ELEGIE I
A TULLUS

Les beaux yeux de Cynthie, en mon malheureux coeur,
De mes premiers désirs enflammèrent l'ardeur,
Et l'Amour ce jour-là dompta mon âme altière ;
Son pied victorieux m'inclina vers la terre.
Depuis un an je vis, sans projets arrêtés,
Devenu l'ennemi des pudiques beautés.
Le temps ne peut calmer le mal qui me dévore.
J'ai contre moi les dieux et mon malheur encore.

Hippomène empressé, par des soins assidus,
Vainquit dans ses rigueurs la fille de Jasus.
Hors de lui, sur les rocs sauvages d'Arcadie,
Gémissant, il errait. Aux monts de Parthénie
Le virent bien souvent les monstres des forêts,
Poursuivi par Hylée et blessé par ses traits.
A la fin il soumit la légère Atalante ;
Tant prière et bienfaits peuvent sur une amante !
L'Amour, sourd pour moi seul, n'écoute plus ma voix ;
Il ne reconnaît plus ses routes d'autrefois.

O vous dont l'art s'applique à détacher la lune,
Par vos enchantements à fixer la fortune,
De ma dure maîtresse amollissez le coeur ;
Que la sienne en ses traits surpasse ma pâleur,
Et je croirai dès lors, à de pareilles preuves,
Que vous pouvez changer les astres et les fleuves.
Vous, dans vos soins tardifs, pour mon abattement,
Trouvez à mes douleurs quelque soulagement.
Avec force employez et le fer et la flamme,
Mais que mon désespoir s'exhale de mon âme !
Poussez-moi sur les mers, en de lointains climats
Où jamais la beauté ne viendra sur mes pas.

Vous dont jamais la voix en vain le ciel n'invoque,
Vivez à Rome, heureux d'un amour réciproque.
Pour moi, la sombre nuit,je supporte, et le jour,
Les assauts de Vénus, les fureurs de l'Amour.
Evitez mon malheur. Pour de nouvelles chaînes,
Gardez-vous de changer vos tourments et vos peines.
Insensé qui voudrait mépriser cet avis !
Ses mépris de grands maux seraient bientôt suivis.

ELEGIE II
A CYNTHIE

Pourquoi couvrir ton chef d'ornements superflus,
Etaler à nos yeux de Cos les fins tissus,
Des parfums d'Orient charger ta tête chère,
Rechercher les produits d'une terre étrangère,
Ou bien enfin pourquoi d'un éclat emprunté
Dissimuler ainsi ta grâce et ta beauté ?
Le fard ne convient point à ta belle figure ;
L'Amour nu n'a besoin ni d'art ni de parure.
Vois le sol s'émailler de ses riantes fleurs,
Et le lierre étaler le vert de ses couleurs ;
L'arbousier est plus beau dans l'antre solitaire ;
Les courants à leurs eaux donnent libre carrière ;
Sans apprêts le rivage à nos yeux est brillant,
Et l'oiseau, pour charmer, n'a pas appris le chant.

Des enfants de Léda, les filles de Leucippe
Ne domptaient point les coeurs avec un tel principe.
Sur les bords paternels, d'Idas ni de Phébus
Ne triomphait ainsi la fille d'Evénus.
Une couleur, du vrai de tout point ennemie,
Fit-elle par Pélops ravir Hippodamie ?
Ce furent des attraits et des couleurs sans fard,
Comme en trouva jadis Apelle dans son art.
Pour vaincre des héros, ces beautés si parfaites
Sur l'unique pudeur basèrent leurs conquêtes.
Auprès de toi serai-je à ces noms inférieur ?
Pour qui t'aime il suffit de ta propre valeur.

C'est pour toi qu'Apollon dispose de sa lyre ;
Sur un rythme aonien Calliope t'inspire ;
Tu mets dans tes discours les charmes de Phébus ;
Minerve, pour t'orner, s'entend avec Vénus.
Riche de leurs faveurs, tu seras, ma Cynthie,
Loin d'un luxe importun, le bonheur de ma vie.

ELEGIE III
SUR CYNTHIE

Telle, sur le rivage où la laissait Thésée,
Ariadne dormait de chagrin épuisée ;
Telle aussi se livrait à son premier repos
Andromède arrachée à de cruels assauts ;
Ou telle, aux bords fleuris des eaux de Thessalie,
Tombe encor la prêtresse à Bacchus asservie ;
Telle goûtait Cynthie un paisible sommeil,
Sur sa tremblante main penchant son front vermeil,
Lorsque, revenant tard, alourdi par l'ivresse,
De torches précédé j'entrais chez ma maîtresse.

L'excès du vin n'a pas égaré mon esprit ;
J'approche, à peine osant l'effleurer sur son lit,
Quoiqu'en proie à l'ardeur que Cupidon m'inspire,
Autant qu'aux feux brûlants de Bacchus en délire.
Bien que ces puissants dieux veuillent que dans mes bras,
Nouveau triomphateur, je baise tant d'appas,
Je tremble de troubler la beauté qui sommeille
Et d'encourir encor ses fureurs de la veille ;
Aussi je suis debout, la dévorant des yeux,
Comme Argus surveillait Io contre les dieux.
Détachant de mon front des fleurs pour sa parure,
Je ramène tantôt sa large chevelure,
Tantôt, dans mon bonheur, d'une furtive main,
Je mesure, en tremblant, le contour de son sein ;
Inutile présent, roulant sous ma caresse,
Quand dans l'ingrat sommeil sa poitrine s'affaisse !
Et quand sa bouche rend le plus léger soupir,
Un noir pressentiment vient alors m'assaillir,
Pensant que dans un rêve, en de soudaines craintes,
Peut-être elle est d'un autre à subir les étreintes.

Mais la lune glissant vient, à l'intérieur,
Doucement sur ses yeux promener sa lueur.
Cynthie, à ses rayons, soulève sa paupière,
Et, sur son lit penchée, exhale sa colère :

«Enfin, c'est aux refus d'une autre que je dois
De posséder encor l'ingrat que je reçois !
Oses-tu m'apporter, quand l'aurore est venue,
Les restes d'une nuit qui m'était toute due ?
En retour puisses-tu, trop infidèle amant,
Eprouver tous les maux que mon âme ressent !
Pour vaincre le sommeil ou charmer ma tristesse,
De la lyre aux tissus ma main passait sans cesse,
Et loin de toi, plaintive et seule en ma maison,
Je maudissais l'auteur de mon triste abandon,
Lorsque, étendant sur moi son aile bienfaisante,
Morphée a seul tari les pleurs de ton amante».

ELEGIE IV
A BASSUS

Bassus, c'est pour éteindre ou ralentir mes flammes
Que tu viens m'exalter autant de belles femmes !
De grâce, laisse-moi, fidèle en mes amours,
Sous un joug qui me plaît, couler en paix mes jours.
Porte au ciel, tu le peux, la fille de Nictée,
Hermione dans Sparte ainsi qu'elle vantée.
Ces astres adorés dans les siècles passés,
Quels qu'ils soient, seront tous par Cynthie effacés,
Et, honte à qui voudrait mettre, en sa hardiesse,
De communes beautés plus haut que ma maîtresse !

Son visage est le moindre aliment de mes feux,
Car elle a des trésors plus faits pour rendre heureux,
Un beau corps, la pudeur qui voile tout son être,
Et, des charmes secrets que, seul, je puis connaître.
Aussi plus tes efforts sont nombreux et puissants,
Plus tu grandis, Bassus, la foi de nos serments.
Un châtiment fameux suivra cette infamie ;
Tu trouveras en face une ardente ennemie,
Qui, d'un si grand forfait gardant le souvenir,
En m'éloignant de toi, saura bien te punir.
Chaque jeune Romaine, aidant à sa vengeance,
Fermera devant toi la porte à la clémence ;
Nul temple, nul endroit accessible à ses pleurs,
Qui ne soit contre toi hanté dans ses fureurs,
Car perdre mon amour, vivre sans ma tendresse,
Serait pour ma Cynthie un excès de tristesse.
Ah ! puissé-je toujours, dans ses embrassements,
Ignorer l'abandon et les chagrins cuisants !

ELEGIE V
A GALLUS

Cesse, envieux ami, l'importune prière,
Et de front tous les deux suivons notre carrière.

Insensé ! tu prétends éprouver mes tourments !
Mais c'est vouloir brûler des feux les plus ardents,
A des maux inconnus sacrifier sa vie,
Ou boire les poisons produits en Thessalie.

Ma maîtresse n'est point empressée à tous voeux,
Et ses emportements sont toujours sérieux.
Si pour toi de faveurs elle n'est point avare,
Tremble, tu ne sais pas l'ennui qu'elle prépare.
Elle seule soumet les plus farouches coeurs.
Au lieu d'un doux sommeil tu n'auras que des pleurs.
Que de fois méprisé, faible devant l'offense,
Ami, tu fléchiras, évitant sa présence !
Je verrai ton chagrin, j'entendrai tes sanglots ;
Ta pâleur sur tes traits révélera tes maux,
Car tu ne pourras plus t'exprimer pour te plaindre,
Malheureux, méconnu, capable de tout craindre !
Ah ! de Cynthie alors tu connaîtras l'humeur.
De ses cruels refus maudissant la hauteur,
De mes traits altérés tu sauras le mystère,
Et de cette maigreur de ma personne entière.
Ne te repose pas sur tes nobles aïeux :
Les tableaux enfumés pour l'amour sont des jeux.
Si jamais le secret de ta flamme transpire,
D'un public dédaigneux supportant la satire,
Vainement tu viendras réclamer du repos
Près d'un coeur impuissant à supporter ses maux,
Et tous les deux, amants épris des mêmes charmes,
Nous ne pourrons, hélas ! que confondre nos larmes.
De Cynthie, ô Gallus, ignore les ardeurs ;
Car elle fait payer chèrement ses faveurs.

ELEGIE VI
A TULLUS

Sur tes pas je pourrais franchir le mont scythique
Et de la mer Egée et de l'Adriatique,
Avec toi, cher Tullus, braver les flots amers ;
Je pourrais de Memnon traverser les déserts ;
Mais les embrassements de ma belle maîtresse,
Ses reproches, la nuit, se succédant sans cesse,
Ses prières, ses pleurs, tout m'attache à ces lieux.
Mon départ lui ferait méconnaître les dieux ;
Ce n'est plus ma Cynthie, ose-t-elle me dire,
Et d'un coeur délaissé le sien a toute l'ire.

Je ne puis un instant supporter sa douleur ;
Je ne veux dans l'amour ni trêve ni froideur.
Et que me font à moi d'Athènes la science
Et de l'antique Asie et richesse et puissance,
Si Cynthie a maudit ma nef ? S'il faut la voir
De ses doigts sur son front graver son désespoir,
Ou me dire qu'aux vents j'ai jeté sa tendresse,
Ou qu'un monstre est l'amant qui trahit sa promesse ?
Venge les alliés de Rome, et, si tu peux,
Chez ces peuples, Tullus, surpasse tes aïeux.

Ton coeur pour la patrie en tout temps sous les armes
Ignore de l'amour la puissance et les charmes.
Puisses-tu, ne cédant jamais à ses fureurs,
Vivre exempt des soucis qui provoquent mes pleurs
Mais souffre que, mon âme à ses lois asservie,
Je passe sous son joug le reste de ma vie,
Confondu dans les rangs de ces mortels heureux
Sur lesquels Cupidon épuisa tous ses feux.
Je ne sais pas aux camps disputer la victoire ;
Aux combats de l'amour se doit borner ma gloire.

Mais que tu doives voir la riante Ionie,
Ou les bords du Pactole, en la riche Lydie ;
En quelque lieu des mers, Tullus, ou de la terre
Que te porte jamais la fortune prospère,
Si de ton souvenir mon nom n'est pas banni,
Sache que je vivrai sous un astre ennemi.

ELEGIE VII
A PONTICUS

De Thèbes dans tes vers tu chantes les combats,
Des frères ennemis la rage armant le bras,
Et tu prétends lutter contre le vieil Homère,
Ponticus. Qu'à tes chants le destin soit prospère.
Pour moi, je continue à célébrer l'amour
Et contre ses rigueurs à lutter chaque jour.
J'écoute mes douleurs autant que mon génie
En déplorant les maux de ma première vie.
C'est là mon seul travail : tel est mon seul désir,
C'est par là que j'entends vivre dans l'avenir.
Je veux que la beauté proclame ma tendresse,
Ma constance à servir une dure maîtresse,
Et qu'à leur tour aussi les amants malheureux
Trouvent dans mes chagrins une leçon pour eux.

Si l'Amour t'atteignait, et, le ciel me protège !
T'inspirait pour Cynthie une ardeur sacrilège,
Alors désespéré d'un effort impuissant
Pour dire des combats sous sept chefs renaissant,
Vainement tu voudras demander à ta lyre
Des vers tendres et doux que, seul, l'Amour inspire.
Tu me verras alors devenir grand soudain,
Aussi grand que ne fut nul poète romain.
Oui, les jeunes amants inscriront sur ma pierre :
«Ci-gît de nos fureurs le peintre qu'on révère».

Crains donc de rabaisser et mon genre et mes vers,
Et d'un amour tardif ignore les travers.

ELEGIE VIII
A CYNTHIE

Mes soucis ne sauraient t'arrêter, insensée !
Properce vaut-il moins qu'une terre glacée !
Un étranger est-il d'un tel prix près de toi
Que tu braves les vents pour t'enfuir loin de moi ?
Soutiendras-tu les flots de la mer en furie ?
Au lit dur d'un vaisseau dormiras-tu, Cynthie ?
Ton petit pied mignon, sous de nouveaux climats,
Pourra-t-il supporter la neige et les frimas ?
Que les astres des mers, redoublant les orages,
Tiennent tes matelots oisifs sur les rivages ;
Que les vents ennemis, en dépit de mes voeux,
Ne te poussent jamais loin de ces bords heureux,
Ou du moins puissent-ils suspendre leur colère
Si jamais ton vaisseau vogue sur l'onde amère.
Au rivage désert, fixe, puis-je te voir
Partir et, délaissé, taire mon désespoir,
Cruelle !... Si tu veux consommer ton parjure,
Que la fille des flots t'offre une route sûre ;
Que la rame, fendant le pur cristal de l'eau,
Jusqu'au port d'Oricie amène ton vaisseau.

Pour moi, toujours fidèle à ma première flamme,
Au seuil de ta maison j'épancherai mon âme ;
A chaque matelot je dirai chaque jour :
«Dans quel port est caché l'objet de mon amour ?
Qu'il vive, leur dirai-je, aux bords d'Antarycie,
Ou chez les Héléens, c'est toujours ma Cynthie ;
C'est ma Cynthie, à moi, de droit, par son serment».
O bonheur ! elle cède aux pleurs de son amant.
Que périsse l'espoir de la livide envie !
Ce voyage fatal déplaît à ma Cynthie.
Elle a tout mon amour ; je possède le sien ;
Rome et puissants Etats sans moi ne lui sont rien.
Avec moi partager un lit qui nous suffise ;
Dans quelques tristes lieux que le sort nous conduise,
Jouir de ma tendresse est un bien qui vaut plus
Pour elle que l'Elide ou l'or d'Oenomaüs.
Les présents d'un rival, augmentant à toute heure,
Ne peuvent l'enlever à ma pauvre demeure.
Aux beaux tissus, à l'or jamais je n'eus recours ;
Mes vers seuls ont conquis l'objet de mes amours.
Apollon, les neuf Soeurs soutiennent la tendresse.
Je dois à leurs faveurs ma divine maîtresse.
Le jour, ou quand la nuit me vient clore les yeux,
Oui, je puis élever mon front jusques aux cieux,
Car sans craindre un instant que tu me sois ravie,
Jusqu'au dernier soupir je t'aurai, ma Cynthie.

ELEGIE IX
A PONTICUS

Je te l'avais bien dit, trop imprudent railleur,
Qu'un jour l'Amour viendrait faire plier ton coeur ;
Et te voilà soumis, aux pieds d'une maîtresse,
D'une esclave qu'acquit naguère ta largesse.
Sans Apollon je peux nommer les jouvenceaux
Que chaque belle met sous son joug ; à mes maux,
A mes pleurs, aux tourments, je dois l'expérience.
Puissé-je de l'Amour ignorer la science !

Que te sert d'avoir dit sur un sublime ton
La ville qu'éleva la lyre d'Amphion ?
Mimnerme dans l'amour peut autrement qu'Homère ;
Seuls, les chants amoureux à l'Amour peuvent plaire.
Cours enterrer ton oeuvre et daigne consentir
De la jeune Romaine à charmer le loisir.

Que ferais-tu devant une maîtresse altière ?
Tu puises maintenant au sein d'une rivière ;
Tu ne connais encor ni flamme ni pâleur ;
Des premiers feux à peine éprouves-tu l'ardeur.

Quand viendra le moment, les tigres d'Arménie,
La roue et les liens seront doux à ta vie.
Tu les préféreras aux traits de cet enfant
Qui te fera souscrire à ses voeux, chaque instant.
Si d'une main il semble autoriser la fuite,
L'autre dans ses filets nous ramène de suite.

Sache d'une maîtresse apprécier l'ardeur ;
Elle cède souvent pour dominer ton coeur.
Alors à nos regards elle s'offre sans cesse ;
On ne peut plus ailleurs diriger sa tendresse.
Nous ne voyons l'Amour que piqués jusqu'au vif.
Pour d'incessants baisers ne deviens pas captif.
Les caresses pourraient amollir pierre et chêne ;
Elles vaincront bien mieux notre nature humaine.

Quoique honteux, confie à ma foi ton malheur ;
Des chagrins partagés nous soulagent le coeur.

ELEGIE X
A GALLUS

Délicieuse nuit ! confident de tes pleurs,
J'ai vu, mon cher Gallus, tes premières ardeurs.
Nuit heureuse au-dessus de ce que l'on peut croire,
Que de fois tu viendras t'offrir à ma mémoire !

Je t'ai vu défaillir aux bras de Lycoris,
Par mots entrecoupés rappeler tes esprits.
Le sommeil accablait ma pesante paupière ;
La lune, dans le ciel, avançait sa carrière ;
Je n'ai pu cependant m'éloigner de vos jeux,
Tant vos bouches brillaient tour à tour de vos feux.

Mais puisque tu m'as pu laisser voir ton ivresse,
En échange reçois le prix de ma tendresse.
J'ai su de vos ardeurs conserver le secret,
Mais je puis être encor plus qu'un ami discret.
Je sais près d'un amant ramener une amante,
Surmonter la rigueur d'une porte trop lente ;
Je puis d'un mal récent soulager la douleur ;
Des remèdes ma voix est toujours le meilleur.
Ma maîtresse m'apprit ce qu'on doit ou non faire,
Sous l'Amour j'étudiai l'art d'aimer et de plaire.
Garde-toi de combattre une mauvaise humeur ;
Sois souple, et, sans garder un silence boudeur,
Accueille avec plaisir et demande et prière ;
Ne réponds aux bontés jamais d'un ton sévère.
Méprisée, une amante éclate en sa fureur ;
Offensée, elle tient la vengeance en son coeur.

Plus tu seras modeste et doux pour ta maîtresse,
Et plus tu jouiras de sa vive tendresse.
Pour être heureux avec une même beauté,
Sache vivre plein d'elle et fuir ta liberté.

ELEGIE XI
A CYNTHIE

Se peut-il qu'oubliant nos nuits voluptueuses
Tu parcoures Baie et ces rives fameuses
Où d'Alcide les pieds s'ouvrirent un chemin !
Tu visites ces lieux que tenaient sous sa main
Le conquérant Thesprote, ou le cap de Misène.
Peux-tu de notre amour briser la douce chaîne ?
Par ses transports menteurs quelque rival pervers
M'envierait-il, dis-moi, la gloire de mes vers ?
Ah ! si du moins ta rame, à nos rives fidèles,
Sur le lac du Lucrin dirigeait ta nacelle,
Ou si ta main, fendant le calme de son eau,
En recouvrait ton corps comme d'un clair manteau !
Peut-être, d'un amant, femme à moitié vaincue,
Tu provoques l'ardeur, mollement étendue,
Comme on voit oublier les dieux et sa candeur
La pupille échappée aux yeux de son tuteur.

Mes plaintes, je le sais, rien ne les justifie ;
Mais en amour on tremble autant que pour sa vie.
Si ma lettre t'apporte une ombre de douleur,
Pardonne-moi ; la crainte avait troublé mon coeur.
Ah ! j'aime ma Cynthie à l'égal d'une mère,
Et seulement par toi l'existence m'est chère ;
Cynthie est ma patrie ; elle est, dans mes amours,
Mes parents, et ma joie, et la paix de mes jours,
Et je dois tour à tour ou bonheur ou tristesse
Aux rigueurs de Cynthie ou bien à sa tendresse.
Je t'en conjure, fuis ces pays séducteurs
Qui de nombreux amants provoquèrent les pleurs.
Périsse cette terre où les plus chastes femmes
Souillèrent leur amour dans des plaisirs infâmes !

ELEGIE XII
A UN AMI

Pourquoi me reprocher ma paresse toujour
Et me dire qu'ici m'enchaîne mon amour !..
Je n'ai plus dans ses bras l'aliment de ma flamme,
Sa voix ne me vient plus faire tressaillir l'âme,
Et le coeur de l'ingrate est de mon coeur aimant
Aussi loin que d'Hippane est le fleuve Eridan.

Il fut un temps, jadis, où mon coeur sut lui plaire.
Personne ne l'aima d'un amour plus sincère,
Mais l'envie, ou peut-être un dieu, pour mon malheur,
Fit germer au Caucase un philtre empoisonneur.
Pour moi quel changement ; et comme un long voyage
D'une femme aussitôt fait un être volage !
Je vois, seul, s'écouler la longueur de la nuit ;
De mes plaintes sans fin, seul, je perçois le bruit !
Heureux qui peut pleurer au sein de sa maîtresse !
L'Amour aime les pleurs ; heureux, dans sa tristesse,
L'amant trompé, qui peut fuir un coeur dédaigneux,
Et pour un nouveau joug former de nouveaux noeuds !
Pour moi, dans mon amour toujours resté fidèle,
Je n'aimai que Cynthie et je n'aimerai qu'elle.

ELEGIE XIII
A GALLUS

Tu vas, encor, Gallus, c'est le cours ordinaire,
Jouir en me voyant délaissé, solitaire.
Je n'éprouverais pas, perfide, un tel bonheur.
Qu'une amante jamais ne t'enlève son coeur !
Tu grandis ton renom à tromper tes amantes ;
Mais quand rien ne fixa tes flammes inconstantes,
Tardivement épris d'un amour sérieux,
Tu pâlis, tu fléchis devant les premiers feux.
Des coeurs abandonnés poursuivant l'infortune,
Une femme prendra la défense commune ;
Elle saura calmer ton désir indompté
Et t'enlever le goût de ta légèreté.
J'ai vu ; ce ne sont pas de vaines conjectures,
Et tu ne prétends pas nier des choses sûres ;
Sur son sein je t'ai vu placé languissamment
Chercher un mot d'espoir, soumis et suppliant,
Et vouloir pour ce mot abandonner la terre !...
Ce que j'ai vu de plus, ma pudeur doit le taire.

De vos embrassements telle était la fureur
Que je n'ai pu moi-même arrêter votre ardeur.
Avec de tels transports, sous le nom d'Enipée,
Jamais le dieu Pluton n'assiégea Salmonée ;
Hercule sur l'Oeta ne fut jamais brûlé
De feux si violents pour la divine Hébé.
Il a suffi d'un jour à cette rude amante
Pour te tout consumer de sa flamme brûlante ;
Elle n'a point souffert tes précédents mépris ;
Sans espoir d'échapper, Gallus, te voilà pris.
Il est vrai, Lycoris, autant que Léda belle,
Des filles de Léda soutient le parallèle !
Des filles d'Inachus le regard gracieux
Moins qu'elle charmerait le puissant roi des cieux !

Puisqu'à mourir d'amour mon cher Gallus s'apprête,
Use de ton bonheur, jouis de ta conquête,
Et, lorsque tu subis une nouvelle erreur,
Que Lycoris ait tout pour réjouir ton coeur.

ELEGIE XIV
A TULLUS

Etendu près du Tibre et dans un doux repos,
Aux coupes de Mentor versez le vieux Lesbos ;
Contemplez sur la mer vos nombreuses galères
Glissant diversement ou lentes ou légères,
Et leurs mâts vers le ciel élevant leurs sommets
Semblables à ces bois qui couvrent les forêts.
Tous vos biens valent moins que ne vaut ma tendresse ;
Mon amour est plus grand que n'est votre richesse.
Que Cynthie à mes voeux abandonne la nuit,
Qu'elle se livre à moi lorsque l'ombre s'enfuit ;
Le Pactole à mes pieds roule l'or de ses ondes ;
J'ai les trésors cachés au sein des mers profondes.
Les rois même seront de mon bonheur jaloux.
Puissent durer toujours des plaisirs aussi doux !
Sans amour il n'est pas d'heureux dans l'opulence ;
Nul bien si de Vénus poursuit l'indifférence.
Vénus peut des héros abattre les grands coeurs,
Dans une âme impassible apporter les douleurs,
Franchir les seuils dorés des portes opulentes,
Se venger contre un lit aux couleurs éclatantes
Et s'attacher au flanc d'un amant malheureux,
Sans respecter l'orgueil des tissus précieux.
Que Vénus me protège et je rirai sans cesse
Des rois, d'Alcinoüs et de toute richesse.

ELEGIE XV
A CYNTHIE

Si ta légèreté me portait à tout craindre,
J'ignorais qu'à ce point elle pourrait atteindre.
Tu me vois menacé des maux les plus affreux,
Et, froide, tu remets l'ordre dans tes cheveux,
Et sans que rien ne vienne assombrir ta figure,
Tu cherches les bijoux séant à ta parure ;
De riches diamants tu constelles ton sein,
Comme une jeune épouse au jour de son hymen.

En le voyant partir, non, Calypso muette
Ne quitte pas ainsi l'objet de sa conquête ;
Bien longtemps, attristée, elle le suit des yeux
Sur la mer, en pleurant, en un désordre affreux,
Et, sans aucun espoir de revoir son visage,
Son coeur de ses plaisirs lui retraçait l'image ;
La veuve d'Alcméon, dans un juste courroux,
Sacrifia son sang aux mânes d'un époux ;
Hypsipyle à Jason resta toujours fidèle ;
Les flots, en emportant le héros bien loin d'elle,
L'absence, rien ne put triompher de son coeur,
Et, triste, elle aima mieux mourir de sa langueur ;
Evadné, cet honneur des femmes de la Grèce,
Au bûcher d'un mari consuma sa tendresse.
Ces exemples en rien n'ont pu te convertir.
Tu ne veux point briller aux siècles à venir !...
Cesse d'avoir recours à de nouveaux parjures ;
Crains d'éveiller les dieux oubliant tes injures,
Cynthie ; ah ! crains qu'un jour de plus affreux malheurs
Sur le sort d'un amant ne t'arrachent des pleurs...
Que ton coeur n'ait pour moi point de haine profonde,
Et nul fleuve à la mer ne roulera son onde,
Et, de l'ordre établi renversant les raisons,
Le destin changera la marche des saisons,
Avant que tes beaux yeux qui trompèrent ma flamme
Perdant rien du pouvoir qui captive mon âme.

Tu disais : «Si je mens, qu'arrachés à mon front,
Ils tombent sous ta main pour venger ton affront».
Et cependant tu vois le soleil qui t'éclaire,
Et, coupable, sans peur, tu fixes la lumière !
Qui donc te contraignait à changer de couleurs,
Et, toujours insensible, à répandre des pleurs ?

Que le mal qui me tue à l'amant trop fidèle
wApprenne à peu compter sur la foi d'une belle.

ELEGIE XVI
LA PORTE QUI PARLE

Moi qui m'ouvrais jadis aux triomphes des grands
Et qui d'une vestale avais les sentiments,
Aux chars des conquérants je n'étais qu'exposée,
Des larmes des captifs seulement arrosée ;
Je n'ai plus maintenant, dans la nuit, qu'à gémir
Des coups des libertins qui viennent m'assaillir ;
Et d'amants éconduits la preuve trop certaine
M'indique, chaque jour, à la risée humaine.
Puis-je, ainsi méprisée, en l'état où je suis,
D'une maîtresse, hélas ! sauvegarder les nuits ?
Il est vrai, son honneur ne l'occupe plus guère.
Les désordres du siècle ont seuls droit de lui plaire.

Pourtant, sans prendre part à son chagrin cuisant,
Je ne puis écouter les plaintes d'un amant
Qui de vers langoureux m'importune sans cesse,
Et dont l'accent plaintif nul repos ne me laisse :
O porte, me dit-il, plus cruelle cent fois
Que l'ingrate ! pourquoi résister à ma voix ?
Ne t'ouvriras-tu donc jamais à ma tendresse ?
Ne livreras-tu point passage à ma tristesse ?
Ne trouverai-je ici nul terme à mon chagrin ;
Et sur ton seuil faut-il que je dorme sans fin ?
L'astre, pendant la nuit, qui fournit sa carrière,
L'aurore me voit là, près de toi, sur la pierre,
O porte sans pitié, lorsqu'en larmes je fonds,
Rien ne peut triompher du calme de tes gonds.

Si, glissant à travers une fente légère,
Ma faible voix venait à celle qui m'est chère !
La Sicile a des rocs moins durs que n'est son coeur ;
Sans doute que l'acier offre moins de rigueur,
Pourtant si mes soupirs arrivaient à ses charmes,
La pitié lui ferait répandre quelques larmes.
Un autre maintenant dans ses bras est heureux,
Et le zéphyr des nuits emporte tous mes voeux.
De mes chagrins toi seule es la cause première,
Porte insensible aux dons ainsi qu'à la prière.
Quoiqu'en courroux elle ait peu de ménagement,
Tu n'as jamais souffert de ma langue pourtant,
Et, faut-il qu'inquiet, dans ma dure insomnie,
Sur un froid carrefour, je coule ainsi ma vie !
Souvent, en ton honneur j'ai composé des chants ;
Sur tes marches gravé des baisers tout brûlants ;
Que de fois, à genoux, j'ai d'une main furtive,
A ton seuil, déposé mon offrande votive !

Tous, vous les connaissez, infortunés amants,
Les plaintes de l'oiseau prévenant les doux chants.
Les larmes de vos yeux, les moeurs de ma maîtresse
Me font subir ainsi des reproches sans cesse.

ELEGIE XVII
A CYNTHIE

Mes voeux montent en vain sur cet ingrat rivage ;
Cassiope jamais n'y montre son visage ;
Mais, puisque j'ai pu fuir, c'est avec cent raisons
Que, seul, j'adresse ici ma plainte aux alcyons
Et qu'ensemble les vents se liguent pour Cynthie.

Ils soufflent derechef pour menacer ma vie.
Si le ciel n'intervient, ce rivage nouveau
Deviendra pour mon corps un indigne tombeau.
Par tes voeux, ô Cynthie, apaise leur colère.
Mes tourments sur les flots ont dû te satisfaire !
Ah ! pourrais-tu sans pleurs apprendre mon destin,
Ou presser, sans gémir, ma cendre sur ton sein ?
Périsse le mortel qui, sur la plaine amère,
Le premier dirigea sa rame et sa galère !

Devant ta beauté rare, il valait mieux pour nous
D'une rude maîtresse essuyer le courroux
Que d'aller, inconnu, sur une mer barbare
Implorer le secours des enfants de Tindare.
Si près de toi la mort, en terminant mes pleurs,
Avait de mon amour enterré les douleurs,
Cynthie aurait de fleurs orné ma sépulture,
Et sur mon froid tombeau coupant sa chevelure,
Elle aurait invoqué les mânes d'un amant,
Pour qu'à mon corps le marbre eût été moins pesant.

0 filles de Doris, nymphes des mers profondes,
Poussez légèrement mon vaisseau sur les ondes,
Et si l'Amour chez vous porta jamais ses pas,
En son nom, ramenez le calme en vos Etats.

ELEGIE XVIII
A CYNTHIE

Ces déserts sont muets devant ma plainte amère,
Zéphyr anime seul ce séjour solitaire,
Et l'on peut à ces lieux confier ses secrets
A moins que les rochers ne restent plus discrets.

De tes premiers dédains quelle est donc l'origine,
La cause des sanglots qui brisent la poitrine
De l'amant qui régnait naguère sur ton coeur ?
D'où vient de ton amour la nouvelle froideur ?
Qu'ai-je fait ? Subis-tu l'effet de quelque charme,
Ou crains-tu de ma part un amour qui t'alarme ?
Ah ! reviens, s'il est vrai que nulle autre après toi
De sa beauté jamais ne m'imposa la loi !
Non, malgré ta rigueur contre moi trop sévère,
Jamais à ce degré ne viendra ma colère ;
Non, je n'irai jamais par ce crime odieux
De tes larmes ternir l'éclat de tes beaux yeux.
Mais de mon inconstance où vois-tu quelque signe ?
Lis-tu sur mon visage un trait qui la désigne ?
Amants de vos forêts, vous m'en êtes témoins,
Hêtres ! et vous, hauts pins, de Pan les tendres soins !
Que de fois j'ai tracé son nom sur votre écorce !
Que je l'ai dit souvent sous votre ombre avec force !
Victime accoutumée à tant de cruauté,
Sans répondre à l'outrage ou braver sa fierté,
A vous seuls j'ai commis le secret de ma peine.
Instruit à tout souffrir sans trahir l'inhumaine,
A travers les rochers, auprès des clairs ruisseaux,
Je trouve, solitaire, un remède à mes maux,
Et, malgré les tourments qui sur moi peuvent fondre,
Au seul chant des oiseaux ma plainte vient répondre.

ELEGIE XIX
A CYNTHIE

Cynthie, oh non ! la mort ne me parait pas dure ;
Je consens à payer tribut à la nature,
Mais je crains au bûcher de perdre ton amour,
Et ce penser me rend affreux le dernier jour.

Mon coeur brûla pour toi d'une flamme trop tendre,
Pour que tu ne sois plus vivante dans ma cendre.
Dans les lieux ténébreux, le froid du noir trépas
N'éteignit point l'ardeur du roi Protésilas.
Pour jouir des baisers de sa Léodamie,
Il revit son palais aux champs de Thessalie.
Pour moi, même entouré des beautés d'Ilion,
Quelque ingrate pourtant que tu sois, ces forêts,
Ces déserts rediront ma Cynthie, à jamais.
Que prépara la guerre aux Grecs d'Agamemnon,
Chez les mânes, partout conservant ton image,
Je ne verrai que toi sur l'infernale plage.
Leurs grâces n'offriront aucun charme pour moi,
Car la terre ne peut voir s'amoindrir ma foi.
Quand le ciel t'octroirait une longue vieillesse,
Tous mes os à ta mort seront dans la tristesse.
Si ton amour au mien reste égal, au tombeau,
Le trépas, quel qu'il soit, me sera doux et beau ;
Mais je crains, du bûcher quand s'éteindra la flamme,
Qu'un autre ne survienne, et, captivant ton âme,
Ne tarisse les pleurs que sur moi tu répands.
La constance fléchit sous les traits des amants.
Quand le temps le permet, aimons-nous, ma Cynthie.
L'amour, eût-il un siècle, est un point dans la vie.

ELEGIE XX
A GALLUS

Ecoute d'un ami les conseils éprouvés ;
Garle-les dans ton coeur profondément gravés :
L'amour est rarement heureux sans la prudence,
Et l'Ascagne cruel prouve ce que j'avance.

Ton amour, la beauté, le nom de ton Hylas
Me rappellent l'enfant, fils de Thiodamas.
Aux forêts, avec lui, que tu trouves l'ombrage
D'un fleuve dont le frais te retient au rivage ;
Aux eaux de l'Anio que tu baignes ton corps :
Que tu parcoures Cume et les glorieux bords
Funestes aux géants, les nymphes d'Ausonie,
Crois-le bien, ont le coeur ainsi qu'en Bithynie.
Crains de chercher Hylas sur des rocs escarpés,
Près des lacs inconnus, ou sur des monts glacés,
Et de renouveler ces paroles plaintives
Que l'Ascagne inflexible entendit sur ses rives.

On rapporte en effet qu'autrefois sur les eaux
Les chefs choisis des Grecs traversèrent les flots.
Dépassant l'Hellespont, du havre de Pégase
Argo les transportait vers le fleuve du Phase.
A peine débarqués dans ces paisibles lieux,
Ils se forment des lits d'un feuillage moelleux ;
Mais l'imprudent Hylas s'avance davantage,
Cherchant de rares eaux sur l'aride rivage.
Les deux fils de Borée, enflammés par l'Amour,
Voltigent près de lui, vont, viennent tour à tour,
S'élèvent un instant, tombent d'un vol rapide
Pour ravir un baiser au jeune ami d'Alcide.
Sous leurs ailes Hylas se cache et se suspend ;
D'une baguette armé, contre eux il se défend.
Vains succès ! il excite, en ses rives trompeuses,
Des nymphes des forêts les fureurs amoureuses.
Nymphes de Bithynie, au pied du mont Argant,
Vous aviez dans l'Ascagne un séjour séduisant.
Au-dessus s'étalaient sur l'arbre solitaire
Des fruits qui ne devaient aucun soin à la terre.
Tout autour, constamment rafraîchis par les eaux,
S'étalaient les lis blancs près des rouges pavots.
Hylas cède trop vite au plaisir qui le tente ;
Sa main cueille, en jouant, la fleur qui se présente.
Au liquide cristal, admirant son portrait,
Tout fier de son erreur, l'imprudent s'attardait.
Enfin il veut puiser à cette humide plaine,
Se penche, tend son urne et la retire pleine.
Mais les nymphes, devant d'aussi blanches couleurs,
Cessèrent d'exciter leurs danses et leurs choeurs,
Et leurs mains doucement l'attirèrent, sans lutte,
Quand un cri violent accompagna sa chute.
Hercule alors l'appelle et le réclame, hélas !
Les échos éloignés lui répondaient Hylas.
Prends donc bien garde : Hylas est trop beau pour prétendre
Que les nymphes jamais n'oseraient te le prendre.

ELEGIE XXI
L'OMBRE DE GALLUS PARLE

Toi qui reviens blessé de Pérouse, soldat
Te hâtant d'échapper au destin qui m'abat,
Et qui tournes vers moi tes yeux remplis de larmes,
Naguère tous les deux nous portions mêmes armes.
Que ton salut des tiens assure le bonheur !
Tes pleurs annonceront mon trépas à ma soeur.
Dis-lui que, de César fuyant les traits rapides,
J'ai péri sous les coups de brigands homicides.
En Etrurie, un jour, si des hommes errants
Voient les débris d'un corps, ce sont mes ossements.

ELEGIE XXII
A TULLUS

Au nom de l'amitié, Tullus, tu veux connaître
Qui je suis, d'où je sors et quels lieux m'ont vu naître.
Hélas ! il te souvient de ces jours pleins de deuil
Où Pérouse devint comme le grand cercueil
Des Romains s'arrachant entre eux-mêmes la vie !
Cause de mes douleurs, poussière d'Etrurie,
Tu laisses découverts les os de mon parent,
Et tu lui dois encor le tribut qu'il attend.
Aux gais champs de l'Ombrie et près de cette terre,
Ton ami, cher Tullus, vit d'abord la lumière.


Traduction en vers de M. de la Roche-Aymon (1885)
Dessins de Besnier, gravures de Méaulle