ELEGIE I
AUX MANES DE CALLIMAQUE ET DE PHILETAS

Mânes de Callimaque, ombre de Philétas,
Souffrez que sous vos bois je dirige mes pas.
Prêtre nouveau puisant à votre onde divine,
J'enseigne l'art des Grecs à la muse latine.
Sous l'effet de quelle eau, de grâce, dans quels lieux,
Quel antre, écrivez-vous des vers si gracieux ?

Ah ! chante qui voudra les combats et les armes !
Pour moi, les vers légers seuls possèdent des charmes.
Ces vers ont jusqu'aux cieux, sur de nouveaux coursiers,
Porté Muse et Properce entourés de lauriers ;
Les Amours avec moi pressent le char qui roule ;
Des poètes rivaux m'accompagne la foule,
Mais de me devancer elle essayerait en vain.
Pour atteindre la Muse étroit est le chemin.

Beaucoup, de tes exploits remplissant tes annales,
Jusqu'à Bactres suivront tes palmes triomphales,
Tandis que d'Hélicon visitant les sommets,
Rome, je chanterai les loisirs de la paix.
Muses, couvrez de fleurs votre nouveau poète,
Car toute autre couronne est lourde pour ma tête.
Peut-être qu'à l'envie échappée, dans le temps,
Après ma mort, j'aurai les honneurs les plus grands.

Le passé se grossit au temps qui lui succède,
Et, pour l'exagérer, la mort vient à son aide.
Qui, du cheval de bois renversant Ilion,
Qui, du fleuve guerrier, sans la tradition,
Saurait tous les détails ? Du maître du tonnerre
Qu'Ida fut le berceau ? Qu'un char sur la poussière
Roula trois fois Hector, et que Polydamas,
Déiphobe, Hélénus livrèrent des combats ?
A peine on connaîtrait le beau Pâris sans elle,
Et la prise de Troie et de sa citadelle.
Homère qui chanta ces lieux, à chaque instant
Voit croître son mérite et grandir son talent.
Plus tard mon nom à Rome obtiendra quelque gloire
Quand je ne serai plus ; et même je puis croire
Qu'Apollon lycien écoutera mes voeux,
Que mon nom, sans tombeau, vivra chez nos neveux.
Mais retournons déjà vers la route suivie
Et charmons de nouveau l'oreille de Cynthie.

ELEGIE II
A CYNTHIE

Orphée adoucissait les fauves des déserts,
Et les fleuves, dit-on, écoutaient ses concerts.
Aux accents d'Amphion se trouvant des entrailles,
Les pierres ont de Thèbe élevé les murailles.
Polyphème, à tes chants, Galatée aux yeux fiers
Dirigea vers l'Etna ses humides coursiers.

Apollon et Bacchus favorisent mes peines,
Et mes vers sont aimés de nos jeunes Romaines.
Ma demeure n'a point le marbre des palais ;
Ni l'ivoire ni l'or ne s'y trouvent jamais.
Je n'ai d'Alcinoüs ni verger sans limite,
Ni des grottes où l'eau roule et se précipite ;
Mais Calliope, unie à ses brillantes soeurs,
Me suit, dictant les vers qui charment mes lecteurs.

Bienheureuse Cynthie exaltée en mon livre,
Ta beauté par mes chants à jamais pourra vivre.
Mais ils périront tous, dévorés par le temps,
Ces tombeaux fastueux, ces temples élégants
Consacrés aux grands dieux, images du ciel même.
Pyramides ayant une hauteur exirême,
Sous la pluie ou le feu plus tard vous tomberez,
Ou sous le poids des ans vous vous écroulerez.
Mais l'oeuvre de l'esprit ne meurt pas. Le génie
A ce qu'il toucha donne une éternelle vie.

ELEGIE III
SUR UN SONGE

Sur le mont Hélicon et sous sa fraîche haleine,
Je dormais mollement près des eaux d'Hippocrène.
Il me semblait pouvoir célébrer les exploits
Qui marquèrent dans Albe autant de puissants rois ;
Déjà même ma lèvre effleurait l'eau sacrée
Que buvait d'Ennius la bouche vénérée
Quand il disait Horace et les trois Curius ;
Emile dépouillant tant de rois ; Fabius
Vainquant par sa lenteur ; les heures déplorables
De Cannes ; nos grands dieux devenus favorables ;
Annibal repoussé ; les oiseaux de Junon
Sauvant de Jupiter la divine maison.
Mais tout à coup j'entends, appuyé sur sa lyre,
Phébus près d'un laurier, non loin d'un antre, dire :
«Insensé ! que viens-tu demander à ces eaux ?
Tu ne peux par tes chants égaler les héros,
Ni prétendre par eux consacrer ta mémoire.
Sur un char plus léger guide-toi vers la gloire ;
Ecris des vers qui, lus et relus chaque instant,
Charment dans ses désirs l'amour impatient ;
A ton chemin tracé reste toujours fidèle ;
Garde-toi de charger ta légère nacelle ;
Laisse la pleine mer ; va côtoyant le bord.
Les naufrages fameux arrivent loin du port».

Il dit, et son archet me désigne ma place
Où conduit sur la mousse une récente trace.
C'était dans une grotte aux flancs verts, rocailleux ;
De la voûte pendaient des tambourins joyeux ;
Des Muses entouraient le buste de Silène ;
Là la flûte de Pan ; dans les eaux d'Hippocrène
Plongeaient leurs rouges becs ces oiseaux consacrés
A la belle Vénus et par moi vénérés.

Les neuf Soeurs dans les champs diversement s'égarent
Pour cueillir des présents qu'elles-mêmes préparent.
Une compose un thyrse, une autre essaye un chant ;
La rose dans leurs mains se tresse élégamment.
Mais l'une se détache et près de moi s'avance ;
A voir ses traits, c'était Calliope, je pense :
«Ne vole pas aux camps sur des coursiers fougueux ;
Contente-toi du cygne au plumage neigeux,
Dit-elle ; que jamais la trompette guerrière
N'attire dans nos bois ta valeur militaire ;
Ne dis point des Romains les nombreux bataillons,
Ni Marius domptant les féroces Teutons,
Ni le Rhin entraînant dans ses ondes plaintives
Des guerriers que le fer a frappés sur ses rives ;
Mais chante les amants qui, couronnés de fleurs,
La nuit, d'une maîtresse éprouvent les rigueurs.
Apprends-leur à tromper un despote sauvage,
Et d'une jeune femme à charmer l'esclavage».

Ainsi dit Calliope, et, puisant sur ses pas,
Elle m'offrit les eaux que buvait Philétas.

ELEGIE IV
TRIOMPHE D'AUGUSTE

En traversant la mer où naît la perle fine,
César des Indiens prépare la ruine.
Quel triomphe t'attend au bout de l'univers !
Tu vas faire couler le Tigre sous tes fers ;
L'Inde pliera le dos sous la verge romaine,
Et le Parthe un peu tard recevra notre chaîne.

Soldats romains, lancez à la mer vos vaisseaux ;
Volez sur vos coursiers à des succès nouveaux.
Soyez heureux ; vengez Crassus et nos défaites ;
Travaillez à pousser de Rome les conquêtes.

Mars, Vesta dont les feux régissent notre sort,
Dieux puissants, donnez-moi de voir avant ma mort,
Etalés, sous mes yeux, les fruits de la victoire
Et César applaudi s'attarder dans sa gloire.
Appuyé sur le sein de ma chère beauté,
Sur le nom des vaincus le regard arrêté,
Je verrai ces coursiers et ces flèches rapides
Et ces chefs enchaînés sur leurs traits homicides.

En prolongeant les jours de César, ô Cypris,
Conserve-nous le sang auguste de ton fils.
Aux héros méritants je laisse la fortune,
Mais je veux applaudir quand la joie est commune.

ELEGIE V
A CYNTHIE

Amour, Dieu de la paix que tout amant révère,
Pourquoi Cynthie et moi vivre toujours en guerre ?
Sans passion pour l'or, pour étancher l'ardeur
De ma soif, je n'ai point des coupes de valeur.
Ni mille boeufs pour moi n'errent en Campanie,
Ni l'airain précieux n'excite mon envie.

Prométhée a pétri l'homme avec du limon.
Son art, peu soucieux de la saine raison,
Façonna bien son corps, mais négligea son âme ;
Du jugement il eût dû préparer la flamme.
Aussi nous parcourons la mer et nous cherchons
Des causes de combats sous d'autres horizons.

Que seront nos trésors devant la mort fatale ?
Nous arriverons nus à la rive infernale.
Là, vaincus et vainqueurs resteront confondus,
Marius, Jugurtha, pauvre Irus et Crésus.
La mort ne me paraît ni dure ni cruelle
Quand la Parque l'envoie au jour fixé par elle.

Jeune, je m'attachai tendrement aux neuf Soeurs
Et je trouvai ma joie au sein des doctes choeurs.
Maintenant de Bacchus je savoure l'ivresse ;
Ma tête sans relâche un lit de roses presse.
Plus tard quand les plaisirs avec l'âge fuiront,
Quand la neige des ans aura couvert mon front,
J'apprendrai les secrets que cache la nature ;
Quel dieu du monde entier conserve la structure ;
Où la lune commence et termine son cours,
Ses phases se réglant sur la fuite des jours ;
Pourquoi l'Eurus s'étend sur la mer ; pourquoi l'onde
Réside dans la nue et s'épand sur le monde ;
Pourquoi les eaux du ciel sont au contour d'Iris ;
Si l'univers un jour doit n'offrir que débris.
J'apprendrai les raisons du tremblement de terre,
Qui du globe ébranlé détourne la lumière ;
Des lenteurs du Bouvier ; de l'ardente vapeur
Qui de la Pléiade enveloppe le choeur ;
Du séjour de la mer dans l'enceinte assignée
Ou des quatre saisons qui partagent l'année.

Je saurai si les dieux punissent les méchants,
Si Tisiphone existe agitant ses serpents,
Si Tantale, Alcméon, Ixion et Phinée
Supporteront toujours la même destinée ;
Si Cerbère aux enfers montre de triples dents,
Si Titye étendutient plus de neuf arpents,
Ou si la fable veut effrayer notre race,
Et s'il est, après nous, pour la crainte une place.

Tels seront mes travaux. Vous, de Mars les élus
Allez et rapportez les drapeaux de Crassus.

ELEGIE VI
LYGDAMUS ET PROPERCE

PROPERCE

Tes pensers sur Cynthie, exprime-les sans feinte
Et pour ta liberté sois désormais sans crainte.
Ne va pas cependant, par un zèle trop fort,
Mettre avec mes désirs ton récit en rapport.
Un messager doit être aussi vrai que fidèle ;
Plus l'esclave est exact, plus il montre de zèle.
Commence ; dis-moi tout, et, sans en perdre rien,
Mon oreille attentive est tout à l'entretien.
Ses cheveux en désordre éteignaient-ils ses charmes ?
Ses yeux abondamment répandaient-ils des larmes ?
Avait-elle un miroir, ou quelque bracelet
Qui de sa blanche main fÏt ressortir l'effet ?
Ses beaux bras négligés disaient-ils sa tristesse ?
N'était-il nul écrin auprès de ma maîtresse ?

LYGDAMUS

De ses femmes en deuil présidant les travaux
Et, triste, en sa maison, en tournant ses fuseaux,
Elle essuyait ses pleurs de son tissu de laine.
Alors se rappelant vos débats avec peine :
«Est-il ainsi, dit-elle, esclave de sa foi !
Garde-t-il les serments qu'il m'a faits devant toi ?
Sans reproches fondés, l'ingrat ! il m'abandonne,
Lygdamus, et mon coeur ne le cède à personne
Sans doute, il est heureux de mon isolement.
Qu'il vienne m'insulter à mon dernier moment !
Je ne crains pas pour moi les moeurs d'une rivale,
Mais du Rhombe il subit l'influence fatale.
Des philtres, le venin d'un crapaud monstrueux,
Des tronçons de serpent l'éloignent de ces lieux,
Ou des plumes d'effraie au sein des cimetières,
Ou de tristes débris de bandeaux funéraires.
Si mes songes, la nuit, n'offrent rien de menteur,
A mes pieds, quoique tard, il payera son erreur.
Oui, l'araignée immonde ira souiller leur couche,
Et de glace, Vénus n'aura rien qui les touche».

PROPERCE

S'il est vrai que Cynthie ait parlé sans nul fard,
Vers elle, Lygdamus, retourne sans retard,
Et dis-lui que, brûlé d'une pareille flamme,
Depuis six fois deux jours j'évite toute femme.
Parle-lui de mes pleurs ; qu'elle sache à son tour
Que j'ai fui par colère et non défaut d'amour.
Si tu peux à la paix enlever toute entrave,
Dès ce jour, par mes soins,tu cesses d'être esclave.

ELEGIE VII
NAUFRAGE DE PETUS

L'argent seul est l'auteur de notre triste sort.
Avant l'heure par lui nous touchons à la mort ;
Il fournit l'aliment au vice qui nous mine
Et des chagrins cuisants il est seul l'origine.
Vers l'Egypte Pétus dirigeait son vaisseau,
Et c'est toi, vil argent, qui l'engloutis sous l'eau.
Pendant qu'il te poursuit, à la fleur de son âge,
Des monstres de la mer il devient le partage.
Infortuné Pétus, dans de derniers adieux,
Ta mère ne pourra te joindre à tes aïeux !
Sur toi l'oiseau marin s'acharne avec furie ;
Ton corps a pour tombeau la mer de Carpathie.

De la triste Orithye Aquilon ravisseur,
Quel fruit te revient-il, dis-moi, de son malheur ?
Neptune, quel plaisir, sur l'Océan immense,
De briser un esquif où siégeait l'innocence ?
O Pétus, vainement ta mère est dans tes voeux.
L'âge n'est rien ; pour toi la mer n'a plus de dieux.
L'ouragan, déchaîné sur le liquide empire,
Use et rompt les liens qui tenaient ton navire.

Tel périt Argynnus, et les bords menaçants
Rappelant son trépas disent les sentiments
Du fier Agamemnon. Sa flotte, qu'il oublie,
Par son retard causa la mort d'Iphigénie...

Flots, rejetez son corps, et s'il n'existe plus,
Qu'un peu de sable au moins s'élève sur Pétus !
Qu'en voyant son tombeau, le nautonier s'arrête
Et dise : «Il est prudent de craindre la tempête».

Allez, frêles vaisseaux, préparez d'autres morts
Que nous activerons par nos humains efforts.
La terre était trop peu ; nous courons l'onde amère.
Oui, l'homme est l'artisan de sa propre misère.
L'ancre servira-t-elle à qui fuit sa maison !
Tous les maux contre lui fondent avec raison.
Nul vaisseau ne vieillit ; aux vents tout équipage
Périt, et le port même est témoin du naufrage.

La nature à l'avare ouvre le sein des mers !
Pour un léger succès que de nombreux revers !
Les Grecs virent leur flotte aux rocs de Capharée
Sombrer, et leurs trésors grossir l'onde salée.
Ulysse entend les cris de ses soldats mourants,
Et son génie alors n'a plus d'expédients.

Si, content de ses boeufs et de son héritage,
Pétus avait voulu goûter un avis sage,
Il vivrait maintenant au milieu des douceurs,
Pauvre dans ses foyers, mais sans verser de pleurs.
Dans le bruit qui le trouble, au courant qui l'entraîne,
Sa main débile oppose une manoeuvre vaine...
Cependant il rêvait, dans un lit précieux,
De reposer son chef sur un duvet soyeux...
Mais contre son vaisseau le flot sans paix ni trêve
Bat, envahit ses flancs et sans pitié l'enlève,
Et sur la sombre mer, contre un faible débris,
Pour détruire Pétus les maux sont réunis.

Quand les ondes pourtant, dans ce malheur extrême,
L'étouffent, il se plaint en cet adieu suprême :
«Dieu de la mer Egée, Aquilon, roi des eaux,
Vagues qui sur ma tête entassez tant de maux :
Où poussez-vous ainsi la fleur de mes années ?
Que de mers par mes bras sont déjà mesurées !
Neptune contre moi s'arme de son trident ;
Je vais des alcyons toucher quelque brisant.
Ah ! puisse au moins la vague, aux bords de l'Italie,
Me jeter dans les bras d'une mère chérie...»

Il dit, et disparaît dans le gouffre béant.
Avec ces derniers mots vint son dernier moment.

O filles de Nérée, et vous dont la tendresse,
D'une mère a connu le poids de la tristesse,
Thétis, que n'avez-vous détourné son trépas,
En soutenant son corps, poids léger pour vos bras !

Sans que j'aille affronter une mer en furie,
Mes os reposeront un jour près de Cynthie.

ELEGIE VIII
A CYNTHIE

Nos disputes d'hier furent pleines de charmes.
Tes injures, tes cris, tes menaces, les armes
Que présente Bacchus à ta main en fureur,
Ces coupes contre moi, tout cause mon bonheur ;
Oh ! que n'arraches-tu mes cheveux dans ta rage !
De tes beaux doigts peux-tu respecter mon visage !
Pourquoi de ton flambeau ne pas brûler mes yeux !
Que ne déchires-tu mes habits odieux !
Sans violent amour, il n'est aucune flamme !
C'est par lui que l'on voit les ardeurs d'une femme.

D'outrages sans répit qu'elle envoie un torrent,
Et qu'aux pieds de Vénus elle aille se tordant ;
D'esclaves qu'elle traîne une suite bruyante,
En parcourant la ville ainsi qu'une bacchante ;
Que des rêves affreux agitent son sommeil ;
Qu'elle tremble en voyant la vierge au front vermeil ;
A ces signes connus, sans erreur je devine
La grande passion qui dans elle domine.
Défiez-vous d'un coeur insouciant et froid.
Que chez mes ennemis telle maîtresse soit.
Que sur mon cou, gravée, une empreinte vivante
Laisse voir mes rapports avec ma vive amante.
Je veux, dans notre amour, mes plaintes ou tes cris,
Sentir couler mes pleurs, ou voir tes yeux rougis,
Dans ces moments de crise où, malgré ton silence,
Ton geste et tes regards sont remplis d'éloquence.
J'abhorre le sommeil sans amours ni soupirs ;
Je veux trembler, sans trêve, aux feux de tes désirs.

Pâris était plus vif, quand, désertant l'arène,
Après de grands combats, il revoyait Hélène.
Pendant qu'Hector résiste aux Grecs victorieux,
Combien livre Pâris de combats amoureux !
A Cynthie, aux rivaux je fais toujours la guerre ;
Entre nous nulle paix ne peut être sur terre.
Sois fière ; tu n'as point de rivale en beauté.
Rien ne peut s'opposer à ta juste fierté.

Mais pour toi dont la ruse a trompé ma maîtresse,
Vis sous une marâtre et son époux sans cesse,
Et ce bonheur surpris, rapporte-le toujour
Au courroux de Cynthie et non à son amour.

ELEGIE IX
A MECENE

Illustre rejeton des rois de l'Etrurie,
Quand borner ta fortune est ton unique envie,
Pourquoi lancer ma muse aux vastes océans ?
Ma voile ne sied pas aux navires puissants.
Il est honteux de prendre un fardeau qui, trop large,
Causant votre rougeur, vous brise sous la charge.

Nous ne possédons pas tous le même talent ;
La gloire ne vient pas pour tous également.
Lysippe au bronze dur donne la vie et l'âme ;
Calamis aux coursiers communique la flamme ;
Apelle en ses tableaux fait respirer Vénus ;
Dans les sujets légers brille Parrhasius ;
La beauté de la forme en Mentor nous enchante ;
Mys façonne à ravir les contours de l'acanthe ;
Phidias dans l'ivoire anime Jupiter ;
Le marbre de Paros de Praxitèle est fier ;
Quelques-uns sur des chars disputent la victoire :
D'autres aux pieds légers doivent toute leur gloire ;
L'un recherche la paix ; l'autre le bruit des camps.
La nature à chaque homme assigne ses penchants.

Votre conduite en tout me servit de modèle ;
J'y veux, pour triompher, toujours rester fidèle.
Vous pouvez obtenir l'honneur suprême et voir
Les faisceaux, de vos lois soutenir le pouvoir ;
Voler contre le Mède, et, vaillant capitaine,
Avoir votre maison de lauriers toute pleine.
César vous fournirait l'armée et sa faveur ;
La fortune, après lui, clorait votre bonheur.
Mais vous fuyez l'éclat, et, loin de la lumière,
Modeste, vous tirez vos voiles en arrière.
Dans les siècles futurs, grâce à votre raison,
Des Camilles le vôtre égalera le nom ;
Sur les pas de César vous irez à la gloire ;
Votre fidélité sera votre victoire.

Je cherche ainsi, fuyant le terrible élément,
Sur un fleuve paisible un danger moins pressant.
Je ne tracerai pas les maux héréditaires
De Thèbes, les combats désastreux des deux frères.
Scée ou Pergame en vain réclameraient mes chants,
Comme les Grecs rentrés après dix longs printemps,
Lorsque, l'art de Minerve aidant à leur fortune,
Ils eurent renversé les remparts de Neptune.
Si j'ai de Callimaque accompagné les pas,
Si j'ai monté ma lyre au ton de Philétas,
Ce bonheur me suffit ; que la verte jeunesse,
M'honorant comme un dieu vers mes autels se presse.

Commandez, et je puis célébrer dans mes chants
Jupiter, au Phlégra, renversant les géants ;
Ce palais où jadis l'herbe couvrait la terre ;
Rome s'affermissant par le meurtre d'un frère ;
Et la louve sauvage allaitant deux enfants.
Vos désirs peuvent seuls accroître mes talents.
Je puis chanter César, dans une course heureuse,
Des Parthes arrêtant la fuite insidieuse ;
L'Egypte humiliée, au pouvoir des Romains ;
Antoine contre lui tournant ses propres mains.

Continuez plutôt à guider mon jeune âge
Sur la voie où déjà mon char nouveau s'engage.
Mon triomphe, ô Mécène, et ne me l'ôtez pas !
Sera d'avoir guidé, sur les vôtres, mes pas.

ELEGIE X
ANNIVERSAIRE DE CYNTHIE

Ce matin, le soleil empourprait l'horizon,
Lorsqu'autour de mon lit, frappant à l'unisson
Trois fois avec leurs mains, les Muses, de Cynthie
Ont annoncé le jour qui commença la vie.

Puisse-t-il sans nul vent, sans nuages, ce jour
Voir le calme des mers sur leur vaste contour !
Qu'il soit pour tous les coeurs plein de joie et de charmes ;
Que Niobé se calme et sèche aussi ses larmes ;
Que l'alcyon plaintif ne pousse plus ses cris ;
Que la tendre Progné ne pleure plus Itys.

Et toi qui vins au monde en une heure propice,
Lève-toi ; rends aux dieux un culte de justice ;
Laisse de ton sommeil la souillure en cette eau ;
Que ta main à ton chef donne un lustre nouveau,
Et, rehaussant de fleurs ta belle chevelure,
Aux yeux qu'elle a séduits offre même parure.
Viens demander aux dieux qu'on puisse toujours voir
Ta beauté sur mes sens étendre son pouvoir ;
Puis, ayant honoré d'encens et de guirlandes
Tes lares, d'un feu pur éclaire tes offrandes.
Ensuite, prolongeant la nuit dans un festin,
Nous pourrons aspirer le parfum le plus fin.
Nos choeurs, qu'animeront tes lascives paroles,
Vaincrontles instruments dans nos danses frivoles ;
Le sommeil importun désertera nos yeux,
Et nos éclats bruyants rempliront tous ces lieux.
Les dés aussi diront, interprètes fidèles,
Lequel de nous l'Amour frappe mieux de ses ailes.

Enfin, rassasiés des faveurs de Bacchus,
Nous irons honorer la puissante Vénus.
Notre lit deviendra comme le sanctuaire
Qui verra terminer ta fête anniversaire.

ELEGIE XI
L'EMPIRE DES FEMMES

Pourquoi vous étonner qu'une femme m'enchaîne
Et que son char vainqueur après elle m'entraîne ?
Pourquoi m'accuse-t-on d'infâme lâcheté
Si je ne puis briser le joug de la beauté ?

Le marin, de la mort prévoit le mieux l'atteinte ;
Sa blessure au soldat fait connaître la crainte.
Jeune aussi, je tenais ce langage assez fier.
Par mon exemple, ami, sache te défier.

Tu domptas les taureaux qui vomissaient la flamme,
Tu fis sortir du sol des bataillons pleins d'âme,
Médée, et pour aider dans le succès Jason,
Ta puissance endormit le terrible dragon.

Sur son coursier fougueux, de ses flèches rapides
Penthésilée a pu poursuivre les Atrides,
Et, dévoilant son front et ses traits gracieux,
D'Achille désarmer le bras victorieux.

Omphale, une beauté que le lac de Gygée
Avait vue en ses eaux si fréquemment plongée,
D'Hercule qui du monde avait touché la fin
Triomphe, et le héros tient les fuseaux en main.

Sémiramis fonda Babylone, et sa ville
Dut ses remparts au feu qui durcissait l'argile,
Si larges au sommet que deux chars s'y croisaient
Et, libres sur ces murs, nullement se froissaient.
Elle enferma l'Euphrate en cette vaste enceinte
Et Bactres sous son joug de plier fut contrainte.
Sans vouloir faire ici leur procès aux héros
Ni citer d'autres dieux devant mes tribunaux,
Que de fois Jupiter, dans sa faiblesse extrême,
Par des amours honteux s'est compromis lui-même !
A des esclaves vils prodiguant ses appas,
Une femme d'opprobre a couvert nos soldats ;
Cette reine voulait d'un amant impudique
Rome et Sénat pour prix de son ardeur lubrique.
Alexandrie, ô sol contraire à nos destins,
Memphis souvent noyée en le sang des Romains ;
Rivage où de Pompée a succombé la gloire,
Quel temps effacera cette honteuse histoire,
O Rome ! Il valait mieux, à Pharsale, au vainqueur
Te soumettre, Pompée, et subir sa rigueur !

Quoi ! de Canope, un jour, l'incestueuse reine,
De Philippe la honte, en son audace vaine,
Prétendait qu'Anubis remplaçât Jupiter :
Que le Tibre s'enfuît devant le Nil altier ;
Que le sistre couvrît nos trompettes guerrières ;
Que ses esquifs légers vainquissent nos galères ;
Et, sur le Capitole, auprès de Marius,
Que nous fussions traités ainsi que des vaincus !
S'il eût fallu plier ainsi sous une femme,
Mieux valait de Tarquin porter le joug infâme !
César nous a sauvés. Rome, pour ce héros
Demandons de longs jours à l'abri de tous maux...

Mais elle a de son Nil fendu les tristes plaines !...
Bientôt elle a tendu ses mains devant nos chaînes,
Et j'ai vu sur son bras, sous la dent du serpent,
L'endroit par où la mort se glissa sourdement.
Rome, puisque César te défend sans faiblesse,
Que peuvent contre toi l'inconduite et l'ivresse ?...

Rome, reine du monde, a redouté pourtant,
De sa part, des combats l'appareil menaçant.
Elle avait d'Annibal oublié les défaites ;
Sur Syphax, sur Pyrrhus nos brillantes conquêtes ;
L'abîme que combla de son corps Curtius ;
L'ennemi, pour sa perte, immolant Décius ;
Cocles qui seul défend un pont de bois qu'on coupe ;
Un corbeau protégeant Corvus contre une troupe !
Oeuvre des dieux, nos murs sont défendus par eux
César peut balancer presque le roi des dieux.
Triomphes de Pompée, étendards de Camille,
Flottes des Scipions... Souvenir inutile !
Par ses chants, Apollon fixera sans retour
Nos succès sur Antoine, établis en un jour.
César, pour le marin, qu'il parte ou qu'il revienne,
Sera toujours un dieu sur la mer Ionienne.

ELEGIE XII
A POSTUME

Postume, de Galla tu méprises les pleurs,
Pour suivre de César les étendards vainqueurs.
Le butin sur le Parthe ou son ardeur guerrière
Peuvent-ils de Galla balancer la prière ?
Ah ! malédiction à l'homme avare et vain
Qui préfère la guerre aux douceurs de l'hymen !
De ta soif, à l'Araxe, apaisant la torture,
Quand tu te pencheras sous ta brûlante armure,
Ta languissante épouse, en proie à la terreur,
Craindra pour toi l'effet de ta bouillante ardeur ;
Elle croira te voir sous l'ardent sagittaire,
Sous les coursiers dorés rouler sur la poussière,
Ou recevoir, en pleurs, tes débris tout sanglants.
Tel le soldat revient du milieu de ces camps.

Postume, trop heureux, ton ardeur belliqueuse
Ne devait pas avoir femme aussi vertueuse.
Pourra-t-elle dans Rome, école d'impudeur,
Au milieu des écueils aller sans défenseur !
Sois paisible ; Galla, dans sa vertu suprême,
Triomphera de tout, de ta dureté même,
Et, vainqueur du destin,tu prendras dans tes bras,
Suspendus à ton cou, ses pudiques appas,
Nouvel Ulysse, fier d'une autre Pénélope !

Par dix ans, sans regrets, le temps se développe,
Tandis qu'Ulysse vainc les Cicones, Calpé,
Polyphème dont l'oeil est par sa main crevé.
Sa vertu par Circé n'est nullement surprise,
Et les sucs du lotos sur lui n'ont point de prise ;
De Scylla, de Charybde il surmonte les eaux ;
Ses soldats du Soleil dévorent les taureaux
Que tenait sous sa garde et paissait Lampérie,
Sans que d'Ulysse rien ne ternisse la vie ;
De Calypso trop tendre il se soustrait aux pleurs ;
Puis, lorsqu'il a sur mer prolongé ses erreurs,
Evité le détroit périlleux des Sirènes,
Il va voir de l'enfer les ténébreuses plaines ;
Son arc le débarrasse enfin de ses rivaux,
Et quand il a par là terminé ses travaux,
Pénélope l'accueille exempte de tout vice,
Et Galla renchérit sur l'épouse d'Ulysse.

ELEGIE XIII
AVARICE DES FEMMES

Vous demandez pourquoi, la nuit, des femmes viles
Vendent cher des plaisirs en ruines fertiles.
De ces malheurs si grands la raison, la voici :
Le luxe forme seul notre unique souci ;
L'Inde nous donne l'or de ses mines profondes ;
La mer Rouge fournit les perles de ses ondes ;
La pourpre que produit le pays de Cadmus ;
Les parfums d'Arabie à nous seuls sont vendus.
Point de vertu du jour, qui ne livre ses charmes.
Pénélope, je crois, céderait à ces armes.
Couverte des trésors d'un homme sans valeur,
Chaque Romaine étale aux yeux son déshonneur.
La femme exige tout ; l'homme donne sans cesse ;
Tout plaisir retardé n'attend qu'une largesse.

Aux champs qui du soleil voient les premiers rubis,
Il existe une loi favorable aux maris.
Sous leurs époux défunts quand les flammes crépitent,
Les femmes au bûcher, en deuil, se précipitent.
C'est une lutte à qui le suivra dans la mort ;
Elles trouvent l'honneur à partager son sort,
Et les plus tendres vont, quand le feu le dévore,
Se pencher sur ses traits et l'embrasser encore.
A Rome, que fait-on ? La femme y vend son coeur ;
Plus d'Evadné fidèle ! Ici plus de pudeur !

Des temps de l'âge d'or trop heureuse jeunesse,
Les vergers, les moissons formaient votre richesse ;
Vous borniez votre faste aux produits de vos champs ;
La mûre en vos paniers composait vos présents ;
Le lis, la violette et les fleurs printanières
Brillaient entre l'osier tressé par vos bergères ;
Vous offriez des raisins de leur pampre couverts ;
Des oiseaux nuancés de plumages divers,
Et ces dons, sous les bois, dans de tendres caresses,
Vous valaient les baisers de vos chastes maîtresses ;
De simples peaux de faon couvraient seules vos dos ;
Sur un gazon touffu vous preniez le repos ;
A l'ombre d'un haut pin, sans crime, à votre vue,
Vos nymphes étalaient leur grâce toute nue.
Seul, un bélier, le soir, de l'Ida ramenait
Le troupeau qui, repu, sans peine le suivait.
Heureux bergers, les dieux prenaient votre défense ;
Vos foyers s'honoraient de leur douce présence ;
Poursuivez, disait Pan, en tous lieux, sur mes champs
Ou le lièvre timide ou l'oiseau ; j'y consens.
Même de la colline appelez, et, propice,
Je viendrai prendre part à ce double exercice.
Mais l'on fuit aujourd'hui les temples, les autels.
L'or est l'unique dieu qu'adorent les mortels ;
Il conduit aux emplois, il corrompt la justice,
Il honnit la vertu pour couronner le vice.

De la foudre pourtant Brennus se trouve atteint
Pour avoir d'Apollon pillé le temple saint,
Et ses soldats punis périssent sous la glace
Que de ses sommets verts fait pleuvoir le Parnasse.

Au mépris de la foi, Polydore, ton or
En un meurtrier changea l'hôte Polymnestor.
Pour l'or d'un bracelet, Eriphyle barbare,
Tu plongeas ton époux dans le sombre Tartare.

Rome, je le prédis, et puissé-je mentir !
Ta richesse, crois-moi, vise à t'anéantir.
Vains discours ! car je suis cette pauvre Cassandre
Que jadis les Troyens ne voulaient pas entendre.
Elle eût sauvé Priam et son trône à la fois ;
Mais les dieux vainement s'exprimaient par sa voix,
Quand d'Ilion sa bouche annonçait la ruine,
Et qu'un cheval de bois en serait l'origine.

ELEGIE XIV
JEUX DE SPARTE

0 Sparte, de tes jeux nous admirons les lois,
Mais surtout, quand du sexe en augmentant les droits
Sans craindre les lutteurs, ni blesser la décence,
La jeune fille nue au milieu d'eux s'avance.
Elle lance la balle et lui fait fendre l'air ;
Le cercle lourd se meut sous sa tige de fer ;
Dans la poudre elle vole au bout de la carrière ;
Ardente, elle soutient la lutte meurtrière ;
Elle attache à son bras le gantelet pesant ;
Le disque de sa main s'enfuit en tournoyant ;
Elle guide un coursier ; à son flanc elle applique
Le glaive, et de l'airain couvre son front pudique.
On dirait l'amazone au sein nu, dans les eaux
Enlevant la sueur de ses rudes travaux.
Au Taygète, parfois, de frimas recouverte,
Elle pousse ses chiens, aussi vive qu'alerte.
Tels Castor et Pollux, aux bords de l'Eurotas,
Préparaient les succès de leurs futurs combats,
Quand, devant ces héros découvrant sa poitrine,
Hélène résistait à leur force divine.

Le mystère est dans Sparte interdit aux amants,
Mais ils peuvent paraître aux regards des passants.
La vierge y grandit libre et loin d'un oeil austère ;
L'épouse n'y craint pas un mari trop sévère ;
On y déclare seul ses feux et sans nuls frais.
Si l'on est repoussé, c'est pour de courts délais ;
La pourpre sous les yeux jamais ne s'y déroule ;
D'esclaves empressés on n'y voit nulle foule.

La femme est entourée à Rome, en tout endroit
On ne peut l'approcher même du bout du doigt,
Lui parler, ni juger du teint de son visage,
Et l'Amour, sans y voir, dans la nuit y voyage.

De Sparte, ô Rome, adopte et les lois et les jeux.
Pour de telles faveurs je t'en aimerai mieux.

ELEGIE XV
A CYNTHIE

Puissé-je, si je mens, des plaisirs de l'amour,
Dans la nuit, solitaire, ignorer le retour.

Je venais de quitter la robe du jeune âge
Et pouvais me livrer à l'amoureux voyage
Quand l'adroite Lycinne, et sans présents repus,
M'initia, la nuit, aux plaisirs de Vénus.
Depuis trois ans bientôt, et la chose est certaine,
A Lycinne j'ai dit dix paroles à peine.
D'autres affections ton amour fut la fin,
Et je n'eus dès ce jour de bonheur qu'en ton sein.

N'imite point Dircé. Sa jalouse colère
Poursuivait de Lycus l'amante imaginaire.
Que de fois, d'Antiope enflammant les cheveux,
Elle mit sur sa joue un stigmate odieux !
Que de fois, l'accablant d'une tache trop dure,
Elle la contraignit de coucher sur la dure !
Souvent, aux profondeurs d'une infecte prison,
Elle lui refusa la plus simple boisson.
Quoi ! Jupiter, tu vois les maux de ta maîtresse,
Et ta main ne rompt pas la chaîne qui la blesse !
Pour ta divinité ce retard est honteux.
Antiope peut-elle invoquer d'autres dieux ?
Enfin, réunissant ce qu'elle a de courage,
Elle brise le joug de son dur esclavage,
Sur le haut Cithéron timidement s'enfuit,
Et sur un lit de neige y repose la nuit.
Au seul bruit de l'Asope elle croit derrière elle
Entendre s'avancer sa maîtresse cruelle ;
Zéthus fort durement la repousse ; Amphion,
Triste, ne peut offrir un gîte en sa maison.

Quand de la mer houleuse ont cessé les colères,
On n'entend plus des vents les sifflements contraires.
Le rivage se tait, et muets sont les flots ;
Telle Antiope cède enfin à tant d'assauts.
Amphion et Zéthus reconnaissent leur mère,
Par les soins du vieillard qui leur servit de père,
Et vengeant sur Circé des traitements affreux,
Ils l'attachent au front d'un taureau furieux.
Son corps frappe en tous lieux. Jupiter, ta vengeance
Pour Antiope, alors, montra ta préférence.
Le sang de Circé coule aux prés verts de Zéthus ;
Amphion, triomphant, chante le dieu Phébus.

Epargne donc Lycinne ; elle n'est point coupable.
Mais la femme en colère a le coeur implacable !
Ne prête point l'oreille à des propos menteurs.
Le tombeau, seul, pour toi détruira mes ardeurs.

ELEGIE XVI
INVITATION DE CYNTHIE

Il est minuit ; voilà qu'à l'instant ma maîtresse
De me rendre à Tibur par sa lettre me presse,
Aux lieux où l'Anio précipite ses eaux,
Où deux tours aux flancs gris montrent leurs sommets hauts.
Que ferai-je ? Aux brigands, en bravant la nuit sombre,
Vais-je exposer mes jours dans l'épaisseur de l'ombre ?
Si je diffère un peu, l'objet de mes frayeurs
Ne sera désormais rien auprès de mes pleurs.
Ma maîtresse n'a pas la main toujours légère,
Et je fus une fois banni l'année entière...

Puis, quel homme oserait attaquer un amant ?
Scyron le laisserait passer impunément.
Nul monstre ne voudrait attenter à sa vie ;
Il peut tranquillement traverser la Scythie ;
Les astres et la lune éclairent son chemin ;
L'Amour va devant lui, ses flambeaux à la main,
D'une dent venimeuse écartant la morsure,
Et frayant à ses pieds la route la plus sûre.
Pourquoi verser un sang que protège Vénus,
Lorsqu'auprès d'une amante il ne bat même plus ?

Et quand devrait la mort m'atteindre tout à l'heure,
Pour le bonheur promis je consens que je meure.
Cynthie alors viendra de parfums et de fleurs
Me couvrir fréquemment en m'arrosant de pleurs.
Puisse-t-elle choisir un endroit solitaire
Où je reposerai loin des pas du vulgaire,
Sous un arbre touffu, sans crainte de passants
Qui viennent dans leur tombe insulter aux amants !
Une plage déserte à mon nom doit suffire ;
Que sur un grand chemin nul ne vienne le lire !

ELEGIE XVII
A BACCHUS

Aux pieds de tes autels j'élève ma prière.
Rends la paix à mes sens, ô Bacchus, ô mon père !
De l'ardente Vénus, tu peux, dans la boisson,
Combattre les effets de l'amoureux poison.
Tu formes, tu détruis l'union de deux âmes.
Viens éteindre en mon coeur de trop funestes flammes.
Par des lynx Ariadne, emportée en les cieux,
Prouve que de l'Amour tu ressentis les feux.

Hélas ! un feu cruel circule dans mes veines !
Le vin seul ou la mort peut terminer mes peines,
Car la crainte et l'espoir d'un malheureux amant,
Seul, à jeun, dans son lit, la nuit font le tourment.

Si,grâce à tes faveurs, le sommeil que j'implore
ient apaiser mon sang et ma paupière clore,
J'irai planter ta vigne aux penchants des coteaux,
Et j'en écarterai les malfaisants troupeaux,
Jusqu'au jour où la grappe, en mes cuves posée,
Laissera sous le pied voir sa couleur rosée.
Le reste de mes ans, je consacre ma voix
A dire de Bacchus la gloire et les exploits,
Je chanterai la foudre éclairant ta naissance !
Les Silènes chassant l'Indien par leur présence :
Lycurgue, furieux, froissant ton jeune plant ;
Penthée entre les mains des Bacchantes mourant ;
Les matelots changés, s'élançant dans les ondes,
Nageant, dauphins nouveaux, au sein des eaux profondes,
Naxos, sous les parfums de ses ruisseaux de vin,
Où l'heureux habitant peut s'abreuver sans fin.
Je veux voir sur ton front la mitre lydienne ;
Que sur ton cou le lierre en longs festons se tienne,
Que l'huile te parfume et, sur tes beaux pieds nus,
Qu'une robe à longs flots déroule ses tissus.
Cybèle, dont le front des tourelles étale,
Ainsi que sur l'Ida, frappera sa cymbale ;
Thèbes agitera son joyeux tambourin ;
Les Satyres pour toi diront un gai refrain,
Et, devant tes autels, en main la coupe pleine,
Un prêtre d'un vin pur inondera l'arène.
Pour chanter dignement une telle grandeur,
Je prendrai de Pindare et le ton et l'ampleur.
Mais viens d'un joug hautain briser la tyrannie ;
Calme dans le sommeil les soucis de ma vie.

ELEGIE XVIII
LA MORT EST INEVITABLE

Près des lieux ombragés de l'Averse, où la mer
Vient, captive, en jouant, briser son flot amer,
Près de l'endroit où gît le trompette de Troie,
Où vit le souvenir d'Hercule dans sa voie,
Aux bords où ce héros signala sa valeur,
Où sonna la trompette en l'honneur du vainqueur,
Baïe offre ses bains tièdes, affreux rivage,
Que semble quelque dieu poursuivre de sa rage.
Ce lieu dans les enfers un héros engloutit,
Et sur les eaux du lac erre encor son esprit...
Rien ne l'a garanti. Sa valeur, sa naissance,
Sa force, de César la suprême puissance,
Ces voiles et ces voeux dans un théâtre plein,
Les vertus dont sa mère enseigna le chemin,
Rien n'arrêta sa mort, à sa vingtième année.
Un instant a tranché si belle destinée !

Ah ! rêvons orgueilleux triomphes, cris flatteurs,
Suffrages empressés, propos approbateurs !
Etalons aux regards le faste de Pergame,
Un jour, tout deviendra l'aliment de la flamme.
Pauvres, riches, petits, grands, faibles et puissants,
Nous serons entraînés par les mêmes courants ;
Tous, nous irons prier le triple et dur Cerbère,
Et charger de Charon la nacelle légère.
Le soldat sous le casque est soumis au trépas ;
Les armures d'airain ne l'en défendent pas.
La beauté de Nicée et la valeur d'Achille,
Les trésors, pour la mort sont matière inutile.
Les Grecs tombaient jadis sous un secret fléau,
Lorsqu'Achille sentit naître un amour nouveau.
Mais toi, triste nocher, qui fais passer les ombres.
Transporte ce héros loin des demeures sombres,
Auprès de Claudius, vainqueur des Siciliens,
Et de César,aux cieux, dans les honneurs divins.

ELEGIE XIX
SUR L'INCONTINENCE DES FEMMES

Des hommes je t'entends blâmer l'incontinence.
Mais combien plus chez vous est grande sa puissance !
Quand vous avez enfreint les lois de la pudeur,
Vos sens connaissent-ils un retour vers l'honneur ?
Le feu sur les épis arrêtera sa course ;
Les fleuves refluant reviendront vers leur source ;
Les Syrtes offriront le calme dans leurs ports ;
Le Matée orageux un abri sur ses bords,
Avant que l'aiguillon de vos désirs s'émousse
Et que vous résistiez au vice qui vous pousse.
Pasiphaé se fit génisse, dans ses feux,
Pour vaincre d'un taureau les dédains orgueilleux ;
Par ses brûlants désirs, Typo, sans frein poussée,
Au fond des eaux se livre au dieu de l'Enipée ;
Myrrha devenue arbre, en d'obscènes amours,
Sans honte, s'enflamma pour l'auteur de ses jours.
Pourquoi citer Médée et son amour infâme,
Qui dans le sang d'un ils va dénouer sa trame
Clytemnestre livrant cours à sa passion,
Couvrant Pélops d'opprobre et toute sa maison ?
Eprise de Minos, Scylla coupe à son père
Le cheveu qui, sous lui, rend Mégare prospère.
Ta fille ainsi, Nisus, vend son propre pays ;
Tes portes à l'Amour vont s'ouvrir à ce prix...
Fillettes, qu'un hymen plus heureux vous enchaîne !
Mais elle est suspendue au vaisseau qui l'entraîne...
Minos sut réunir la gloire et l'équité
Et juger aux enfers avec intégrité.

ELEGIE XX
A UNE NOUVELLE MAITRESSE

Ne crois pas que tes traits, ni que ta grâce touche
Celui qui pour la mer a déserté ta couche,
L'ingrat qui sacrifie une maîtresse au gain !
L'Afrique ne valut jamais tant de chagrin.
Tu comptes sur les dieux, sur sa vaine promesse,
Insensée ! Il en rit et son coeur te délaisse.

Vénus t'orna ; Pallas t'enseigna les beaux-arts ;
Le nom de ton aïeul t'attire les regards,
Et riche, tu prétends à quelque amant fidèle.
Je serai cet amant, si tu le veux, ma belle.
Toi qui pendant l'été produis de plus longs jours,
De ton char, ô Phébus, précipite le cours,
Et, durant cette nuit donnée à la tendresse,
Que Diane longtemps éclaire ma caresse !
Mais fixons tout d'abord nos traités et nos droits ;
D'une nouvelle ardeur établissons les lois.
Qu'Amour à ces traités ne voie aucun obstacle,
Sous les astres des nuits, ravis de ce spectacle.

Mais que de vains discours, que de moments perdus
Avant de nous livrer aux combats de Vénus !
Si deux coeurs ne sont joints par des bases certaines,
Aucun dieu d'une nuit ne vengera les peines.
Le caprice défait les noeuds qu'il a formés ;
Le premier pas nous doit garantir nos traités.
Son serment solennel, si l'un de nous l'oublie ;
Si vers de nouveaux noeuds il vole, et s'il se lie,
Qu'il ait tous les tourments d'un amant malheureux
Que des hommes il soit la risée en tous lieux :
Qu'à ses larmes jamais ne s'ouvre une fenêtre
Et qu'il meure d'amour sans en goûter, le traître !

ELEGIE XXI
A CYNTHIE

Un voyage lointain, mon départ pour Athène,
Peuvent seuls me guérir d'une amoureuse peine.
Sous tes regards mon mal va toujours s'augmentant,
Car de ses propres feux l'Amour est l'aliment.
Que n'ai-je point tenté pour m'y pouvoir soustraire !
Mais ce dieu me poursuit de toute sa colère.
Une ou deux fois, après tes refus répétés,
Tu vins et tu dormis, vêtue, à mes côtés.
Non, Cynthie, il n'est plus de remède à mon âme
Que de porter très loin et mes yeux et ma flamme.

Camarades, poussons le vaisseau vers la mer ;
Que nos mains tour à tour s'exercent à ramer.
Quand le cristal de l'onde offre une route sûre,
Hissons le long des mâts notre heureuse voilure.
Superbes tours de Rome, amis, qui dans ce lieu
Vivrez encore, et toi, Cynthie ingrate, adieu.

Je vais donc d'Adria, malgré mon ignorance,
Braver l'eau ; de ses dieux invoquer la clémence ;
Puis, traversant la mer qui d'Io vit le sort,
Mon vaisseau du Léchès entrera dans le port,
Et, de mon pas rapide au sol laissant l'empreinte,
Je verrai les deux mers que sépare Corinthe ;
Je verrai le Pirée et, l'ayant dépassé,
Je suivrai le chemin que Thésée a tracé.

Athène amendera ma mauvaise nature
Aux livres de Platon, aux jardins d'Epicure ;
Ménandre m'offrira le sel des mots piquants ;
Démosthène, la foudre en ses discours tonnants ;
L'artiste, des tableaux qui fixeront sa gloire,
Ou des objets vivants dans l'airain et l'ivoire.
Le temps qui disparaît, ma fuite sur les eaux,
Dans mon sein tariront la source de mes maux.
Si sous les coups du sort sans faiblesse je tombe,
Avec gloire je puis descendre dans la tombe.

ELEGIE XXII
A TULLUS

L'isthme de Propontide et la douce fraîcheur
De Cyzique longtemps ont possédé ton coeur.
Au Dindyme tu vois la génisse divine ;
Les endroits où Pluton enleva Proserpine ;
Mais quelque attrait pour toi que possèdent ces lieux
Reviens, Tullus, et sois plus sensible à mes voeux.

Quand tu verrais Atlas portant le ciel ; la tête
De Méduse abattue avouant sa défaite ;
Les boeufs de Géryon ; Hercule combattant
Antée, et d'Hespérus les filles s'ébattant ;
Quand ta rame vaincrait l'eau du Phase indocile,
Qu'elle fendrait la mer en écueils si fertile
Que traversa, conduit par l'oiseau de Vénus,
Le pin offrant la proue aux contours inconnus :
Quand tu visiterais le Caystre, en Lydie ;
Le Nil qui par sept bras vers la mer s'humilie,
A Rome plus qu'ailleurs tout ravira tes yeux.
Les biens de l'univers s'étalent dans ces lieux.
Si Rome aime la guerre, elle cherche la gloire
Dont elle n'aura pas à rougir dans l'histoire,
Plus douce par ses moeurs que forte par ses traits,
Rome aux pleurs des vaincus ne résista jamais.

L'Anio, le Clitumne en ces lieux se promènent ;
Ici, deux lacs jumeaux ; là, sont les eaux qu'amènent
Les travaux immortels du vieux roi Marcius,
Et cette onde où puisa le coursier de Pollux.
Aucun monstre écailleux ici ne se rencontre ;
Le liquide élément ni la terre n'y montre
Andromède éprouvant un injuste destin :
Phébus n'éclaire point un horrible festin ;
Ici l'on ne voit pas, attisant sa vengeance,
Une mère poursuivre un fils en son absence.
Ni Penthée expirer sous des coups imprévus,
Ni la biche lancer les vaisseaux retenus ;
Junon n'y charge pas de cornes sa rivale,
Ni par des châtiments indignes s'y ravale ;
Jamais enfin Sinis, l'effroi du voyageur,
N'y courba l'arbre haut qui causa son malheur.

Et ces lieux de Tullus sont l'heureuse patrie.
C'est pour elle qu'ici tu dois couler ta vie.
Ici tu trouveras des coeurs intelligents,
Les douceurs de l'hymen et de nombreux enfants.

ELEGIE XXIII
TABLETTES PERDUES

Mes tablettes, hélas ! elles n'existent plus !
Mes écrits précieux, je les ai tous perdus.
Si fréquemment nos mains les avaient parcourues,
Que, sans nom, par nous deux elles se trouvaient crues.
Leurs feuillets de Cynthie apaisaient le courroux,
Et leurs discours étaient persuasifs et doux.
Cher trésor ! Rien pourtant n'y montrait la fortune !
C'était un bois vulgaire, une cire commune ;
Mais leur fidélité me servit bien toujours,
Assurant le succès de mes tendres amours.
On y voyait écrit des mains de ma maîtresse :
«Tes lenteurs ont, hier, irrité ma tendresse.
Une autre t'offre-t-elle, ami, plus de valeur ?
Il ne t'est point permis de douter de mon coeur».
On y lisait encor : «Pendant la nuit entière,
Viens goûter de l'Amour la grâce hospitalière».
Et ces mots doucereux que trouve en son esprit
Une amante, à cette heure où sa voix vous séduit.
Mes tablettes, peut-être, aux mains d'un dur avare
Reçoivent les calculs d'une dépense rare.
Qui pourrait résister ? Je propose de l'or,
En échange du bois, pour les avoir encor.
A qui veut en jouir proclamez ma largesse,
Et près de l'Esquilin écrivez mon adresse.

ELEGIE XXIV
A CYNTHIE

Tu te penses, à tort, supérieure en beauté,
Et mes yeux sont les seuls auteurs de ta fierté,
Aux éloges menteurs mon amour t'a fait croire.
Je rougis que mes vers t'aient fourni tant de gloire.
Que je t'ai vainement supposé de beaux traits,
Accordé des dehors que ton corps n'eut jamais !
J'opposais tes couleurs à celles de l'aurore,
Quand le fard recouvrait ton visage incolore.
Dans ce temps, les conseils n'avaient point de valeur ;
Saga n'eût pas éteint tous les feux de mon coeur
Aux flots de l'Océan ; ni le fer, ni la flamme,
Ni le naufrage alors n'aurait guéri mon âme.
Vénus me consumait de toutes ses ardeurs,
Et je pliais le dos sous mes cruels vainqueurs.
Mais j'ai fui les écueils, et mon ancre, au rivage,
Tient mon vaisseau couvert de fleurs et de feuillage,
Et je vis maintenant, libre, à l'abri des eaux,
Soignant les coups reçus et guérissant mes maux.
Je voue à la raison mon corps, ma vie entière.
Jupiter trop longtemps dédaigna ma prière !

ELEGIE XXV
A CYNTHIE

J'étais donc leur jouet ! Chaque convive en vain
Répandait contre moi son fiel et son venin.
Ma constance a marqué mes cinq ans d'esclavage.
Ah ! tu regretteras un amant aussi sage !
Tes larmes qui jadis me surent captiver,
Tes ruses ne pourront mes flammes raviver,
Et puisque de ton joug tu n'allèges la chaîne,
Ton injustice vainc et mes pleurs et ma peine.
Pour toi que j'aurais dû renverser de ma main,
Adieu, porte, témoin de mon triste chagrin...

Que le lourd poids des ans imprime sur ta face
De sinistres sillons une odieuse trace,
Et qu'enfin ton miroir offre à tes yeux l'affront
Des rides, des cheveux blanchissant sur ton front !
Par un juste retour, puisses-tu, délaissée,
Vieille, endurer les maux de mon âme blessée !
Je te le dis, Cynthie, et ma voix ne ment pas ;
Tremble ; le temps bientôt détruira tes appas.


Traduction en vers de M. de la Roche-Aymon (1885)
Dessins de Besnier, gravures de Méaulle