INTRODUCTION
Le traité des Topiques est peut-être le
moins lu de tous les ouvrages de Cicéron. La forme, il
est vrai, en est généralement peu attrayante,
et la rapidité de l'exposition ne contribue pas
à éclaircir un sujet assez obscur par
lui-même. Cependant les anciens faisaient grand cas de
la méthode qui y est développée.
Avons-nous le droit de mépriser une doctrine que des
philosophes et des écrivains du premier mérite
ont jugé utile pour la théorie et même
pour la pratique de l'argumentation ? Afin de résoudre
cette difficulté, je crois devoir examiner les trois
questions suivantes : 1° Quel est le sujet de la
Topique de Cicéron ? 2° En quoi
diffère-t-elle du traité d'Aristote qui porte
le même titre ? 3° Quelle peut être
l'utilité de la méthode enseignée dans
cet ouvrage ?
-
Analyse de la Topique de
Cicéron
Après une introduction où la grâce se joint à la simplicité, Cicéron divise la logique en deux parties : 1° l'invention ou la Topique ; 2° le jugement ou la Dialectique. Se renfermant dans la première, il la distribue en trois sections.
- Dans l'une (II-IV), il nous apprend que la Topique s'occupe des lieux, et que les lieux sont des notions à l'aide desquelles on peut trouver des arguments pour tous les sujets. Vient ensuite l'énumération des lieux qui sont intrinsèques ou extrinsèques. Les lieux intrinsèques se rapportent au tout, ou à ses parties, ou à la signification du mot, ou à certaines circonstances qui ont un rapport intime avec le sujet. Relativement au tout, on a la définition ; relativement aux parties, l'énumération ; relativement aux rapports intimes, les conjugués, le genre, l'espèce, la similitude, la différence, les contraires, les dépendances, les antécédents, les conséquents, les choses qui répugnent entre elles, les causes, les effets, et la comparaison. Les lieux extrinsèques comprennent les différentes sortes d'autorités. Pour chacun de ces lieux, la première section ne donne qu'une courte définition et un exemple.
- Dans la deuxième (V-XX), Cicéron revient sur les lieux qu'il a énumérés, pour en approfondir la nature et en montrer l'emploi. De nonvraux exemples développent ce qui d'abord n'avait été qu'indiqué. Une analyse lumineuse nous fait pénétrer dans tous les replis du sujet ; et, sur une matière si ingrate, l'orateur philosophe sait encore répandre quelque charme.
- Dans la troisième section XXI-XXVI), il
traite des questions dans lesquelles les lieux sont
employés. D'abord il distingue en
général des questions de deux sortes :
celles qui sont relatives à la thèse ou
propositum, et celles qui sont relatives
à l'hypothèse ou cause. Les questions
relatives à la thèse sont au nombre de
cinq ; l'auteur assigne les lieux propres à
chacune. Ensuite, il distingue trois genres de causes
ou hypothèses : le délibératif, le
démonstratif, le judiciaire, et indique les
lieux particuliers à chaque genre. Enfin,
passant en revue les diverses parties d'un discours, il
fait connaître les lieux qui appartiennent
spécialement à l'exorde, à la
narration, à la confirmation et à la
péroraison.
-
De la Topique d'Aristote
Cicéron nous apprend lui-même, dans sa Préface, que son traité n'est qu'un abrégé de celui d'Aristote ; il ajoute que, privé de livres, il le rédigea de mémoire et avec une très grande rapidité. Si l'ouvrage qui nous est parvenu sous le nom d'Aristote est réellement de ce philosophe, il faut reconnaitre que la mémoire de Cicéron l'a très mal servi. La Topique grecque diffère de celle de notre auteur, et pour les détails, et pour le plan, et même pour le sujet. Elle se divise en trois grandes parties qui embrassent la dialectique dans toute son étendue.
- Première partie. L'auteur prend pour point de départ les dix catégories. Il en dérive quatre sortes de problèmes, la définition, le propre, le genre et l'accident. Ensuite il entre dans d'assez longs détails sur les problèmes, les propositions et les syllogismes. Il distingue sévèrement la vérité démonstrative, qui est absolue, de la vérité dialectique, qui est relative, et le syllogisme démonstratif, qui repose sur des principes nécessaires, du syllogisme dialectique, qui ne s'appuie que sur des probabilités. Le philosophe grec déclare positivement qu'il se renferme dans la dialectique. On voit que son sujet est beaucoup plus restreint que celui de Cicéron, qui a la prétention de nous enseigner l'invention logique, c'est-à-dire de nous faire découvrir la source de toutes les vérités. Toutefois, nous devons avouer que, par une inconséquence peu digne d'Aristote, bien des principes énoncés dans l'ouvrage qu'on lui attribue portent les caractères de la vérité nécessaire, universelle, absolue.
- La deuxième partie comprend cinq subdivisions : dans la première se trouvent les lieux relatifs au problème de l'accident ; dans la deuxième, ceux qui se rapportent au genre : dans la troisième, ceux qui appartiennent au propre ; dans la quatrième, ceux qui se rattachent à la définition. La cinquième présente les lieux qui sont communs aux quatre sortes de problèmes.
- La troisième partie traite de
l'argumentation dialectique.
- Utilité de la Topique
Lors même que la Topique des anciens ne présenterait, comme on l'a dit, qu'un amas de subtilités et de vaines formules plutôt faites pour gêner la marche de l'esprit que pour la diriger, cette méthode mériterait encore de fixer l'attention de l'historien de la philosophie. Ceux même qui la méprisent ne sauraient lui contester le long empire qu'elle a exercé sur les intelligences. On dirait qu'ayant trouvé les formes dans lesquelles doit se mouler la pensée, Aristote les imposa à l'humanité en lui commandant de ne penser que par lui et avec lui. Aussi, durant plus de seize siècles, voyons-nous presque tous les savants ne jurer que sur la parole du maître. Certes, il y a quelque chose de respectable dans une doctrine qui a régné si longtemps et si impérieusement sur l'esprit humain.
D'où venait cette prodigieuse influence ? De ce que le philosophe de Stagire n'avait rien inventé : il se contentait d'être l'interprète de la conscience. Une profonde analyse lui avait révélé tous les secrets de l'entendement ; il avait pris sur le fait les différents procédés du raisonnement, et l'argumentation était devenue entre ses mains une science exacte soumise à des lois invariables et infaillibles.
Les détracteurs de la doctrine péripatéticienne nous disent : Laissez de côté cette méthode artificielle. La véritable, la seule source des arguments, c'est le sujet. Ils oublient que la Topique n'a pas d'autre but que de nous forcer à considérer plus attentivement notre sujet : car les lieux ne sont que les divers points de vue sous lesquels le sujet peut être envisagé. Disons avec Aristote, Cicéron et Quintilien, que lorsqu'on ajoute l'étude de cet art, au talent et à l'expérience, la Topique peut être de quelque utilité ; que parfois elle révèle à l'orateur des moyens auxquels il n'aurait pas songé sans son secours, et qu'elle doit intéresser sous le triple rapport de l'histoire, de la théorie et de la pratique.
A C. TREBATIUS
I. J'avais entrepris, C. Trébatius, de traiter un
sujet plus élevé, et plus digne des ouvrages
que j'ai publiés en assez grand nombre dans un court
intervalle ; je me suis arrêté au milieu de ma
course pour vous obéir. En effet, lorsque vous
étiez avec moi à Tusculum, et que, dans ma
bibliothèque, nous parcourions, chacun selon notre
goût, les ouvrages qui nous plaisaient, vous
tombâtes sur le traité d'Aristote où les
Topiques sont développées en plusieurs
livres. Frappé de ce titre, vous me demandâtes
aussitôt quel était le sujet du traité.
Je vous répondis qu'il contenait une méthode
pour trouver les arguments, et qu'on parvenait avec certitude
à ce but, en suivant la route tracée par
Aristote. Alors, avec cette réserve qui ne vous quitte
jamais, et toutefois de manière à laisser voir
l'ardeur de votre désir, vous me priâtes de vous
apprendre les règles de cette doctrine. Je vous
engageai, moins pour m'épargner un peu de peine que
pour votre intérêt, ou à lire le
traité vous-même, ou à vous taire
expliquer toute cette théorie par quelque savant
rhéteur. Vous avez, comme je l'ai appris de vous,
essayé l'un et l'autre moyen. Mais l'obscurité
des livres d'Aristote vous les a fait tomber des mains, et
votre savant rhéteur vous a répondu, je crois,
qu'il ignorait la méthode d'Aristote. Je n'ai pas
été surpris que les écrits de ce
philosophe fusent étrangers à un
rhéteur, puisque les philosophes eux-mêmes,
à l'exception d'un très petit nombre, ne les
connaissent point. Leur ignorance est d'autant moins
excusable, qu'ils auraient dû être attirés
non seulement par les sujets qu'il a traités et par
les découvertes qu'il y a répandues, mais
encore par l'incroyable abondance et même par la
douceur de son style. Aussi, après tant d'instances de
votre part, quoique la crainte d'être importun vous
retint encore, comme il était facile de le voir, je
n'ai pu rester plus longtemps votre débiteur. J'aurais
craint de paraître avoir méconnu les droits d'un
des premiers interprètes du droit. D'ailleurs vous
avez si souvent écrit pour moi et pour les miens, que
je n'ai pas voulu, en faisant quelques difficultés,
paraître coupable d'ingratitude ou d'orgueil. Mais tant
que nous avons été ensemble, vous avez mieux vu
que personne combien j'étais occupé. Lorsque je
vous ai quitté, je suis parti pour la Grèce,
à une époque où mes soins ne pouvaient
plus être utiles ni à la république, ni
à mes amis ; où je ne pouvais plus rester
honorablement au milieu des armes, quand même j'aurais
pu m'y trouver en sûreté. Arrivé à
Vélie, la vue de vos propriétés et de
votre famille m'a rappelé mon ancienne dette, et je me
suis résolu à vous satisfaire, sans attendre de
nouvelles sollicitations. J'ai donc, pendant la
traversée, rédigé de mémoire ce
petit traité : car je n'avais point de livres avec moi
; et je l'envoie du milieu même de mon voyage, afin que
mon zèle à remplir vos ordres vous avertisse,
quoique vous n'en ayez pas besoin, de vous souvenir ici de ce
qui m'intéresse. Mais il est temps d'en venir à
notre objet.
II. Toute logique bien faite se divise en deux parties,
l'invention et le jugement : dans l'une et dans l'autre
Aristote me paraît exceller. Les stoïciens ne se
sont occupés que de la dernière : ils ont
énuméré tous les procédés
du jugement dans cette science qu'ils nomment la
Dialectique ; mais ils ont entièrement
négligé l'invention ou la Topique, qui,
dans l'usage, est d'une plus grande importance, et qui, dans
l'ordre naturel, est certainement la première de ces
deux parties. Pour nous, qui jugeons ces deux parties de la
plus haute utilité, et qui nous proposons de les
traiter l'une et l'autre, si nous en avons le temps, nous
allons commencer par la première.
Comme il est facile de trouver une chose cachée, si le
lieu où elle se trouve est indiqué ou
marqué par un signe ; de même, quand nous
voulons découvrir un argument, il faut que nous
connaissions les lieux : c'est ainsi qu'Aristote appelle ces
espèces de réservoirs où l'on va puiser
les preuves. On peut donc définir le lieu, le signe de
l'argument, et l'argument, le procédé par
lequel ou prouve une chose douteuse. Mais de ces lieux qui
contiennent les arguments, les uns sont inhérents
à la chose même dont on s'occupe, les autres
sont pris au dehors. Lorsqu'ils appartiennent au sujet, ils
dérivent ou de l'ensemble, ou des parties, ou du
signe, ou des choses qui ont quelque rapport intime ii
l'objet en question. On dit que les lieux sont pris au
dehors, lorsqu'ils sont séparés et très
éloignés du sujet.
Si l'argument est emprunté à l'ensemble du
sujet, on emploie d'abord la définition qui
développe la chose en question lorsqu'elle est comme
enveloppée. Voici la formule de cette espèce
d'argument : «Le droit civil est l'équité
réduite en loi pour régler les droits des
membres d'une même cité ; or, la connaissance de
cette équité est utile ; donc, le droit civil
est une science utile». Vient ensuite
l'énumération des parties, qui se traite ainsi
: «Celui qui n'a été
déclaré libre ni par le cens, ni par le coup de
baguette, ni par un testament, n'est pas libre ; or, cet
homme n'a été affranchi d'aucune de ces
manières ; il n est donc pas libre». Enfin, le
signe, lorsqu'on tire l'argument de la force du mot ; par
exemple : «Puisque la loi ordonne au contribuable de
servir d'appui au contribuable, elle ordonne au riche de
répondre pour le riche : car le riche est contribuable
: assiduus, ab asse dando, comme dit
Elius».
III. On emprunte aussi des arguments de toutes les choses qui
ont quelque rapport intime au sujet ; mais ce lieu admet
plusieurs subdivisions : tels sont les conjugués, le
genre, l'espèce, la similitude, la différence,
les contraires, les dépendances, les
antécédents, les conséquents, les choses
qui répugnent entre elles, les causes, les effets, la
comparaison avec parité, supériorité ou
infériorité.
On appelle conjugués les mots qui sont de la
même famille. Les mots d'une même famille sont
ceux qui, sortis d'une racine commune, ont subi diverses
modifications ; comme sage, sagement, sagesse. Cette
filiation de mots se nomme en grec suzugia. A ce lieu
se rapporte l'argument suivant : «Si ce champ est
commun, on a le droit d'y faire paître les troupeaux en
commun».
Voici un argument tiré du genre : «Puisque tout
l'argent a éte légué à la femme,
il n'est pas possible que l'argent comptant laissé
à la maison ne lui ait pas été
légué ; car l'espèce ne se sépare
jamais du genre, tant qu'elle garde le même nom. Or,
l'argent comptant conserve le nom d'argent ; il a donc
été légué».
Voici un exemple de l'argument tiré de
l'espèce, qu'on peut quelquefois appeler partie, pour
se faire mieux entendre : «Une somme a
été léguée à Fabia par son
mari, à condition qu'elle serait mère de
famille ; si donc elle ne lui a pas été unie
par la coemption, il ne lui est rien dû». En
effet, le genre, c'est l'épouse, dont les deux
espèces sont celle des mères de famille unies
par la coemption, et celle des simples épouses. Comme
Fabia appartenait à cette dernière, le legs ne
lui revient pas.
Voici comme on tire un argument de la similitude : «Si
une maison dont on a légué l'usufruit,
s'écroule ou se détériore,
l'héritier n'est pas plus obligé de la
reconstruire ou de la réparer, qu'il ne serait
obligé de remplacer un esclave dont il aurait
l'usufruit, s'il venait à mourir».
De la différence : «Si un mari a
légué à sa femme tout l'argent qu'il
avait, il ne lui a pas pour cela légué l'argent
qu'on lui devait : car il y a une grande différence
entre l'argent en caisse et les dettes inscrites sur un
livre».
Des contraires : «Une femme à qui son mari a
légué l'usufruit de ses biens, en laissant des
celliers et des magasins remplis de vin et d'huile, ne doit
pas se croire la maîtresse d'en disposer à son
gré ; car on lui a légué l'usage et non
l'abus : ces deux choses sont contraires».
IV. Argument tiré des dépendances : «Si
une femme qui n'a jamais éprouvé de changement
d'état a fait un testament, le préteur ne peut
pas, en vertu de ce testament, prononcer la mise en
possession. Autrement il devrait aussi, par analogie,
approuver les donations faites par des esclaves, des
exilés, des enfants».
Voici maintenant comment on argumente d'après les
antécédents, les conséquents et les
choses qui répugnent entre elles. D'après les
antécédents : «Si le divorce a eu lieu
par la faute du mari, quoique la femme ait demandé le
divorce, elle n'est pas obligée de laisser une partie
de sa dot pour l'entretien des enfants». D'après
les conséquents : «Si une femme unie avec un
homme qu'elle n'avait pas le droit d'épouser, a
demandé le divorce, le mari ne doit rien retenir de la
dot pour l'entretien des enfants, puisqu'ils ne suivent pas
sa condition». D'après les choses qui
répugnent entre elles : «Si un père de
famille a légué à sa femme l'usufruit
des femmes esclaves, à prendre sur la succession de
son fils, sans parler du second héritier ;
après la mort du fils, la femme ne perdra point cet
usufruit : car ce qui a été donné par
testament ne peut plus être enlevé au
légataire malgré lui. Il répugne, en
effet, que qui a le droit de recevoir puisse être
forcé à rendre».
Voici comme on prouve d'après les causes efficientes :
«Il est permis d'adosser dans sa longueur, à un
mur commun, un mur plein ou voûté ; mais si
quelqu'un, en démolissant le mur commun, a promis de
payer les dommages qui arriveraient par sa faute, il ne
répondra pas des accidents qu'éprouvera la
voûte : car la faute n'en est pas à celui qui
démolit, mais à l'architecte, qui, en
suspendant la voûte, ne l'a pas assez bien
soutenue». D'après les effets :
«Lorsqu'une femme contracte un mariage de coemption,
tout ce qui lui appartient devient la propriété
de son mari, sous le nom de dot».
D'après la comparaison, on argumente de trois
manières suivantes : «Qui prouve le plus prouve
le moins exemple : Si la loi ne règle pas les limites,
dans une ville, à plus forte raison elle n'oblige
point à détourner l'eau. - Qui prouve le moins
prouve le plus : il suffit ici de retourner l'exemple
précédent». Enfin : «Ce qui est
prouvé pour une chose l'est aussi pour toute chose
pareille ; exemple : Puisque l'usucapion des biens-fonds est
de deux ans, l'usucapion des maisons duit être aussi de
deux ans». Il est vrai que les maisons ne sont pas
nommées dans la loi, et que par là elles sont
confondues avec les autres choses dont l'usage est annuel ;
mais il faut leur appliquer ce principe
d'équité, qui veut que, pour choses
égales, les droits soient égaux.
Les lieux empruntés à l'extérieur se
tirent principalement de l'autorité. Les Grecs
appellent ces sortes d'arguments atechnoi,
c'est-à-dire sans art ; si vous disiez par exemple :
«Comme on construisait un toit pour couvrir un mur
commun, P. Scévola prétendit qu'il ne pouvait y
avoir de pourtour à la maison qu'autant que le
propriétaire dirigerait l'écoulement des eaux
vers la partie du toit qui lui appartenait exclusivement. Je
regarde cette décision comme un principe de
droit».
V. Les lieux que je viens d'exposer sont des signes, des
marques infaillibles qui nous font découvrir les
arguments ; ils en sont comme les principes. Dois-je
m'arrêter ici ? c'en est assez, je crois, pour un
esprit aussi pénétrant et aussi occupé
que le vôtre. Mais puisque j'ai invité à
ce banquet de science un homme avide de pareille nourriture,
je veux le bien traiter ; j'aime mieux qu'il y ait un peu de
superflu que de vous voir partir non rassasié. Ainsi,
comme chacun des lieux que j'ai exposés a ses
ramifications, je vais les suivre avec une attention
scrupuleuse, et d'abord commençons par la
définition.
La définition est un discours qui explique la nature
de l'objet défini. On en distingue deux espèces
principales : l'une regarde les choses qui sont
réellement ; l'autre, celles qui ne sont que par la
pensée. Les choses sont réellement,
lorsqu'elles peuvent être vues ou touchées,
comme un champ, une maison, un mur, une gouttière, un
esclave, du bétail, des meubles, des provisions et
autres objets qu'il nous faut quelquefois définir. Je
regarde comme n'étant pas réellement, les
choses qu'on ne peut ni toucher, ni montrer, mais qui sont
visibles à l'esprit et à l'intelligence : c'est
ainsi qu'on définit l'usucapion, la tutelle, la gens,
la parenté, qui n'ont point de corps, mais dont nous
avons dans l'intelligence une sorte d'image dessinée
et empreinte que j'appelle notion. Dans l'argumentation, il
est souvent nécessaire d'expliquer ces idées
par une définition.
La définition se fait aussi ou par
énumération des parties, ou par division.
L'énumération des parties a lieu lorsque la
chose en question est décomposée en ses
éléments : comme si l'on disait que le droit
civil est celui qui repose sur les lois, les
sénatus-consultes, les sentences des tribunaux, les
décisions des jurisconsultes, les édits des
magistrats, 1a coutume et l'équité. La
definition par division embrasse toutes les espèces
qui sont comprises dans un genre ; par exemple :
«L'aliénation est la tradition sous garantie
privée, ou la cession légale d'une chose qui
nous appartient en propre, à une personne qui,
d'après le droit civil, peut la recevoir».
VI. Il y a d'autres sortes de définitions ; mais elles
n'ont point de rapport à l'objet de cet ouvrage. Je
n'ai à parler que de la manière de
définir. Voici donc ce que prescrivent les anciens
après avoir énoncé, dans la chose que
voulez définir, les caractères qui lui sont
communs avec d'autres, poursuivez jusqu'à ce que vous
ayez exprimé ceux qui lui sont propres, et qui ne
sauraient s'appliquer à aucune autre ; par exemple :
«L'héritage est un bien» ; voilà un
caractère commun : car il y a plusieurs espèces
de biens. Ajoutez ce qui suit : «qui nous arrive
à la mort de quelqu'un». La définition
n'est pas encore complète : car le bien d'une personne
peut nous arriver à sa mort sans qu'il y ait
héritage. Ajoutez : «en vertu de la loi» ;
alors la chose sort de l'ordre des
généralités, et la définition se
développe ainsi : «L'héritage est un bien
qui, à la mort de quelqu'un, nous arrive en vertu de
la loi». Ce n'est pas encore assez ; ajoutez enfin
«sans nous être légué par un
testament, ou sans nous revenir comme une
propriété dont un autre avait
l'usufruit». La définition est complète.
- Il en est de même de ce second exemple : «On
appelle gentiles ceux qui portent le même
nom» ; ce n'est point assez : «qui sont issus de
parents libres» ; ce n'est pas tout encore :
«qui, parmi leurs ancêtres, n'en comptent pas un
seul qui ait vécu dans l'esclavage» ; il manque
encore un trait : «qui n'ont jamais subi de changement
d'état». Cela suffit sans doute : car je ne vois
pas que Scévola, le pontife, ait rien ajouté
à cette définition. Cette méthode
s'applique aux deux espèces de définitions,
à celle des choses qui sont réellement, et
à celle des choses qui ne sont que par
l'intelligence
VII. Nous avons montré ce que
l'énumération des parties et la division ont de
commun. Il faut maintenant dire plus clairement en quoi elles
diffèrent. L'énumération des parties
présente, pour ainsi dire, les membres d'un corps ;
dans l'homme, par exemple, la tête, les épaules,
les mains, les côtes, les jambes, les pieds, etc. Dans
la division se trouvent les espèces, que les Grecs
appellent eidê. Ceux de nos écrivains qui
s'occupent de ces matières emploient le mot
species : l'expression n'est pas mauvaise, mais ce
substantif est inusité à plusieurs cas. Je ne
voudrais pas du moins, quand même le latin le
permettrait, me servir de specierum, speciebus ; et
souvent on a besoin de ces deux cas. Mais j'emploie
volontiers formis, formarum. Comme les deux mots ont
la même signification, je crois qu'on doit
préférer celui qui dans l'usage est le plus
commode.
On définit ainsi le genre et l'espèce : Le
genre est une notion qui embrase plusieurs différences
; l'espèce est une notion dont le caractère
distinctif peut être rapporté au genre comme
à sa source. J'appelle notion ce que les Grecs nomment
tantôt ennoia, tantôt
prolêpsis. C'est la connaissance de toutes les
espèces, connaissance gravée en nous et
perçue d'avance, mais ayant besoin de
développement. Les espèces sont donc les
classes dans lesquelles le genre se divise sans en omettre
aucune. Ainsi l'on diviserait le droit en loi, coutume et
équité. Celui qui croit que les espèces
sont la même chose que les parties, met de la confusion
dans l'art, et, abusé par une certaine ressemblance,
il ne distingue pas avec assez d'exactitude des objets qui
doivent être distingués. Souvent aussi les
orateurs et les poètes définissent avec
grâce par un trope fondé sur une similitude.
Mais je ne veux pas sans nécessité
m'écarter des exemples qui vous sont familiers.
Aquilius, mon collègue et mon ami, avait coutume,
lorsqu'il était question des rivages, que vous
regardez comme une propriété publique, de
répondre à ceux qui lui demandaient ce qu'il
entendait par rivage : «C'est l'endroit où les
flots viennent se jouer». C'est comme si l'on
définissait l'adolescence la fleur de l'âge, et
la vieillesse, le couchant de la vie. En employant cette
métaphore, il s'éloignait de l'expression
propre et de la langue de son art. C'en est assez sur la
définition : voyons les autres lieux.
VIII. Ajoutons seulement que, dans
l'énumération des parties, on doit n'en omettre
aucune. Ainsi, voulez-vous énumérer les
tutelles ; ce sera une faute d'en passer une seule.
Cependant, si vous énumérez les stipulations et
les jugements, comme le nombre en est immense, il n'y pas de
mal d'en omettre quelques-uns. Mais c'est toujours une faute
grave dans la division : car le nombre des espèces
subordonnées à chaque genre est
déterminé, tandis que le nombre des parties est
souvent infini, comme le nombre des ruisseaux qui
dérivent d'une même source. Voyez, dans l'art
oratoire : dès qu'on a posé le genre de la
question, le nombre des espèces en découle
d'une manière absolue. Mais parle-t-on des figures de
mots, et de pensées, qu'on appelle
schêmata, il n'en est plus de même : car
la quantité en est infinie. Ces derniers exemples
feront voir encore la différence que nous
établissons entre l'énumération des
parties et la division. Quoique ces deux mots paraissent
avoir à peu près la même signification,
comme les idées sont différentes, on a voulu
que les expressions ne fussent point synonymes.
On tire aussi un grand nombre d'arguments des signes,
c'est-à-dire du matériel des mots ; c'est ce
que les Grecs nomment etumologia, littéralement
veriloquium. Pour nous, évitant un terme
nouveau qui manque peut-être de
propriété, nous préférons celui
de signes, parce que les mots sont les signes des
idées. Aristote emploie dans le même sens
sumbolon, en latin nota. Mais, la pensée
une fois comprise, il ne faut pas trop s'inquiéter de
l'expression. On peut donc, dans les discussions, tirer
beaucoup d'arguments des mots en observant leur forme. Ainsi,
quand on demande en quoi consiste le postliminium
(droit de retour), et je ne parle pas des objets auquels ce
mot s'applique, ce serait retomber dans la division, qui
s'exprime ainsi : «Le droit de postliminium
s'applique à l'homme, aux navires, aux mulets de bat,
aux chevaux, aux juments qui portent le frein ; mais quand je
demande ce qu'on entend par postliminium, c'est la
valeur même du mot que je cherche. Servius, notre ami,
veut, si je ne me trompe, que post (après)
détermine seul la signification de ce mot, et que
liminium soit une terminaison prolongée comme
dans finitumus, legitumus, aeditumus, la terminaison
tumus ne signifie pas plus que tullium dans
meditullium. Au contraire, Scévola, fils de
Publius, prétend que c'est un mot composé dans
lequel se trouvent post et limen : c'est ainsi
que les propriétés que nous avons perdues,
lorsqu'elles sont tombées entre les mains de l'ennemi,
et qu'elles ont, pour ainsi dire, quitté notre seuil,
si après elles reviennent vers le même seuil,
paraissent revenir à nous par le droit de
postliminium. C'est encore ainsi qu'on peut
défendre la cause de Mancinus, en disant qu'il est
revenu par droit de postliminium ; qu'il n'a point
été livré, puisqu'il n'a point
été reçu : car on ne peut concevoir
qu'une chose ait été livrée ou
donnée, s'il n'y pas eu acceptation.
IX. Vient ensuite le lieu qui embrasse toutes les choses qui
ont un rapport intime avec l'objet en discussion. Il a, comme
nous l'avons dit, de nombreuses subdivisions. Le premier lieu
de cette espèce est celui des conjugués, en
grec, suzugia. Il est très semblable à
celui des signes, dont je parlais tout à l'heure. Par
exemple, si nous ne considérions comme eau de pluie
que celle qui provient des nuages, viendrait Mucius, qui,
parce que les mots pluie et pleuvoir sont des
conjugués, dirait : «qu'on a le droit de
détourner toute espèce d'eau qui
s'accroît quand il pleut». Pour tirer un argument
du genre, il ne sera pas nécessaire de remonter
jusqu'au genre le plus élevé ; souvent on peut
s'arrêter en deçà ; il suffit que
l'idée qui sert de preuve soit plus
générale que ce qu'on veut prouver. Ainsi :
«l'eau de pluie, dans le sens le plus
général, est celle qui vient du ciel et
s'accroît par les orages ; mais dans le sens plus
restreint où se renferme le droit de faire
détourner, nous trouvons un autre genre, l'eau de
pluie qui cause les dégâts. Les espèces
de ce genre sont les dégâts qui viennent du vice
des lieux, et ceux qui viennent du travail de l'homme. Dans
ce dernier cas, le juge peut contraindre à
détourner ; dans le premier, il ne le peut
point». On tire aussi avec avantage ses preuves de
l'espèce, lorsque du tout on descend aux parties pour
les parcourir. Par exemple : «Si le mauvais dol a lieu
lorsqu'on fait une chose et qu'on parait en faire une autre,
il est permis d'énumérer les différentes
manières dont on se rend coupable de dol, et de ranger
ensuite dans une de ces espèces l'action que l'on
accuse». Cette sorte d'arguments me paraît
très solide.
X. Vient ensuite la similitude, qui offre une grande
latitude, mais plutôt aux orateurs et aux philosophes
qu'aux jurisconsultes : car, bien que tous les lieux soient
destinés à fournir des arguments à
toutes les discussions, cependant il est des questions
où ils se présentent en foule, d'autres
où ils ne sont admis qu'en petit nombre. Connaissez
donc d'abord les différentes espèces de lieux :
c'est au sujet à vous apprendre ensuite quand il
convient de les employer. Il y a des similitudes qui, par
plusieurs comparaisons, conduisent au but : «Si un
tuteur, un associé, un dépositaire, un
fidéicommissaire doivent être fidèles, un
fondé de pouvoir doit l'être
également». Cette manière d'argumenter,
qui part de plusieurs points pour vous conduire où
elle veut, se nomme induction ; en grec,
epagôgê : c'était l'argument favori
de Socrate dans ses entretiens. Une autre sorte de similitude
résulte d'un seul rapprochement, lorsque l'on compare
une chose unique à une chose unique, un objet
égal à un objet égal ; par exemple :
«Si, dans une ville, il s'élève une
contestation sur des limites, vous ne pouvez appeler devant
un arbitre pour les régler, parce que les limites
concernent plutôt les champs que la ville ; de
même, si l'eau de pluie nuit dans une ville, comme cet
objet est du ressort de la police rurale, vous ne pouvez
traduire devant un arbitre pour faire détourner l'eau
de pluie». C'est aussi à la similitude qu'on
emprunte les exemples. «Ainsi Crassus, dans la cause de
Curius, fit usage de plusieurs exemples, en parlant d'un
citoyen qui, par testament, en avait institué un autre
son héritier, à condition que si, dans l'espace
de dix mois, il naissait un fils au testateur, et que ce fils
mourût avant de parvenir à la majorité,
la succession appartiendrait à ce second
héritier. Les exemples cités par Crassus
opérèrent la conviction». C'est un
argument que vous employez souvent dans vos réponses.
Les exemples supposés produisent le même effet
que la similitude ; mais ils sont du domaine des orateurs
plutôt que du vôtre. Toutefois, il vous arrive
d'y recourir ; alors on s'y prend ainsi : «Supposez
qu'un homme aliène des biens inaliénables ;
appartiendront-ils pour cela à celui qui les aura
revus ? ou celui qui les a aliénés s'est-il par
là engagé en quelque chose ?» En ce genre
on a permis aux orateurs et aux philosophes de faire parler
les êtres privés de la parole, d'évoquer
les morts des enfers, d'avancer des choses impossibles, pour
augmenter ou affaiblir une idée, ce qu'on appelle
hyperbole ; enfin, d'étaler beaucoup d'autres
merveilles. Mais la carrière dcs jurisconsultes est
moins vaste. Néanmoins, ces lieux, comme je l'ai dit
peuvent fournir des arguments dans les questions les plus
importantes et dans les plus légères.
XI. Après la similitude, vient la différence
qui est en tout l'opposé ; mais c'est la même
opération de l'esprit qui saisit le semblable et le
dissemblable. En voici un exemple : «Si vous avez
contracté une dette envers une femme, vous pouvez
l'acquitter entre ses mains, sans recourir au tuteur ; mais
ce que vous devez à une pupille ou à un
pupille, vous ne pouvez pas légalement l'acquitter de
même».
Vient ensuite le lieu nommé des contraires. Il y a
plusieurs espèces de contraires. La première
nous offre les idées qui dans un même genre sont
le plus opposées, comme la sagesse et la folie. On dit
que les idées sont du même genre lorsque, l'une
étant posée, il s'en présente une
contraire qui se trouve, pour ainsi dire, placée en
regard ; c'est ainsi que la vitesse est opposée
à la lenteur, et non à la faiblesse. De ces
contraires on tire ainsi des arguments : «Si l'on doit
éviter la folie, on doit suivre la sagesse ; si l'on
doit fuir le mal, on doit chercher le bien». On appelle
opposés, les contraires d'un même genre. Il y a
d'autres contraires que nous pouvons en latin appeler
privantia (privatifs) et que les Grecs appellent
sterêtika. En effet, la préposition
in prive le mot de la force qu'il aurait s'il
n'était pas précédé de cette
préposition ; comme dignité,
indignité ; humanité,
inhumanité. On traite les arguments
dérivés de ces contraires, de même que
les précédents. On reconnait encore d'autres
sortes de contraires : ceux, par exemple, qui
résultent d'un rapport de quantité, comme
double, simple ; beaucoup, peu ; long,
court ; plus grand, plus petit. Les contraires les
plus opposés sont appelés négatifs ; en
grec apophatika, en latin contraria aientibus.
Par exemple : «Si telle chose est, telle autre n'est
pas». Mais est-il besoin d'exemples ? Il suffit de
savoir, lorsque l'on cherche des arguments, que tous les
contraires ne peuvent pas être opposés l'un
à l'autre,
XII. J'ai cité plus haut, pour l'argument tiré
des dépendances, un exemple où l'on voit que,
si nous admettions que l'édit du préteur peut
adjuger la possession d'après un testament fait par
une personne qui n'avait pas le droit de tester, à
cette concession se rattacheraient, comme autant de
dépendances, beaucoup d'autres cas qu'il faudrait
également admettre. Mais ce lieu convient surtout aux
causes conjecturales qui se traitent au barreau, lorsqu'on
examine ce qui est, ce qui a été, ce qui sera
ou ce qui peut être. Au reste, voici la forme de ce
lieu : il nous avertit de chercher ce qui a
précédé, accompagné ou suivi le
fait. Cela ne regarde point la jurisprudence, adressez-vous
à Cicéron, disait notre ami Gallus, quand on le
consultait sur ce qui avait rapport au fait. Vous, Trebatius,
souffrez que je n'omette aucun détail de la
théorie qui nous occupe ; gardez-vous de croire que ce
qui vous intéresse mérite seul d'être
écrit : ce serait paraître trop
égoïste. Ce lieu appartient donc en grande partie
à l'art oratoire ; il est étranger aux
jurisconsultes et même aux philosophes. Les
circonstances antérieures au fait peuvent être
les préparatifs, les entretiens, le lieu, un repas
convenu ; celles qui l'ont accompagné seront des pas
qui ont retenti, un bruit d'hommes qui s'agitaient, les
ombres de leurs corps, et autres choses semblables. A la
suite du fait, vous remarquerez la rougeur, la pâleur,
une démarche chancelante, et tous les autres indices
d'une conscience troublée ; ajoutez encore les
lumières éteintes, un glaive
ensanglanté, et tout ce qui peut éveiller le
soupçon de ce qui s'est passé.
XIII. Ensuite se présente le lieu des
antécédents, des conséquents, et des
choses qui répugnent entre elles. Il est propre aux
dialecticiens et diffère beaucoup du lieu des
dépendances. En effet, les dépendances, dont
j'ai parlé un peu plus haut, ne se présentent
pas toujours ; tandis que les conséquents arrivent
inévitablement : car j'appelle conséquents les
suites nécessaires d'une action. Il en est de
même des antécédents et des choses qui
répugnent entre elles. Tout antécédent
est essentiellement lié avec le fait qu'il
précède ; tout ce qui répugne à
une action ne peut jamais se concilier avec elle. Comme ce
lieu se divise en trois parties, l'antécédent,
le conséquent, et les choses qui répugnent
entre elles, le lieu, source de l'argument, est simple ; la
manière de le traiter est triple. Par exemple, une
fois que vous avez admis qu'une femme a droit à
l'argent comptant, quand tout l'argent lui a
été légué, qu'importe que vous
adoptiez cette forme : «Si l'argent monnayé est
de l'argent ; il a été légué
à 1a femme ; or l'argent monnayé est de
l'argent ; donc il a été
légué». Ou celle-ci : «Si l'argent
comptant n'est pas compris dans le legs, l'argent comptant
n'est pas de l'argent ; or l'argent comptant est de l'argent
; donc il a été compris dans le legs». Ou
celle-ci enfin : «Il n'est pas possible que l'argent
soit légué et que l'argent comptant ne le soit
pas ; or l'argent a été légué ;
on a donc légué l'argent comptant».
Les dialecticiens appellent premier mode de conclusion celui
où, après avoir admis une première
proposition conjonctive, vous admettez comme
conséquence la seconde proposition qui s'y rattache.
Lorsque vous niez la seconde proposition, afin que la
première soit également niée, vous
employez le second mode. Si vous niez une seconde proposition
conjonctive, et qu'après avoir admis la
première vous ajoutiez une nouvelle négation
pour détruire tout le reste, vous vous servez du
troisième mode. De là ces arguments
fondés sur les contraires, que les rhéteurs
nomment enthymèmes. Sans doute ce nom
d'enthymème s'applique à toute preuve en
général ; mais comme Homère, par sa
supériorité, s'est fait donner chez les Grecs
le nom de poète par excellence ; ainsi, quoique toute
preuve se nomme enthymème, celle qui repose sur les
contraires paraissant la plus irrésistible, on a fait
du nom commun son nom propre par excellence. En voici des
exemples : «Pouvez-vous craindre l'un et ne pas
craindre l'autre ? - Vous condamnez celle à qui vous
ne reprochez rien ; vous pensez qu'elle a bien
mérité, et vous dites qu'il faut la punir. - Ce
que vous savez est inutile ; ce que vous ignorez vous sera
nuisible».
XIV. Cette espèce d'argument convient aussi à
vos réponses dans les discussions de jurisprudence ;
mais elle est plus usitée chez les philosophes, qui
emploient, aussi bien que les orateurs, la conclusion
tirée de deux propositions contraires, que les
dialecticiens appellent troisième mode, et les
rhéteurs enthymème. Les dialecticiens ont
encore plusieurs modes d'argumentation ; les uns reposent sur
la disjonction : «C'est ou ceci, ou cela ; or c'est
ceci ; donc ce n'est pas cela». Et de même :
«C'est ou ceci, ou cela ; or ce n'est pas ceci : donc
c'est cela». Ces conclusions sont péremptoires,
parce que, entre deux propositions disjonctives, une seule
peut être vraie. De ces formes d'arguments que je viens
de citer, la première est le quatrième mode des
dialecticiens, et la suivante le cinquième. Ils
ajoutent ensuite la conclusion qui nie le rapport des
propositions ; par exemple : «Ce ne peut être
à la fois ceci et cela ; or c'est ceci ; donc ce n'est
point cela». Ce mode est le sixième. Voici le
septième : «Ce ne peut être et ceci et
cela ; or ce n'est point ceci, donc c'est cela». De ces
différents modes naissent d'innombrables conclusions ;
et c'est là presque toute la dialectique. Mais celles
que j'ai données n'étaient pas même
nécessaires à mon objet.
XV. Immédiatement après vient le lieu des
forces efficientes que l'on appelle causes ; ensuite celui
des choses produites par les causes, ou des effets. Pour ces
deux lieux, comme pour les autres, j'ai donné un peu
plus haut des exemples, et je les ai tirés du droit
civil ; mais ce sujet exige de plus amples
développements. Il y a deux sortes de causes : l'une
qui, par sa propre force, produit inévitablement
l'effet qui lui est subordonné : ainsi le feu produit
la flamme ; l'autre qui n'a point la force efficiente, mais
sans laquelle l'effet ne peut avoir lieu : comme si l'on
disait que l'airain est la cause d'une statue, parce que,
sans airain, elle n'aurait pu être faite. Parmi ces
causes sans lesquelles l'effet ne peut avoir lieu, les unes
sont dépourvues de mouvement, d'activité,
d'intelligence, comme le lieu, le temps, les
matériaux, les instruments de fer, et toutes les
choses semblables. D'autres, jetées au-devant de
l'effet, concourent à le produire ; elles apportent un
secours actif, et qui pourtant n'est pas indispensable :
ainsi les entrevues peuvent être la cause de l'amour,
et l'amour la cause du crime. C'est de l'enchainement des
causes, lorsqu'elles sont nécessairement liées
de toute éternité, que les stoïciens
forment l'idée du destin. De même que j'ai
divisé en deux genres les causes sans lesquelles
l'effet ne peut avoir lieu ; je puis aussi diviser les causes
efficientes. Il y en a qui produisent leur effet par elles
seules et sans aucun secours ; d'autres veulent être
aidées. Ainsi la sagesse produit des sages par elle
seule ; mais suffit-elle ou ne suffit-elle pas pour faire des
heureux ? c'est une question.
XVI. Ainsi, lorsqu'il se présentera dans la discussion
une cause qui produit nécessairement son effet, on
pourra, sans hésiter, conclure que cet effet existe ;
mais si la cause est telle qu'elle ne contienne pas
nécessairement la force efficiente, on ne peut en
tirer une conclusion nécessaire. Le genre de causes
qui contient nécessairement la force efficiente ne
donne presque jamais lieu à l'erreur ; mais la cause
sans laquelle l'effet ne peut avoir lieu, nous égare
souvent. De ce que les enfants ne peuvent naître s'ils
n'ont reçu la vie de leurs parents, il ne s'ensuit pas
qu'il y ait dans les parents une cause nécessaire
d'engendrer des enfants. Il faut donc séparer
soigneusement la cause sans laquelle l'effet ne peut
être, de celle qui le produit inévitablement.
Voici un exemple de la première :
«Plût aux dieux que, dans la forêt du
Pélion, les sapins ne fussent jamais tombés
sous la hache !»
Car si les sapins n'avaient pas été abattus, le
vaisseau des Argonautes n'eût pas été
construit ; et cependant il n'y avait point dans ces arbres
une cause efficiente nécessaire. Mais lorsque la
foudre tomba en serpentant sur le vaisseau d'Ajax, ce
vaisseau dut nécessairement s'embraser. Une autre
différence entre les causes, c'est que les unes, sans
le désirer, le vouloir ou le soupçonner,
accomplissent aveuglément leur oeuvre ; ainsi tout ce
qui est né doit périr. D'autres viennent ou de
la volonté, ou du trouble de l'esprit, ou de
l'habitude, ou du naturel, ou de l'art, ou du hasard. De la
volonté, comme lorsque vous lisez ce livre ; du
trouble de l'esprit, quand on craint, par exemple, la crise
vers laquelle nous entraînent les circonstances
présentes ; de l'habitude, comme la facilité ou
la promptitude à se mettre en colère ; de la
nature, comme un vice qui doit augmenter de jour en jour ; de
l'art, par exemple, lorsque l'on peint bien ; du hasard, si
l'on navigue heureusement. Aucun de ces effets, et même
rien au monde, ne saurait arriver sans cause ; mais les
causes de cette espèce ne sont point
nécessaires.
XVII. Enfin, parmi les causes, les unes sont permanentes, les
autres ne le sont pas. Dans la nature et dans l'art il y a
permanence ; dans les autres il n'y en a point. Il faut
encore distinguer, parmi les causes permanentes, celles qui
sont manifestes et celles qui sont cachées. Les causes
manifestes tiennent aux besoins de l'âme et au jugement
; les causes cachées sont rapportées à
la fortune. Comme rien n'arrive sans cause, on explique par
la fortune toute cause ignorée qui nous dérobe
son action. Les effets aussi sont involontaires ou
volontaires ; involontaires, quand ils sont produits par la
nécessité ; volontaires, quand ils sont le
fruit de notre détermination. Ceux qui viennent de la
fortune sont involontaires ou volontaires ; car lancer un
trait est un acte de la volonté ; frapper celui qu'on
ne visait pas est un coup de la fortune. C'est de là
que vous empruntez cette arme puissante dans vos luttes
judiciaires : «Si le trait n'a pas été
lancé, mais s'est échappé de la
main». Il y a aussi quelque chose d'involontaire et
d'imprévu dans les troubles de l'esprit, qui cependant
dépendent de la volonté, puisqu'ils peuvent
être apaisés par une réprimande ou par un
avis. Mais ils nous agitent si violemment qu'ils donnent aux
actes de la volonté une apparence de
nécessité, ou du moins d'entraînement
aveugle. Lorsqu'on a pénétré tous les
replis du lieu des causes, on peut de leurs
différentes espèces tirer une foule d'arguments
dans les grandes questions oratoires ou philosophiques. Si
dans vos questions de jurisprudence l'usage de ce lieu n'est
pas plus fréquent, l'atteinte en est peut-être
plus sûre. En effet, dans les affaires
particulières du plus haut intérêt, le
jugement me paraît dépendre de l'habileté
des jurisconsultes. On leur demande leur appui, leurs
conseils, et lorsqu'un avocat plein de zèle a recours
à leur savoir, ils lui fournissent des traits
irrésistibles.
Dans toutes les causes où le préteur ajoute
cette formule : On jugera d'après la bonne foi
; ou celle-ci : Il faut agir comme entre gens de bien
; surtout dans les arbitrages, sur les droits de la femme,
où la formule est : Chercher le plus juste, le
meilleur ; les jurisconsultes doivent être toujours
prêts. Ce sont eux, en effet, qui ont traité
à fond du dol, de la bonne foi, de
l'équité, du bien ; eux qui ont
précisé les obligations mutuelles des
associés ; quels sont les devoirs d'un chargé
d'affaires envers celui qui lui a donné sa confiance ;
quels sont les devoirs réciproques d'un mandant et de
celui qui a reçu son mandat ; les devoirs d'un mari
envers sa femme, d'une femme envers son mari. Ainsi, lorsque
le jurisconsulte aura acquis la connaissance approfondie des
lieux, il pourra, aussi bien que l'orateur et le philosophe,
traiter avec abondance les questions qui lui seront
soumises.
XVIII. A ce lieu des causes se joint celui des effets,
puisque l'effet déclare la cause, conne la cause
indique l'effet. Ce lieu fournit aux orateurs, aux
poètes, et souvent même aux philosophes, mais
seulement à ceux qui savent mettre dans leur style de
la richesse et de l'élégance, une ample moisson
d'arguments, lorsqu'ils proclament les conséquences de
chaque chose : car la connaissance des causes entraîne
celles des effets.
II ne reste plus qu'un lieu, la comparaison, dont nous avons
donné plus haut la définition
accompagnée d'un exemple, comme pour les autres.
Maintenant il faut en expliquer l'emploi. On compare des
choses qui sont plus grandes, moindres ou égales, on
les envisage relativement à leur nombre, à leur
espèce, à leur force, ou dans leur rapport avec
d'autres objets.
Dans les comparaisons relatives au nombre, une plus grande
quantité de biens doit l'emporter sur une moindre, une
plus petite somme de maux sur une plus considérable ;
on préférera des biens durables à des
biens passagers des avantages étendus à des
avantages bornés ; enfin les actions qui engendrent le
plus de bons effets, et que la plupart des hommes imitent et
reproduisent.
Dans les comparaisons relatives à l'espèce, on
préfère les choses désirables par
elles-mêmes, à celles qui le sont par des motifs
étrangers ; des propriétés
inhérentes et naturelles, à des qualités
empruntées et accessoires ; le pur à l'impur,
ce qui plaît à ce qui plaît le moins ;
l'honnête sera préféré même
à l'utile, le facile au pénible, ce qui est
nécessaire à ce qui ne l'est pas, ce qui est
à nous à ce qui ne nous appartient point, le
rare au commun, les choses dont on a besoin à celles
dont on peut se passer, le parfait à
l'ébauché, le tout à ses parties, le
raisonnable à l'irrationnel, les actes volontaires aux
actes forcés, les êtres animés aux
êtres inanimés ; le naturel à ce qui ne
l'est point, les effets de l'art à ce qui est
dépourvu d'art.
La force, dans une comparaison, se présente ainsi : la
cause efficiente l'emporte sur celle qui ne l'est pas ; les
choses qui se suffisent à elles-mêmes sont
préférables à celles qui ont besoin du
secours des autres ; celles qui sont en notre pouvoir,
à celles qui dépendent d'autrui ; le stable
à l'incertain ; ce qu'on ne saurait nous ravir,
à ce qu'on peut nous enlever.
Lorsque la comparaison est fondée sur un rapport avec
d'autres objets, elle se fait ainsi : les
intérêts des principaux citoyens l'emportent sur
ceux des autres hommes ; il faut préférer ce
qui offre le plus d'agréments, ce qui a l'approbation
du plus grand nombre, ce qui obtient les éloges des
plus vertueux. La comparaison présente ces choses
comme meilleures, et les choses opposées comme
pires.
Dans la comparaison des choses égales, il ne faut ni
préférer, ni mettre au-dessous. Il est beaucoup
de choses qui peuvent être comparées sous le
rapport de l'égalité ; telle est la forme de
cet argument : «S'il y a un égal honneur
à prêter à ses concitoyens le secours de
ses conseils ou l'appui de son bras, nous devons une gloire
égale à ceux qui nous servent de leurs conseils
et à ceux qui nous servent de leurs bras ; or le
principe est vrai, la conséquence l'est donc
aussi».
Ici se terminent les préceptes relatifs à
l'invention des arguments. Quand vous avez passé en
revue la définition, l'énumération des
parties, les signes, les conjugués, le genre,
l'espèce, la similitude, la différence, les
contraires, les dépendances, les conséquents,
les antécédents, les choses qui
répugnent entre elles, les causes, les effets et la
comparaison avec supériorité,
infériorité ou égalité, il n'y a
plus à chercher aucune source d'argumentation.
XIX. Mais, puisqu'en commençant nous avons
distingué deux espèces de lieux, les uns, dont
nous avons suffisamment parlé, empruntés au
fond même de la question, et les autres puisés
à l'extérieur ; consacrons quelques mots
à ces derniers. Ils n'ont, il est vrai, aucun rapport
à vos discussions ; mais complétons ce
traité, puisque nous l'avons entrepris. D'ailleurs,
vous n'êtes pas de ceux qui ne trouvent de charmes que
dans le droit civil ; et puisque cet ouvrage, écrit
pour vous, peut tomber en d'autres mains que les
vôtres, ne négligeons rien pour le rendre utile,
autant que faire se peut, à ceux qui aiment les bonnes
études.
Cette argumentation, que l'on dit être sans art, est
fondée sur le témoignage. Or nous appelons
témoignage toute preuve puisée hors du sujet.
Toute personne n'a pas le poids nécessaire pour servir
de témoin ; pour accorder sa foi on exige une certaine
autorité ; l'autorité vient de la nature ou du
temps : celle qui vient de la nature repose principalement
sur la vertu ; celle que l'on doit au temps dépend de
plusieurs circonstances, de l'instruction, de la richesse, de
l'âge, de la fortune, de l'art, de l'expérience,
de la nécessité, quelquefois même d'un
concours d'événements fortuits. On regarde, en
effet, comme dignes de confiance les hommes
éclairés, riches et éprouvés par
une longue suite d'années. Peut-être est-ce un
tort ; mais l'opinion du vulgaire ne peut se changer, et
c'est à cette règle que se conforment toujours
et le juge qui prononce une sentence, et le particulier qui
donne son avis. C'est que ceux qui brillent par les avantages
dont je viens de parler paraissent l'emporter sur les autres
par l'éclat de la vertu même. Les autres
circonstances que j'ai énumérées plus
haut, quoiqu'elles n'offrent aucune apparence de vertu,
peuvent cependant quelquefois obtenir une grande confiance,
surtout si l'on a recours à l'art et à
l'expérience : car la science a un pouvoir merveilleux
pour persuader, et l'on croit volontiers ceux que
l'expérience a éclairés.
XX. On ajoute encore foi à la nécessité,
qui règne ou sur les corps, ou sur les esprits ..
ainsi les témoignages arrachés par les verges,
par les tortures ou par le feu, paraissent prononcés
par la vérité même ; et les aveux
échappés à une âme troublée
ont autorité et confiance, parce qu'ils sont le
produit d'une force irrésistible. Il faut ranger dans
la même classe quelques autres moyens de
découvrir la vérité : la candeur de
l'enfance, le sommeil, l'imprudence, l'ivresse, la folie.
Plus d'une fois, en effet, des enfants, sans y penser, ont
dévoilé des secrets dont on avait besoin. Le
vin, le sommeil et la folie ont découvert bien des
choses. Par imprudence plusieurs ont fourni des armes contre
eux ; c'est ce qui est arrivé dernièrement
à Stalénus : il laissa échapper quelques
paroles qui, entendues à travers une muraille par des
gens dignes de foi, furent déférées
à la justice, et le firent condamner à une
peine capitale. On raconte un fait à peu près
semblable du Lacédémonien Pausanias.
Il y a concours de circonstances fortuites lorsque, par
hasard, un témoin est survenu au milieu d'un acte ou
d'un discours répréhensible. A la même
espèce de témoignage appartenait cette
multitude de soupçons accumulés contre
Palamède, pour le convaincre de trahison. Souvent la
vérité même a peine à
réfuter de telles apparences. Rangeons encore dans le
même genre ces opinions accréditées,
qu'on peut regarder comme le témoignage du
public.
Les témoignages fondés sur la vertu sont de
deux sortes : les uns tirent leur force de la nature, les
autres de l'éducation. La vertu des deux excelle par
sa nature ; l'éducation porte celle de l'homme
à son plus haut degré.
Voici à peu près les témoignages divins
: d'abord, ceux de la parole ; car les oracles ont
été ainsi appelés du mot oratio,
parce qu'ils sont la parole des dieux ; ensuite, le
témoignage des choses où la divinité a
laissé l'empreinte de son travail : voyez, par
exemple, le monde, l'ordre de ses parties et les ornements
qui l'embellissent ; le vol et le chant des hôtes de
l'air. Tels sont encore dans l'air ces feux brûlants,
ces détonations soudaines ; sur la terre, ces prodiges
sans nombre, ces présages découverts au milieu
des entrailles, ces révélations qui nous sont
faites durant le sommeil. C'est dans ces différents
lieux qu'on puise quelquefois les témoignages des
dieux, afin d'opérer la persuasion.
Dans l'homme, la réputation de vertu est du plus grand
poids. Cette réputation n'accompagne pas seulement
ceux qui ont de la vertu, mais encore ceux qui paraissent en
avoir. Ainsi, lorsque nous voyons briller en un citoyen les
talents, l'activité, les lumières ; lorsque,
digne émule de Caton, de Lélius, de Scipion et
de tant d'autres, il a traversé toutes les
épreuves de la vie sans jamais se démentir,
nous le croyons tel qu'il veut paraître. Cette faveur
de l'opinion ne s'attache pas exclusivement à ceux qui
courent la carrière des honneurs et de
l'administration publique ; elle s'étend aux orateurs,
aux philosophes, aux poètes, aux historiens, et l'on
emprunte à leurs paroles et à leurs
écrits des autorités pour donner plus de
crédit à ses preuves.
XXI. Après avoir exposé tous les lieux, source
de l'argumentation, il faut d'abord reconnaître qu'il
n'est aucune discussion qui n'en comporte quelques-uns ; que
tous ne peuvent être mis en usage dans toute question ;
mais qu'il y en a de plus ou de moins convenables suivant la
nature du sujet. On distingue deux sortes de questions :
l'une indéfinie, l'autre déterminée. Les
Grecs appellent hypothèse, et nous
cause, la question déterminée. Nous
pouvons appeler propositum la question
indéfinie que les Grecs nomment
thèse.
La cause est déterminée par les personnes, les
lieux, les temps, les actions, les affaires ; par toutes ces
circonstances, ou par la plupart d'entre elles. Le
propositum se montre en quelqu'une de ces
circonstances, ou même en plusieurs, mais non pas dans
les plus considérables : c'est donc une partie de la
cause. Mais toute question embrasse une ou plusieurs des
circonstances qui constituent les causes ; quelquefois elles
s'y rencontrent toutes. Les questions, quel qu'en soit
l'objet, sont de deux sortes : les unes de théorie,
les autres de pratique : de théorie, lorsqu'elles ont
pour but la science ; on demande, par exemple, «si le
droit dérive de la nature ou d'une convention, d'un
pacte établi entre les hommes» ; de pratique,
quand on demande «si un sage doit prendre part à
l'administration des affaires». Toute question de
théorie est triple : on examine si la chose est,
quelle est sa nature, quelles sont ses qualités. Le
premier point se traite par la conjecture, le deuxième
par la définition, le troisième par la
distinction du juste et de l'injuste.
La conjecture procède de quatre manières : dans
la première, on demande si une chose existe ; dans la
deuxième, quelle en est l'origine ; dans la
troisième, quelle en est la cause ; dans la
quatrième, quels changements elle peut
éprouver. Par exemple : une chose est-elle ou non ?
«Est-il quelque chose d'honnête, quelque chose de
juste en soi ? ou ces idées n'ont-elles d'autre base
que l'opinion ?» Cherche-t-on l'origine, on demande
«si c'est la nature ou l'instruction qui produit la
vertu». Pour trouver la cause efficiente, on demande :
«De quelles causes l'éloquence est-elle le
produit ?» Enfin, à l'égard des
changements qu'une chose peut subir, on demande «s'il
est possible que l'éloquence, par suite de quelque
changement, dégénère jusqu'à une
complète inaptitude pour la parole».
XXII. Lorsqu'on cherche quelle est la nature d'une chose, il
faut d'abord eu donner la notion, puis en développer
les propriétés, ensuite la diviser et en
énumérer les parties. Tels sont les attributs
de la définition. On y joint la description que les
Grecs nomment caractère. On cherche la notion
d'une chose ainsi : «Le juste est-il ce qui est utile
au plus puissant ?» La propriété, ainsi :
«La tristesse agit-elle sur l'homme seul, ou bien aussi
sur les animaux ?» La division et
l'énumération des parties se ressemblent ;
elles se font ainsi : «Doit-on distinguer trois sortes
de biens ?» La description dépeint un avare, un
flatteur et tous les sujets de même genre où
sont représentées la nature et la vie.
Lorsqu'on recherche les qualités d'une chose, on la
considère en elle-même ou par comparaison ; en
elle-même : «La gloire est-elle désirable
?» par comparaison : «Faut-il
préférer la gloire aux richesses ?» Il y
a trois manières d'examiner une chose en
elle-même ; faut-il la désirer ou la fuir ?
est-elle juste ou injuste ? honorable ou honteuse ? Il y a
deux sortes de comparaisons : par ressemblance ou par
différence, par supériorité ou par
infériorité. Au sujet de ce que l'on doit
désirer ou fuir, on demande «si l'on doit
désirer les richesses, si l'on doit fuir la
pauvreté». Au sujet du juste et de l'injuste,
«s'il est juste de se venger de toute personne dont on
a reçu une injure». Au sujet de l'honorable et
du honteux, «s'il est honorable de mourir pour sa
patrie». Quant aux deux espèces de comparaisons,
la première est par ressemblance ou par
différence ; comme si l'on demandait : «Quelle
différence y a-t-il entre un ami et un flatteur, un
roi et un tyran ?» La seconde est de
supériorité ou d'infériorité,
comme si l'on demandait : «Doit-on faire plus de cas de
l'éloquence ou de la science du droit civil ?»
C'en est assez pour les questions de théorie.
Il reste à parler des questions de pratique ; elles
sont de deux espèces : les unes sont relatives au
devoir, les autres excitent les passions, les apaisent ou les
font entièrement disparaître. A l'égard
du devoir, on demande par exemple : «Faut-il avoir des
enfants ?» Pour exciter les passions, on exhorte
à la défense de la république, à
la gloire, à la vertu. De ce genre sont les plaintes,
les mouvements pathétiques, la compassion, les larmes,
et par-dessus tout, les paroles qui savent éteindre la
colère, dissiper la crainte, comprimer l'élan
de la joie, ou effacer le chagrin. Ces différentes
divisions, qui appartiennent aux questions
générales, se retrouvent également dans
les causes.
XXIII. Voyons maintenant quels sont les lieux propres
à chaque question. Tous ceux que nous avons
énumérés conviennent à la plupart
des questions ; mais, comme je l'ai dit, il y en a de plus ou
de moins convenables, selon le genre de chacune. Les
arguments tirés des causes, des effets et des
dépendances sont très propres aux questions
conjecturales. Pour les questions où il s'agit de la
nature d'un fait, il faut recourir à la méthode
et à la science des définitions. Cette question
tient de près à la comparaison par ressemblance
ou par différence, qui est une espèce de
définition. Demande-t-on, par exemple, «si
l'opiniâtreté et la persévérance
sont une même chose ?» On en jugera par les
définitions. A ce genre de question conviendront les
lieux suivants : les conséquents, les
antécédents, les causes qui répugnent
entre elles, ajoutez même encore les causes et les
effets : car si telle chose suit ceci et ne suit pas cela :
si telle chose précède ceci et ne
précède pas cela ; ou bien, si elle
répugne à ceci et ne répugne pas
à cela ; si elle est la cause de ceci, tandis que cela
a une autre cause ; ou bien encore, si ceci est l'effet d'une
cause, et cela l'effet d'une autre ; par chacun de ces moyens
vous pourrez trouver si les objets comparés sont
semblables ou différents. A l'égard du
troisième genre de question, où l'on examine
quelle est la qualité d'une chose, si l'on
procède par comparaison, il faut recourir aux lieux
que nous avons énumérés en parlant de la
comparaison. Est-il question de ce qu'on doit désirer
ou fuir ? puisez vos arguments dans les avantages ou dans les
désavantages attachés à l'âme, au
corps et aux objets extérieurs. Est-il question de
l'honorable ou du honteux ? dirigez toutes vos paroles vers
les biens et les maux de l'âme. Discutez-vous sur le
juste et l'injuste, rassemblez tous les lieux de
l'équité. 11s se divisent en deux classes : les
uns viennent de la nature, les autres de conventions
humaines. De la nature dérive un double droit : celui
de se conserver et celui de se venger. La justice de
convention comprend trois parties : l'une repose sur les
lois, l'autre sur les convenances, la troisième sur
d'anciens usages. Sous un autre point de vue, on distingue
encore trois espèces de justices : l'une relative aux
dieux, l'autre aux mânes, la troisième aux
hommes. La première se nomme piété, la
deuxième sainteté, la troisième justice
ou équité.
XXIV. Nous avons assez parlé de la thèse ; la
cause nous arrêtera moins longtemps : car presque tout
ce qu'on en peut dire lui est commun avec la
thèse.
Il y a trois genres de causes : elles ont pour objet un
jugement, une délibération ou un éloge.
Le but de chaque genre indique les lieux qui lui conviennent.
Le but de tout jugement est le droit, jus, c'est de
là que vient le nom : or, nous avons exposé les
parties du droit en donnant celles de la justice. L'objet de
toute délibération est l'utile, dont nous avons
donné les parties en parlant des choses qu'il faut
désirer. L'objet de l'éloge est l'honorable,
dont nous avons aussi parlé plus haut.
De plus, les questions déterminées sont
armées chacune de ses lieux propres, afin de
procéder à l'attaque ou à la
défense. Dans ces deux cas, voici les formes
d'argumentation : l'accusateur reproche à
l'accusé un fait ; le défenseur oppose un de
ces trois moyens : ou que le fait n'a pas eu lieu, ou que,
s'il a eu lieu, il ne mérite pas le nom qu'on lui
donne ; ou enfin qu'il était permis. Ainsi la
première question doit être appelée
négative ou conjecturale ; la deuxième se
nommera question de définition ; la troisième,
quelque désagréable que soit ce mot, se nommera
juridiciaire.
XXV. Les préceptes oratoires expliquent comment les
arguments propres à ces causes sont empruntés
aux lieux que nous avons exposés. La réfutation
de l'accusation, dans laquelle les inculpations sont
repoussées, se nomme en grec stasis, et peut
être appelé en latin status (position).
C'est le terrain sur lequel se pose d'abord la
défense, lorsqu'elle prend les armes pour repousser
l'attaque. Dans les délibérations et dans les
éloges on peut de même prendre position.
Souvent, en effet, après qu'un orateur a avancé
qu'une chose arrivera, on soutient qu'elle n'arrivera point,
soit parce qu'elle est absolument impossible, soit parce que
les plus grands obstacles s'y opposent. Ce mode
d'argumentation contient la position conjecturale. Mais,
lorsque l'on discute sur l'utile, l'honorable, le juste, ou
sur les points contraires, on rencontre alors les positions
de droit ou de nom. La même chose arrive dans les
éloges : car vous pouvez nier l'existence d'un acte
dont on fait l'éloge ; ou affirmer qu'il ne
mérite pas la qualification que lui donne le
panégyrique ; ou enfin qu'il ne doit pas du tout
être loué, parce qu'il est contraire à la
droiture et à la justice. César a
employé tous ces genres d'arguments avec trop peu de
pudeur, en réfutant mon éloge de Caton.
Dès que l'orateur a pris position, le premier combat
qu'il engage est appelé par les Grecs to
krinomenon. Puisque c'est pour vous que j'écris,
je l'appellerai ce dont il s'agit. La partie du discours qui
le contient peut être appelée le terrain de la
défense ; elle en est comme le point d'appui, et si
vous la retirez, il n'y a plus de défense possible.
Mais, comme pour vider une discussion rien ne doit être
plus puissant que la loi, il faut tâcher d'avoir pour
nous le secours et le témoignage de la loi. Là
se présentent de nouvelles positions appelées
questions légales. Tantôt on soutient que la loi
ne dit pas ce que l'adversaire lui fait dire, mais autre
chose ; ce qui a lieu lorsque l'expression est
équivoque et offre un double sens ; tantôt on
oppose l'intention du législateur aux termes de la
loi, et l'on demande si la lettre doit l'emporter sur
l'esprit ; tantôt on oppose à la loi une loi
contraire. Ainsi, sur toute espèce d'écrits, il
peut y avoir trois sujets de controverse :
l'ambiguïté des termes, l'opposition de
l'écrit avec l'intention, enfin des écrits
contraires : car il est évident que ces sujets de
controverse n'appartiennent pas plus aux lois qu'aux
testaments, aux stipulations et aux autres questions
fondées sur un écrit. La manière de
traiter ces points de controverse est
développée dans d'autres ouvrages.
XXVI. Ce ne sont pas seulement les discours entiers, mais
encore les parties du discours, qui se servent de ces lieux,
et de ceux qui sont propres à chaque partie et de ceux
qu'on appelle communs. Ainsi l'exorde, pour rendre les
auditeurs bienveillants, dociles, attentifs, emploie des
lieux qui lui sont propres. La narration en fera autant, si
elle veut atteindre son but, c'est-à-dire être
claire, rapide, frappante vraisemblable, et réunit
à la noblesse la vérité des peintures,
qualités nécessaires dans tout le discours,
mais qui appartiennent plus particulièrement à
la narration. Quant à la confirmation, qui vient
après la narration, comme elle se propose de
persuader, il faut employer les lieux propres à la
persuasion que nous avons indiqués dans les ouvrages
où nous avons traité de l'art oratoire. La
péroraison en a quelques autres qui lui sont
particuliers, surtout l'amplification, dont l'effet doit
être de troubler ou de calmer les esprits, ou, si
déjà cet effet a été produit
auparavant, d'accroître encore ou d'apaiser
l'émotion.
Pour ce genre de lieux où la pitié, la
colère, la haine, l'envie et toutes les autres
passions sont excitées, on trouve des préceptes
dans d'autres livres que vous pourrez lire avec moi quand
vous le voudrez ; mais, pour ce que vous m'aviez
demandé, je crois avoir complètement satisfait
à vos désirs : car, afin de ne rien omettre de
tout ce qui concerne l'invention des arguments, j'ai
embrassé plus de détails que vous n'en
demandiez. J'ai fait comme ces vendeurs
généreux qui, après avoir vendu une
maison ou un terrain, en se réservant le mobilier,
laissent cependant à l'acheteur quelques meubles qui
paraissent nécessaires à l'ornement de la
propriété : ainsi j'ai voulu, à cet
ouvrage que j'ai dû vous céder comme une
propriété, ajouter quelques ornements sur
lesquels vous n'aviez aucun droit.
Traduction de M. Delcasso (1898)