'ils apprennent de lui ce que c'est
qu'atticisme ; qu'ils jugent de l'éloquence par les
forces de ce grand homme, et non par leur faiblesse ; car on
ne loue aujourd'hui que ce qu'on croit pouvoir imiter. Comme
ils ont de très bonnes intentions, quoique leur
goût ne soit pas assez sûr, je crois à
propos de leur expliquer en quoi consiste ce véritable
atticisme.
VIII. Les orateurs ont toujours réglé leur
éloquence sur le goût de leurs auditeurs. Quand
on veut plaire, on étudie les dispositions de ceux qui
écoutent, on s'y conforme, on se plie à leur
jugement, à leur fantaisie. Aussi les Cariens, les
Phrygiens, les Mysiens, peuples sans politesse et sans
goût, se sont fait un style bouffi et, pour ainsi dire,
replet. Les Rhodiens, qui ne sont séparés d'eux
que par un étroit bras de mer, n'ont jamais
approuvé ce style, les Grecs encore moins ; les
Athéniens l'ont absolument rejeté, eux dont le
goût, aussi sûr qu'éclairé, n'a
jamais rien accueilli que de pur et d'élégant.
Esclave de leurs scrupules, l'orateur ne se permettait aucun
terme inusité ou choquant.
Cet orateur, par exemple, que nous avons placé
au-dessus de tous les autres, dans son excellent discours
pour Ctésiphon, se montre d'abord soumis et
modeste, puis plus vif en traitant des lois ; il s'anime par
degrés, et, dès qu'il s'aperçoit de
l'émotion des juges, il donne à son
éloquence un essor plus hardi. Et cependant, quoiqu'il
eût soigneusement pesé tous les termes, Eschine
lui en reproche quelques-uns et les critique vivement ; il
s'en moque : il les trouve durs, choquants, insoutenables. Il
va jusqu'à demander à Démosthène,
en le traitant de bête féroce, si ce sont des
mots ou des monstres. Ainsi, au jugement d'Eschine,
Démosthène même n'a pas d'atticisme. Il
est facile, en effet, de critiquer des expressions pour ainsi
dire brûlantes, et d'en rire quand le feu des esprits
est éteint. Aussi Démosthène ne se
justifie-t-il qu'en badinant : il ne pense pas que la fortune
de la Grèce dépende de tel ou tel mot, de tel
ou tel geste. Comment donc un Mysien, comment un Phrygien se
serait-il fait écouter du peuple d'Athènes,
quand on a pu reprocher à Démosthène
même de l'affectation ? Qu'il vienne avec sa voix
sourde et gémissante chanter à la tribune comme
font les Asiatiques, qui pourra le supporter ? qui ne lui
fermera la bouche ?
IX. L'orateur attique est donc celui qui se conforme à
la délicatesse et à la
sévérité des oreilles
athéniennes. Il y a plusieurs sortes d'atticisme. Nos
prétendus attiques n'en connaissent qu'une :
s'exprimer d'une manière sèche et sans
ornement, pourvu qu'il y ait dans le style de la
pureté et de la netteté, c'est pour eux le seul
atticisme. C'est bien une qualité de l'atticisme ;
leur tort est de croire que ce soit la seule. Si, en effet,
c'est en cela que consiste l'atticisme,
Périclès, à qui l'on donnait sans
contredit le premier rang, Périclès
n'était pas un orateur attique. Si nous ne lui
supposons que de la simplicité, Aristophane
eût-il pu dire de lui qu'il lançait des
éclairs, qu'il tonnait, qu'il ébranlait toute
la Grèce ? C'est donc un orateur attique que cet
écrivain si gracieux, si pur, Lysias ? Qui pourrait le
contester, pourvu qu'il soit bien entendu que, si Lysias est
attique, ce n'est pas à cause de sa simplicité,
de sa nudité ; mais parce que son style n'a rien
d'inusité, rien de choquant ? En un mot,
l'éclat, la force, l'abondance, sont de l'atticisme,
ou bien ni Eschine ni Démosthène ne sont
attiques.
Mais en voici d'autres qui s'annoncent pour disciples de
Thucydide, nouvelle secte d'ignorants inconnue jusqu'ici.
Ceux qui prennent Lysias pour modèle imitent du moins
un orateur du barreau qui sans doute n'a rien de grand, de
sublime, mais dont la pureté et
l'élégance peuvent se produire avec honneur
dans les luttes judiciaires. Thucydide raconte les grands
événements, les guerres, les combats, avec
exactitude et noblesse ; mais il n'offre rien qui soit
à l'usage des orateurs du barreau. Il y a dans ses
discours mêmes tant de pensées obscures,
enveloppées, qu'on a peine à les saisir ; ce
qui, lorsqu'on parle en public, est le plus grand
défaut. Quelle dépravation de goût ! on a
le blé, on se contente du gland ! nous devons à
l'attique une nourriture meilleure ; ne pouvons-nous lui
devoir aussi un meilleur langage ? Enfin, quel rhéteur
grec a jamais rien tiré de Thucydide ? Cependant tous
l'ont loué. J'en conviens ; mais ce qu'on admire en
lui, c'est le politique profond, exact, judicieux, moins fait
pour être l'avocat d'une cause que l'historien d'une
guerre. Aussi ne l'a-t-on jamais compté parmi les
orateurs. Peut-être même que, s'il n'avait pas
écrit l'histoire, son nom ne serait pas arrivé
jusqu'à nous, malgré son rang et les honneurs
dont il fut revêtu. Mais ce n'est pas la majesté
de ses pensées et de son expression que reproduisent
ses imitateurs : il leur suffit, pour se croire de vrais
Thucydides, de quelques phrases estropiées et sans
liaison, qu'ils écriraient sans maître. J'ai
connu aussi un partisan du style de Xénophon, style
à la vérité plus doux que le miel, mais
qui ne saurait convenir au style judiciaire.
X. Revenons donc à cet orateur, que nous voulons
former et douer de cette éloquence qu'Antoine n'a
jamais vue. C'est, mon cher Brutus, une grande et
pénible tâche ; mais tout est facile à
l'amitié ; or j'aime et j'ai toujours aimé
votre caractère, vos goûts, vos moeurs. Mon
affection chaque jour devient plus vive, et lorsque je me
rappelle, avec un regret si profond, notre doux commerce, nos
rapports de chaque jour, vos doctes entretiens, et lorsque
j'entends faire un si magnifique éloge de toutes ces
rares vertus, qui semblent incompatibles et que vous savez
concilier. Qu'y a-t-il, en effet, de plus opposé en
apparence que la bonté et la
sévérité ? et cependant quel homme fut
jamais plus pur et plus doux que Brutus ? Quoi de plus
difficile que de gagner tous les coeurs, quand on est
appelé à prononcer entre tant
d'intérêts divers ? et cependant vous parvenez
à renvoyer contents et plus calmes ceux mêmes
contre qui vous décidez. Aussi, quoique vous ne
fassiez rien pour plaire, vous avez le secret de plaire
à tout le monde. De toutes nos provinces, la Gaule
seule ne se ressent pas de l'embrasement
général. Vous y jouissez en paix de votre
vertu, admiré de cette belle contrée de
l'Italie, et entouré de ces nobles citoyens qui sont
la fleur et la force de l'empire. Que dirai-je de votre
application continuelle à l'étude, au milieu
des plus graves occupations ? ou vous composez
vous-même, ou vous m'invitez à composer. C'est
par votre conseil que j'ai entrepris ce traité,
après avoir terminé Caton, ouvrage que
je n'eusse jamais fait dans ce siècle ennemi de la
vertu, si je n'eusse regardé comme un crime de
repousser le voeu de Brutus, qui me recommandait un si cher
souvenir. Quant à ce traité, c'est, je
l'affirme, à votre prière et après avoir
longtemps résisté, que j'ai osé
l'entreprendre. Je veux vous rendre complice de ma faute, de
sorte que, si je viens à succomber sous le poids de
mon sujet, nous essuierons, vous, le reproche de m'avoir
imposé un trop lourd fardeau, et moi, de m'en
être chargé. L'excuse de ma
témérité sera toutefois dans le
mérite de moi obéissance.
XI. En toute chose il est très difficile
d'établir la forme, les Grecs disent le
caractère de la perfection, parce que les
idées varient sur la perfection. J'aime Ennius, dit
l'un, parce qu'il emploie les termes habituels. J'aime
Pacuvius, dit un autre : ses vers sont élégants
et travaillés ; il y a dans Ennius trop de
négligences. Supposons qu'un autre vante Attius ; car
les jugements sont divers sur les Latins comme sur les Grecs,
et il n'est pas facile de dire quelle forme l'emporte sur les
autres. Dans la peinture, les uns veulent des figures d'un
genre austère, peu châtiées,
enfoncées, chargées d'ombre ; les autres, du
brillant, du gai, de l'éclatant. Comment donner un
modèle, poser une règle, lorsque chaque genre a
ses perfections et qu'il y a tant de genres ? cette
difficulté ne m'a pas détourné de mon
entreprise ; je pense qu'en toutes choses il y a un genre de
perfection, caché peut-être, mais que l'on
découvre quand on possède bien la chose
même.
Comme il y a plusieurs genres d'écrire qui
différent entre eux et qui ont une forme
particulière, je laisse de côté les
éloges, les déclamations, les sujets
historiques, les discours comme le Panégyrique
d'Isocrate, et ceux de tant d'autres auxquels on a
donné le nom de sophistes, tous ces ouvrages enfin qui
ne se rapportent point aux débats judiciaires, et qui
appartiennent à ce genre que les Grecs nomment
démonstratif, parce que c'est un genre
d'apparat et que son seul but est de flatter l'oreille. Ce
n'est pas qu'on le doive négliger : c'est, pour ainsi
dire, la première nourriture de l'orateur que nous
voulons former, et dont nous voulons donner une idée
moins commune.
XII. Il peut toujours y puiser une grande abondance de
termes, des constructions habiles, et cette harmonie qui
s'affranchit de la servitude des règles. C'est
là qu'il est permis de rechercher les pensées
brillantes, les périodes régulières,
bien compassées, bien arrondies ; là que, loin
de cacher l'art et le travail, on le montre à
découvert, dans un rapport symétrique
d'expressions, dans ces oppositions ou comparaisons des
contraires aux contraires, dans ces désinences
pareilles, ces chutes semblables, figures que nous employons
bien plus rarement dans les causes réelles, et que
nous cherchons au moins à disimuler. Isocrate, dans
son Panathénaïque, avoue qu'il les a
recherchées avec soin : c'est qu'il n'écrivait
pas pour les débats judiciaires, mais bien pour le
plaisir de l'oreille.
Les premiers qui enseignèrent cette partie de l'art
furent, dit-on, Thrasymaque de Chalcédoine et Gorgias
le Léontin ; puis Théodore de Byzance, et
d'autres que, dans le Phèdre, Socrate appelle
artisans de paroles. Leur style n'est pas sans quelque
charme, mais c'est, pour ainsi dire, à demi
éclos ; ce sont de petites phrases comme des vers : il
y a de l'affectation. Nous devons en admirer davantage
Hérodote et Thucydide, qui, dans le siècle
même de ces sophistes, ont dédaigné ces
agréments, ou plutôt ces
puérilités. L'un, comme un fleuve qui ne trouve
point d'embarras dans son cours, est tranquille et coulant ;
l'autre est plus vif ; ses descriptions de combats ont
quelque chose du tumulte de la guerre. Ce sont les premiers,
dit Théophraste, qui ont animé l'histoire, et
qui lui ont donné ce langage riche et varié
qu'elle n'avait pas auparavant.
XIII. Après eux vint Isocrate, que je mets toujours
au-dessus des rhéteurs du même genre, quoique
vous combattiez quelquefois cette opinion, mon cher Brutus,
avec ménagement autant qu'avec esprit. Peut-être
la partagerez-vous, si je vous dis ce que j'aime dans
Isocrate. Comme il lui semblait que la période
était divisée en trop de membres dans
Thrasymaque et Gorgias, qui, les premiers, se sont
appliqués à l'arrangement des mots, comme
d'ailleurs Thucydide lui paraissait trop brisé, trop
peu arrondi, si je puis ainsi m'exprimer, il commença
à développer les pensées dans des
périodes plus coulantes. Ses leçons
formèrent les orateurs, les écrivains les plus
célèbres, et sa maison fut regardée
comme l'école même de l'éloquence. Quand
j'étais loué par notre admirable Caton, je
m'inquiétais peu d'être blâmé par
d'autres ; honoré du suffrage de Platon, Isocrate doit
tenir peu compte de l'avis de ses autres juges. Or voici,
vous le savez, comme parle Socrate, à la
deuxième page du Phèdre :
«Isocrate est encore jeune, mon cher Phèdre ;
mais ce que j'augure de lui, je vais vous le dire. - Eh bien
? dit Phèdre. - Il me paraît doué, pour
l'éloquence, d'un génie supérieur
à Lysias ; il a d'ailleurs plus de goût pour la
vertu, et je ne m'étonnerais pas que, plus
âgé, il effaçât, dans le genre
d'étude qu'il a adopté, tous les orateurs qui
l'ont précédé, comme il efface
aujourd'hui ceux de son âge ; ou bien, si ce genre ne
lui suffit plus, on le verra, comme saisi d'un mouvement
divin, s'élever à quelque chose de plus
sublime. Cet homme est naturellement philosophe».
Voilà ce qu'augurait Socrate de cet orateur jeune
encore ; c'est l'hommage que rend à sa vieillesse
Platon son contemporain ; oui, Platon, ce fléau des
rhéteurs, n'admire qu'Isocrate.
Que ceux qui n'aiment pas cet écrivain me laissent la
liberté de me tromper avec Socrate et Platon. Ainsi le
style de ce genre, du genre démonstratif, est doux,
facile, coulant, plein de pensées fines, d'expressions
harmonieuses ; propre surtout aux sophistes, plus fait pour
l'appareil que pour le combat ; réservé aux
exercices du gymnase, mais dédaigné,
repoussé par le forum. Cependant, puisque ce genre est
la première nourriture de l'éloquence, qui
prend ensuite par elle-même plus de couleur et de
force, il n'était pas hors de propos de jeter un
regard sur le berceau de l'orateur. Mais ce ne sont que les
jeux, les exercices de son enfance ; suivons-le maintenant
sur le champ de bataille, au combat.
XIV. L'orateur doit s'occuper de trois choses : de
l'invention, de la disposition, de l'élocution. Nous
dirons en quoi consiste la perfection dans chacune de ces
parties, mais sans nous astreindre à la méthode
vulgaire. Nous n'établirons aucune règle ; tel
n'est pas notre but : nous tracerons seulement l'idée
de la parfaite éloquence ; nous ne dirons pas comment
on peut l'acquérir : nous la peindrons telle que nous
la concevons.
Nous nous arrêterons peu sur les deux premières
parties. En effet, bien qu'elles soient moins l'accessoire
que le fond même de l'éloquence, elles sont
cependant communes à d'autres études.
Inventer et choisir sont toutefois à
l'éloquence ce que l'âme est au corps ; il est
vrai, quelque importantes que soient ces qualités,
elles appartiennent plutôt au jugement qu'à
l'éloquence ; et cependant quelle est la cause
où le jugement ne soit nécessaire ? L'orateur
parfait que nous cherchons devra donc connaître les
sources des arguments et des preuves. Or, tout ce qui peut
être l'objet d'une question, d'une dissertation, se
réduit à savoir si la chose est, de quelle
nature elle est, quelles en sont les qualités : on
connaît par les indices si la chose est ; ce qu'elle
est, par les définitions ; ses qualités, enfin,
par les idées du bien et du mal. Pour embrasser tout
cela, le véritable orateur ne se renfermera pas dans
les circonstances des personnes et du temps. En remontant du
particulier au général, il s'ouvre un plus
vaste champ, et bien établie, la preuve
générale devient la preuve particulière.
Or la question séparée des circonstances du
temps et des personnes, et ramenée du particulier au
général, s'appelle thèse. C'est
d'après cette méthode qu'Aristote
exerçait ses disciples à parler pour et contre,
non avec la sécheresse des philosophes, mais avec
l'abondance des rhéteurs, pour leur donner de la
richesse, de la fécondité. Aristote a fait un
livre des lieux (c'est son expression), où
l'orateur peut puiser toutes les preuves pour et
contre.
XV. Notre orateur (nous ne parlons toujours ni d'un
déclamateur des écoles ni de quelque
misérable avocat, mais bien de l'orateur parfait)
trouvera donc sans peine, dans les lieux que nous fournissent
les rhéteurs, ceux qui conviendront à son
sujet, et reconnaîtra même la source
véritable de ces lieux communs. Mais il n'abusera pas
de ces richesses, il n'y puisera qu'avec mesure et
discernement ; car les mêmes genres de preuves ne
conviennent pas à tous les temps, à toutes les
causes. Le jugement devra être son guide ; il ne
suffira pas de trouver les arguments, il faudra aussi les
peser. Quoi de plus fécond que l'esprit de l'homme,
surtout quand il est cultivé par l'étude ?
Mais, comme les terres les plus fertiles produisent à
la fois et le bon grain et les herbes funestes au bon grain,
ainsi de ces lieux communs peuvent naître des
pensées frivoles, étrangères au sujet,
inutiles ; ce qui exige de la part de l'orateur beaucoup de
discernement. Sans cela, comment s'arrêter, se fixer
aux bonnes preuves ? comment adoucir ce qui pourrait
être choquant, dissimuler, supprimer même ce
qu'il serait impossible de réfuter ? Comment
détourner l'attention des esprits, et présenter
d'autres preuves plus fortes en apparence que celles qu'on
aurait à détruire ?
Les idées une fois trouvées, comment les
distribuer ? c'est la deuxième des trois fonctions de
l'orateur. Que son exorde ait de la dignité, et, ce
qui servira d'introduction à sa cause, de la grandeur,
de l'éclat ; qu'après s'être
emparé des esprits par une première attaque, il
affaiblisse, il détruise les moyens de son adversaire
; que, des preuves les plus fortes, il choisisse les unes
pour le commencement, les autres pour la fin, et qu'il mette
au milieu les plus faibles.
Voilà en peu de mots les deux premières parties
de l'art oratoire. Mais, nous l'avons déjà
remarqué, ces parties, quoique très
importantes, demandent moins d'art et d'étude.
XVI. Quand l'orateur est fixé sur l'invention et la
disposition, il lui reste à remplir le plus important
de ses devoirs, l'élocution. Voici un mot fort
sensé de notre ami Carnéade sur Clitomaque : -
Clitomaque dit toujours les mêmes choses, Charmadas les
mêmes choses en mêmes termes. - Or, s'il est
indispensable de prendre garde à ses expressions dans
la philosophie, où cependant l'on se préoccupe
des choses plus que des mots, quelle attention ne doit-on pas
apporter au style d'un discours, où l'élocution
est la partie essentielle ? Aussi l'ai-je compris par vos
lettres, Brutus : vous ne me demandez pas mon sentiment sur
ce qui constitue l'orateur parfait dans l'invention et la
disposition ; mais vous voulez savoir, je pense, en quoi je
fais consister le meilleur genre d'élocution. C'est
assurément une question difficile, la plus difficile
de toutes. En effet, le langage est quelque chose de si
délicat, de si souple, de si flexible, qu'il se
prête à tous les caprices ; puis la
différence des esprits et des goûts a dû
produire différents caractères de style.
Les uns veulent un torrent, une volubilité
d'expressions ; pour eux, l'éloquence est dans
l'impétuosité du discours. D'autres aiment le
style coupé, les repos, les phrases qui permettent de
reprendre haleine. Quelle différence ! et cependant
chacun de ces deux genres a sa perfection. Il y en a qui
travaillent à se faire un style doux, égal, pur
et naturel ; d'autres préfèrent je ne sais quoi
de dur, de sévère, presque de triste ; il y a,
nous en avons plus haut établi la division, trois
genres de style : le sublime, le simple, le
tempéré ; il y a autant de genres
d'orateurs.
XVII. Puisque j'ai commencé à vous donner plus
que vous ne me demandiez (je n'avais en effet à vous
répondre que sur le style, et j'ai dit quelques mots
de l'invention et de la disposition), je vais encore, Brutus,
parler de l'action : je n'aurai donc omis aucune partie de
l'éloquence ; car, pour ce qui concerne la
mémoire, je n'ai rien à dire ici de cette
faculté commune à bien d'autres
études.
La manière de s'énoncer consiste en deux
choses, l'action et l'élocution. L'action est, pour
ainsi dire, l'éloquence du corps ; elle se compose, en
effet, de la voix et du geste. Il y a autant d'inflexions de
voix qu'il y a de sentiments, et c'est la voix surtout qui
les excite. Ainsi, l'orateur parfait dont il s'agit prendra
tous les tours qui conviendront aux passions dont il voudra
paraître animé et qu'il voudra remuer dans les
coeurs ; j'aurais là-dessus bien des choses à
dire si c'était le moment d'en parler, ou si vous me
l'eussiez demandé ; je parlerais aussi du geste,
auquel se lie l'expression du visage. On ne peut dire
à quel point toute cette partie de l'art est
essentielle à l'orateur. On en a vu qui, sans avoir le
don de la parole, ont recueilli, par le seul mérite de
l'action, tout le prix de l'éloquence ; et d'autres,
qui avaient du talent, ont passé, grâce à
l'inconvenance de leur action, pour ne pas savoir parler. Ce
n'est donc pas sans motif que Démosthène
assignait à l'action le premier, le deuxième,
le troisième rang. En effet, si l'éloquence
n'est rien sans elle, et si, sans l'éloquence, elle
seule est si puissante, elle est de la plus haute importance
dans l'art de la parole.
XVIII. Ainsi l'orateur qui aspire à la perfection fera
entendre une voix forte s'il est ému, douce s'il est
calme, soutenue s'il est grave, touchante s'il cherche
à exciter la compassion.
Tel est le caractère merveilleux de la voix : elle a
trois tons, l'aigu, le grave et le moyen, qui forment toute
la puissance, toute la douceur et la variété du
chant. Il y a peut-être aussi dans le discours une
sorte de chant dissimulé, non pas ce chant musical des
rhéteurs phrygiens et cariens dans leurs
péroraisons, mais ce chant dont veulent parler
Démosthène et Eschine, quand ils se reprochent
l'un à l'autre leurs inflexions de voix ; et
Démosthène, tout en ne ménageant pas son
rival, lui accorde cependant une voix douce et claire. Une
remarque à faire dans l'étude de la
prononciation, c'est que la nature elle-même, comme
pour régler l'harmonie du langage, nous enseigne
à mettre sur chaque mot un accent aigu, et à
n'en mettre qu'un, dont la place ne peut être en
deçà de l'antépénultième.
C'est donc la nature qui, pour le plaisir de l'oreille, doit
servir de guide à l'art. Nous devons désirer
une belle voix ; car il ne dépend pas de nous de
l'avoir, mais il dépend de nous de la cultiver et de
la fortifier. Notre orateur étudiera donc les diverses
inflexions de voix, et devra en parcourir tous les
degrés, tous les tons, hauts et bas.
Il réglera aussi ses mouvements, de manière
à n'avoir rien d'excessif dans son action. Il tiendra
le corps droit et élevé. Il pourra, mais bien
rarement, faire quelques pas. Il évitera de courir
dans la tribune. Il ne penchera pas la tête
nonchalamment ; il ne gesticulera pas avec les doigts ; il ne
s'en servira pas pour battre la mesure. Quant aux mouvements
du corps même, il mettra encore plus de soin à
les régler ; même en se penchant, il conservera
la dignité de l'action. Il étendra le bras s'il
parle avec force ; il le ramènera s'il prend un ton
plus doux. C'est le visage qui, après la voix, seconde
le mieux l'action. Quelle grâce et quelle
dignité n'y ajoute-t-il pas ? Mais il faut
éviier l'affectation, les grimaces. Il faut aussi
régler avec soin les mouvements des yeux ; car si le
visage est le miroir de l'âme, les yeux en sont les
interprètes : ils exprimeront la joie ou la tristesse,
selon la nature du sujet.
XIX. Arrivons enfin à tracer l'image de l'orateur
parfait et de la véritable éloquence. Le mot
même fait voir que l'éloquence est tout
entière dans l'élocution, et que cette partie
renferme toutes les autres. L'invention, la disposition,
l'action ne font point l'orateur; c'est du terme qui exprime
l'élocution que les Grecs ont tiré le mot de
rêtôr, les Latins celui
d'éloquent. Les autres qualités de
l'orateur sont du domaine commun ; le talent de la parole,
c'est-à-dire l'élocution, est sa
propriété. Il y a des philosophes qui se sont
exprimés avec élégance ;
Théophraste a mérité son nom par son
divin langage, Aristote a porté un défi
à Socrate lui-même. Les Muses semblent avoir
parlé par la bouche de Xénophon, et, de tous
ceux qui jamais ont écrit ou parlé, Platon est
le premier pour la grâce et la majesté ; aucun
d'eux cependant n'a ces traits redoutables de
l'éloquence, ces foudres du barreau. Ils conversent
avec des gens éclairés, dont ils cherchent
à calmer plutôt qu'à exciter les
passions. Leur but, dont les sujets graves et paisibles, qui
les occupait, est d'instruire et non de surprendre ; ce qui
leur a quelquefois attiré le reproche, quand ils
cherchent à plaire, de faire plus qu'ils ne doivent.
Il n'est donc pas difficile de distinguer de ce genre cette
sorte d'éloquence dont il s'agit ici. La
manière de parler des philosophes est tranquille ;
elle semble inspirée par la solitude ; elle ne
connaît ni les pensées, ni les expressions qui
charment le peuple ; elle s'affranchit de la servitude des
nombres ; elle ne veut ni soulever, ni étonner, ni
séduire : c'est, en quelque sorte, une vierge chaste,
pudique et d'une inaltérable pureté. C'est un
entretien plutôt qu'un discours. Quoique tout langage
soit un discours, c'est toutefois au langage seul de
l'orateur que s'applique ce mot.
Quant aux sophistes dont j'ai parlé plus haut, il
importe encore plus de distinguer leur manière de
celle de l'orateur ; car leur prétention est de se
parer des fleurs de son éloquence ; mais ils
diffèrent en ceci : leur but est, non de troubler
l'âme, mais de la calmer ; non de persuader, mais de
plaire ; et ils y travaillent plus ouvertement et plus
fréquemment que les orateurs ; ils
préfèrent dans la pensée l'éclat
à la justesse ; ils aiment les dipressions
fréquentes, les fables, les métaphores hardies
; ils se servent des mots, comme font les peintres de couleur
pour varier leurs tableaux, et enfin ils recherchent les
similitudes, les contrastes, les chutes semblables de
périodes.
XX. Un genre voisin de celui-là est le genre de
l'histoire, qui nous présente des narrations
ornées, des descriptions de pays, de combats, et
même des exhortations et des harangues ; mais c'est une
diction toujours unie et coulante, ce n'est pas le style vif
et rapide de l'éloquence. L'éloquence
véritable ne s'éloigne guère moins du
style historique que du style poétique.
Les poètes, en effet, ont aussi donné lieu
d'examiner eu quoi ils difèrent des orateurs.
C'était par le nombre et la versification qu'ils
paraissaient autrefois différer ; aujourd'hui les
orateurs ont admis le nombre. Tout ce qui offre à
l'oreille une mesure en vers ou non, car dans la prose le
vers est un défaut, s'appelle nombre ; les Grecs
disent ruthmos (rythme) ; et même, suivant
quelques personnes, quoique Platon et Démocrite
n'aient pas écrit en vers, leur style est si
animé, si éclatant, qu'ils méritent
plutôt le nom de poètes que ces auteurs
comiques, où, à l'exception de la mesure
ïambique, on ne voit rien qui ne ressemble à la
conversation. Et cependant ce n'est pas ici la principale
partie du poète. Le poète n'en est que plus
digne d'éloges, quand il s'élève aux
perfections de l'éloquence, malgré la
contrainte du vers. Mais quels que soient l'éclat et
la majesté de certains poètes, je trouve qu'ils
prennent plus souvent que nous la liberté d'inventer
et d'allier des mots, et que, dans le but de plaire, ils
s'attachent plus aux termes qu'aux idées. Enfin, s'il
y a entre eux quelque ressemblance pour ce qui concerne le
goût, le choix des termes, il n'en est pas plus
difficile de comprendre combien ils différent pour le
reste ; mais ce point n'est pas douteux ; et le fût-il,
ce n'est pas une question qu'il soit pour notre sujet
nécessaire de discuter.
Voilà donc notre orateur distingué des
philosophes, des sophistes, des historiens, des poètes
; essayons d'expliquer ce qu'il doit être.
XXI. L'homme éloquent, nous le cherchons
d'après l'idée qu'en avait M. Antoine, sera
celui qui, devant les juges, et en tout discours public,
saura prouver, plaire, émouvoir. Il est
nécessaire de prouver, doux de plaire :
émouvoir, c'est vaincre. C'est de ce dernier moyen que
dépend le succès. De ces diverses fonctions
viennent les divers genres de style. Le simple est
destiné à prouver ; le tempéré,
à plaire ; le véhément, à
émouvoir : c'est en ce dernier surtout que consiste la
force de l'art oratoire. Il faut donc à un jugement
sûr joindre les plus heureuses facultés pour
faire un usage convenable de ces trois sortes de style ;
l'orateur saura discerner ce qui appartient à chaque
genre, et s'exprimer selon le besoin de la cause. Aussi le
fondement de l'éloquence, comme de toute autre chose,
c'est le bon sens. Enfin, dans l'éloquence comme dans
la conduite de la vie, rien n'est plus difficile que de
saisir les convenances. C'est ce que les Grecs appellent
prepon, et nous decorum. Il y a
là-dessus bien des préceptes excellents, et
c'est une matière qui mérite assurément
d'être approfondie. C'est faute de la bien
connaître qu'on se trompe dans la vie, comme on se
trompe en vers et en prose.
L'orateur doit discerner les bienséances pour ce qui
regarde les pensées et les expressions. Les
circonstances d'état, de rang, de crédit et
d'âge, celles de lieu, de temps, d'auditeurs, exigent
des expressions et des pensées différentes.
Dans un discours, comme dans la vie, il faut toujours
observer les convenances. On doit mettre son style en rapport
avec son sujet, et avec le caractère de ceux qui
parlent et de ceux qui écoutent. Cette matière
si vaste, si étendue, les philosophes l'examinent dans
leurs traités des devoirs, non pas toutefois quand ils
parlent du bien, qui est invariable. Les grammairiens s'en
occupent en commentant les poètes ; les
rhéteurs en parlent à propos de tous les genres
de causes, de toutes les parties du discours. Qu'y a-t-il, en
effet, de plus inconvenant, que d'aller, lorsqu'on plaide au
sujet d'une gouttière devant un seul juge, se jeter
dans les grands mots, dans les lieux communs, ou de parler de
la majesté du peuple romain en termes familiers et
simples ?
XXII. Voilà pour les bienséances en
général. D'autres y manquent, pour ce qui
regarde, ou leur propre personne, ou la personne des juges,
ou celle de leurs adversaires, et ce n'est pas par
l'idée seulement, c'est par l'expression. Il est bien
vrai que sans l'idée l'expression n'est rien ; mais la
même idée plaît ou déplaît,
suivant telle ou telle expression. En toutes choses, voyez
jusqu'où vous pouvez aller. Chaque sujet a ses
proportions ; mais le trop choque toujours plus que le trop
peu : Apelles blâmait les peintres qui ne sentaient pas
où ils devaient s'arrêter.
Ce point est important, Brutus, vous le savez ; pour le
traiter, il faudrait un livre à part. Mais il suffit,
pour notre objet, de la remarque suivante. On dit tous les
jours, en jugeant des actions ou des paroles, quelles
qu'elles soient, que telle chose convient, que telle autre ne
convient pas, et tout est compris là-dedans. Mais ne
confondons pas le devoir et la bienséance : le mot
devoir marque une obligation de tout temps et en
toutes choses ; le mot bienséance, une
attention à conformer aux temps et aux personnes les
actions, les paroles, le visage, le geste, les
manières ; le contraire est appelé
messéant. Si donc le poète évite
ce défaut, comme l'un des plus graves ; s'il est
répréhensible, quand il prête à un
méchant le langage d'un homme de bien, à un sot
celui d'un homme sensé ; si le peintre du sacrifice
d'Iphigénie, après avoir
représenté Calchas triste, Ulysse plus triste,
Ménélas en pleurs, vit bien qu'il fallait
voiler la tête d'Agamemnon, parce que son pinceau ne
pouvait exprimer la profonde douleur d'un père ; si,
enfin, l'acteur cherche à se conformer aux
bienséances, que ne devons-nous pas attendre de
l'orateur ? Qu'il voie donc, puisque cette qualité est
essentielle, ce qui convient à son sujet et aux
parties de son sujet ; car il est clair que chaque partie
d'un discours, que souvent même un discours entier
demande un caractère particulier de style.
XXIII. Il s'agit donc à présent de rechercher
le caractère de chaque genre d'élocution. C'est
un travail important, difficile, nous en avons souvent fait
l'observation ; mais c'est en commençant qu'il fallait
y réfléchir : maintenant il faut faire voile,
et arriver où nous pourrons. Occupons-nous d'abord de
l'orateur qui, selon quelques-uns, mérite seul le nom
d'orateur attique.
Humble, simple, familier, il s'éloigne plus qu'on ne
pense du langage vulgaire. Ceux qui l'entendent, quoique
n'ayant pas eux-mêmes le don de la parole, croiront
pouvoir parler comme lui : rien, en apparence, n'est plus
facile à imiter que le style simple, en
réalité, rien n'est plus difficile. Ce style,
quoiqu'il ne doive pas être très nourri, doit
avoir cependant un certain suc, et sinon une force
extrême, au moins un air de santé parfaite.
Tirons-le d'abord de la servitude des nombres. Il y a pour
l'orateur, vous le savez, des nombres dont bientôt nous
nous occuperons, et qu'il faut observer dans d'autres genres
; le style simple ne les admet pas. Sa marche est libre, mais
régulière ; il ne connaît pas la
contrainte, mais il évite la licence et les
écarts. Il ne doit pas non plus chercher à
lier, pour ainsi dire, les paroles les unes aux autres ;
l'hiatus, le choc des voyelles a je ne sais quel abandon
gracieux qui montre l'heureuse négligence d'un homme
qui s'attache aux choses plus qu'aux mots. Mais libre du
travail de la période et de l'enchaînement des
mots, l'orateur a d'autres soins. Il faut de l'art dans ces
phrases courtes et déliées ; il y a une sorte
de négligence qui est l'effet de l'art. Il est des
femmes à qui il sied de n'être point
parées ; ainsi le style simple a des charmes,
même sans ornements. Comme la beauté, le style a
des grâces d'autant plus touchantes qu'elles sont moins
recherchées. Il faut éloigner ce qui jette trop
d'éclat, les perles, l'artifice de la coiffure, le
blanc, le rouge, tout ce qui s'appelle fard, et ne conserver
que l'élégance et la propreté. Le style
simple sera pur et correct, toujours clair et facile,
toujours conforme aux bienséances.
XXIV. Théophraste exige une quatrième
qualité, l'agrément, des traits
ingénieux et vifs, de ces pensées fines et
neuves qui paraissent éclore tout à coup, et
qui sont un des caractères de ce genre. Mais il ne
faut user que bien sobrement des richesses de
l'éloquence, je veux dire des figures de
pensées ou de mots. Le style admet deux sortes
d'ornements : l'un consiste dans les mots pris en
eux-mêmes ; l'autre dans l'art de les placer. Le
mérite des mots pris en eux-mêmes, des mots
propres et usités, consiste dans l'harmonie et la
clarté, ou dans un choix heureux d'expressions
figurées, qui tantôt sont métaphoriques,
tantôt empruntées d'ailleurs,
dérivées, ou nouvelles : on peut employer les
termes anciens, inusités ; les termes anciens et
inusités sont au rang des termes propres ; seulement
il est rare qu'on 1es emploie. Quant à l'art de placer
les mots, il contribue à l'ornement, lorsqu'une
adroite combinaison produit un effet qui disparaîtrait
si l'on changeait les termes, la pensée d'ailleurs
restant la même ; les figures de pensées, au
contraire, subsistent même avec le changement des
termes : du reste, malgré leur nombre, il en est peu
qui aient de l'éclat.
Ainsi, l'orateur du genre simple, content d'une diction
élégante, n'osera guère créer des
mots ; il sera réservé dans ses
métaphores, avare de termes vieillis, scrupuleux dans
l'emploi des figures de mots ou de pensées ; il usera
toutefois de ces métaphores qui sont familières
au langage de la ville, et même à celui de la
campagne, où l'on entend parler tous les jours des
perles de la vigne, des champs
altérés, d'une campagne riante,
du luxe des blés. Ces expressions sont hardies
; mais la justesse de la comparaison ou la pauvreté de
la langue les fait recevoir : ce n'est pas qu'elles
embellissent, mais elles expliquent. Le style simple fera de
ces figures un usage un peu plus fréquent que les
autres genres de style, mais toujours moins que le
sublime.
XXV. Ce défaut de convenance (nous nous sommes
expliqués sur ce qui concerne la convenance) devient
sensible quand on emploie dans le style simple ces figures
hardies qui peut-être conviendraient dans un autre
genre. Mais ces combinaisons symétriques, d'où
naissent, dans la construction des phrases, ces formes
remarquables, qui sont comme les attitudes du style, et que
les Grecs nomment schêmata, nom qu'ils donnent
également aux figures de pensées, le style
simple les admet, ce style qu'on peut appeler attique,
pourvu qu'on ne croie pas que ce soit le seul ; mais il doit
user avec sobriété de ces ornements. Comme ces
repas sans magnificence, mais où la délicatesse
règne avec l'économie, le style simple se
distinguera par un choix de bon goût. Il devra
s'interdire diverses sortes d'ornements. Il évitera
ces figures dont j'ai parlé plus haut, les
antithèses peu naturelles, les chutes et
désinences semblables, les changements de lettres qui
font des jeux de mots ; il craindra que des beautés si
travaillées, des pièges ainsi tendus ne
trahissent en lui le désir de plaire. Les figures de
répétition, qui demandent une prononciation
forte et animée, seront bannies de ce style modeste ;
il pourra faire usage des autres figures de mots, pourvu
qu'il coupe ses phrases et leur donne un air facile, qu'il
n'emploie que des expressions conformes à l'usage, que
ses métaphores soient naturelles, et que les figures
de pensées qu'il admettra ne soient pas trop
brillantes. Il ne fera pas parler la république,
n'appellera pas les morts du fond des enfers, ne resserrera
pas dans une seule période les détails d'une
riche énumération ; ces ornements supposent des
efforts de voix qu'on ne peut ni attendre ni exiger de lui ;
il aura le ton aussi simple que le style, et cependant la
plupart des figures de pensées ne lui seront pas
étrangères, pourvu qu'il en use avec
sévérité : car tel est le
caractère qu'il doit avoir.
L'orateur de ce genre n'aura pas une action tragique,
théâtrale ; il aura des gestes
modérés, de l'expression dans le visage, et,
sans grimace, il fera naturellement comprendre son
intention.
XXVI. Ce genre admet aussi la plaisanterie, avantage
précieux pour l'orateur. Il y a deux sortes de
plaisanteries : l'enjouement et les bons mots. Il emploiera
la première pour raconter agréablement ; la
seconde, s'il veut lancer quelques traits, jeter du ridicule.
Il y a plusieurs sortes de ridicules ; mais ne perdons pas
notre sujet de vue. Nous nous contenterons d'avertir
l'orateur de n'user de ridicule ni trop fréquemment :
il passerait pour un bouffon ; ni contrairement à la
décence : ce ne serait plus qu'un mime ; ni sans
mesure : on le croirait méchant ; ni contre le malheur
: ce serait de la cruauté ; ni contre le crime : le
rire ne doit pas prendre la place de la haine ; ni enfin,
sans observer ce qu'il se doit à lui-même, ce
qu'il doit à ses juges, ce que demandent les
circonstances : car il violerait ainsi les
bienséances. Il évitera aussi ces bons mots
étudiés, médités à loisir,
qu'on apporte tout faits, et qui, la plupart du temps, sont
insipides. Il respectera l'amitié, la dignité ;
il craindra de faire des blessures mortelles ; il ne
s'attaquera qu'à ses adversaires, et encore pas
à tous, ni en tout temps, ni de toute manière.
A cela près, il emploiera la plaisanterie, et
l'assaisonnera de ce sel que n'ont pas nos prétendus
attiques, quoique ce soit bien de l'atticisme le plus
pur.
Telle est l'idée que je me forme de l'orateur du genre
simple, qui n'en est pas moins grand orateur, et
véritable attique ; car tout ce qui, dans le style,
est piquant et de bon goût, est le propre des attiques
: non pas que tous aient de l'enjouement ; Lysias et
Hypéride n'en manquent pas, Démade passe pour
en avoir plus que tous les autres ; on en accorde peu
à Démosthène, quoique, selon moi, il
soit le premier pour l'urbanité ; mais peut-être
avait-il moins de gaieté que de grâce. De ces
deux qualités, la première annonce un esprit
plus vif ; la seconde, un art plus savant.
XXVII. Le second genre de style a plus d'abondance et de
force que le style simple dont nous venons de parler ; mais
il n'a pas l'élévation du sublime, dont nous
parlerons bientôt. Son caractère n'est pas
l'énergie, mais la douceur. Plus plein que le premier,
il est bien moins magnifique que le dernier. Il admet toute
sorte d'ornements, et ce qui le distingue enfin, c'est l'art
de plaire. Les Grecs en ce genre ont eu plusieurs
modèles ; Demetrius de Phalère est, selon moi,
le premier. Il s'exprime avec calme et douceur, et son style
est parsemé de métaphores et de
métonymies, comme le ciel d'étoiles.
La métaphore dont j'ai déjà souvent
parlé, transporte, par similitude, une expression d'un
sens à un autre, soit pour l'ornement, soit pour
remédier à la disette de la langue. La
métonymie substitue au mot propre un mot qui signifie
la même chose et qui lui est fourni par un objet
analogue. Il y a bien là aussi un transport
d'expression ; toutefois il y a cette différence, que
dans Ennius, par exemple, arcem et urbem orbas
est une métaphore, et arcem au lieu de
patriam, une métonymie. On trouve aussi dans
Ennius Africa terribili tremit horrifia terra tumultu.
Il y a également ici métonymie ; au lieu
d'Afri le poète dit Africa. C'est ce que
les rhéteurs nomment hypallage, parce qu'il y a
une sorte d'échange de mots, et les grammairiens,
métonymie, parce qu'il y a transport
d'expression. Aristote confond toutes ces figures avec la
métaphore, et y joint la catachrèse,
c'est-à-dire l'abus, figure dont on se sert quand on
dit esprit mince au lieu de petit esprit, et
que l'on abuse ainsi des mots qui ont du rapport avec le mot
propre, soit pour l'agrément du style, soit par
nécessité. Quand plusieurs métaphores se
succèdent, le discours devient tout autre : c'est ce
que les Grecs nomment allégorie, expression
très juste ; mais le terme général de
métaphore vaut encore mieux.
Démétrius fait un usage fréquent de ces
figures, et son style n'en a que plus de charmes ; il emploie
souvent la métaphore, mais nul n'a plus employé
la métonymie.
Le genre dont je parle, le genre tempéré, admet
toutes les figures de mots, et plusieurs figures de
pensées ; c'est le genre des discussions
étendues et savantes, des lieux communs qui n'ont pas
besoin de véhémence. En un mot, telle est
à peu près l'éloquence de
l'élève des philosophes ; ce genre a son
mérite, mais gardons-nous de le comparer au sublime.
Ce style brillant, fleuri, figuré, poli, ce style
où s'enchaînent toutes les grâces de
l'expression, toutes celles de la pensée, a
passé de l'école des sophistes au barreau ;
mais, dédaigné du genre simple, repoussé
par le sublime, c'est au genre moyen dont je parle qu'il se
rapporte naturellement.
XXVIII. Le troisième est ce genre sublime, riche,
abondant, majestueux, magnifique, dont la force est
invincible. C'est, en effet, ce genre dont la magnificence et
la richesse ont commandé l'admiration des peuples, et
ont valu, dans le gouvernement, tant de pouvoir à
l'éloquence : je parle de cette éloquence
entraînante, de cette éloquence retentissante,
qu'on subit, qu'on admire, qu'on ne croit pouvoir atteindre.
C'est elle qui soumet les esprits, qui les fait mouvoir
à son gré. Parfois elle brise tous les
obstacles, parfois elle s'insinue dans les coeurs, elle y
jette des opinions nouvelles, elle en arrache les mieux
affermies. Mais il y a une grande différence entre
l'orateur sublime et les précédents. L'orateur
qui travaille dans le style simple et qui s'est
proposé de parler avec finesse, avec goût, sans
chercher à s'élever, s'il atteint son but, est
grand orateur, quoiqu'il ne soit pas au premier rang ; une
fois sûr de sa manière, il n'a point de risque
à courir ; il ne tombera pas. L'orateur du genre
moyen, de ce genre que j'appelle tempéré, s'il
a soin de se pourvoir de tout ce qui est son domaine, n'a pas
de grands périls à craindre ; et même
s'il chancelle, cela arrive, il ne s'exposera pas beaucoup,
car il ne peut tomber de bien haut. Mais si l'orateur que
nous plaçons à la tête des autres, cet
orateur majestueux et véhément, est né
seulement pour le sublime, s'il ne s'est exercé qu'en
ce genre, s'il en a fait son unique étude, s'il ne
sait pas tempérer son style par le mélange des
deux autres genres, il s'attirera le mépris. L'orateur
du genre simple, par la finesse et la justesse de ses
expressions, annonce du goût ; celui du genre
tempéré est agréable ; celui du genre
sublime, s'il ne change pas de ton, ne paraît pas
même raisonnable. Celui qui ne peut rien dire avec
calme, avec douceur ; qui ne sait pas distribuer,
définir, varier son style, plaisanter dans des causes
qui demandent à être ainsi traitées en
tout ou en partie ; et qui, sans avoir préparé
les esprits, s'enflamme tout d'abord, celui-là est un
fou parmi des gens sensés, un homme ivre parmi des
gens à jeun.
XXIX. Nous tenons, Brutus, notre orateur, mais en idée
seulement : si je l'avais une fois saisi, toute son
éloquence ne me persuaderait pas de le laisser aller.
Mais enfin nous avons trouvé cet homme éloquent
que jamais Antoine n'a vu. Quel est-il donc ?
j'établis en peu de mots ce que bientôt je
développerai : l'homme éloquent, c'est celui
qui dans les petites choses emploie le style simple, dans les
grandes le sublime, et dans les médiocres le
tempéré.
Mais, dira-t-on, jamais il n'y en a eu de tel. Soit ; je dis
ce que je désire, et non ce que j'ai vu. J'en reviens
à ce beau idéal de Platon, dont j'ai
parlé, à cette forme première qui n'est
visible qu'aux yeux de l'esprit. Ce n'est pas un homme
éloquent que je cherche ; je ne veux rien de mortel de
périssable : je cherche ce qui constitue l'homme
éloquent, en un mot l'éloquence
elle-même, cette éloquence qu'aperçoivent
les yeux seuls de l'esprit. Ainsi l'éloquence, nous le
répétons, devra être simple pour les
petites choses, tempérée pour les
médiocres, sublime pour les grandes. Mon discours
pour Cécilia roulait entièrement sur
l'ordonnance du préteur : je débrouillai,
à l'aide des définitions, les points
embarrassés ; je citai le droit civil, j'expliquai les
termes équivoques. Il fallait, dans mon discours
pour la loi Manilia, faire l'éloge de
Pompée : j'adoptai le style tempéré
comme étant celui de l'éloge. Les droits et la
majesté du peuple romain étaient
intéressés dans la cause de Rabirius : je m'y
livrai à toute la chaleur de l'éloquence. Mais
il faut souvent mélanger et varier ces genres de
style. Quel est celui qu'on ne trouve pas dans mes cinq
livres contre Verrès, dans mes discours pour
Avitus, pour Cornélius, dans la plupart de mes
plaidoyers ? J'en citerais des exemples, si je ne croyais
qu'ils sont connus ou faciles à trouver. Il n'y a, en
effet, en aucun genre aucune qualité de l'orateur dont
mes discours ne laissent voir, je ne dirai pas la parfaite
image, mais une ébauche, une ombre. Si nous
n'atteignons pas notre but, voyons du moins comment on peut
l'atteindre.
Au reste, il n'est pas ici question de moi, mais bien de
l'éloquence ; loin d'admirer mes ouvrages, je suis si
difficile et si sévère, que
Démosthène lui-même ne me satisfait pas.
Non, ce prince des orateurs dans tous les genres
d'éloquence ne répond pas toujours à ce
qu'attend mon oreille avide, insatiable, et toujours
désireuse de je ne sais quoi d'immense et
d'infini.
XXX. Mais vous, Brutus, qui, dans votre séjour
à Athènes, avez étudié à
fond cet orateur avec Pammène, son admirateur le plus
passionné, vous qui le tenez toujours dans les mains,
sans toutefois dédaigner mes ouvrages, vous trouvez
assurément que, s'il est parfait en quelques points,
j'essaye de l'être aussi ; et que, s'il atteint le but
dans les sujets qu'il traite, moi, je cherche à
l'atteindre. Mais c'est un grand homme qui a
succédé à de grands hommes, et qui a eu
pour contemporains les orateurs les plus distingués ;
et moi, si j'avais atteint le but que je me proposais,
j'aurais aussi fait quelque chose de grand dans cette Rome
où, au jugement d'Antoine, on n'avait pas encore
entendu d'orateur éloquent. Or, si Antoine refusait ce
titre à Crassus, s'il se le refusait à
lui-même, l'eût-il donné à Cotta,
à Sulpicius, à Hortensius ? Dans Cotta rien de
sublime, dans Sulpicius rien de séduisant, presque
rien de grave dans Hortensius ; les premiers (je parle
d'Antoine et de Crassus) étaient plus propres qu'eux
à tous les genres. Je trouvai donc des oreilles peu
accoutumées à cette variété du
discours, à cette heureuse fusion des
différents styles, et, quelque médiocre,
quelque faible que je sois, le premier j'inspirai aux Romains
le goût le plus vif pour ces diverses sortes
d'éloquence.
Quels applaudissements j'obtins dans ma jeunesse, pour ce
tableau du supplice des parricides, où cependant je ne
tardai pas à blâmer moi-même
l'effervescence d'un jeune talent ! «Qu'y a-t-il qui
soit plus de droit commun que l'air pour les vivants, la
terre pour les morts, la mer pour les naufragés, le
rivage pour les échappés du naufrage ? Eh bien,
les parricides poursuivent leur vie précaire sans
pouvoir respirer l'air du ciel ; ils meurent sans que la
terre s'ouvre pour recevoir leurs ossements ; ils flottent au
milieu des vagues, sans en être baignés ; ils
sont poussés enfin sur les rochers, sans qu'il leur
soit possible d'y trouver le repos». Tout ce passage
est d'un jeune homme, aussi fut-il moins loué pour sa
perfection que pour les espérances que donnait
l'orateur naissant. On trouve le même caractère,
mais plus de maturité, dans ce portrait : «La
femme de son gendre, la marâtre de son fils, la rivale
de sa fille». Toutefois il ne faut pas croire que, dans
mes premières années, j'aie toujours
parlé de ce même ton de véhémence.
Au milieu de cette redondance toute juvénile de mon
discours pour Roscius, il y a des traits du genre
simple ; il y en a du genre fleuri, comme on peut voir aussi
dans mes plaidoyers pour Avitus, pour
Cornélius, pour une foule d'autres ; car aucun
orateur n'a tant écrit que moi, pas même les
Grecs dans tout leur loisir ; et tous mes ouvrages ont cette
variété que je veux dans
l'éloquence.
XXXI. Eh quoi ! je permettrais à Homère,
à Ennius et autres poètes, et surtout aux
tragiques, de descendre quelquefois du style
élevé et soutenu ; de varier souvent leur
langage, de se rapprocher même du style familier, et je
n'oserais pas à mon tour sortir du style
véhément ! Mais qu'ai-je besoin de citer ces
poètes, ces génies divins ? Nous avons vu non
seulement des acteurs du premier ordre bien rendre des
rôles très différents, mais qui
rentraient dans leur partie ; nous avons vu même
accueillis avec faveur l'acteur comique dans ]a
tragédie, l'acteur tragique dans la comédie. Et
moi je n'en essayerais pas ? Quand je dis moi, c'est de vous
plutôt, Brutus, que je parle ; car j'ai fait depuis
longtemps ce que je pouvais faire. Mais vous, traiteriez-vous
de la même manière toutes les causes ? ou
refuseriez-vous celles qui ne seraient pas d'un certain genre
? ou, dans les mêmes causes, auriez-vous toujours le
même ton ! Démosthène, votre orateur
favori, j'ai dû le croire du moins, car j'ai vu
dernièrement, dans votre maison de Tusculum, son image
en bronze parmi les images de vos ancêtres,
Démosthène ne le cède ni à Lysias
en simplicité, ni à Hypéride en esprit,
en finesse, ni à Eschine en douceur, en éclat.
Beaucoup de ses discours sont entièrement du style
simple, comme celui contre Leptine ; beaucoup du style
sublime, comme plusieurs de ses Philippiques ;
beaucoup du genre mixte, comme ses plaidoyers contre Eschine,
l'un sur les Prévarications de l'ambassade,
l'autre pour la Couronne. Quant au style
tempéré, il s'en empare, quand cela lui
convient ; et, s'il quitte le sublime, c'est pour descendre
à ce style ; jamais toutefois il n'excite plus
d'applaudissements, jamais il n'obtient plus de succès
que lorsqu'il traite les différentes parties du
sublime.
Mais laissons un peu Démosthène ; il s'agit ici
de la chose même et non d'un homme ; il s'agit de
l'éloquence, dont nous devons expliquer la nature et
montrer la puissance. Rappelons-nous cependant ce que nous
avons dit plus haut : notre but n'est pas de donner des
préceptes, et nous voulons apprécier l'art
plutôt que l'enseigner. Assez souvent, je l'avoue, nous
passons ces bornes ; c'est que vous n'êtes pas le seul,
Brutus, qui lirez ce livre, vous qui en savez sur
l'éloquence plus que moi qui parais en donner des
leçons ; d'autres aussi voudront le lire, moins parce
que j'en suis l'auteur que parce qu'il paraîtra sous
vos auspices.
XXXII. Il faut donc, selon moi, que l'homme vraiment
éloquent non seulement ait cette faculté, qui
lui est propre, de s'exprimer avec abondance et richesse,
mais qu'il étudie l'art qui a un rapport
immédiat avec l'éloquence, la dialectique. En
effet, quoiqu'il y ait une différence entre une
dissertation et un discours, entre parler et savoir parler,
l'un et l'autre sont compris dans l'art de la parole. C'est
à la dialectique qu'appartiennent le raisonnement, la
discussion ; le développement de la pensée, les
ornements du style, sont du ressort de l'éloquence.
Zénon, le chef des stoïciens, se servait de la
main pour les distinguer. La main fermée, c'est,
disait-il, la dialectique ; la main ouverte, c'est
l'éloquence. Avant lui Aristote avait dit, au
commencement de la Rhétorique : La dialectique
et l'éloquence se répondent l'une à
l'autre ; la seule différence, ajoutait-il, c'est que
la première serre ses raisonnements, et que la seconde
les étend. Je veux donc que l'orateur parfait
connaisse tout ce qui peut entraîner la persuasion ;
or, vous ne l'ignorez pas, vous qui avez profondément
étudié tout cela, il y a deux méthodes
admises par la logique. Aristote, en effet, nous a
laissé des règles sur la manière de
raisonner ; et puis sont venus ces dialecticiens qui ont
introduit tant de questions épineuses. Ainsi, celui
qui prétend à la gloire de l'éloquence
doit, à mon avis, ne pas ignorer ces doctrines ; il
faut que l'ancienne méthode, ou celle de Chrysippe,
lui soient bien connues. Qu'il sache d'abord la force, la
nature, les diverses espèces tant de mots
isolés que des arrangements de mots ; puis de quelles
manières différentes on exprime une
idée, par quelles règles on discerne le vrai du
faux, quelle conséquence on tire de chaque principe ;
si la conclusion est légitime ou non, et, quand des
équivoques se présentent, comment on distingue,
comment on éclaircit. Telle doit être la science
de l'orateur ; souvent il aura besoin de l'appliquer. Mais,
comme toutes ces choses ne sont pas par elles-mêmes
bien attrayantes, elles auront besoin d'êtres
revêtues des grâces du style.
XXXIII. Dans toutes les méthodes où l'on suit
la méthode et la marche prescrites par la raison, il
faut d'abord établir l'état de la question ;
car si ceux qui discutent ne conviennent pas entre eux du
sujet qui les divise, les raisonnements n'auront ni justesse
ni résultat possible. Notre pensée sur un objet
a souvent besoin d'être exposée nettement ; des
choses obscures ont besoin de définition, car le but
de la définition est d'expliquer le plus
brièvement possible ce dont il s'agit. Alors, comme
vous le savez, après avoir déterminé le
genre, on établit les espèces comprises sous le
genre, afin de les suivre dans les diverses parties du
discours. Ainsi l'homme éloquent dont il s'agit aura
le talent de la définition, mais ses
définitions ne seront pas aussi serrées, aussi
courtes que celles des dialecticiens ; elles seront plus
développées, plus ornées, plus à
la portée du peuple, plus en rapport avec son
intelligence. Il faut aussi que l'orateur, s'il en est
besoin, divise, partage le genre en ses espèces, qu'il
n'omette rien d'essentiel, qu'il n'ajoute rien de superflu.
Mais quand et comment appliquera-t-il ces préceptes ?
ce n'est pas la question qui nous occupe. Je veux faire ici,
comme je l'ai dit plus haut, l'office de critique, et non
celui de maître.
Il ne suffit pas que l'orateur soit dialecticien, il faut
qu'il connaisse bien les autres parties de la philosophie.
Sans cela, il n'aura rien à dire sur la religion, sur
la mort, sur les affections de famille, sur l'amour de la
patrie, sur le bien, le mal, la vertu, le vice ; sur les
devoirs, sur la douleur, le plaisir ; sur les agitations de
l'âme ou les illusions de l'esprit : idées qui
entrent souvent dans les discours publics, mais trop
sèchement, et qu'on ne peut, sans la science dont je
parle, exposer avec force, abondance, richesse.
XXXIV. Ce que je dis ici regarde moins la forme que la
matière du discours ; car je veux que l'orateur
connaisse son sujet de manière à se faire
écouter avec plaisir des hommes éclairés
; je veux qu'il possède les choses avant de songer aux
mots. Peut-être même, pour que son talent ait
plus d'élévation et de majesté, doit-il,
comme je l'ai dit plus haut de Périclès, ne pas
ignorer les sciences naturelles. Quand il descendra de la
contemplation des choses célestes, à celle de
la vie humaine, il pensera et s'exprimera avec plus de
noblesse et de grandeur. Mais que ces études divines
ne lui fassent pas négliger nos études humaines
; il connaîtra le droit civil dont l'usage est
continuel au barreau. Qu'y a-t-il, en effet, de plus honteux
que de se charger de causes qui se décident par les
lois et le droit civil, quand on est étranger aux lois
et au droit civil ? Il devra posséder encore
l'histoire des siècles passés, le nôtre
surtout, celles des principaux empires et des rois illustres.
L'ouvrage de notre cher Atticus nous a rendu cette
étude facile ; car, en observant exactement les
époques et l'ordre chronologique, et sans rien omettre
de remarquable, Atticus a renfermé en un seul volume
l'histoire de sept cents ans. Ignorer ce qui s'est
passé avant nous, c'est être toujours enfant.
Qu'est-ce, en effet, que la vie de l'homme, si le souvenir
des faits antérieurs ne rattache le présent au
passé ? Rappeler l'antiquité, en tirer des
exemples, c'est le moyen de donner au discours beaucoup
d'agrément, et en même temps plus de poids et
d'autorité.
XXXV. Fort de tous ces secours, l'orateur pourra se
présenter pour soutenir une cause ; mais il doit
d'abord connaître les divers genres de causes. Il saura
que toute contestation roule sur les choses ou sur les mots.
Quant aux choses, il y a des questions de fait, de droit, de
nom. Quant aux mots, on recherche s'il y a équivoque,
contradiction. Quand les mots ne paraissent pas exprimer la
pensée véritable, c'est une sorte
d'équivoque ; elle est souvent l'effet d'un mot omis,
et alors, ce qui est le propre de l'équivoque, elle
offre à l'esprit deux sens.
S'il y a peu de genres de causes, il y a aussi peu de
préceptes sur les arguments. On reconnaît, comme
source des arguments, deux sortes de lieux : les uns pris
dans la chose même, les autres étrangers au
sujet. La manière de traiter les choses fait tout le
succès ; car les choses mêmes sont faciles
à trouver. Quelle règle de l'art reste-t-il
à établir encore ? Il faut que l'orateur, dans
son exorde, se concilie la bienveillance de ceux qui
l'écoutent, qu'il éveille leur attention, qu'il
excite leur intérêt ; qu'ensuite il expose le
fait avec tant de brièveté, de clarté,
de netteté, que l'on saisisse aussitôt
l'état de la question ; puis qu'il établisse
ses preuves, renverse celles de son adversaire, le tout avec
ordre, et en disposant l'argumentation de manière
à faire sentir la liaison des conséquences avec
les principes ; et enfin qu'il termine le discours par une
péroraison qui allume ou éteigne les
passions.
Quelle est la manière de traiter chacune de ces
parties ? c'est ce qu'il serait difficile d'établir
ici ; cette manière varie selon les sujets. Je ne
cherche pas d'ailleurs un orateur à former ; je
cherche l'orateur que je puisse admirer. J'admirerai avant
tout celui qui saura voir ce qui convient. En effet, le
premier devoir de l'homme éloquent, c'est de conformer
son langage aux temps et aux personnes ; car, selon moi, le
même langage ne convient ni toujours, ni devant tous,
ni à tous, ni pour ou contre tous.
XXXVI. Il sera donc éloquent celui qui saura
approprier le discours à toutes les
bienséances. Il discernera dès lors quel devra
être son langage, et ne sera pas stérile pour
les sujets féconds, petit pour les grands, et
réciproquement ; il y aura entre les choses et les
paroles une heureuse correspondance.
L'exorde sera modeste, sans ambition, sans enflure, mais
semé de pensées piquantes, propres à
prévenir les esprits contre l'adversaire, ou à
les concilier à l'orateur. Les narrations auront de la
vraisemblance, expliqueront le fait avec clarté, et
d'un style plutôt familier qu'historique ; et puis, si
la cause est mince et légère, le fil de
l'argumentation sera mince et léger, soit qu'on
prouve, soit qu'on réfute. L'argumentation devra
s'élever en proportion de la grandeur du sujet. Quand
la cause sera susceptible de grands effets de
l'éloquence, l'orateur prendra un essor plus libre,
dominera, subjuguera les esprits, et leur inspirera les
affections qu'exigeront et la nature du sujet et les
circonstances du temps.
Mais il y a deux ornements principaux qui ont fait de
l'éloquence un objet d'admiration, et l'ont
élevée au plus haut degré d'estime et de
gloire. Sans doute toutes les parties du discours doivent se
distinguer par la force ou l'élégance ; mais
les deux parties dont je parle seront plus éclatantes,
plus vives que les autres. La première est la question
générale ; comme je l'ai dit plus haut, les
Grecs la nomment thesis ; la seconde, c'est
l'amplification, auxêsis selon les Grecs.
Quoique l'amplification doive être également
répandue dans tout le discours, c'est cependant dans
les lieux communs qu'elle sera surtout bien à sa place
: on les nomme lieux communs parce qu'ils semblent
appartenir à plusieurs causes ; mais il faut les
rendre propres à chacune.
La question générale embrasse souvent tout le
corps du discours : en effet, quel que soit le point à
juger (en grec to krinomenon), on peut le ramener
à une question de genre ; et alors il n'est pas
nécessaire d'entrer dans les détails, à
moins qu'il n'y ait doute sur la vérité d'un
fait, auquel cas il y a conjecture. On ne traitera pas cette
partie du discours suivant la méthode des
péripatéticiens, dont les formes si
ingénieuses sont dues à Aristote, mais avec
plus d'énergie ; et, dans l'emploi des lieux communs,
on ne perdra de vue ni le client en faveur de qui l'on parle,
ni l'adversaire que l'on ne doit pas ménager.
Quant à l'amplification, qu'elle agrandisse ou qu'elle
diminue, tout lui est possible ; elle doit entrer dans
l'argumentation toutes les fois qu'il faudra élever ou
déprécier. Sa place est par-dessus tout dans la
péroraison.
XXXVII. Il y a encore deux moyens qui, bien employés
par l'orateur, font la beauté de l'éloquence :
l'un, que les Grecs appellent êthikon, est l'art
de peindre les caractères, les moeurs, les habitudes
de la vie sociale ; l'autre, qu'ils nomment
pathêtikon, est l'art d'émouvoir,
d'entraîner les esprits, et c'est là le triomphe
de l'éloquence. Le premier genre est doux,
agréable, insinuant, propre à nous concilier la
bienveillance ; le second, ardent, impétueux,
enlève la victoire, et, quand il s'abandonne à
sa violence, ne trouve rien qui lui résiste. C'est par
cette noble véhémence que souvent, tout
médiocre que je suis et peut-être même au
dessous du médiocre, j'ai entièrement
déconcerté mes adversaires ; c'est ainsi,
qu'Hortensius, ce grand orateur, plaidant pour un ami, ne put
me répondre, et que le plus audacieux des hommes,
Catilina, accusé par moi en plein sénat, fut
réduit au silence. C'est par elle encore que, dans une
cause particulière, mais importante et grave, je
pressai si vivement Curion le père, qu'il fut
forcé de s'asseoir, disant que, par maléfice,
on lui avait fait perdre la mémoire. Que dirai-je de
l'art qui consiste à exciter la compassion ? Je m'y
suis d'autant plus exercé que, lorsque nous nous
trouvions plusieurs à plaider la même cause, on
s'accordait à me laisser le soin de la
péroraison ; si j'obtenais quelques succès en
ce genre, ce n'est pas à l'art que je les devais, mais
à une sensibilité naturelle. Quel que soit mon
talent en ce genre, et je regrette qu'il n'ait pas plus de
puissance, on peut en juger par mes discours, quoique la
lecture ne puisse suppléer à cette chaleur
d'action qui donne à l'éloquence parlée
tant d'avantage sur l'éloquence écrite.
XXXVIII. Mais il ne suffit pas d'exciter la compassion des
juges, comme je l'ai fait souvent et d'une manière si
touchante que, dans la péroraison d'un de mes
plaidoyers, j'ai présenté un jeune enfant entre
mes bras ; que, dans une autre cause, je lis lever tout
à coup l'illustre accusé pour qui je plaidais,
et que, prenant aussi dans mes bras son fils en bas
âge, je fis retentir le forum de pleurs et de
gémissements : il faut de plus irriter les juges ou
les apaiser ; il faut exciter dans leur âme l'envie, la
faveur ; le mépris, l'admiration, la haine, l'amour,
le désir, le dégoût, l'espérance,
la crainte, la joie, la douleur ; dans mes ouvrages, on
trouvera des exemples pour ces passions diverses : pour les
fortes dans mes discours contre Verrès ; pour
les douces et tendres, dans mes défenses. Tous les
moyens, en effet, d'émouvoir ou de calmer les esprits,
je les ai tentés ; je dirais même, je les ai
portés à la perfection, si je le pensais ainsi,
ou si je ne craignais le reproche de présomption,
même en restant dans la vérité. Mais,
comme je l'ai déclaré, je dois alors mes
succès moins au talent qu'à ce feu qui
m'embrase, à ces passions qui me transportent hors de
moi-même. Jamais l'auditeur ne s'enflammerait si des
paroles brûlantes n'arrivaient à lui.
Je citerais des exemples de mes ouvrages si vous ne les aviez
lus. J'en citerais de nos orateurs latins s'ils m'en
fournissaient ; des Grecs si cela était convenable. Il
y en a bien de Crassus, mais non dans le genre du barreau ;
je n'en vois pas dans Antoine, Cotta, Sulpicius ; Hortensius
parlait mieux qu'il n'écrivait. Mais imaginons,
à défaut d'exemples, cette éloquence
entraînante que nous cherchons ; ou, s'il faut des
exemples, ayons recours à Démosthène, et
lisons toute la suite de son plaidoyer pour
Ctésiphon, à partir de l'endroit où
il commence à parler de ses actions, de ses conseils,
des services qu'il a rendus à la chose publique. Ce
discours répond tellement à l'idée que
nous nous sommes formée de l'éloquence, que
nous ne pouvons rien désirer de plus.
XXXIX. Il nous reste à faire connaitre la forme et le
caractère du style de l'orateur ; nos remarques
précédentes en ont pu déjà donner
une idée. En effet, nous avons dit quelques mots de
l'éclat que donnent au discours les mots
considérés séparément ou dans
l'arrangement de la phrase : l'orateur saura si bien les
employer qu'il ne lui échappera aucune expression qui
n'ait de l'élégance ou de la dignité.
Son style sera plein de métaphores de tout genre ; la
métaphore, par la comparaison qu'elle renferme,
transporte l'esprit d'un objet à l'autre, le
ramène, le fait mouvoir en tous sens ; ce mouvement
rapide de la pensée est une jouissance pour
l'esprit.
Les figures qui naissent de l'arrangement des mots sont
encore un des ornements du discours. On peut les comparer
à ce qui orne le théâtre ou la place
publique les jours de fête, aux décorations ;
non pas que ce soit le seul ornement du spectacle, mais c'est
le plus apparent. Les figures de mots ne sont-elles pas, pour
ainsi dire, les décorations du discours, soit que
l'orateur répète et redouble à propos
certains termes, ou qu'il leur fasse subir une
légère altération ; soit que les
mêmes mots se trouvent au commencement ou à la
fin de la phrase, ou dans ces deux endroits, ou au milieu ;
soit qu'ils terminent plusieurs phrases de suite, ou qu'ils
se reproduisent immédiatement dans un sens
différent ; soit que plusieurs membres de phrase aient
la même chute ou la même désinence ; soit
qu'on oppose de diverses manières les contraires aux
contraires, ou bien qu'on procède par gradation, ou
qu'on supprime les conjonctions pour la rapidité du
discours ; soit que, s'imposant silence à
soi-même, on en laisse entrevoir le motif, ou bien
qu'on se reprenne comme d'une erreur ; soit que, par
l'exclamation, on exprime l'étonnement ou la plainte ;
soit enfin qu'on change plusieurs fois le cas d'un même
nom ?
Mais les figures de pensées ont un tout autre
éclat ; et comme Démosthène les emploie
très fréquemment, certains critiques pensent
que c'est là surtout le secret de son admirable
éloquence. En effet, il y a dans
Démosthène peu d'endroits qui ne soient
relevés par quelque figure de pensées ; et
même l'art de bien dire n'est guère autre chose
que celui de donner aux pensées, ou du moins à
la plupart, une forme brillante. Qu'est-il besoin, Brutus,
pour vous qui possédez si bien tout cela, de donner le
nom de ces figures, ou de citer des exemples ? il suffira de
les indiquer.
XL. L'orateur parfait devra donc présenter sous des
aspects divers une seule et même chose, tenir l'esprit
de l'auditeur attaché sur une même idée,
affaiblir certains objets, souvent employer la raillerie,
s'écarter du sujet par une digression, annoncer le
point qu'il va traiter, conclure après un
développement, revenir sur ses pas, reprendre ce qu'il
a dit, donner à ses preuves une force nouvelle en les
résumant ; presser son adversaire par l'interrogation,
se répondre à lui-même, comme s'il
était interrogé, faire entendre autre chose que
ce qu'il dit ; paraître incertain de ce qu'il doit
penser ou dire, établir des divisions, omettre et
négliger certaines choses, prévenir en sa
faveur, faire retomber le reproche qu'on lui adresse sur
celui qu'il combat, entrer avec les juges et même avec
l'adversaire en une sorte de délibération,
décrire les moeurs et raconter les entretiens des
personnes, faire parler les êtres inanimés,
détourner les esprits de la question, souvent exciter
la gaieté et le rire, prévenir une objection,
établir des similitudes, citer des exemples,
distribuer une idée en plusieurs points, rappeler
l'adversaire au silence, déclarer qu'il ne s'explique
pas entièrement, avertir les juges de se tenir sur
leurs gardes, parler avec une noble hardiesse, s'abandonner
quelquefois à la colère, aux reproches, prier,
supplier, guérir une blessure, s'écarter un peu
de son but, former des voeux, faire des imprécations,
se rendre familier avec ceux qui l'écoutent. L'orateur
doit encore avoir d'autres qualités du discours,
être au besoin vif et pressé, mettre sous les
yeux l'objet qu'il décrit, exagérer, donner
plus à entendre qu'il ne dit, se laisser aller
à la gaieté ; enfin, peindre des moeurs, des
caractères.
XLI. Voilà le vaste champ d'où
l'éloquence tire son éclat et sa grandeur.
Mais, si l'on ne sait disposer ces ornements, si l'on n'en
construit, pour ainsi dire, l'édifice par un habile
arrangement, on prétendra vainement à ce beau
titre d'orateur.
Au moment d'entrer dans ces détails, j'ai plus
vivement éprouvé l'agitation que j'avais
ressentie dès le commencement de cet ouvrage. En
effet, pensais-je, il peut se rencontrer, je ne dis pas des
envieux, espèce de gens qu'on trouve partout, mais des
amis, des partisans de ma gloire, qui trouvent étrange
qu'un citoyen aux services duquel le sénat a rendu des
hommages éclatants, confirmés par le peuple
romain, et jusqu'alors inconnus, écrive si longuement
sur l'art de parler. Quand je me bornerais à leur
répondre que je n'ai pas voulu me refuser à la
demande de M. Brutus, ce serait une excuse légitime,
puisque cette demande m'était faite par l'ami le plus
cher, l'homme le plus distingué, et qu'elle n'avait
d'ailleurs rien que de juste et d'honorable. Mais si j'ajoute
(puissent mes forces ne pas me tromper !) que mon but est de
donner des préceptes à ceux qui veulent arriver
à l'éloquence, de leur tracer la route qui les
y conduira, quel homme équitable osera me blâmer
? Ne sait-on pas que, dans notre république,
l'éloquence a toujours tenu le premier rang en temps
de paix, et la jurisprudence le second ; que la
première donne le crédit, la gloire, la force,
et l'autre de simples formules d'attaque, de défense ;
que souvent elle a dû implorer le secours de
l'éloquence ; que même sans cet appui, elle
eût à peine conservé ses droits et son
empire. Pourquoi donc l'enseignement du droit civil a-t-il
toujours été si honorable ; pourquoi des
maisons de Romains illustres ont-elles été de
florissantes écoles, si l'on ne peut sans crime
être l'inspirateur ou le guide de la jeunesse dans la
carrière de l'éloquence ? Si c'est un mal de
bien parler, il faut sur-le-champ bannir de Rome
l'éloquence ; si, au contraire, l'éloquence est
glorieuse, non seulement pour ceux qui la possèdent,
mais pour tout un Etat, pourquoi serait-il honteux
d'étudier ce qu'il est honorable de savoir, et quel
déshonneur y a-t-il à enseigner ce qu'il est
beau de connaitre ?
XLII. Mais le premier enseignement a pour lui l'usage ; le
second est une innovation : je l'avoue ; mais voici la raison
de cette différence. Il suffisait d'entendre les
réponses des jurisconsultes ; ils n'avaient point pour
leurs disciples d'heure marquée ; mais ils les
instruisaient tout en répondant à ceux qui les
consultaient ; tandis qu'occupés à
méditer et à composer chez eux, à
plaider au forum, même à se délasser, les
orateurs ne trouvaient pas le temps d'enseigner. Je ne sais
d'ailleurs si la plupart de nos orateurs n'ont pas eu plus de
génie que d'étude : ils devaient donc
plutôt avoir le talent de la parole que celui de
l'enseignement ; chez nous, c'est peut-être le
contraire.
Mais il n'y a pas de dignité à enseigner. Oui,
si l'on enseignait comme dans une école ; mais si l'on
emploie tantôt les avis, les exhortations ;
tantôt les questions, les entretiens, quelquefois des
lectures faites par l'un, répétées par
l'autre ; si l'on peut même par ses leçons
rendre les hommes meilleurs, pourquoi ne le ferait-on pas ?
Eh quoi ! il est honnête d'enseigner la formule qui
rend valable l'aliénation des biens consacrés,
et, si l'on enseigne l'art de défendre la
consécration même, cela n'est pas honnête
?
Mais, dit-on, on s'honore du titre de jurisconsulte sans
connaître le droit, tandis que ceux qui sont habiles
dans l'art de parler dissimulent leur talent, et cela parce
que la jurisprudence est agréable aux hommes et que
l'éloquence leur est suspecte. Mais l'éloquence
peut-elle vraiment se déguiser ? échappe-t-elle
à notre pénétration ? ou bien
s'expose-t-on à quelque reproche en enseignant aux
autres un art grand et noble ? Qu'il est beau d'avoir
étudié soi-même ! Quelques-uns
peut-être dissimulent leurs études ; pour moi,
je m'en suis toujours fait gloire. Pourrais-je n'en pas
convenir, puisque, bien jeune encore, j'ai quitté Rome
et passé la mer pour m'instruire, puisque ma maison a
toujours été remplie des hommes les plus
éclairés, et que peut-être mes entretiens
offrent quelques traces de connaissances ? mes écrits
d'ailleurs sont honorés du public : comment alors
dissimuler mes études ? Que m'en reviendrait-il, sinon
de passer pour ne pas en avoir tiré grand fruit
?
XLIII. Il y a cependant, il faut l'avouer, plus de
dignité à traiter les points
précédents que ceux dont je vais parler. Il
s'agit, en effet, d'examiner maintenant la manière
d'arranger les mots et, pour ainsi dire, de compter, de
mesurer les syllabes ; cet art, tout nécessaire qu'il
est, selon moi, a bien un autre éclat dans la pratique
que dans les règles qu'on en donne. Cela est vrai de
toutes choses, mais surtout de ce qui nous occupe maintenant.
Il en est des études les plus nobles comme de ces
arbres dont la hauteur charme nos regards ; on n'en peut dire
autant des racines ; mais, sans leur secours, l'arbre
n'aurait pu s'élever. Pour moi, soit que ce vers,
passé en proverbe,
On ne doit pas rougir de l'art que l'on
professe,
me force d'avouer que je me plais infiniment à ces
travaux, soit que le désir de vous satisfaire m'ait
arraché ce traité, j'ai cru cependant devoir
prévenir la critique de certains esprits. Quand
même ce que j'ai dit ne serait pas aussi bien
fondé, il faudrait être bien difficile, bien
sauvage pour ne pas me permettre, quand je ne puis plus
vaquer ni aux fonctions du barreau, ni aux affaires
publiques, de chercher de la consolation dans les lettres, au
lieu de me livrer à l'oisiveté, qui me
répugne, ou à la tristesse, que je tâche
de vaincre ? Ces études, qui autrefois
m'accompagnaient au sénat, au barreau, font
aujourd'hui le plaisir de ma solitude. Au reste, je ne
m'occupe pas seulement des matières traitées
dans ce livre ; je m'occupe de sujets d'une importance plus
haute ; si je puis y donner la dernière main, mes
travaux privés ne paraîtront pas, je pense,
inférieurs à mes discours publics. Revenons
à notre objet.
XLIV. L'arrangement des mots consiste ou à lier le
plus habilement possible les dernières syllabes avec
les suivantes, et à former les sons les plus
agréables ; ou à choisir les mots, et à
les disposer si bien que la mesure naisse d'elle-même ;
ou à donner à la période un tour
harmonieux, une juste cadence. Voyons ce qui concerne le
premier arrangement. Pour réussir en ce point, il faut
sans doute de l'art et des soins ; mais il ne faut pas que
l'art soit trop sensible : ce serait un travail puéril
et infini que de vouloir polir toutes les syllabes ; et l'on
mériterait ces reproches ingénieux que
Scévola, dans Lucilius, adresse à
Albucius :
Le bel arrangement, l'admirable industrie !
C'est une mosaïque, une marqueterie.
Je ne veux pas une attention si minutieuse ; mais l'habitude
d'écrire rendra facile cet artifice de la composition.
Ainsi que l'oeil du lecteur, l'esprit de celui qui compose
voit ce qui suit, et il évite le choc de certaines
syllabes entre elles, les hiatus, les sons durs. Quelque
agrément et quelque noblesse que puissent avoir les
pensées, si l'expression n'en est pas harmonieuse,
elles blesseront l'oreille, ce juge si sévère.
C'est au reste quelque chose de si conforme au génie
de notre langue, qu'il n'y a aucun Romain, quelque grossier
qu'il soit, qui ne préfère l'élision au
choc des voyelles. On reproche cependant à
Théopompe d'avoir poussé trop loin cette
attention : ainsi faisait Isocrate son maître, mais non
Thucydide, ni même cet écrivain plus grand
qu'eux tous, Platon, non seulement dans ses dialogues,
où cette négligence était
commandée par l'art même, mais dans ce discours
funèbre qu'il composa, suivant l'usage
d'Athènes, en l'honneur des guerriers morts pour la
patrie, et qui fut trouvé si beau que la loi ordonne,
comme vous le savez, que tous les ans on en fasse lecture
publique. On y rencontre souvent des voyelles qui se
heurtent, ce que Démosthène, presque partout,
évite comme un défaut.
XLV. Mais c'est aux Grecs à juger ce que leur langue
autorise : nous devons, nous, éviter absolument le
concours des voyelles ; témoin Caton dans ses
harangues, toutes rudes qu'elles sont ; témoin tous
nos poètes, hormis ceux qui souvent, pour faire le
vers, ont eu recours à l'hiatus : c'est ainsi qu'on
trouve dans Névius :
Vos, qui accolitis Histrum fluvium, atque
Algidam.
et au même endroit :
Quam numquam vobis Graii, atque Barbari.
Ennius n'offre d'autre exemple que celui-ci :
Scipio invicte....
J'ai dit moi-même :
Hoc motu radiantis Etesiae in vada ponti.
On ne nous pardonnerait pas cette licence si elle revenait
trop souvent ; les Grecs la regardent comme une
beauté. Mais pourquoi ne parler que des voyelles ?
souvent pour avoir une brève on retranchait des
consonnes : on disait multi' modis, vasi' argenteis,
palmi' et crinibus, tecti' fractis. Mais quelle licence
plus hardie que l'abréviation qu'on faisait des noms
propres pour s'en servir plus aisément ? Comme de
duellum on avait fait bellum, et de duis,
bis, ainsi Duellius, vainqueur de la flotte
carthaginoise, fut appelé Bellius, quoique ses
ancêtres eussent toujours porté le nom de
Duellius. Souvent même on contractait plusieurs mots,
non par besoin, mais pour le plaisir de l'oreille. Pourquoi
du nom d'Axilla, un de vos ancêtres, a-t-on fait
Ala, sinon pour n'avoir pas à prononcer une
lettre d'un son trop rude ? Cette lettre, repoussée
par la langue devenue plus polie, a également disparu,
par contraction, des mots maxillae, taxilli, vexillum,
paxillus. On réunissait volontiers deux mots en
un, comme sodes pour si audes ; sis pour
si vis, et même trois, comme dans capsis.
On disait ain' pour aisne, nequire pour
non quire, malle pour magis velle,
nolle pour non velle. Nous disons de même
dein, exin, pour deinde et exinde. Mais
pourquoi, si l'on dit cum illis, ne met-on pas
cum avant nobis ? c'est que cette rencontre de
syllabes pourrait présenter un sens
déshonnête ; c'est même pour cela que j'ai
eu soin de mettre un mot entre cum et nobis. De
nobiscum et vobiscum sont venus par analogie
mecum et tecum au lieu de cum me et
cum te.
XLVI. Certains critiques voudraient, mais un peu tard,
corriger le langage de l'antiquité ; ainsi, quand ils
trouvent deum atque hominum fidem, ils disent
deorum. Nos pères, sans doute, péchaient
par ignorance, ou plutôt n'usaient-ils pas d'une
licence autorisée par l'usage ? Ainsi le même
poète qui, par une syncope inusitée, avait dit
: Patris mei meum factum pudet, pour meorum
factorum ; et : Texitur ; exitium examen rapit,
pour exitiorum, ne dit pas liberum, comme font
la plupart d'entre nous dans ces phrases : cupidos
liberum, in liberum loco ; mais comme le veulent nos
critiques modernes :
Neque tu umquam in gremium extollas liberorum ex te
genus.
Et ailleurs :
Namque Aesculapi liberorum...
En voici un autre qui, dans son Chrysès, dit
:
Cives, antiqui amici majorum meum,
ce qui du moins était usité ; mais il ajoute
plus durement encore :
Consilium socii, augurium, atque extum
interpretes
Plus loin nous trouvons :
Postquam prodigium horriferum, portentum pavor
quoique la contraction ne soit pas usitée dans tous
les neutres : car je ne dirais pas volontiers armum
judicium pour armorum, bien que le même
Pacuvius ait dit :
Nihilne ad te de judicio armum accidit ?
Quant à fabrum et à procum, qu'on
trouve dans les tables des censeurs, je les
préfère à fabrorum et
procorum ; mais jamais je ne dis duorumvirorum
judicium, ni triumvirorum capitalium, ni
decemvirorum litibus judicandis. Attius cependant a
dit :
Video sepulcra, dua duorum corporum.
Et :
Mulier una duum virum.
Je sais ce que demande la règle ; mais tantôt
j'use de la liberté que me laisse l'usage, et je dis
également Proh deum ou Proh deorum ;
tantôt je me conforme à la règle, et je
dis triumvirum et non virorum, sestertium
nummum et non nummorum, parce qu'en cela l'usage
est invariable.
XLVII. Ne nous défendent-ils pas aussi de dire
nosse, judicasse, au lieu de novisse,
judicavisse ? comme si nous ne savions pas que cette
forme du mot entier est bonne, mais que l'usage autorise la
contraction. Aussi voyons-nous l'un et l'autre dans
Térence ; il dit d'abord :
Eho, tu cognatum tuum non noras ?
Puis :
Stilphonem, inquam, noveras ?
Siet est le mot entier ; sit, la contraction.
On peut employer les deux ; nous les trouvons dans une
même phrase :
Quam cara sint, quo post carenda intelligunt,
Quamque attinendi magni dominatus sient.
Je ne blâmerai pas
... Scripsere alii rem.
quoique je sente bien que scripserunt est plus
conforme à la règle ; mais j'obéis sans
peine à l'usage, qui cherche toujours le plaisir de
l'oreille. Ennius a dit : Isdem campus habet ; et,
autre part : In templis isdem. Eisdem
était plus régulier, mais il n'est pas si doux.
L'harmonie repoussait iisdem. L'usage a donc consenti
à certaines fautes que demandait le plaisir de
l'oreille, et je préférerais pomeridianae
quadrigae à postmeridianae,
mehercule à mehercules. Aujourd'hui,
non scire paraît barbare, nescire est
plus doux. Pourquoi disons-nous meridiem et non
medidiem ? c'est que le dernier a moins d'harmonie. La
préposition abs ne se trouve plus aujourd'hui
que dans les livres de recette ; on ne la rencontre plus
ailleurs. Nous disons amovit, abegit, abstulit ; en
sorte que l'on ne peut distinguer lequel est le plus
régulier de ab ou de abs. Abfugit
a paru mauvais, ainsi qu'abfer ; on a
préféré aufugit, aufer. La
préposition ab ne se trouve sous cette forme
que dans ces deux mots. Pour noti, navi, nari, quand
il a fallu les faire précéder de la
préposition IN, ignoti, ignavi, ignari ont paru
plus doux que la forme régulière. On dit ex
usu, mais e re publica, parce que, dans le premier
exemple, il y a une voyelle après x, et que, dans le
second, il y aurait de la dureté si l'on ne
retranchait cette lettre. Exegit, edixit, effecit,
extulit, edidit suivent la même règle. La
préposition change quelquefois selon la
première lettre d'un mot, comme dans suffugit,
summutavit, sustulit.
XLVIII. Que dirons-nous des mots composés ? quelle
différence entre insipientem et
insapientem, iniquum et inaequum,
triripitem et trirapitem, concisum et
concaasum ? Quelques-uns même ont voulu dire
pertisum ; l'usage s'y est opposé. Qu'y a-t-il
encore de plus délicat que ce que l'usage a
établi contre la règle pour certains mots ?
nous faisons brève la première lettre
d'inclytus, et longue la première
d'insanus ; nous faisons également brève
la première d'inhumanus, et longue la
première d'infelix. De sorte que in, quand il
se joint aux mots qui commencent par les mêmes lettres
que sapiens ou felix, se prononce long, tandis
qu'il est bref partout ailleurs. On peut faire la même
observation pour composuit, consuevit, concrepuit,
confecit. Consultez la règle, elle vous condamne ;
l'oreille, elle, vous approuve. Pourquoi ? c'est que cette
prononciation la flatte. Or, le plaisir de l'oreille est une
des lois les plus impérieuses du discours.
Moi-même, sachant que les anciens ne se servaient de
l'aspiration qu'avec les voyelles, je prononçais
pulcros, Cetegos, triumpos, Kartaginem ; enfin, mais
un peu tard, forcé par les reproches de l'oreille d'en
venir à la vraie prononciation, je me conformai
à l'usage pour la pratique, me réservant
à moi seul la connaissance de l'art. Nous
prononçons cependant Orcivios, Matones, Otones,
Caepiones, sepulcra, coronas, lacrymas, parce que
l'oreille le permet. Notre vieil Ennius dit Burrus ;
jamais il n'a dit Pyrrhus. Vi patefecerunt
Bruges, dit-il encore, et non Phryges, comme on
peut le voir dans les livres de son temps. Les Romains ne se
servaient alors d'aucune lettre grecque. Nous en avons depuis
reçu deux ; et, quoiqu'il parût absurde à
nos ancêtres de dire Phrygum ; Phrygibus,
c'est-à-dire de ne laisser qu'une ou deux lettres
grecques au génitif et au datif, en conservant
cependant un nominatif tout grec, aujourd'hui, pour
satisfaire aux exigences de l'oreille, nous disons
Phrygum tout aussi bien que Phryges. On aurait
aujourd'hui mauvaise grâce, c'était une
élégance autrefois, de supprimer la
dernière lettre dans les mots terminés en
us, quand ils ne sont pas suivis d'une voyelle. Ainsi
on n'était pas choqué de rencontrer dans les
vers ce que n'admettent plus nos poètes modernes : on
disait alors : Qui est omnibu' princeps, au lieu
d'omnibus ; on disait : Vita illa dignu'
locoque, au lieu de dignus. Si l'usage sans le
secours de l'art a tant fait pour l'oreille, que ne doit-on
pas attendre de l'art même et de ses combinaisons
?
Je ne suis pas entré dans les mêmes
détails que s'il n'eût été
question que de ce point, car la nature et l'emploi des mots
nous ouvrent une vaste carrière ; peut-être
cependant en ai-je dit plus que ne le comportait mon
sujet.
XLIX. Mais, puisque le choix des pensées et des mots
appartient à l'esprit, celui des sons et des nombres
à l'oreille ; puisque le premier est une affaire
d'intelligence, le second une affaire de plaisir, c'est la
raison qu'on doit consulter pour l'un, et pour l'autre le
sentiment. Il fallait ou négliger le plaisir de ceux
dont nous recherchions le suffrage, ou trouver l'art de
concilier le sentiment et la raison.
Deux choses flattent l'oreille, le nombre et le son. Nous
traiterons prochainement du nombre ; occupons-nous maintenant
du son. Il faut choisir des mots harmonieux, non pas
retentissants comme les mots poétiques, mais
tirés du langage usité. Qua ponto ab
Helles est très hasardé ; Auratos aries
Colchorum est brillant ; mais une lettre
désagréable trop souvent
répétée gâte ceci :
Frugifera et efferta arva Asiae tenet.
Contentons-nous donc de la simplicité de nos bons mots
latins, sans recourir à ces mots éclatants des
Grecs, et n'ayons pas regret de dire : Qua tempestate
Paris Helenam, etc. Préférons ce style
à la dureté de ces phrases : Habeo istam ego
perterricrepam... Versutiloguas malitias.
L'arrangement des mots ne suffit pas ; il faut étudier
la chute des phrases ; c'est là-dessus que l'oreille,
nous l'avons dit déjà, exerce un second
jugement. La beauté d'une chute de phrase
dépend ou de l'arrangement même, quand il est
naturellement harmonieux, ou de quelques effets de style,
où se trouve nécessairement de
l'élégance, comme les désinences
semblables, les antithèses, l'opposition des
contraires, toutes choses qui ont du nombre par
elles-mêmes et sans qu'on y travaille. C'est Gorgias,
dit-on, qui le premier a recherché ce genre
d'harmonie. En voici un exemple tiré de ma
Milonienne : - Est enim, judices, haec non scripta,
sed nata lex ; quam, non didicimus, accepimus, legimus, verum
ex natura ipsa arripuimus, hausimus, expressimus ; ad quam
non docti, sed facti ; non instituti, sed imbuti sumus.
Tout ici se trouve dans un si juste rapport, que le nombre
semble n'avoir pas été amené, mais
être venu naturellement. C'est ce qui arrive dans les
oppositions de contraires ; comme dans ces phrases qui
tiennent non seulement du nombre, mais de la versification
:
Eam, quam nihil accusas, damnas.
Il fallait dire condemnas, pour éviter le
vers.
Bene quam meritam esse autumas, dicis male mereri.
Id, quod scis, prodest nihil ; id, quod nescis,
obest.
Le vers est ici la suite naturelle du rapport de contraire ;
voici quel serait le nombre oratoire : Quod scis, nihil
prodest ; quod nescis, multum obest. Ces formes du
langage que les Grecs nomment antitheta,
c'est-à-dire l'opposition des contraires, produisent
nécessairement, et sans le secours de l'art, la
cadence et le nombre.
Même avant Isocrate, les anciens, et Gorgias surtout,
aimaient ce genre ; Gorgias, dans ses discours, n'a presque
pas d'autre nombre. Mes ouvrages en fournissent aussi des
exemples : on trouve dans ma quatrième Verrine
: - Conferte hanc pacem cum illo bello ; hujus praetoris
adventum, cum illius imperatoris victoria ; hujus cohortem
impuram, cum illius exercitu invicto ; hujus libidines, cum
illius continentia : ab illo, qui cepit, condites ; ab hoc,
qui constitutas accepit, captas dicetis Syracusas. Il
faut donc connaître ces sortes de nombres.
L. Arrivons à la troisième question, à
ce qui concerne le nombre dans la période. S'il est
des gens qui n'y soient pas sensibles, je ne sais quelle est
leur oreille, je ne sais ce qu'ils ont de l'homme. Pour moi,
je l'avoue, mon oreille aime une phrase pleine et nombreuse,
et elle est blessée s'il y a trop ou trop peu.
Pourquoi parler de moi ? j'ai souvent vu toute une
assemblée se récrier de plaisir à une
chute harmonieuse. L'oreille est naturellement sensible au
charme de la période. Les anciens ne se sont pas
occupés de cela ; c'était presque la seule
chose qui leur manquait ; car ils choisissaient les
expressions, et trouvaient les pensées
agréables ou solides ; mais ils ne savaient pas les
enchaîner, les arrondir. C'est
précisément là ce que j'aime, dira-t-on.
N'est-ce pas préférer la peinture antique, d'un
coloris simple et peu varié, au fini de nos tableaux
modernes ? Il faudrait sans doute revenir à l'origine
de l'art, et n'en pas accepter les progrès.
On cite avec orgueil d'anciens noms ; je sais de quel poids
est cette autorité : c'est celle de la vieillesse.
Certes, je la respecte infiniment ; loin de blâmer
l'antiquité pour ce qu'elle n'a pas, je l'estime pour
ce qu'elle possède ; éloge d'autant mieux
fondé, que ce qu'elle a est supérieur à
ce qui lui manque ; car il y a dans cette richesse de paroles
et de pensées, dont les anciens nous offrent le
modèle, bien plus que dans cette science de la
période, qu'on ne trouve pas chez eux. C'est
après eux, en effet, que cette science est venue.
Toutefois, les anciens, je m'imagine, en auraient fait usage
s'ils l'avaient connue, puisque, depuis, tous les grands
orateurs l'ont mise à profit.
LI. Mais n'est-ce pas, dit-on, tenir un langage suspect, que
d'employer dans, les discours publics, dans les plaidoyers,
ce qu'on appelle en latin le nombre, en grec ruthmos ?
En s'appliquant à cette étude, on paraît
chercher à tendre trop de pièges à
l'oreille. Tels sont les prétextes de ces critiques
qui recherchent un style rompu, mutilé, et qui
blâment ceux dont les phrases sont liées et
soutenues. Si ces phrases ne sont remplies que de vains mots,
de pensées futiles, ils ont raison, si les
pensées sont exactes et les expressions bien choisies,
pourquoi préférer un style qui boite, qui
s'arrête à chaque pas, à celui qui se
soutient, et marche toujours d'accord avec la pensée ?
Ce nombre, qu'on affecte de rendre odieux, ne fait autre
chose que d'enfermer la pensée dans un juste contour
de paroles. Les anciens même ont atteint quelquefois
à cette perfection, soit par hasard, soit par instinct
: dans les parties les plus vantées de leurs ouvrages,
c'est presque partout une trace de style périodique
que l'on vante. Il y a près de quatre cents ans que
les Grecs apprécient la beauté du nombre ; pour
nous, ce n'est que depuis peu que nous le connaissons. Ennius
a donc pu parler avec mépris pour les anciens,
De ces vers que chantaient les Faunes, les devins
;
et moi, je ne pourrai m'exprimer de la même
manière sur leur compte ! Je ne viens même pas
dire comme lui : «Nous qui avons osé ouvrir la
carrière» ; car j'ai lu et entendu des orateurs
qui avaient presque atteint à la perfection de la
période. Quant à ceux qui ne peuvent y
atteindre, il ne leur suffit point de n'être pas
méprisés, ils veulent qu'on les loue. Pour moi,
je loue, et à juste titre, ceux dont ils se disent les
imitateurs, malgré ce que je pourrais leur reprocher ;
mais je ne puis approuver ceux qui, dans leurs
modèles, ne copient qu'un défaut, et qui jamais
n'en reproduisent une qualité.
Que s'ils ont des oreilles si inhumaines, si sauvages, au
moins devront-ils se soumettre à l'autorité des
hommes les plus éclairés ; je ne parle ni
d'Isocrate, ni de ses disciples Ephore et Naucrate, quoique,
dans l'art de construire le discours et de l'embellir, tous
trois soient dignes de servir de guides, puisque
eux-mêmes ils ont été d'excellents
orateurs ; mais qui jamais fut plus éclairé,
plus pénétrant, plus habile à inventer
ou à juger qu'Aristote ? qui, par conséquent,
plus ennemi d'Isocrate ? Or, pour la prose, Aristote, tout en
bannissant le vers, exige le nombre. Son disciple,
Théodecte, écrivain poli, rhéteur
habile, au jugement même d'Aristote, pense et
s'explique là-dessus comme son maître.
Théophraste s'étend encore plus sur ce point.
Que croire de ceux qui ne se soumettraient pas à de
telles autorités, sinon que peut-être ils ne les
connaissent pas ? S'il en est ainsi, et je ne puis croire
autrement, eh bien, que n'interrogent-ils leurs sens
mêmes ? N'ont-ils jamais remarqué dans une
phrase rien qui fût inutile, irrégulier,
tronqué, défectueux, redondant ? Au
théâtre, le public entier murmure, s'il arrive
à un acteur de se tromper sur une brève ou sur
une longue. Sans doute, le peuple ne connaît ni les
pieds, ni les nombres ; il ne sait ni comment, ni pourquoi
son oreille est blessée ; mais la juste mesure des
longues et des brèves, comme celle des tons graves et
aigus, la nature même l'a placée dans nos
oreilles.
LII. Voulez-vous, Brutus, que nous entrions là-dessus
dans un plus grand détail que les rhéteurs
anciens, qui sur ce point comme sur tant d'autres, nous ont
transmis leurs observations ? ou bien ces observations qu'ils
ont faites nous suffiront-elles ? Mais à quoi bon
cette demande, puisque j'ai dû juger par vos lettres si
belles, si bien pensées, que vous le désirez
vivement ? Je vais donc essayer de développer
successivement l'origine, la cause, la nature et enfin
l'usage du nombre oratoire.
Ceux qui admirent le plus Isocrate le louent surtout d'avoir
le premier introduit le nombre dans la prose. Comme il vit,
disent-ils, que les orateurs étaient
écoutés d'un air sérieux, les
poètes d'un air de plaisir, il chercha des nombres
propres au discours, d'abord pour l'agrément, ensuite
pour que la variété préservât de
l'ennui. Ce qu'ils disent est vrai en partie, mais n'est pas
vrai en tout. De tous les rhéteurs, c'est Isocrate, il
faut l'avouer, qui a été le plus versé
dans la science des nombres ; mais l'inventeur fut
Thrasymaque, qui même les prodigue dans tous ses
ouvrages. Quant à ces autres formes dont nous avons
parlé, comme les antithèses, les
désinences semblables, les contraires, formes qui, par
elles-mêmes, et sans qu'on le veuille, produisent une
juste cadence, c'est à Gorgias qu'elles remontent ; il
n'en a pas même fait un usage modéré.
C'est, je le rappelle, une des trois sortes d'arrangement de
mots que nous avons distinguées. Ces deux auteurs ont
précédé Isocrate ; ce dernier a sur eux
l'avantage de la retenue, s'il n'a pas celui de l'invention ;
car, autant il est réservé dans l'emploi des
métaphores et des mots nouveaux, autant il l'est dans
l'usage des nombres. Gorgias, au contraire, était si
partisan de ce genre, si avide de ce qu'il regardait comme
les agréments du style, qu'il s'y laissait aller sans
mesure ; tandis qu'Isocrate, bien qu'il eût, dans sa
jeunesse, écouté en Thessalie les leçons
du vieux Gorgias, crut ne devoir en user qu'avec
sobriété. Bien plus, à mesure qu'il
avançait en âge (il a vécu près de
cent ans), il s'affranchissait des entraves du nombre, comme
nous le voyons par ce discours qu'il adressa, fort vieux
déjà, à Philippe, roi de
Macédoine. Il y déclare expressément
qu'il fait du nombre un usage plus modéré
qu'auparavant. Ainsi, non seulement il corrigea ses
devanciers, mais il se corrigea lui-même.
LIII. Nous connaissons les auteurs et l'origine du nombre,
cherchons-en maintenant la cause. Elle est si
évidente, qu'il me parait surprenant que les anciens
n'en aient pas été frappés, eux qui
n'ont pas manqué de rencontrer la période, la
phrase bien cadencée, comme le hasard en produit
souvent. Les chutes fortuites, qui charmaient leur esprit et
leur oreille, auraient dû leur révéler ce
secret de l'harmonie, et les porter à s'imiter
eux-mêmes. L'oreille, en effet, ou plutôt
l'esprit à qui l'oreille fait son rapport, a, pour
ainsi dire, en soi la mesure de tous les sons. Elle juge de
ce qui est trop court et attend toujours une cadence juste et
régulière. Elle s'offense des nombres
tronqués ou mutilés, comme si on la frustrait
de ce qu'on lui doit ; mais des phrases trop longues, et dont
l'étendue passe les bornes naturelles, la blessent
plus encore ; en cela, comme à peu près en
tout, le trop choque plus que le trop peu. Ainsi, comme le
vers doit son origine aux exigences de l'oreille et à
l'observation des gens de goût, on a de même
remarqué, beaucoup plus tard, il est vrai, mais tout
aussi naturellement, qu'il y a pour la prose des arrangements
de mots, des chutes harmonieuses.
Telle est la cause du nombre ; occupons-nous maintenant du
troisième point, de la nature même du nombre.
Cette discussion n'est pas nécessairement liée
à mon plan, mais elle se rapporte aux secrets de
l'art. On peut demander, en effet, quel est le nombre
oratoire, en quoi il consiste, d'où il résulte,
si l'on n'en connaît qu'un, si l'on en distingue deux
ou plusieurs, comment il se compose, quel en est le but,
quand et où il doit se placer, par quel art enfin il
fait éprouver à l'âme du plaisir ?
Il y a ici, comme presque partout, deux manières de
traiter la chose, l'une plus longue, l'autre plus courte et
plus facile.
LIV. La première ici, la plus longue, soulève
d'abord cette question. Le discours est-il susceptible de
nombre ? bien des gens n'en conviennent pas, parce qu'il n'y
a pas, pour la prose, de règles fixes comme pour les
vers, et que les partisans du nombre dans la prose ne peuvent
rendre raison de leur sentiment. Autres questions. S'il y a
un nombre ou plusieurs dans la prose, quel est-il, ou quels
sont-ils ? sont-ils semblables aux nombres poétiques ?
sont-ils d'un autre espèce ? quels sont, dans le
premier cas, ceux dont la prose doit se servir ? car les uns
n'en admettent qu'un seul, les autres en admettent plusieurs,
les autres tous, sans réserve. Quoi qu'il en soit, les
nombres seront-ils communs à tous les genres
d'éloquence, car le style varie s'il faut narrer, s'il
faut persuader, s'il faut instruire ? ou bien devra-t-on les
proportionner aux formes diverses de la composition ? S'ils
sont toujours les mêmes, quels sont-ils ? s'ils sont
différents, où est la différence, et
pourquoi le nombre n'est-il pas aussi sensible dans la prose
que dans les vers ? Ce qu'on appelle nombreux dans le
discours vient-il du nombre seul, ou d'un certain arrangement
de mots, ou de la nature même de l'expression, ou de
toutes ces choses à la fois ; en sorte que le nombre y
concoure par des intervalles ménagés,
l'arrangement par les sons, et l'expression par l'emploi de
formes brillantes ? ou bien l'arrangement seul est-il la
source de toute beauté, et produit-il le nombre et ces
formes brillantes que les Grecs, je l'ai dit
déjà, nomment schêmata ? Mais il y
a une diférence à remarquer entre les sons qui
flattent l'oreille et la perfection de la mesure et de la
cadence, quoiqu'il y ait bien un rapport entre les figures et
le nombre, puisqu'elles présentent le plus souvent un
heureux ensemble ; mais rien de tel dans l'arrangement des
mots qui ne recherche que la noblesse et l'harmonie.
Telles sont à peu près les questions qui se
rattachent à celles de la nature du nombre.
LV. Et d'abord le discours est-il susceptible de nombre ? Il
n'est pas difficile de s'en assurer. Ici l'oreille prononce.
Il ne serait pas juste de nier le fait, parce qu'on ne peut
l'expliquer. La découverte même du vers n'est
pas due au raisonnement, mais à la nature, au
sentiment que la raison s'est bornée à
instruire du fait, en pesant et mesurant les syllabes ; et
c'est ainsi que l'observation a donné naissance
à l'art.
Il est vrai que, dans les vers, le nombre est plus sensible,
quoique certains vers ressemblent, quand on ne les chante
pas, à la prose même. C'est ce qu'on remarque
surtout dans les plus distingués de ces poètes
que les Grecs nomment lyriques ; leur versification,
dépouillée du chant, n'est presque plus qu'une
simple prose. On en peut dire autant de certains passages de
nos poètes, et par exemple de ces vers du
Thyeste :
Quemnam te esse dicam ? qui tarda in senectute
sans l'accompagnement de la flûte, cela ressemblerait
beaucoup à de la prose. Quant aux vers ïambiques
qu'on emploie pour la comédie, ils sont d'un ton si
peu élevé, à cause de leur ressemblance
avec le discours familier, qu'a peine y aperçoit-on
quelque trace de nombre et de versification ; aussi est-il
plus difficile de trouver le nombre dans la prose que dans
les vers.
Il y a deux choses qui sont comme l'assaisonnement du style,
l'agrément des mots et celui des nombres. Les mots
sont comme la matière du discours ; le nombre sert
à les polir. Mais ici, comme souvent, il arrive que le
nécessaire précède l'agréable.
Les hommes ne se sont servis d'abord que d'un langage rude et
naïf, et simplement pour exprimer leurs pensées ;
ce n'est que bien plus tard qu'on a imaginé le nombre
pour le plaisir de l'oreille.
LVI. C'est pour cela que ni dans Hérodote, ni dans ses
contemporains, ni dans ses devanciers, on ne trouve aucun
trace de nombre, à moins que ce ne soit un pur effet
du hasard. Les anciens rhéteurs n'en ont rien dit,
quoiqu'ils nous aient laissé bien des préceptes
sur l'art de la parole. Ce qu'il y a de plus facile, de plus
nécessaire, est ce que l'on connaît toujours en
premier lieu. Ainsi l'on a facilement connu les termes
métaphoriques, les dérivés, les
composés, parce qu'ils appartenaient au langage usuel,
à la conversation. Mais le nombre qu'on ne rencontrait
pas dans la vie domestique, et qui n'avait, avec le discours
familier, ni rapport ni affinité, n'a
été observé et reconnu que longtemps
après, et c'est de l'usage qu'on en a fait que le
style a tiré ses grâces et sa perfection. Au
reste, si l'on reconnaît deux sortes de prose, l'une
serrée et concise, l'autre étendue et diffuse,
cette différence ne vient point de la nature des mots,
mais des intervalles plus ou moins longs qui, jetés
çà et là au milieu de la phrase,
impriment au nombre leur caractère de lenteur ou de
rapidité. La période, en effet, règle sa
marche sur le nombre même, jusqu'à ce qu'elle
arrive et s'arrête au but. Il est donc évident
que la prose doit être soumise à la loi des
nombres, sans avoir cependant la cadence des vers.
Mais ces nombres sont-ils les mêmes que ceux de la
poésie, ou sont-ils d'une autre nature ? C'est ce que
nous allons examiner. Il n'y a pas de nombres qui ne soient
poétiques, car tous ont une mesure
déterminée ; tous peuvent entrer dans une des
trois classes générales ; car il faut ou qu'une
partie du pied qui compose le nombre soit égale
à l'autre en mesure, ou qu'elle soit une fois plus
grande, ou qu'elle la renferme une fois et demie. Le dactyle
est de la première classe, l'ïambe de la
deuxième, le péan de la troisième. Or,
ces trois pieds entrent nécessairement dans la phrase,
et, s'ils sont bien placés, y produisent le
nombre.
Mais on demande de quels pieds on se servira
préférablement. On comprend facilement que la
prose les admet tous, puisque dans nos discours nous faisons
souvent des vers sans nous en douter, ce qui est un
très grand défaut ; mais cela vient de ce que
l'on ne s'écoute pas quand on parle. Quelque attentif
que l'on soit, on ne peut guère éviter
l'ïambe et l'hipponactéen. Notre prose, en effet,
est presque toute composée d'ïambes ; mais
l'auditeur exercé les remarque sans peine ; car ils
sont fort usités. Nous laissons aussi, par
mégarde, échapper d'autres mesures moins
usitées, mais qui n'en sont pas moins des vers. C'est
un défaut essentiel et que l'on doit fuir avec grand
soin. Un illustre philosophe péripatéticien,
Hiéronyme, a tiré de plusieurs écrits
d'Isocrate trente vers environ, la plupart ïambiques ;
mais il s'en trouve aussi d'anapestes, négligence
impardonnable. Ce n'est pas, il est vrai, sans malice que
procède le critique, car il retranche la
première syllabe du premier mot d'une phrase, et joint
au dernier mot la première syllabe de la phrase
suivante. Il forme ainsi l'anapeste que l'on nomme
aristophanéen. Ce sont de ces accidents qu'il n'est
guère possible et qu'il n'est pas, au reste,
nécessaire de prévenir ; mais notre critique,
à l'endroit même où il reprend Isocrate,
ne va-t-il pas (je l'ai surpris en l'examinant avec
attention), faire un vers ïambique ? Que ce soit donc
une chose reconnue : dans la prose, il y a des nombres, et
ces nombres sont les mêmes que dans la
poésie.
LVII. Voyons maintenant quels nombres conviennent le mieux
à la poésie oratoire. Les uns veulent que ce
soit l'ïambe, parce qu'il se rapproche le plus du
langage ordinaire, et que la poésie dramatique l'a
choisi comme plus convenable que tout autre au ton naturel de
la conversation, tandis que le dactyle est plus
approprié à la pompe de l'hexamètre.
Ephore, médiocre orateur, mais sorti d'une très
bonne école, recherche le péan et le dactyle,
mais évite le spondée et le trochée. Il
dit que les trois brèves du péan et les deux du
dactyle jettent dans la phrase une rapidité et une
brièveté qui la font couler facilement ; que le
contraire arrive dans l'emploi du spondée et du
trochée, parce que l'un, à cause des longues,
rend le discours trop lent, et que l'autre, à cause
des brèves, le rend trop rapide ; et qu'ainsi ni l'un
ni l'autre n'amènent une juste cadence. Mais si les
premiers sont dans l'erreur, Ephore me parait se tromper
aussi. En effet, s'interdire le péan, c'est se priver
d'un nombre plein de douceur et de majesté. Aristote
est loin de penser ainsi ; le nombre héroïque lui
semble être trop sublime pour la prose, et l'ïambe
trop conforme au langage familier. Ainsi, la prose, suivant
ce grand maître, ne doit avoir rien de rampant ni de
trop élevé, mais elle doit être soutenue
par un style grave et noble, et amener ainsi l'esprit des
auditeurs au sentiment de l'admiration. Quant au
trochée, qui a la même mesure que le
chorée, il l'appelle cordax, parce qu'il a peu
de dignité dans son allure vive et sautillante. C'est
le péan qu'il préfère ; il dit que tout
le monde l'emploie sans s'en douter ; que c'est un
troisième nombre qui tient le milieu entre les pieds
dont j'ai parlé ; que tous ces pieds sont construits
de manière que la proportion de mesure qui se trouve
entre eux est du double, ou d'une fois et demie, ou
d'égalité. Ceux dont j'ai parlé plus
haut n'ont donc vu que la commodité et non la
dignité du discours. Les vers sont remplis d'iambes et
de dactyles ; évitons donc d'en mettre plusieurs de
suite en prose, comme nous évitons le vers dans nos
discours : car le génie de la prose repousse
absolument ce qui a l'air de la versification. Or, le
péan est peu propre aux vers, et ainsi la prose l'a
facilement adopté. Quant à Ephore, il ne voit
pas que le spondée, qu'il rejette, est égal eu
valeur au dactyle qu'il admet ; c'est qu'il mesure les pieds
par le nombre de syllabes, et non par les intervalles. C'est
ce qu'il fait aussi pour le trochée, qui a la
même mesure de temps que l'ïambe, mais qui produit
un mauvais effet quand il termine la période, parce
que, d'ordinaire, les syllabes longues conviennent mieux
à une fin de période. Cette doctrine d'Aristote
sur le péan est aussi celle de Théophraste et
de Théodecte. Pour moi, je pense que tous les pieds
doivent être mélangés, fondus dans le
discours ; ce serait nous exposer à un blâme
mérité que de nous servir toujours des
mêmes pieds ; car si la prose ne doit plus être
cadencée comme la poésie, elle ne doit pas non
plus être privée de nombre comme le langage
populaire. Le vers a trop d'entraves, et l'art s'y fait trop
sentir ; le langage populaire est décousu, trivial ;
l'un ne peut plaire et l'autre choque. La prose ne doit donc
être, je le répète, ni tout à fait
dénuée de nombre, ni toute mesurée,
niais semée de nombres ; et quoique, entre tous, doive
figurer le péon, comme le recommande un si grand
maître, elle ne doit pas rejeter les autres.
LVIII. De quelle manière doit-on mélanger les
nombres entre eux, comme on fait pour la pourpre que l'on
assortit à d'autres couleurs ? c'est ce dont nous
allons nous occuper ; et nous examinerons aussi à quel
genre de discours chaque genre convient. C'est l'ïambe
qui se montre le plus souvent dans le style simple ; dans le
style sublime, le péan ; le dactyle convient à
tous deux. Il faut les mélanger dans le corps du
discours, les tempérer les uns par les autres. Par
là vous ne laissez pas apercevoir à l'auditeur
le piège que vous lui tendez sous l'appât du
plaisir, et le soin que vous donnez à la cadence : ce
que l'on dissimulera d'autant mieux, que la pensée et
l'expression seront plus remarquables ; car les auditeurs se
laissent séduire par ces deux choses, la pensée
et l'expression : tandis qu'ils y réfléchissent
et qu'ils les admirent, le nombre leur échappe en
fugitif ; c'est que, sans le nombre même, elles
auraient l'art de plaire. Au reste, la prose n'est pas
scrupuleusement astreinte à de certains nombres ; je
dis la prose : c'est tout différent en vers, où
la mesure est partout bien précise. Mais que le
discours marche sans broncher, sans chanceler, et d'un pas
toujours égal et ferme, cela suffit pour qu'on puisse
l'appeler nombreux. On regarde comme nombreux dans le
discours, non ce qui est tout à fait composé de
nombres, mais ce qui en approche le plus. C'est pour cela que
la prose offre peut-être plus de difficultés que
les vers : les vers sont soumis à des lois fixes,
déterminées ; mais, pour la prose, il suffit
que le rythme ne soit ni diffus, ni trop concis, ni
décousu, ni traînant. La prose n'a pas, comme la
musique, des battements de mesure ; ses règles sont
générales et embrassent tout le corps du
discours : son harmonie n'a d'autre juge que l'oreille.
LIX. Souvent on demande si le nombre doit s'étendre
à toutes les parties de la période, ou s'il
doit ne se placer qu'au commencement et à la fin. Il
suffit, selon la plupart des critiques, que la phrase ait une
chute nombreuse, se termine bien. Cela ne suffit pas, quoique
cela soit très important. Il faut déposer et
non laisser tomber la période. Comme l'oreille attend
toujours la fin, il faut que le nombre s'y fasse sentir ;
mais il faut aussi que l'harmonie règne dès le
commencement jusqu'au terme du repos, et embrasse ainsi toute
l'étendue de la période ; ce qui ne sera pas
bien difficile à pratiquer pour ceux qui, après
s'être formés à une bonne école,
auront composé, ou même qui, sans avoir
composé, se seront exercés à parler avec
le soin qu'on apporte à la composition. En effet,
l'esprit conçoit d'abord le plan de la phrase, et
aussitôt les termes se présentent ; l'esprit,
dont les opérations ont tant de promptitude, les
envoie chacun à leur place naturelle, et ainsi se
forme la période que termine enfin une chute
quelconque que l'on a préparée dès les
premiers mots et dans le cours même de la phrase.
Tantôt, en effet, la marche du discours est rapide,
tantôt elle est modérée ; et vous devez
dès le commencement avoir en vue le terme où
vous voulez arriver. Mais quoique dans l'usage des nombres,
comme dans celui des autres ornements du discours, nous
procédions comme les poètes, évitons de
donner à la prose l'air de la poésie.
LX. Dans l'une comme dans l'autre, on distingue la
matière et la mise en oeuvre. La matière
consiste dans les mots, la mise en oeuvre dans leur
arrangement. Chacune a trois parties : on distingue dans les
mots les anciens, les nouveaux, les métaphoriques
(nous ne disons rien ici des mots propres) ; et dans
l'arrangement des mots, la composition, la symétrie,
le nombre. Les poètes, sous ces deux rapports, sont
moins réservés, sont plus libres ; ils ont des
métaphores plus fréquentes et plus hardies ;
ils se servent plus volontiers et avec moins de retenue des
mots anciens, comme des mots nouveaux. Quant à l'usage
du nombre, c'est pour eux une nécessité. On le
voit : entre la prose et la poésie il n'y a ni trop de
différence, ni trop de rapport. Ainsi, le nombre n'est
pas dans l'une le même que dans l'autre, et ce qu'on
appelle nombreux dans la prose ne résulte pas toujours
du nombre, mais peut venir de la symétrie et de la
construction des mots.
Si donc on demande quel nombre convient à la prose, je
répondrai : tous les nombres, mais chacun suivant
l'occasion ; quelle en est la place : partout ; d'où
il est né : du plaisir de l'oreille ; comment on
dispose les nombres : j'en parlerai ailleurs en traitant de
leur usage, qui est la dernière et la quatrième
partie de la division que j'ai établie ; à
quelle fin on les emploie : pour charmer l'oreille ; quand on
doit en faire usage : toujours ; dans quelle partie de la
phrase : dans toutes ; pour quelle raison ils plaisent : pour
la même raison que les vers, dont les règles
sont déterminées par l'art, mais dont
l'oreille, sans interroger l'art, juge par un secret
sentiment.
LXI. En voilà assez sur la nature des nombres ; ce qui
suit en concerne l'usage, et réclame un examen plus
approfondi. On demande ici, d'abord, si le nombre est de
rigueur dans cet arrangement de mots que les Grecs nomment
période et les Latins contour, circuit,
compréhension, continuation, circonscription, ou
s'il n'a lieu qu'au commencement ou seulement à la
fin, ou dans ces deux endroits ; comme il paraît y
avoir une différence entre le nombre et ce qui est
nombreux, en quoi consiste cette différence ; puis, si
tous les membres de la période doivent être
égaux, ou s'il convient que les uns soient plus longs,
les autres plus courts ; quand et pourquoi ils doivent avoir
cette égalité ou cette inégalité,
et en quelles parties ; en plusieurs ou en toutes : quand il
faut se servir de périodes, ou de membres, ou
d'incises ; quelles sont les parties de la période qui
s'arrangent le mieux ensemble ; comment il faut les unir ;
s'il ne doit y avoir en cela aucune distinction ; et, ce qui
est le point principal, comment on peut rendre le discours
nombreux ? Il faut expliquer aussi d'où naît la
forme de la période ; quel développement elle
peut recevoir, quels sont les membres et, pour ainsi dire,
les parcelles qui la composent ; si ces membres sont de
même espèce et de même étendue, ou
s'il y a des différences, et, supposé ce
dernier cas, comment, quand et en quel lieu il faut s'en
servir. Enfin nous traiterons de l'utilité des
nombres, utilité plus grande qu'on ne pense; car elle
embrasse plus d'un genre d'élocution.
On peut, je crois, sans répondre aux questions
particulières, satisfaire à toutes par une
réponse générale. J'ai donc cru devoir
écarter les autres genres, pour ne parler ici que de
l'éloquence du barreau. J'avertis seulement que
l'histoire et le genre qu'on nomme epideiktikon
(démonstratif) veulent des phrases semblables à
celles d'Isocrate et de Théopompe, c'est-à-dire
des périodes où la pensée, comme
enfermée dans un cercle, se développe de membre
en membre, pour s'arrêter enfin quand toutes les
idées partielles sont parfaitement achevées.
Depuis que l'on connaît ces combinaisons
ingénieuses du style, il n'est pas un orateur de
quelque renom où l'on ne trouve, s'il a eu à
traiter des sujets d'agrément et tout à fait
étrangers aux débats judiciaires, une attention
particulière à renfermer presque toutes ses
pensées dans un cercle de paroles nombreuses. Comme
l'auditeur ne craint pas alors qu'on veuille surprendre sa
religion par les artifices d'un discours
étudié, il sait gré à l'orateur
du soin qu'il prend de flatter l'oreille.
LXII. Mais ces formes périodiques ne peuvent-elles
convenir aux débats judiciaires ? On ne doit ni les y
admettre toujours, ni les en bannir tout à fait. La
continuité, outre le dégoût qu'elle
amène, est bientôt reconnue même par les
moins habiles. Elle éteint le feu de l'action, amortit
la sensibilité de l'orateur, et détruit
complètement cet air de vérité qui
inspire la confiance. Nais comme l'usage du nombre est
quelquefois nécessaire, voyous d'abord en quelle
occasion, puis combien de temps on doit s'en servir, enfin en
combien de manières on peut le varier. Un discours
nombreux convient à l'éloge ; et c'est ainsi
que, dans ma deuxième Verrine, j'ai fait
l'éloge de la Sicile, et en présence du
sénat celui de mon consulat. Il convient aussi aux
narrations où il faut de la dignité
plutôt que de la sensibilité. Telles sont, dans
la quatrième Verrine, les descriptions de la
Cérès d'Enna, de la Diane de Ségeste et
de la ville de Syracuse. Souvent aussi l'amplification se
plaît aux tours nombreux et périodiques.
Peut-être n'ai-je pas réussi, mais je l'ai
tenté très-souvent. Mes péroraisons
fournissent mille preuves de mes intentions et des efforts de
mon esprit. Jamais le nombre n'a plus de pouvoir que quand
l'auditeur ne résiste plus, subjugué
déjà par l'orateur. Alors il ne songe plus
à épier, à surprendre un défaut.
Il se range du parti de l'orateur ; il veut qu'il
s'élève encore, et, admirant cette puissance de
la parole, il ne cherche plus à critiquer.
Mais l'emploi du nombre ne doit pas durer longtemps, je ne
dis pas dans la péroraison, puisque c'est la
conclusion du discours, mais dans les autres parties. Quand
on s'en est servi dans les endroits qui l'admettent
volontiers, on a recours à ce que les Grecs nomment
kommata et kôla et que nous pouvons fort
bien traduire par incises et membres. Il n'y a
pas, en effet, de noms établis pour des choses
inconnues. Mais, comme nous nous servons tous les jours de la
métaphore, soit pour l'agrément, soit par
besoin, on est forcé dans tous les arts où des
objets jusqu'alors ignorés n'avaient point de noms, ou
de hasarder des termes nouveaux, ou d'en former par
analogie.
LXIII. Mais comment faut-il s'exprimer par membres et par
incises ? c'est ce que nous verrons bientôt. Disons
maintenant en combien de manières on peut varier la
période et ses cadences. Tantôt le nombre coule
avec rapidité dès le commencement de la phrase,
à cause des brèves. Tantôt les longues
ralentissent sa marche. La rapidité convient à
la dispute, et la lenteur aux expositions. Il y a plusieurs
manières de finir la période ; les Asiatiques
la terminent le plus souvent par le dichorée, mesure
formée de deux chorées ; chaque chorée
est formé d'une longue et d'une brève. Je crois
devoir m'expliquer ainsi, parce que les rhéteurs ne
s'accordent pas à donner les mêmes noms aux
mêmes pieds. Sans doute le dichorée n'a par
lui-même rien de vicieux à la fin des
périodes ; mais, dans le nombre, rien de plus vicieux
que l'uniformité. Plus il est harmonieux, plus on doit
craindre qu'il n'engendre la satiété.
J'étais présent quand le tribun du peuple C.
Carbon, fils de Caïus, parla ainsi dans
l'assemblée : 0 Marce Druse, patrem appelle.
Voilà deux incises, chacune de deux pieds. Viennent
ensuite deux membres de trois pieds chacun : Tu dicere
solebas, sacram esse rem publicam. La période
continue : Quicumque eam violavissent, ab omnibus esse ei
poenas persolutas. Ce dernier mot est un dichorée.
Peu importe, en effet, que la dernière syllabe soit
longue ou brève. Voici la suite : Patris dictum
sapiens, temeritas filii comprobavit. On ne saurait
croire quelles acclamations accueillirent ce dichorée.
Or, je demande si ce ne fut pas là un effet du nombre.
Changez l'ordre des mots ; dites, par exemple :
Comprobavit filii temeritas : où est
l'harmonie, quoique le mot temeritas soit de trois
brèves et d'une longue ? mesure qu'Aristote regarde
comme la meilleure ; sentiment qui n'est pas le mien. Ce sont
cependant les mêmes mots et la même
pensée. C'est assez pour l'esprit ; ce n'est pas assez
pour l'oreille. Mais il ne faut pas abuser de ces sortes
d'effets. D'abord on reconnaît le nombre, puis on s'en
fatigue ; on le méprise enfin comme trop facile.
LXIV. Mais il y a beaucoup d'autres pieds qui rendent les
chutes de la période agréables et nombreuses.
Le crétique, formé d'une brève entre
deux longues, et le péan qui lui est égal en
mesure, quoique avec une syllabe de plus, conviennent on ne
peut mieux à l'harmonie de la prose. Le péan
est de deux sortes : l'un, d'une longue et de trois
brèves, a de la force au commencement de la phrase,
mais il languit à la fin ; l'autre, de trois
brèves et d'une longue, termine parfaitement la
période, au jugement des anciens rhéteurs : je
ne le rejette pas absolument, mais je préfère
d'autres mesures. Le spondée même ne doit pas
être tout à fait banni de la fin des
périodes ; tout lent et tout pesant qu'il est à
cause de ses deux longues, il a de la gravité, et
n'est même pas sans dignité, mais surtout dans
les incises et les membres, parce qu'alors il compense le
petit nombre des pieds par la lenteur de la mesure. Quand je
parle des pieds qui terminent la période, je ne parle
pas seulement du dernier, j'y comprends aussi le
pénultième, et souvent
l'antépénultième. L'ïambe, d'une
brève et d'une longue, le tribraque, qui, formé
de trois brèves, est égal en mesure au
chorée, quoique avec une syllabe de plus, peuvent
aussi produire assez bon effet à la fin de la
période ; j'en dirai même autant du dactyle, qui
est composé d'une longue et de deux brèves,
pourvu cependant qu'il se trouve immédiatement avant
le dernier pied, et que ce pied soit un chorée ou un
spondée : car peu importe lequel des deux termine la
phrase. Mais l'iambe, le tribraque, le dactyle sont mal
placés à la fin d'une période, à
moins que le dactyle ne tienne lieu de crétique, parce
qu'en prose, comme en vers, il est indifférent que la
dernière soit longue ou brève. Ainsi celui qui
préférait le péan pourvu que la
dernière fût longue, n'y a pas regardé
d'assez près. Peu importe, nous le
répétons, la quantité de la
dernière. Le péan, parce qu'il a plus de trois
syllabes, est regardé par quelques rhéteurs
comme un nombre et non comme un pied. Il est du moins
regardé par tous les anciens rhéteurs,
Aristote, Théophraste, Théodecte, Ephore, comme
celui qui convient le mieux à la prose, soit au
commencement, soit au milieu, soit même à la fin
de la phrase : pour moi, c'est le crétique que je
préfère pour la fin. Le dochmius, formé
de cinq syllabes, savoir d'une brève, de deux longues,
puis d'une brève et d'une longue, comme amicos
tenes, convient partout dans la période, pourvu
qu'on ne l'y emploie qu'une fois. Continué ou
répété, il rend le nombre trop sensible
et trop brillant. Par l'usage heureux de ces formes si
variées, on dissimulera l'art et l'on
préviendra la satiété.
LXV. Ce n'est pas seulement le nombre qui rend la prose
nombreuse, c'est encore l'arrangement des mots, et, comme
nous l'avons dit, une espèce de symétrie. Il
est un arrangement si heureux, si naturel, que le nombre
semble n'avoir pas été cherché, mais
être venu de lui-même ; comme en cet endroit de
Crassus : Nam ubi lubido dominatur, innocentiae leve
praesidium est. C'est l'ordre même des paroles qui
fait ici le nombre, sans aucun artifice apparent de
l'orateur. Si donc nous remarquons quelque chose qui
ressemble au nombre dans Hérodote, Thucydide et leurs
contemporains, nous devons l'attribuer, non pas à la
recherche du nombre, mais à un effet fortuit de
l'arrangement des mots. Il y a aussi de certaines formes de
style, de certains tours symétriques, qui produisent
nécessairement le nombre. Ainsi, quand les membres de
la phrase se répondent les uns aux autres, quand il y
a opposition des contraires, quand il y a un juste rapport de
chutes et de cousonnances, il en résulte presque
toujours une cadence nombreuse : nous en avons parlé
plus haut, et nous en avons cité des exemples ; c'est
encore là un des moyens de prévenir le retour
des mêmes terminaisons de phrase. On n'est pas non plus
si étroitement enchaîné par le nombre,
qu'on ne puisse, si l'on veut, en relâcher les liens.
Il y a une grande différence entre la prose nombreuse,
je veux dire qui a du rapport avec les nombres, et une prose
toute composée de nombres. La dernière serait
un insupportable défaut ; si l'en emploie la
première, le style est mou, négligé,
languissant.
LXVI. Mais comme, dans les causes sérieuses, dans
celles du barreau, non seulement on ne doit pas
fréquemment, mais on ne doit même que bien
rarement employer le style nombreux et périodique,
voyons ce qu'on entend par ces membres, ces incises, dont
nous avons parlé plus haut. Dans les causes
réelles, ces formes du style occupent la plus grande
place. La période pleine et parfaite est d'ordinaire
composée de quatre membres. Ainsi construite, elle
remplit l'oreille, et ne paraît ni trop longue, ni trop
courte. Cependant, quelquefois, ou plutôt souvent, il
faut resserrer la phrase, ou lui donner plus
d'étendue. L'oreille ne doit pas plus être
frustrée par trop de brièveté, que
fatiguée par trop de longueur. Je cherche à
prendre un milieu ; je ne parle pas des vers, mais de la
prose, où l'on est plus libre. L'étendue de
quatre vers hexamètres, voilà à peu
près ce que comporte la période. Entre chacun
de ces vers, il y a comme des jointures et des articles, qui,
dans la période, servent de liaisons. Si l'on
préfère séparer les membres, on
s'arrête, et au besoin on interrompt une marche qui
pourrait paraître suspecte ; mais rien ne doit
être plus nombreux que ce qui paraît l'être
le moins et n'en a d'ailleurs que plus de force ; comme dans
cet exemple de Crassus : Missos faciant patronos, ipsi
prodeant. S'il ne se fût arrêté avant
ipsi prodeant, il eût certainement vu qu'il
faisait un vers ïambique ; peut-être
était-il mieux de dire : prodeant ipsi ; mais
nous ne traitons que la question générale.
Cur clandestinis consiliis nos oppugnant ? cur de perfugis
nostris copias comparant contra nos ? Les deux
premières phrases sont ce que les Grecs nomment
kommata, et nous incises ; la troisième
est ce qu'ils nomment kôlon, et nous
membre ; puis vient une courte période
composée de deux membres seulement, et terminée
par des spondées. C'était le genre
qu'affectionnait Crassus ; et c'est un genre que j'approuve
beaucoup.
LXVII. Mais il faut donner aux incises et aux membres une
chute harmonieuse, comme je l'ai fait ici : Domus tibi
deerat ? at habebas. Pecunia superabat ? at egebas :
voilà quatre incises. Maintenant voici deux membres :
Incurristi amens in columnas ; in alienos insanus
insanisti. Puis une longue période, semblable
à une digue, soutient ces petites phrases :
Depressam, caecam, jacentem domum pluris, quam te, et quam
fortunas tuas aestimasti. C'est un dichorée qui la
termine. C'est un double spondée qui termine le
dernier des deux membres précédents ; car,
lorsque les phrases se précipitent comme autant de
coups de poignard, la brièveté ne fait que
rendre la mesure plus libre. Souvent l'incise est
composée d'un pied, d'un pied et demi, ou bien de
deux, de deux et demi ; jamais elle n'en a plus de trois. Les
incises et les membres détachés donnent
beaucoup de force au discours dans les causes réelles,
surtout si l'on prouve ou si l'on réfute. Tel est cet
exemple tiré de ma seconde Cornélienne :
- 0 callidos homines ! o rem excogitatam ! o ingenia
metuenda ! Voilà trois membres, suivis d'une
incise, diximus. Voilà un autre membre,
Testes dare volamus, suivi d'une période
à deux membres, et qui ne pouvait être plus
courte : Quem, quaeso, nostrum fefellit, ita vos esse
facturas ? Rien de plus vif, rien de plus
énergique dans le discours que ces incises de deux ou
de trois mots, et quelquefois d'un seul, au milieu desquels
on jette parfois des périodes nombreuses, dont les
chutes sont variées. Hégésias se refuse
sans raison à l'emploi de ces périodes, et,
pour vouloir imiter Lysias, qui est presque un autre
Démosthène, il ne procède que par
petites phrases coupées, il ne fait que sautiller. Ses
pensées ne valent pas mieux que son style ; quand on
le connaît, on n'a plus à chercher le
modèle du méchant écrivain. Je n'ai
cependant cité des phrases de Crassus, et
quelques-unes des miennes, que pour soumettre au jugement de
l'oreille même ce qu'il y a de nombre et d'harmonie
dans les moindres parties du discours. Maintenant que je me
suis étendu sur le nombre oratoire plus que personne
ne l'avait fait avant moi, je vais parler de son
utilité.
LXVIII. Parler avec éloquence et noblesse, ce n'est
autre chose, vous le savez, Brutus, qu'exprimer d'excellentes
pensées en termes excellents. Les pensées ne
produisent d'effet qu'autant qu'elles sont rendues avec une
justesse parfaite ; les expressions les plus brillantes
perdent leur éclat si elles ne sont bien
placées ; c'est le nombre qui donne du lustre aux unes
comme aux autres. Mais, nous ne saurions trop le redire, ce
n'est pas de la mesure poétique qu'il s'agit, c'est
d'une mesure toute différente, et qui n'a rien de
l'autre ; ce n'est pas que les nombres ne soient les
mêmes pour les orateurs et les poètes, pour tous
ceux qui parlent et même pour tous les sons que notre
oreille peut mesurer ; mais c'est d'après la
disposition des pieds que l'on distingue ce qui appartient
à la prose et ce qui est du domaine de la
poésie. Donnez à cet arrangement tel nom que
vous voudrez ; appelez-le composition, perfection, nombre ;
ce n'en est pas moins une des conditions nécessaires
de l'éloquence ; ce n'est pas seulement, comme l'ont
dit Aristote et Théophraste, parce que le discours ne
doit pas, semblable à un fleuve, couler sans cesse, et
qu'il faut le contenir et le régler, non sur la
durée de la respiration, ni sur la ponctuation du
copiste, mais sur les lois du nombre : c'est aussi parce
qu'un style périodique et bien lié a beaucoup
plus de force qu'un style décousu. Ne voyons-nous pas
l'athlète et le gladiateur, qu'ils esquivent arec
adresse, ou qu'ils attaquent avec vigueur, déployer
dans leurs moindres mouvements de l'élégance ou
de l'art, et, tout en combattant pour vaincre, réussir
à plaire ? Il en est de même de l'orateur : il
ne fait pas de blessures profondes, s'il attaque sans art ;
il ne sait pas éviter les coups qui lui sont
portés, si, même en reculant, il ne conserve de
la dignité. Aussi puis-je voir dans ces
athlètes que les Grecs nomment apalaistroi
(sans exercice), l'image des écrivains qui
négligent les nombres ; et je suis si loin de croire
ceux qui, faute de maîtres, d'esprit ou de travail,
n'ont pu atteindre à ce degré de perfection, et
prétendent que l'arrangement des mots énerve le
discours, qu'il me semble au contraire que, sans cet
artifice, il n'y aurait, dans la parole, ni
entraînement, ni puissance.
LXIX. Mais, pour arriver à ce but, il faut bien de
l'exercice ; autrement nous ressemblerions à ceux qui
l'ont manqué, et laisserions voir la peine que nous
nous sommes donnée pour rendre, par des transpositions
de mots, le discours harmonieux et coulant. L. Célius
Antipater, dans la préface de sa Guerre
punique, annonce qu'il ne le fera qu'au besoin.
L'excellent homme, qui ne nous déguise rien ! l'homme
sage, qui se soumet à la nécessité !
Mais c'est aussi trop de simplicité. Dans un
écrit, dans un discours, l'excuse de la
nécessité ne peut être admise. Il n'y a
rien de nécessaire ; et quand même il y aurait
quelque chose de tel, il serait encore nécessaire de
ne pas l'avouer. Mais ce même auteur, qui s'excuse
ainsi auprès de Lélius, à qui il
dédie son ouvrage, a recours à ces
transpositions de mots, et ses phrases n'en sont ni plus
pleines, ni mieux arrondies. Chez d'autres, et surtout chez
les asiatiques, qui sont esclaves du nombre, vous trouvez des
mots qui n'ont aucun sens et ne servent qu'à remplir
les vides de la période. D'autres ont le défaut
attribué surtout à Hégésias ; ils
brisent et découpent leurs nombres, et tombent ainsi
dans ce misérable style des Siciliens. Il est une
troisième classe d'écrivains où figurent
ces deux frères, chefs des rhéteurs asiatiques,
Hiéroclés et Ménéclés,
qui, suivant moi, ne sont pas sans mérite. S'ils n'ont
pas les formes pures et régulières de
l'éloquence active, ils rachètent ce
défaut par le talent et l'abondance. Ce qui leur
manque, c'est la variété ; leurs
périodes se ressemblent toutes.
Fuyez donc ces transpositions où l'art se fait sentir,
les mots jetés dans une phrase pour en remplir les
vides, ces nombres trop courts qui mutilent et
énervent les pensées, ces cadences uniformes
dont l'harmonie est toujours la même, et vous aurez
évité presque tous les abus du nombre. Ce que
nous avons dit avec assez d'étendue sur ses
qualités, nous indique clairement quels sont les
défauts contraires
LXX. Voulez-vous connaître par vous-même tout le
prix de l'harmonie ? d'un côté, prenez dans
quelque habile orateur une période bien faite.
Décomposez-la ; changez, par exemple, la disposition
des mots dans cet exemple tiré de mon plaidoyer
pour Cornelius : - Neque me divitiae movent, quibus
omnes Africanos et Laelios molli venalitii mercatoresque
superarunt. Faites un léger changement, Multi
superarunt mercatores venalitiique ; il ne reste rien. Et
plus bas : Neque vestis, aut caelatum aurum, et argentum,
quo nostros veteres Marcellos Maximosque multi eunuchi e
Syria Aegyptoque vicerunt. Changez ainsi l'ordre des mots
: Vicerunt eunuchi e Syria Aegyptoque. Ajoutons ce
troisième exemple : - Neque vero ornamenta ista
villarum, quibus L. Paullum et Mummium, qui rebus his urbem
Italiamque omnem referserunt, ab aliquo video perfacile
Deliaco aut Syro potuisse superari. Mettez à la
place, Potuisse superari ab aliquo Syro aut Deliaco.
Voyez comme avec ces changements, quelque légers
qu'ils soient, bien que les mots et les pensées
restent les mêmes, les phrases se réduisent
à rien, parce que l'harmonie en est détruite.
D'un autre côté, prenez dans un orateur peu
soigneux du nombre quelque phrase mal faite ; changez un peu
l'ordre des mots, soumettez-les aux lois du nombre, et vous
pourrez arriver à donner un tour harmonieux à
ce qui n'avait auparavant ni liaison ni mesure. Prenons, par
exemple, cette phrase de Gracchus devant les censeurs :
Abesse non potest, quia ejusdem hominis sit, probos
improbare, qui improbos probet. Ceci n'était-il
pas plus conforme aux lois de l'harmonie : Quin ejusdem
hominis sit, qui improbos probet, probos improbare ?
Personne n'a jamais négligé volontairement
cette qualité du style ; personne ne l'a
possédée sans la mettre à profit. Si
l'on n'en trouve aucune trace chez quelques orateurs, c'est
qu'ils n'ont pu l'acquérir ; et puis ils se sont
érigés tout d'un coup en orateurs attiques.
Comme si Démosthène était un Trallien,
Démosthène dont les foudres auraient moins
d'impétuosité si elles n'étaient, pour
ainsi dire, lancées par le nombre oratoire.
LXXI. Mais qu'on adopte, j'y consens, un style
décousu, pourvu qu'on trouve au moins dans ces phrases
rompues les beautés qu'on admirerait encore dans les
fragments du bouclier de Phidias, si quelqu'un l'eût
mis en pièces. Ainsi, dans Thucydide, il ne manque que
la tournure périodique ; j'y trouve les autres
beautés. Ces écrivains, au contraire, dont le
style est brisé, saris qu'il y ait d'ailleurs autre
chose que de basses pensées et des termes bas, me
semblent mettre en pièces, non pas le bouclier de
Minerve, mais (si j'ose me servir d'une expression un peu
triviale, que je crois ici bien appliquée) de
misérables brins de bouleau. Pour montrer qu'ils ont
droit de mépriser ce que je loue, que
n'écrivent-ils quelques pages comme Isocrate, ou comme
Eschine, ou comme Démosthène ? alors je croirai
que ce n'est pas le désespoir du succès qui
leur fait fuir ce genre, mais que c'est leur goût qui
le réprouve : pour moi, je trouverai sans peine
quelqu'un qui acceptera cette condition, et qui pourra, en
latin ou en grec, comme on voudra, écrire ou parler
comme eux. Il est plus facile, en effet, de décomposer
une période, que d'en former une des
éléments d'un style brisé. Voici, pour
terminer, mon sentiment en peu de mots : parler d'une
manière harmonieuse et sonore, mais sans idées,
c'est le fait d'un fou ; avoir des idées, mais n'avoir
ni ordre, ni nombre dans l'expression, ce n'est pas
être orateur. Sans doute, on n'est pas un sot parce
qu'on n'a pas ce mérite ; on peut même, cela
arrive souvent, être un homme sage : se contente de
cette gloire qui voudra. Pour moi, l'homme éloquent
sera celui à qui l'approbation ne saurait suffire,
mais qui excitera des applaudissements, des transports, des
cris d'admiration ; il voudra exceller en tout, et rougirait
qu'on pût voir ou entendre quelqu'un de
préférence à lui.
Voilà, Brutus, mon sentiment sur l'orateur parfait :
partagez-le, si vous l'approuvez. Si vous en avez un autre,
restez-y fidèle : ie ne le combattrai pas ; et
quelques efforts que j'aie faits dans cet ouvrage pour
établir le mien, je n'assurerai jamais qu'il soit
mieux fondé que le vôtre. Je puis penser
autrement que vous sur le même sujet ; je puis
même ne pas penser dans un temps comme j'aurai
pensé dans un autre ; et je ne parle pas seulement de
l'éloquence qui a pour but la faveur de la multitude
et le plaisir de l'oreille, deux autorités bien
légères pour qu'on puisse asseoir un jugement ;
je parle des matières même les plus importantes.
Je n'ai pu trouver encore où me rattacher, où
arrêter mes idées ; je me contente du
vraisemblable, puisque la vérité se tient
cachée. Je vous prie seulement, si mon ouvrage
n'obtient pas votre approbation, de croire que j'ai
essayé, sans doute, plus que je ne pouvais faire, et
que c'est pour me rendre à vos voeux, que j'ai
préféré, au regret de vous
désobéir, la témérité
d'écrire sur un tel sujet.
Traduction d'Alphonse Agnant revue par J.P. Charpentier (1898)