[Poèmes 61 à 68]

[61]
EPITHALAME DE JULIE ET DE MANLIUS

Habitant de la double colline, fils d'Uranie, toi qui entraînes la tendre vierge dans les bras de son ardent époux, dieu d'hyménée, ô Hymen ; ô Hymen, dieu d'hyménée !

Ceins ton front des fleurs odorantes de la marjolaine. Prends ton voile ; qu'un jaune brodequin pare tes pieds blancs, et, joyeux, viens ici, viens parmi nous.

Animée par l'allégresse d'un si beau jour, que ta voix argentine chante l'hymne nuptial ; et secouant ton flambeau résineux, frappe la terre de tes pas cadencés.

Comparable à la déesse d'Idalie, lorsqu'elle se présenta devant le juge phrygien, Julie s'unit à Manlius, et les plus heureux auspices sourient à la vertu ;

Ou tel encore, sur les bords de l'Asia, s'élève un myrte aux rameaux fleuris, délices des Hamadryades, qui l'abreuvent d'une limpide rosée.

Porte donc ici tes pas ; hâte-toi de quitter les rochers de Thespies et les grottes Aoniennes qu'arrose de ses fraîches ondes la source Aganippe :

Conduis dans la nouvelle demeure, dont elle devient la maîtresse, cette vierge qui scupire après son époux ; que l'amour l'enchaîne à lui par des liens pareils à ceux qui retiennent le lierre à l'ormeau qu'il enlace de ses mille replis.

Et vous, vierges chastes, pour qui luira bientôt un pareil jour, chantez aussi, chantez en choeur : Dieu d'hyménée, ô Hymen ; ô Hymen, dieu d'hyménée !

Afin qu'en s'entendant appeler à remplir son doux ministère, ce dieu se hâte de venir, suivi de Vénus pudique, former les noeuds d'un amour légitime.

Eh ! quel dieu plus propice peuvent invoquer les amants ? Quel dieu de l'Olympe est plus digne que toi de l'hommage des mortels, dieu d'hyménée, ô Hymen ; ô Hymen, dieu d'hyménée ?

Le père, d'une voix tremblante, t'invoque pour ses enfants, sous tes auspices, la vierge dénoue sa chaste ceinture ; et l'époux attend avec une impatience mêlée de crainte que ton nom se fasse entendre.

C'est toi qui livres à l'époux frémissant de désirs, sa jeune épouse, tendre fleur ravie au sein de sa mère, dieu d'hymérée, ô Hymen, ô Hymen, dieu d'hyménée !

Sans toi, Vénus n'a point de plaisirs que puisse avouer l'honneur : par toi ses feux deviennent légitimes. Quel dieu oserait s'égaler au dieu d'hymen ?

Sans toi, nulle maison ne peut avoir de postérité, ni le père d'enfants qui propagent sa race : par toi les familles se perpétuent. Quel dieu oserait s'égaler au dieu d'hymen ?

Sans toi, sans ton culte sacré, la patrie n'a point de guerriers qui protègent ses frontières : elle te doit ses défenseurs. Quel dieu oserait s'égaler au dieu d'hymen ?

Ouvrez les portes du sanctuaire, la vierge s'avance. Vois ces flambeaux agiter leur brillante chevelure ! Ne tarde plus, jeune épouse ; le jour fuit, hâte-toi de paraître.

La pudeur ingénue retarde tes pas, et, bien que déjà plus docile, tu pleures, car il faut partir. Mais c'est trop tarder, jeune épouse ; le jour fuit, hâte-toi de paraître.

Sèche tes larmes, noble fille d'Aurunculus ; ne crains pas que jamais femme plus belle ait vu le soleil, sortant du sein des ondes, éclairer sa couche nuptiale.

Telle, dans un parterre émaillé des plus riches couleurs, brille l'hyacinthe parmi les fleurs qui l'entourent. Mais c'est trop tarder, jeune épouse ; le jour fuit, hâte-toi de paraître.

Parais, jeune épouse, si rien enfin ne t'arrête ; écoute nos chants joyeux. Vois les flambeaux agiter leur chevelure d'or. Jeune épouse, hâte-toi de paraître.

Ne crains pas que jamais volage, ton époux se livre à des jeux adultères, et, pour chercher ailleurs de honteux plaisirs, quitte le sein d'une tendre épouse ;

Non, pareil à la vigne qui s'enlace aux arbres voisins, tu le verras enchaîné dans tes embrassements. Mais le jour fuit, jeune épouse, hâte-toi de paraître.

O lit que décore l'ivoire, que de vo-luptés, que de joies tu promets à ton maître ! que d'heureuses nuits, que d'heureux jours ! Mais le jour fuit, parais enfin, jeune épouse.

Enfants, élevez vos flambeaux ; je vois l'épouse qui s'avance, couverte du voile nuptial. Allez, répétez en cadence : Vive, vive à jamais Hymen, dieu d'hyménée !

Mais ne tardez plus à vous faire entendre, chants fescennins ; et toi, naguère le favori de ton maître, aujourd'hui l'objet de ses dédains, esclave, ne refuse point aux enfants les noix qui leur sont dues.

Inutile mignon, jette des noix aux enfants. Et toi aussi, assez longtemps tu as joué avec des noix ; maintenant il te faut prêter ton ministère à Thalassius. Esclave, jette des noix aux enfants.

Hier, ce matin encore, tes joues s'ombrageaient d'un duvet naissant; maintenant le barbier va raser ton menton. Pauvre, pauvre mignon, jette des noix aux enfants.

Et toi, époux parfumé, ce n'est, dit-on, qu'à regret que tu renonces à tes mignons imberbes : tu dois pourtant y renoncer. Vive, vive à jamais Hymen, dieu d'hyménée !

Tu n'as jamais connu, Manlius, que les plaisirs permis à ton âge, nous le savons ; mais ces plaisirs, l'hymen ne te les permet plus. Vive, vive à jamais Hymen, dieu d'hyménée !

Et toi, jeune épouse, garde-toi de te montrer rebelle aux désirs de ton époux, ou crains qu'il n'aille chercher ailleurs les plaisirs que tu lui refuses. Vive, vive à jamais Hymen, dieu d'hyménée !

Devant toi s'ouvre l'heureuse et puissante maison de ton époux; permets qu'elle obéisse à tes lois. Vive, vive à jamais Hymen, dieu d'hyménée !

Jusqu'à ce que vienne l'époque fatale où, blanchie par l'âge, la tête tremblante dit toujours oui. Vive, vive à jamais Hymen, dieu d'hyménée !

Franchis, sous d'heureux auspices, la porte de ta nouvelle demeure, et que tes jolis pieds n'en effleurent pas le seuil. Vive, vive à jamais Hymen, dieu d'hyménée !

Vois, dans la salle du festin, ton époux qui, du haut de son lit de pourpre, tend vers toi ses bras impatients. Vive, vive à jamais Hymen, dieu d'hyménée !

Pareil au tien, et plus ardent encore, est le feu qui brûle au fond de son âme. Vive, vive à jamais Hymen, dieu d'hyménée !

Jeune guide de l'épousée, quitte son bras arrondi, qu'elle s'approche, sans toi, du lit de son époux. Vive, vive à jamais Hymen, dieu d'hyménée !

Et vous, chastes matrones, dont l'éloge est dans la bouche de tous les vieillards, placez la jeune épouse dans la couche nuptiale. Vive, vive à jamais Hymen, dieu d'hyménée !

Heureux mari ! maintenant tu peux venir ; dans ton lit est ta jeune épouse ; la fleur de la jeunesse brille sur son visage, où vous croiriez voir la blanche pariétaire ou le pavot pourpré.

Mais l'époux (les dieux m'en sont témoins), l'époux n'a pas moins de charmes : pour lui, Vénus ne fut pas moins prodigue de ses faveurs. Mais le jour fuit ; hâte-toi, Manlius, que rien ne t'arrête.

Tu ne t'es pas fait longtemps attendre : te voici. Que Vénus te soit propice ! car aujourd'hui tu peux sans mystère jouir de l'objet de tes voeux ; tu n'as point à cacher un amour légitime.

Qui pourrait compter toutes vos caresses ? on compterait plutôt les grains de sable de l'Afrique, ou les astres qui brillent à la voûte étoilée.

Livrez-vous sans contrainte à vos joyeux ébats, et que bientôt de vous naissent des enfants qui propagent une race trop illustre pour s'éteindre faute de rejetons ; que sans cesse elle se renouvelle.

Je veux qu'un jeune Torquatus, du giron d'une mère adorée, tende ses petites mains vers son père, et que sa bouche entr'ouverte l'accueille par un doux sourire ;

Que vivante image de son père, les étrangers mêmes, au premier aspect, reconnaissent en lui le fils de Manlius, et que ses traits rendent témoignage de la chasteté de sa mère ;

Que les vertus de sa mère, garants de la noblesse de sa race, fassent rejaillir sur lui une gloire aussi pure que celle dont Pénélope dota son fils Télémaque.

Jeunes filles, fermez la chambre nuptiale ; nos chants doivent cesser. Et vous, nobles époux, vivez heureux ; que votre jeunesse vigoureuse se livre sans relâche aux amoureux exercices.

[62]
CHANT NUPTIAL

Choeur des adultes
Voici Vesper, jeunes gens, levez-vous : Vesper allume enfin dans les cieux son flambeau désiré ; levons-nous, il en est temps, quittons ces tables somptueuses. La jeune épouse va venir, bientôt vont retentir les chants d'hyménée. Hymen, ô hyménée ; viens, Hymen, ô hyménée !

Choeur des jeunes filles
Jeunes vierges, voyez-vous ces jeunes gens ? levez-vous pour les combattre ; car déjà l'étoile du soir s'élève au-dessus de l'Oeta. Voyez quel est leur empressement à quitter le banquet ! sans doute ce n'est pas sans dessein qu'ils s'élancent à notre rencontre : ils vont chanter, leurs chants seront dignes de la victoire. Hymen, ô hyménée ; viens, Hymen, ô hyménée !

Les adultes
Amis, la victoire ne sera pas facile ; voyez ces jeunes filles répéter entre elles ces chants qu'elles ont longtemps médités. Ce n'est pas en vain qu'elles se concertent : elles préparent quelque chose de grand. Doit-on s'en étonner ? un seul objet occupe toutes leurs pensées. Mais nous, tandis que nous prêtons l'oreille à leurs chants, notre esprit est ailleurs. Nous serons vaincus, nous devons l'être ; la victoire exige de constants efforts. Du moins, recueillons nos esprits pour le combat qui s'apprête : elles vont chanter, nous devons leur répondre. Hymen, ô hyménée ; viens, Hymen, ô hyménée !

Les jeunes filles
Vesper, est-il aux cieux un astre plus funeste que toi ? C'est toi qui ravis une fille aux embrassements de sa mère, de sa mère qui veut en vain la retenir ; tu livres une chaste vierge aux ardentes caresses de son jeune amant. Que ferait de plus un barbare ennemi dans une ville prise d'assaut ? Hymen, ô hyménée ; viens, Hymen, ô hyménée !

Les adultes
Vesper, est-il aux cieux un astre plus propice que toi ? Tu sanctionnes, par ta douce clarté, les noeuds d'un hymen convenu, d'un hymen arrêté d'avance entre les parents et l'époux ; mais cette union n'est jamais consommée avant que tes feux brillent à l'horizon. Vesper, l'heure fortunée de ton retour n'est-elle pas le plus doux bienfait des cieux ? Hymen, ô hyménée ; viens, Hymen, ô hyménée !

Les jeunes filles
Amies, Vesper nous enlève une de nos compagnes. A son retour, les gardiens redoublent de vigilance. La nuit cache les ravisseurs ; mais souvent, Vesper, tu les prends sur le fait, lorsque, changeant de nom, tu recommences ton cours.

Les adultes
Laisse, Vesper, ces jeunes filles t'adresser des reproches simulés ; ces larcins, dont leur bouche se plaint, tout bas leur coeur s'en applaudit. Hymen, ô hyménée ; viens, Hymen, ô hyménée !

Les jeunes filles
Comme une fleur mystérieuse que protège l'enceinte d'un jardin, croît ignorée des troupeaux, respectée du soc meurtrier, le zéphyr la caresse, le soleil affermit sa tige, la rosée la nourrit ; elle est l'objet des voeux de tous les amants, de toutes les amantes ; mais à peine séparée de sa tige par un doigt ennemi, flétrie, dédaignée, nul amant, nulle amante ne la regarde plus : ainsi la jeune vierge, tant qu'elle est pure, est chère à tous ceux de son âge. Mais a-t-elle, déshonorant ses charmes, perdu la fleur de sa virginité, pour elle les jeunes gens n'ont plus d'amour, les jeunes filles plus d'amitié. Hymen, ô hyménée ; viens, Hymen, ô hyménée !

Les adultes
Comme dans un champ inculte croit une vigne solitaire, privée d'appui, jamais elle ne s'élève, jamais elle ne se pare de raisins mûrs ; mais, courbée sous son propre poids, elle retombe à terre, et ses rameaux rampent au niveau de ses racines : jamais le vigneron, jamais le taureau ne la cultivent. Mais qu'un heureux hymen l'unisse à l'ormeau tutélaire, vignerons et taureaux lui prodiguent à l'envi leurs soins. Ainsi la jeune fille, tant qu'elle reste étrangère à l'amour, vieillit abandonnée ; mais lorsque, mûre pour l'hymen, elle contracte une union assortie, chère à son époux, elle en devient plus chère à ses parents.

Et toi, jeune vierge, cesse de combattre les désirs d'un si noble époux. Tu ne peux, sans injustice, résister à celui qui t'a reçue des mains d'un père, d'un père et d'une mère auxquels tu dois obéir. Elle n'est pas à toi tout entière, cette virginité que tu lui disputes : tes parents y ont des droits, ton père pour sa part, ta mère pour la sienne; tu n'as à toi que le tiers de ce trésor. Cesse donc de résister à la double autorité de tes parents, qui ont remis à leur gendre, avec ta dot, leurs droits sur ton coeur. Hymen, ô hyménée ; viens, Hymen. ô hyménée !

[63]
ATYS

Atys a franchi les mers profondes sur un rapide esquif, et foulé d'un pied impatient le rivage phrygien, que couronnent d'épaisses forêts consacrées à Cybèle. Il en perce les profondeurs ; et là, pressé des aiguillons d'une rage insensée, privé de sa raison, il s'arme d'un caillou tranchant, et se mutile. A peine se voit-il dépouillé des attributs de la virilité, à peine a-t-il rougi la terre de son sang, que soudain il saisit dans ses mains d'albâtre le léger tambourin, le tambourin et le clairon, en usage dans les mystères de Cybèle. Sous ses doigts délicats retentit la peau bruyante d'un taureau ; agité d'un tremblement frénétique, d'une voix efféminée il s'adresse en ces termes à ses compagnons : «Corybantes, hâtez-vous, gravissons ces hauteurs et ces bois consacrés à Cybèle ; partez tous ensemble, troupeaux vagabonds de Dindymène, vous qui, cherchant de nouvelles contrées, exilés volontaires, avez suivi mes pas, et qui, compagnons de ma fuite, avez, guidés par moi, affronté les fureurs et les dangers d'une mer en courroux ; vous qui, par une haine invétérée contre Vénus, vous êtes dépouillés de votre virilité. Egayez vos esprits par des courses rapides. Ne tardez plus ; venez tous, suivez-moi au temple de Cybèle, dans les bois de la déesse, où résonnent les cymbales, où retentit le tambourin, où la flûte recourbée fait entendre les airs graves du Phrygien ; c'est là que les Ménades agitent leurs têtes couronnées de lierre, et, par des hurlements aigus, célèbrent les saints mystères ; c'est là que voltige la suite errante de la déesse. Courons vers ces lieux, courons nous joindre à leurs danses joyeuses».

A peine Atys, Bacchante d'un genre nouveau, eut-il adressé ces mots à ses compagnons, que soudain la troupe bruyante entonne des chants frénétiques. Le tambourin y répond par des mugissements, les cymbales par un bruit argentin, et le choeur tout entier, en bonds impétueux, s'élance vers les sommets verdoyants de l'Ida. Furieux, haletant, éperdu, hors de lui-même, Atys, le tambour en main, les guide à travers les forêts épaisses ; il court, pareil à la génisse indomptée qui veut se soustraire au joug. Ses compagnons le suivent d'un pas rapide : mais à peine ont-il touché le seuil du temple, que, succombant à la fatigue et à la faim, ils s'endorment, épuisés par l'excès de leurs efforts : un lourd sommeil s'appesantit sur leurs paupières, et leur rage s'éteint, vaincue par les douceurs du repos.

Mais dès que le soleil de ses premiers rayons eut doré le pâle azur des cieux, la terre et les mers orageuses ; dès que ses coursiers vigoureux eurent chassé devant eux les ombres de la nuit, le Sommeil s'éloigne d'Atys, et d'un vol rapide retourne dans les bras de la divine Pasithée. Soudain Atys s'éveille, un doux repos a calmé ses transports furieux ; il repasse dans son esprit ce qu'il a fait : alors il voit clairement et l'étendue de son sacrifice, et les lieux où il se trouve. Hors de lui-même, il retourne vers le rivage, et là, les yeux baignés de larmes, contemplant l'immensité des mers, l'infortuné adresse à sa patrie ces tristes paroles : «O ma patrie, ô toi qui m'as vu naître, toi qui m'as nourri dans ton sein ! ô ma patrie, toi que j'ai abandonnée, dans mon malheur, comme un esclave qui se dérobe aux fers de son maître ; toi que j'ai quittée pour les bois de l'Ida, pour m'exiler au milieu des neiges, parmi ces antres glacés, ces affreux repaires qu'il me faut disputer aux monstres qui les habitent ! ô ma chère patrie ! où te chercher, où te trouver ? Dans ces courts instants où mon esprit n'est point aveuglé par une rage insensée, que ne puis-je, du moins, diriger vers toi mes regards incertains ! Suis-je donc pour jamais relégué dans ces tristes forêts, loin de mon pays natal, de mes pénates, de mes biens, de mes amis, de mes parents ? Adieu, forum, palestre, stade, gymnases, adieu ! Malheur ! ah ! malheur à moi ! Que de fois mon âme n'aura-t-elle pas à gémir ! Est-il un genre de beauté que je n'aie possédé, moi, tour à tour enfant, adolescent, adulte et jeune homme ; moi l'honneur du gymnase, la gloire du pugilat. La foule qui se pressait à ma porte n'en laissait jamais refroidir le seuil ; et lorsque l'aurore venait m'arracher au sommeil, je trouvais ma demeure ornée de guirlandes de fleurs. Et maintenant, je ne serai plus, moi, qu'une prêtresse des dieux, une suivante de Cybèle, une Ménade ; triste reste de moi-même, je ne serai plus, moi, qu'un stérile eunuque. J'aurai pour séjour les déserts de l'Ida, couverts d'une éternelle neige ; ma vie se consumera sur ces sommets escarpés, dont la biche sauvage et le farouche sanglier sont les seuls habitants ? Ah ! qu'ai-je fait ? Mais douleur tardive ! inutiles regrets !»

A peine ces vagues paroles, échappées de ses lèvres de rose, ont porté le sujet de ses plaintes aux oreilles des dieux, que Cybèle, détachant un des lions attelés à son char, stimule par ces mots la rage de ce farouche animal : «Va, cours, ministre de ma rage ; fais passer la fureur qui t'anime dans le sein de l'audacieux qui voudrait se soustraire à mon empire ; force-le de rentrer dans mes bois sacrés. Vole, bats tes flancs de ta queue ; anime-toi par les blessures que tu te fais toi-même ; que tout retentisse au loin de tes horribles rugissements ; que sur ton cou nerveux s'agite ta crinière menaçante».

Ainsi parla l'implacable déesse, et de ses propres mains elle délie le monstre. Libre du joug, il s'excite lui-même à la fureur ; frémissant de rage, il bondit, et, dans sa course vagabonde, fait voler en éclats les arbrisseaux fracassés. Bientôt il atteint la grève que le flot blanchit de son écume ; il aperçoit le jeune Atys, les yeux fixés sur la mer ; il s'élance... Atys, épouvanté, s'enfuit vers les forêts profondes : et désormais humble suivante, il y passa le reste de sa vie.

«O déesse, grande déesse, Cybèle souveraine de Dindyme ! loin de moi, loin de ma retraite tes saintes fureurs ! Porte ailleurs tes redoutables inspirations, tes transports frénétiques».

[64]
LES NOCES DE THETIS ET DE PELEE

Jadis les pins antiques, nés sur le sommet du Pélion, traversant l'empire de Neptune, parvinrent, dit-on, jusqu'aux rives du Phase, jusqu'aux frontières lointaines du royaume de Colchos ; lorsqu'une foule de héros, l'élite de la jeunesse argienne, méditant la conquête de la toison d'or, osa, sur un rapide esquif, parcourir l'onde amère, et fit gémir les flots sous l'agile aviron. La déesse, protectrice des hautes citadelles, courbant de sa propre main les ais flexibles des pins entrelacés, construisit ce char ailé qu'un léger souffle fit voler sur les ondes, et qui, le premier, effleura le sein vierge encore d'Amphitrite. A peine la proue recourbée eut sillonné la plaine orageuse ; à peine, déchirée par les rames, l'onde se couvrit d'une blanche écume, que du gouffre bouillonnant on vit sortir les Néréides, admirant d'un oeil étonné ce prodige flottant. Ce fut la seule fois que des yeux mortels purent contempler à loisir les charmes nus des Nymphes de la mer, dont la gorge d'albâtre s'élevait au-dessus des flots.

Alors Pélée s'enflamma d'amour pour Thétis ; alors Thétis ne dédaigna plus les feux d'un mortel ; alors le père de cette déesse, Nérée lui-même, consentit à unir Thétis à Pélée.

Salut, héros nés dans de plus heureux temps ! Salut, race des immortels ! et vous, leur bonne mère ! je vous invoquerai souvent dans mes chants. Toi surtout, l'honneur de la Thessalie, Pélée, dont une alliance si fortunée vint encore rehausser la gloire, toi à qui le père des dieux, Jupiter lui-même, céda l'objet de ses amours ! Ainsi donc Thétis, la plus belle des nymphes de Neptune, t'a reçu dans ses bras ? Ainsi donc ses aïeux, Thétis et son époux, l'Océan, dont l'humide ceinture embrasse l'univers, t'ont jugé digne d'une telle alliance ?

Les temps sont écoulés, il luit enfin ce jour si ardemment désiré ; et toute la Thessalie s'est rassemblée dans la demeure des illustres époux. Une foule joyeuse inonde le palais ; tous apportent leurs dons, l'allégresse est peinte sur tous les visages. Scyros est déserte, la riante Tempé, les murs de Cranon, les remparts de Larisse sont veufs de leurs habitants : tous accourent à Pharsale ; Pharsale est le rendez-vous de toute la Grèce. Les champs restent sans culture ; libre du joug, le taureau s'amollit dans le repos ; le râteau recourbé ne purge plus la vigne rampante des herbes qui l'étouffent ; penché sur sa charrue, le laboureur ne retourne plus la glèbe ; la faux de l'élagueur n'émonde plus le feuillage des arbres et le soc inactif se couvre d'une honteuse rouille.

Cependant le palais du roi, dans toute la profondeur de ses vastes salles, resplendit au loin de l'éclat de l'or et de l'argent. Les sièges sont incrustés de l'ivoire le plus pur ; sur les tables brillent des vases précieux : tout dans cette splendide demeure réjouit les yeux par une pompe vraiment royale. Au centre des appartements s'élève le lit nuptial de la déesse, la dent de l'éléphant en a fourni les supports, et la pourpre de Tyr l'entoure d'élégantes draperies ; l'art y broda avec une merveilleuse adresse mille groupes divers, les hommes des anciens âges et les hauts faits des héros.

Telles étaient les figures diverses représentées sur les tapisseries magnifiques dont les contours embrassaient le lit de Thétis. Après les avoir longtemps contemplées d'un regard curieux, la jeunesse thessalienne s'éloigna peu à peu des divins époux. Comme au lever de l'aurore, quand l'astre du jour ne répand encore qu'une vague clarté, on voit le souffle matinal du Zéphyr rider la surface unie des flots ; d'abord, mollement agitée par sa douce haleine, l'onde se déroule lentement, et ne fait entendre qu'un léger gazouillement ; mais bientôt le vent augmente, les vagues s'enflent de plus en plus, et réfléchissent, en s'éloignant, les teintes pourprées qui les colorent : telle, cette foule immense s'éloigne du royal péristyle, et, regagnant ses demeures, se disperse de tous côtés.

Après leur départ, le premier qui se présente, c'est le Centaure Chiron, qui, descendu des sommets du Pélion, apporte de champêtres offrandes. Toutes les fleurs que produisent les champs, toutes celles qui croissent sur les hautes montagnes de la Thessalie, toutes celles que la tiède haleine du Zéphyr fait éclore sur la rive des fleuves, il a tout moissonné ; et ses guirlandes, tressées sans art, embaument au loin le palais de leurs suaves parfums.

Soudain Pénée accourt ; il a quitté la verte Tempé, Tempé que les forêts ceignent et dominent de toute part, Tempé à jamais célèbre par les doctes chants des filles de Mnémosyne. Il ne se présente pas les mains vides : il apporte pour hommage des hêtres avec leurs racines, de grands lauriers à la tige élancée, sans oublier le platane dont la cime se balance, l'arbre flexible qui rappelle les soeurs de Phaéthon foudroyé, et le cyprès, qui se perd dans les nues : il entrelace leurs feuillages divers à l'entour du palais et en décore le parvis d'un voile de verdure.

L'ingénieux Prométhée le remplace, il porte encore les cicatrices presque effacées du châtiment qu'il subit jadis, lorsqu'il fut suspendu par une chaîne aux sommets escarpés du Caucase.

Enfin, le père des dieux, son auguste épouse et ses divins enfants descendent de l'Olympe, où ils ne laissent que Phébus et sa soeur jumelle, Diane, qui se plaît sur les monts de la Carie, et qui, comme son frère, dédaignant Pélée, refusa de célébrer avec les autres immortels les noces de la belle Thétis.

Lorsque tous les dieux se furent placés sur des sièges d'ivoire, on dressa devant eux des tables couvertes d'un splendide festin ; et les Parques commencèrent leurs chants prophétiques, dont les mouvements de leur tête caduque marquaient la cadence. Une robe où l'aiguille de la blanche Tyro a retracé un chêne, et qu'elle a entourée d'une bordure de pourpre, couvre leurs corps tremblants ; des bandelettes couleur de rose ceignent leurs cheveux d'une blancheur de neige, et leurs mains travaillent sans cesse à leur interminable tâche : la gauche tient la quenouille chargée d'une laine moelleuse ; la droite tire légèrement cette laine, en forme un fil qui s'arrondit sous les doigts renversés, et le pouce incliné imprime au rond fuseau qui se balance un mouvement circulaire. Leurs dents sans cesse promenées sur l'oeuvre l'égalisent avec soin et en arrachent les parcelles superflues, qui s'attachent à leurs lèvres desséchées. A leurs pieds, des corbeilles de jonc tressé renferment de blanches toisons. En tournant leurs fuseaux, les déesses, d'une voix sonore, déroulent les destins des nouveaux époux dans un chant prophétique que les siècles futurs n'oseront démentir :

«Honneur de l'Emathie, dont tes vertus éclatantes assurent la splendeur ; toi, plus illustre encore par le fils qui naîtra de toi ; écoute, en ce beau jour, l'oracle infaillible que va faire entendre la voix des trois soeurs. Et vous qui filez la trame des destins, tournez, tournez, légers fuseaux.

Bientôt luira pour toi Vesper, Vesper qui couronne les voeux des nouveaux époux : astre propice, il va t'amener la jeune épouse qui doit inonder ton âme des douceurs de l'amour, et qui, passant ses beaux bras sous ton cou robuste, s'abandonnera près de toi aux langueurs du sommeil. Tournez, vous qui filez la trame des destins, tournez, tournez, légers fuseaux.

Jamais toit ne couvrit de si belles amours, jamais l'hymen n'enchaîna deux amants par d'aussi beaux noeuds que ceux qui unissent Thétis à Pélée. Tournez, vous qui filez la trame des destins, tournez, tournez, légers fuseaux.

De vous doit naître Achille, Achille étranger à la crainte, et dont l'ennemi ne verra jamais que la mâle poitrine ; Achille qui, toujours vainqueur au combat de la course, devancera la biche plus rapide que la foudre. Tournez, vous qui filez la trame des destins, tournez, tournez, légers fuseaux.

Nul héros n'osera se mesurer avec lui dans cette guerre où le sang des Troyens rougira les fleuves de la Phrygie, quand le troisième héritier du parjure Pélops, après un long siège, renversera les remparts de Troie. Tournez, vous qui filez la trame des destins, tournez, tournez, légers fuseaux.

Que de fois elles attesteront son courage indomptable et ses brillants exploits, ces mères qui, pleurant leurs fils, souilleront de poussière leurs cheveux blancs et d'une main défaillante meurtriront leur sein flétri. Tournez, vous qui filez la trame des destins, tournez, tournez, légers fuseaux.

Tels, on voit sous la faux du moissonneur tomber les épis dorés par un soleil ardent ; tels, sous le tranchant de son glaive fatal, tomberont les guerriers troyens. Tournez, vous qui filez la trame des destins, tournez, tournez, légers fuseaux.

Témoin de ses hauts faits, le Scamandre, qui porte à l'Hellespont le tribut de ses ondes, verra sa route rétrécie par des monceaux de cadavres, et les flots de sang versés par Achille tiédiront ses eaux profondes. Tournez, vous qui filez la trame des destins, tournez, tournez, légers fuseaux.

Tu en seras aussi le triste témoin, victime dévouée au fer meurtrier, vierge infortunée, toi dont un vaste bûcher attend les membres d'albâtre. Tournez, vous qui filez la trame des destins, tournez, tournez, légers fuseaux.

Car, lorsque le destin aura enfin livré la ville de Dardanus et les remparts élevés de la main de Neptune aux Grecs fatigués de tant de combats, le sang de Polyxène arrosera la tombe d'un héros. Comme la victime qui tombe sous le fer à deux tranchants, telle, affaissée sur ses genoux, et le corps mutilé, tombera la jeune princesse. Tournez, vous qui filez la trame des destins, tournez, tournez, légers fuseaux.

Courage donc, jeunes amants, formez ces noeuds si désirés. Qu'une heureuse alliance unisse l'époux à sa divine épouse; que la jeune vierge s'abandonne enfin aux impatients désirs de son amant. Tournez, vous qui filez la trame des destins, tournez, tournez, légers fuseaux.

Demain, au retour de l'aurore, sa nourrice en la revoyant ne pourra plus lui ceindre le cou du même fil que la veille. Tournez, vous qui filez la trame des destins, tournez, tournez, légers fuseaux.

Jamais ta mère n'aura la douleur de voir sa fille, exilée par la discorde du lit nuptial, lui ravir l'espérance si douce de revivre dans ses petits-fils. Tournez, vous qui filez la trame des destins, tournez, tournez, légers fuseaux».

C'est ainsi que jadis, dans leurs chants divins, les Parques révélèrent à Pélée ses brillantes destinées. Car, dans ces temps reculés où la piété était encore en honneur, les dieux ne dédaignaient pas de visiter les chastes demeures des mortels, et de se mêler à leurs réunions. Souvent lorsque l'année ramenait la pompe des fêtes sacrées, le roi des dieux lui-même venait visiter son temple resplendissant, et contempler cent chars roulant dans la carrière.

Souvent, des sommets du Parnasse, Bacchus descendit chassant devant lui la troupe délirante des Thyades échevelées ; tandis que Delphes tout entière, se précipitant hors de ses murailles, accueillait le dieu avec des transports de joie, et faisait fumer l'encens sur ses autels. Souvent, au milieu des sanglantes mêlées, Mars, la belliqueuse Pallas et la vierge de Rhamnuse animaient par leur présence les bataillons armés.

Mais, quand une fois le crime eut souillé la terre ; quand la cupidité eut banni la justice de tous les coeurs ; quand le frère eut trempé sa main dans le sang de son frère ; quand le fils eut cessé de pleurer le trépas des auteurs de ses jours ; quand le père eut désiré la mort de son premier-né, pour être libre de cueillir la fleur d'une jeune épouse ; quand une mère impie, abusant de l'ignorance de son fils, eut, en provoquant des caresses incestueuses, outragé les dieux pénates ; quand, confondant le sacré et le profane, le coupable délire des mortels eut soulevé contre nous la juste colère des dieux ; dès lors ils ne daignèrent plus descendre parmi nous, et se dérobèrent pour toujours à nos profanes regards.

[65]
A HORTALUS

Hortalus, le chagrin qui me dévore sans me laisser de repos, m'enlève au culte des doctes soeurs ; je ne puis sentir leurs douces inspirations au milieu des cruelles agitations de mon âme ! Peu de jours se sont écoulés depuis que les ondes du Léthé baignent les pieds glacés de mon frère ; depuis que le sable des rivages du Rhétée couvre ses restes chéris, et le dérobe à mes regards.

O mon frère, je ne t'entendrai donc jamais plus me raconter tes hauts faits ? Je ne te verrai plus, ô toi qui m'étais plus cher que la vie ! mais, du moins, je t'aimerai toujours, toujours je soupirerai des chants plaintifs sur ta tombe, comme, sous l'ombre épaisse des bocages, Progné gémissante déplore la perte de son cher Itys.

Cependant, Hortalus, malgré de si amers chagrins, je t'envoie ces vers imités du fils de Battus : tu le vois, tes paroles, vains jouets du souffle léger des vents, ne sont points sorties de ma mémoire ; comme parfois du sein d'une jeune vierge s'échappe la pomme, don furtif d'un amant : oubliant qu'elle l'a cachée sous sa robe, à l'aspect imprévu de sa mère, la pauvre enfant tressaille ; le fruit tombe, roule à ses pieds, et ses joues se couvrent d'une indiscrète rougeur.

[66]
LA CHEVELURE DE BERENICE

Le docte mortel, qui compta tous les flambeaux des cieux, qui calcula le lever et le coucher des étoiles, découvrit les causes qui obscurcissent le disque enflammé du soleil, vit pourquoi les planètes disparaissent à des époques marquées et comment l'Amour, faisant descendre Diane des orbites célestes, l'enferme dans la grotte mystérieuse du Latmos ; ce même Conon m'a vue, détachée du front de Bérénice, étinceler parmi les astres, moi, cette chevelure que la reine, les bras levés vers les cieux, voua tant de fois aux Immortels, alors que, s'arrachant aux plaisirs d'un hymen récent, et portant encore les douces marques des combats nocturnes qu'il avait livrés à la pudeur, le roi, son époux, allait ravager les frontières de l'Assyrie. O Vénus ! est-il donc vrai que tes plaisirs soient odieux aux jeunes mariées ? ou plutôt, ne sont-elles pas feintes ces larmes abondantes qu'elles versent en entrant au lit nuptial et qui troublent la joie de leurs parents ? Oui, j'en atteste les dieux, ces larmes ne sont qu'une feinte ! Ce secret, les plaintes et les soupirs de Bérénice me l'ont révélé, lorsque son époux allait affronter les combats meurtriers.

O combien, sur ta couche solitaire, tu pleuras ton veuvage et l'absence d'un frère adoré ! Quel chagrin dévorant rongeait alors ton coeur ! En proie aux plus vives inquiétudes, quel délire égarait ton âme ! Et pourtant, je t'ai connue si courageuse dès ta plus tendre jeunesse ! As-tu donc oublié cette action héroïque que les plus grands guerriers auraient à peine osée, et qui te valut et l'hymen et le trône ? Mais qu'ils furent tristes, les adieux que tu adressas à ton époux en le quittant ! Que de fois, hélas ! tu passas sur tes yeux une main baignée de larmes ! Quel dieu si puissant a donc ainsi changé ton âme ? l'Amour qui ne permet pas à deux amants d'être longtemps éloignés l'un de l'autre.

C'est alors qu'au milieu des taureaux égorgés tu me vouas à tous les dieux, pour le salut d'un époux chéri, si bientôt, revenant vainqueur, il ajoutait l'Assyrie captive à l'empire de l'Egypte ? Et c'est pour acquitter ces voeux exaucés par la faveur divine, que maintenant, astre nouveau, je brille à la voûte céleste. Oui, reine, c'est à regret que j'ai quitté ton front ; j'en jure par toi-même, par ton auguste tête ; et périsse le téméraire, parjure à un tel serment ! Mais qui peut résister au tranchant du fer ? C'est le fer qui renversa ce mont, le plus grand de tous ceux que le glorieux fils de Thia franchit dans sa marche, lorsque les Mèdes créèrent une mer nouvelle, et que les flottes des barbares s'ouvrirent un passage à travers l'Athos. Si les monts eux-mêmes cèdent au tranchant du fer, que pouvaient contre lui mes boucles légères ? Périsse donc la race des Chalybes et le premier qui, dans les entrailles de la terre, alla chercher le fer homicide et tenta d'en amollir la dureté !

Vous pleurâtes ma triste destinée, tresses, mes compagnes, auxquelles je venais d'être ravie, lorsque le frère de Memnon, Zéphyre, porté sur ses ailes rapides, apparut, et, m'enlevant à travers les plaines éthérées, me déposa dans le sein de Vénus. C'était Zéphyritis elle-même qui avait envoyé son docile époux dans les lieux aimés d'elle, aux rivages de Canope, pour que la couronne d'Ariadne n'eût pas seule la gloire de briller à la voûte céleste, et que mes tresses blondes, dépouilles vouées aux dieux, resplendissent aussi parmi les astres.

A peine, humide encore de pleurs, avais-je atteint le céleste séjour, que Vénus me plaça, signe nouveau, parmi les anciennes constellations. Entre la Vierge et le Lion cruel, et près de Callisto, la fille de Lycaon, je guide à l'occident le Bouvier paresseux, qui descend lentement et à regret dans le vaste Océan. Mais quoique, la nuit, les dieux me foulent sous leurs pas ; quoique, le jour, Téthis me reçoive dans son sein, nulle crainte ne m'empêchera de dire la vérité (dût la vierge de Rhamnuse s'en offenser, dussent les astres irrités s'élever contre moi) ; je te dévoilerai les secrets sentiments de mon coeur : non, quelque brillant que soit le sort dont je jouis, il ne peut me consoler d'être séparée, séparée pour toujours, du front royal de ma maîtresse ; car, lors même qu'elle n'était encore qu'une jeune vierge, et qu'elle s'abstenait de toute essence, il suffisait, pour m'embaumer, du doux parfum de son haleine.

O vous pour qui s'allume enfin le flambeau d'hyménée, ne vous livrez pas aux caresses d'un ardent époux, ne dévoilez pas à ses yeux les trésors de votre sein, que l'albâtre, symbole de votre virginité, n'ait offert les libations qui me sont agréables, si vous voulez que la chasteté règne dans votre lit nuptial. Mais que l'aride poussière boive l'encens impur de l'épouse adultère ; loin de moi les dons offerts par le crime ! Ainsi, jeunes épouses, puisse toujours votre demeure être le sanctuaire de la concorde et de l'amour !

Et toi, belle reine ! lorsque, les yeux levés vers le ciel, tu invoqueras, à la clarté des flambeaux, la divine Vénus dont jamais le sang ne rougit les autels, ce n'est pas seulement par des voeux, mais plutôt par de riches offrandes, que tu obtiendras d'elle que je te sois rendue. Pourquoi suis-je exilée parmi les astres ? Ah ! puissé-je reprendre ma place sur ton front ! dût, par mon absence, le Verseau briller plus près d'Orion !

[67]
A LA PORTE D'UNE FEMME GALANTE

Catulle
Porte, complaisante pour l'époux, complaisante pour le père, salut ! que Jupiter te soit en aide ! toi qui, dit-on, jadis servis honnêtement le vieux Balbus, lorsqu'il occupait cette maison ; mais qui bientôt, favorisant de coupables voeux, livras passage à un nouvel amant après le trépas du vieillard. Dis-nous quel motif a pu te changer ainsi, et te rendre infidèle à ton premier maître ?

La porte
Moi, changée ! n'en déplaise à Cécilius, mon nouveau propriétaire, je suis innocente des torts que l'on m'impute, et personne n'a rien à me reprocher. Mais, à entendre le peuple, c'est toujours la porte qui est coupable ; et pour peu qu'il se commette ici une mauvaise action, ce n'est qu'un cri contre moi : C'est ta faute, maudite porte !

Catulle
Il ne suffit pas de dire : Ce n'est pas ma faute ; il faut en donner des preuves palpables, évidentes.

La porte
Des preuves ! comment puis-je en donner ? Personne ne m'en demande et ne se soucie de savoir la vérité.

Catulle
Moi, je veux l'apprendre de toi ; parle sans hésiter.



La porte
Sachez d'abord que celle, qui, dit-on, était vierge lorsqu'elle franchit mon seuil, ne l'était pas : son mari n'avait pas eu ses prémices (le pauvre homme, son dard émoussé n'a jamais soulevé sa tunique) ; mais ce fut, dit-on, son propre père qui souilla la couche nuptiale, et déshonora la maison de son fils ; soit que son coeur impie brûlât d'un amour effréné, soit que le fils, incapable de tout acte viril, fût obligé de chercher ailleurs un suppléant plus vigoureux pour dénouer la ceinture virginale.

Catulle
Quel excès de tendresse paternelle ! se sacrifier ainsi pour son fils !

La porte
Oh ! ce n'est pas tout, et Brescia en sait bien davantage ; Brescia que domine la colline Cycnea, et que baigne le Mela dans son cours paisible ; Brescia, dont ma chère Vérone tire son origine, parle encore des amours d'un Posthumius et d'un Cornelius, qui eurent aussi part aux faveurs adultères de la belle. Mais peut-être dira-t-on : Porte, ma mie, comment sais-tu tout cela, toi qui ne peux jamais, par ta nature, quitter le seuil de ton maître ; mais qui, fixée à ton chambranle, bornes ton ministère à ouvrir ou fermer la maison, et qui ne peux entendre ce que l'on dit dans l'intérieur ? Oui, mais j'ai souvent écouté ma maîtresse, lorsque seule elle s'entretenait furtivement avec ses servantes de ses exploits, appelant par son nom chacun des galants dont j'ai parlé, sans se défier de moi qu'elle croyait sourde et muette. Il en est encore un que je pourrais citer... mais je me tais, car je le vois déjà froncer ses sourcils roux, ce grand efflanqué, qu'un procès scandaleux a jadis fait connaître pour un enfant supposé.

[68]
A MANLIUS

Accablé par un coup affreux du sort, tu m'envoies un billet arrosé de tes larmes ; jouet des ondes en furie, tu me pries, dans ton naufrage, de te tendre une main amie, et de te rappeler des portes du trépas ; tu m'écris que la divine Vénus ne te permet plus de goûter les douceurs du sommeil sur ta couche solitaire, et que, dans ta douloureuse insomnie, les chants sublimes des anciens poètes ne peuvent charmer tes ennuis. Il m'est doux de te voir rendre justice à mon amitié, et demander à ma muse les consolations dont ton amour a besoin. Mais je ne dois pas, ô Manlius ! te laisser ignorer mes propres chagrins, de peur que tu ne m'accuses de manquer à mes obligations envers un hôte généreux. Apprends donc dans quel abîme d'infortune je suis plongé moi-même ; et n'attends pas d'un malheureux les chants qu'inspire le bonheur.

Au temps où je revêtis la robe virile, où mon joyeux printemps était dans sa fleur, assez alors je m'abandonnai aux folâtres ébats de la jeunesse, et je ne fus pas inconnu à la déesse qui mêle à nos peines une douce amertume. Mais tous ces goûts du bel âge, le deuil où me plonge la mort d'un frère les a éteints en moi. Malheureux que je suis ! ô mon frère ! tu m'es donc ravi pour jamais ! tu emportes toutes mes joies dans la tombe ! avec toi est enseveli l'espoir de notre famille entière! avec toi périssent toutes les félicités que nourrissait sans cesse le bonheur de te posséder ! Ta mort a banni de mon esprit le goût de la poésie, qui naguère faisait mes délices.

Tu m'écris qu'il est honteux à Catulle de rester à Vérone où un galant homme s'efforce en vain de réchauffer ses membres dans sa couche solitaire ; en cela, Manlius, je suis plus à plaindre qu'à blâmer. Daigne donc m'excuser, si, réduit au silence par la perte d'un frère, je ne t'offre pas le tribut que ma muse est désormais incapable d'acquitter. Je n'ai ici avec moi qu'une faible partie de mes écrits, Rome est mon séjour habituel : là est ma demeure, là sont mes pénates, là s'écoule la majeure partie de mon existence. De tous mes portefeuilles un seul à peine m'a suivi à Vérone. Voilà toute la vérité. Garde-toi donc de m'accuser de peu de complaisance ou d'ingratitude, si je ne satisfais pas ta double demande. Que ne m'a-t-il été donné de prévenir tes voeux !

Cependant, ô muses, je ne tairai point les obligations que j'ai à Manlius, ni tous les services qu'il m'a rendus ; et jamais dans sa fuite, le temps n'ensevelira dans la nuit obscure de l'oubli les preuves d'amitié qu'il m'a données. Je vous les confierai : vous, redites-les à des milliers d'autres, et que ces vers en parlent à la postérité la plus reculée. Qu'après la mort de Manlius, son nom soit connu de plus en plus, et que jamais Arachné n'ourdisse sa trame sur l'oeuvre délaissée qui en devait perpétuer le souvenir ; car vous savez, déesses, combien l'astucieuse Vénus m'a causé de soucis, comme elle a déchaîné contre moi sa furie ! Alors que mon sein était aussi brûlant que les roches de l'Etna et les ondes bouillonnantes des Thermopyles ; alors que mes yeux étaient flétris par la douleur, et mes joues inondées de larmes. Tel qu'au sommet escarpé d'un mont, jaillit d'une roche moussue un ruisseau limpide qui, poursuivant son cours sur le penchant de la colline, vient serpenter à travers une route fréquentée, et offrir un agréable soulagement au voyageur fatigué et couvert de sueur, dans cette saison où l'excès de la chaleur fend la terre desséchée ; tel qu'un vent propice, par sa douce haleine, ranime les nautoniers ballottés par la tempête, et dont la voix suppliante implorait déjà Castor et Pollux ; tel Manlius me tendit une main secourable. C'est lui qui ouvrit devant moi un champ plus libre ; c'est à lui que je dois et ma maîtresse et cette demeure, asile de nos mutuels amours, où souvent se rendit la déesse de mon âme, et dont le seuil, effleuré par son joli pied, retentit tant de fois du doux bruit de ses pas. Ainsi jadis, consumée d'amour, Laodamie entra dans le palais de Protésilas, vainement préparé pour un hymen sur lequel le sang sacré des victimes n'avait point d'abord appelé la faveur des dieux : me préserve Némésis, de jamais rien entreprendre sans l'aveu des Immortels !

Laodamie n'apprit que trop combien leurs autels sont altérés d'un sang pieux ; lorsqu'elle vit son époux ravi à ses embrassements, avant que deux hivers et leurs longues nuits d'amour eussent assouvi sa passion, et l'eussent préparée à ce cruel veuvage ! Elles le savaient bien, les Parques, qu'une prompte mort attendait Protésilas, s'il descendait armé aux rivages d'Ilion : car alors l'enlèvement d'Hélène appelait l'élite de la Grèce sous les murs de Troie. Funeste Troie ! commun tombeau de l'Europe et de l'Asie, toi qui ensevelis sous tes cendres tant de héros et de hauts faits ! C'est aussi toi qui causas le funeste trépas de mon frère. O malheureux frère ! la mort t'a donc ravi la douce lumière des cieux ; avec toi est descendu dans la tombe l'espoir de notre famille entière ; avec toi périssent toutes les félicités que nourrissait sans cesse le bonheur de te posséder ! Hélas ! ce n'est point parmi nos sépultures honorées, auprès des tombeaux de tes ancêtres que repose ta cendre, mais le rivage maudit et détesté de Troie te retient loin de nous, dans le sein d'une terre étrangère, aux extrémités du monde !

Contre cette ville funeste coururent, dit-on, de tous les pays de la Grèce, ces jeunes guerriers, qui abandonnèrent leurs foyers domestiques, pour troubler la joie de Pâris et de sa maîtresse adultère, et les empêcher de goûter en paix les plaisirs d'un coupable amour. Ce fut alors, belle Laodamie, que le sort te ravit l'époux qui t'était plus cher que la vie, plus cher que toi-même ; tel était l'abîme où t'avaient entraînée les tourbillons furieux d'un amour passionné : moins profond était, si l'on en croit les fables de la Grèce, le gouffre ouvert, près de Phénée, par le fils supposé d'Amphitryon ; lorsque, par l'ordre d'un tyran cruel, il creusa les entrailles d'une montagne, pour dessécher le sol fangueux du marais de Stymphale, et perça de ses flèches inévitables les monstres qui habitaient ces rives ; travaux qui ouvrirent à un dieu nouveau les portes de l'Olympe, et épargnèrent à Hébé une longue virginité. Oui, l'amour qui apprit à ton coeur, jusqu'alors indompté, à porter le joug, était plus profond encore que le gouffre creusé par Hercule. Moins vive est la joie que cause à son père, accablé par le poids des ans, la fille unique qui lui donne un tardif héritier, dont le vieillard se hâte d'inscrire le nom dans son testament, afin de lui transmettre l'héritage de ses aïeux, et de tromper la joie impie d'un avide collatéral, qui, comme un vautour dévorant, planait déjà sur sa tête blanchie par l'âge ; moins ardents sont les transports que ressent pour son tourtereau la tourterelle qui prodigue plus de baisers que l'amante la plus passionnée. Oui, Laodamie, une fois unie au blond Protésilas, tu surpassas les fureurs de la tourterelle elle-même.

Aussi tendre, ou guère moins, était la lumière de ma vie, lorsqu'elle vint se jeter dans mes bras : autour d'elle voltigeait l'Amour, vêtu d'une brillante tunique. Peut-être la coquette ne se borne pas aux hommages de Catulle, mais supportons, sans nous plaindre, quelques légers caprices de ma maîtresse, et n'allons pas nous rendre importun par une sotte jalousie. Junon elle-même, la plus puissante des déesses, eut souvent à gémir des outrages journaliers d'un époux, et les nombreuses infidélités de Jupiter ne lui étaient que trop connues. Mais il est impie de se comparer aux dieux ; et gardons-nous d'imiter le ton grondeur d'un vieux père. D'ailleurs, ce n'est pas l'auteur de ses jours qui l'a par la main conduite dans ma maison embaumée, pour la recevoir, des parfums de l'Assyrie ; mais elle s'échappa furtivement des bras mêmes de son époux dans cette nuit d'ivresse où elle me prodigua tous les trésors de son amour. Ah ! n'est-ce pas assez pour moi d'obtenir d'elle un jour, un seul jour, qui mérite d'être marqué d'un signe plus fortuné ?

Accepte le tribut de ces vers, cher Manlius : c'est tout ce que j'ai pu faire pour te prouver ma reconnaissance de tant de bienfaits ; puissent-ils préserver ton nom de la rouille des âges ; que le jour les redise au jour, l'année à l'année, le siècle au siècle ; que les dieux y ajoutent les faveurs sans nombre dont autrefois Thémis comblait les mortels vertueux ! Soyez heureux, et toi, et ta maîtresse, et ta maison, théâtre de nos joyeux ébats, et toute ton existence ; et celui qui me procura ton amitié, source première de toutes mes félicités ; et surtout, et avant tous les autres, cette lumière de mon âme, qui m'est plus chère que moi-même, et dont l'existence me fait apprécier le bonheur de vivre.


Traduction d'Héguin de Guerle (1862)
Illustrations de A.F. Cosÿns (1928)