ELEGIE I
LA VILLE DE ROME

Longtemps avant qu'Enée atteignît ces parages,
L'endroit où tu vois Rome était des pâturages.
Evandre fugitif rassemblait ses troupeaux
Où l'on prie Apollon protecteur sur les eaux.
Nos sanctuaires d'or viennent des dieux d'argile
Qui ne rougissaient pas d'un humble domicile.
D'un roc nu Jupiter fulminait ses carreaux,
Le Tibre n'avait pas encor vu nos troupeaux.

Au pied du Palatin, cette maison modique
Des deux frères était le bien, l'empire unique.
Cette curie où siège aujourd'hui le Sénat
Recevait des coeurs fiers, des hommes sans éclat,
Et le son de la trompe, au sein d'une prairie,
Rassemblait cent bergers, soutiens de la patrie.
Les voiles n'ornaient point des théâtres l'ampleur ;
La scène, du safran n'exhalait pas l'odeur.
Soumis avec respect au culte de ses pères,
Nul n'enviait les dieux des races étrangères.
Sans qu'on mutile, au lustre, un coursier généreux,
Palès de foin, chaque an, avait de nouveaux feux.
Un âne, de Vesta promenait la statue
Heureuse sous les fleurs ; maigris par la charrue,
Les boeufs traînaient des dieux les vases de vil prix ;
Le berger, en chantant, leur offrait sa brebis,
Et le sang d'un porc gras coulait pour l'assistance
Au sein d'un carrefour de modeste importance.
Sous des peaux d'animaux le laboureur frappait
L'air de son fouet grossier, inculte et sans apprêt.
Des prêtres Fabiens, des fêtes où domine
La licence, telle est la première origine.
Le novice soldat sous le fer ne brillait ;
Avec des pieux chauffés alors il combattait.
Lucumon au guerrier du casque apprit l'usage :
Tatius des troupeaux seuls tirait avantage.

Nous eûmes comme chefs Lucumon, Tatius ;
Avec ses chevaux blancs triompha Romulus.
Rome, faible en ce temps, était loin de Boville ;
Des Gabiens éteints elle craignait la ville.
Elle redoutait Albe, alors d'un grand renom,
Qui d'une blanche laie avait reçu son nom,
Egalement placée entre Fidène et Rome.
Les fils de Romulus tout orgueilleux, et comme
S'ils avaient à rougir de son allaitement,
N'ont gardé que le nom de leur premier parent.


Pour tes dieux fugitifs quels endroits plus propices,
Ilion ? où voguer sous de meilleurs auspices !
Ni le cheval de bois ni ses Grecs ennemis
Ne te nuiront jamais. Les dieux l'avaient promis,
Lorsqu'entouré des bras de son vieux père, Enée
Vit le feu respecter sa noble destinée.
Les dieux nous ont donné Décius et Brutus,
Les traits que pour César nous réservait Vénus
Et qui de Troie, un jour, relèveront la gloire.
Tes dieux, Iule, ici conduisent la victoire
Si l'antique Sybille accorde à Romulus
De pouvoir expier le meurtre de Rémus,
Et si, prophétisant contre Priam, Cassandre,
Comme vraie, en ces mots a pu se faire entendre :
«Par ce cheval en vain vous vaincrez :
Ilion De ses cendres un jour verra surgir son nom».
O louve du dieu Mars, quelle troupe immortelle
De héros a nourris le lait de ta mamelle !

Je veux célébrer Rome, en ma pieuse ardeur !
Quelque faible que soit ma voix pour sa grandeur,
Le peu que j'ai de sang, le peu que j'ai de vie,
Je le voue en entier à chanter ma patrie.
Que le docte Ennius se couvre du laurier !
Du lierre de Bacchus pour moi je serai fier,
Si par mes vers, Ombrie, en un temps je puis être
Callimaque romain au sol qui m'a vu naître.
En visitant vos murs au sein de vos vallons,
Puisse-t-on voir ma gloire illuminer vos fronts !
C'est pour toi que j'écris, ô Rome. Que surgisse
Sur mon chef des oiseaux le ramage propice !
Ton culte, tes autels et tes vieux monuments
De mes derniers coursiers soutiendront les élans.

HORUS

Où t'emporte, imprudent, ton ardeur effrénée ?
Les Parques ne t'ont pas fait cette destinée.
Tu quittes l'élégie, et, baigné de ses pleurs,
Tu chantes sans l'aveu d'Apollon, des neuf Soeurs.
Crois-moi, car l'avenir pour moi n'a point de voile ;
Sur la sphère d'airain je sonde les étoiles.
Fils d'Horops, descendant d'Archytas et Conon,
Je lis dans les destins et d'Horus j'ai le nom.
Par les dieux ! je n'ai point atténué ma race ;
Partout dans mes discours la vérité prend place.

PROPERCE

Mais ton art pour de l'or confond et bien et mal,
Et Jupiter lui-même est devenu vénal.

HORUS

Je te dévoilerai l'oblique Zodiaque ;
La constellation de Jupiter ; l'attaque
Du redoutable Mars ; Saturne, dans son cours,
Menaçant des humains et les nuits et les jours ;
Les Poissons ; le Lion terrible en sa furie !
L'humide Capricorne au sein de l'Hespérie.

PROPERCE

Je dirai : d'Ilion, Rome, tu sortiras ;
Je veux chanter sur terre et sur mer tes combats.

HORUS

Jadis, bravant des dieux la défense sévère,
Arria de deux fils disposait pour la guerre.
Je prédis qu'à jamais ils laissaient leur maison,
Et leur double bûcher vint me donner raison,
Car lorsque Lupercus veut sauver sa monture,
Il s'oublie et périt d'une même blessure ;
Gallus, fixe à son poste, est transpercé d'un dard,
Et d'un sang généreux rougit son étendard.
De votre mère, hélas ! la cruelle avarice
Justifia l'oracle et fit votre supplice,
Infortunés enfants ! De même, sans retard,
Cinara reconnaît le pouvoir de mon art,
Lorsque le lourd fardeau pesant dans sa poitrine
S'affaisse, grâce au voeu qu'elle fait à Lucine.

D'Ammon dans ses déserts ni l'oracle fameux,
Ni les fibres ouvrant les grands secrets des dieux,
Ni l'interprète adroit du vol de la corneille,
Ni les morts évoqués n'ont pu telle merveille.
Il faut avoir au ciel les yeux fixés toujours,
Consulter ses aspects et des astres le cours.
Calchas sera pour moi mon infaillible guide,
Lui qui sauva les Grecs des rochers de l'Aulide.

PROPERCE

Mais son fer d'une vierge alla percer le flanc ;
La voile se gonfla toute rouge de sang.
Pourtant les Grecs n'ont pas regagné leur contrée.
Sèche tes pleurs, ô Troie, et regarde l'Eubée.
Nauplius fait briller, la nuit, des feux vengeurs,
Et la mer offre au loin les débris des vainqueurs.
Use de ta victoire, Ajax ; aime Cassandre ;
Dans les bras de Minerve ose venir la prendre.

HORUS

Abandonnons l'histoire et voyons tes destins,
Mais prépare ton coeur à de nouveaux chagrins.

De parents généreux tu naquis dans l'Ombrie.
Est-ce faux ? Sais-je bien quelle fut ta patrie ?
C'est dans cette vallée où d'épaisses vapeurs
Entourent Mévanie, où de chaudes ardeurs
Viennent tiédir l'Omber. Au flanc de la colline
Sont des murs que déjà ton génie illumine.
Ton père, avant le temps, au tombeau descendit,
Et le sort, dans tes biens, par ce fait t'atteignit.
L'odieux ravisseur, au sein de vastes plaines,
En emmenant tes boeufs, amoindrit tes domaines ;
Devant ses dieux, ta mère à peine de sa main
Otait la bulle d'or qui pendait à ton sein,
Que, fuyant du barreau l'éloquence bruyante,
Tu refus d'Apollon la livrée attrayante.

Cultive l'élégie et que derrière toi
Les poètes rivaux viennent suivre ta loi.
Dans les camps de Vénus cours chercher la victoire ;
Tes combats aux amours donneront quelque gloire.
Une femme pourtant, la source de tes maux,
Brisera les lauriers acquis par tes travaux.
Vainement tu voudras de ta gorge serrée
Retirer l'hamegon à la pointe acérée.
Elle mesurera tes nuits, tes jours heureux,
Et les pleurs, à son gré, couleront de tes yeux,
Sans que gardes ni clefs te la rendent fidèle,
Tant trouve, pour tromper, de moyens une belle.

Que ton vaisseau des mers brave la profondeur,
Que contre un ennemi t'emporte ta valeur,
Que la terre ébranlée entr'ouvre un gouffre immense,
Crains surtout du Cancer la funeste influence.

ELEGIE II
LE DIEU VERTUMNE

De tous mes changements qu'on ne s'étonne plus.
De Vertumne voici les anciens attributs.
Toscan par mon pays, et Toscan par mon père,
J'ai fui Volsinium pour éviter la guerre.
Je chéris les Romains ; sans temples somptueux,
Seul, l'aspect du Forum sait captiver mes yeux.
Les esquifs dans ce lieu jadis fendaient le Tibre ;
Avec bruit sur ses eaux la rame tombait libre.
Mais lorsque pour ses fils le fleuve recula,
Pour attester le fait, Vertumne on m'appela.

Chaque an, à son retour, m'apporte ses prémices.
Peut-être que mon nom vient de ces sacrifices.
Pour moi le vert raisin revêt d'autres couleurs,
L'épi d'un suc laiteux se remplit aux chaleurs ;
Pour mes autels la mûre en l'été se colore ;
L'automne fait mûrir la prune qu'il décore ;
La cerise m'est due, et l'heureux jardinier
Met sur mon chef la pomme arrachée au poirier.
Loin, bruits menteurs ! mon nom vient d'une autre origine !

Pleins de foi, recevez ma parole divine.
Je puis changer toujours, et toujours gracieux
Je me plie aussitôt aux formes que je veux.
Je deviens sous la soie une femme facile,
Et, sous la toge, un homme ; à ma démarche agile,
On croirait, à ma faux, ma couronne de foin,
Que ma main a coupé tous les gazons au loin ;
Sous les armes, jadis, guerrier, je fis merveille ;
Je fus un moissonneur, armé de la corbeille ;
Je suis sobre au Forum ; mon front orné de fleurs
Semble d'un vin nouveau supporter les vapeurs ;
Je suis Bacchus, avec la mitre phrygienne ;
Apollon, s'il survient que sa lyre je tienne ;
Tantôt chasseur ou faune, avec rets et gluaux,
Dans mes filets je sais attirer les oiseaux ;
Tantôt je suis cocher ; d'une façon légère
Je saute d'un coursier sur l'autre en la carrière ;
La ligne en mains, je prendsles poissons ; on me rend,
Avec tunique propre et traînante, marchand.
On dirait un berger s'avançant dans la plaine,
Quand je porte de fleurs une corbeille pleine,
Ma houlette avec moi. Ma gloire est, en mes mains,
De tenir les produits les plus beaux des jardins ;
Le concombre aux flancs verts, la courge monstrueuse,
Le chou qu'en ses noeuds tient l'herbe marécageuse.
En nul temps dans les prés ne s'élève une fleur
Qui ne vienne à mon front étaler sa couleur.
Ma disposition à changer de la sorte
Des Toscans me valut le vrai nom que je porte.

Rome, un de tes quartiers en faveur des Toscans
Montre encore aujourd'hui tes nobles sentiments,
Rappelant que ta force, avec la nôtre unie,
Vainquit de Tatius la puissance ennemie.
J'ai vu ses bataillons, sans honte ni pudeur,
Rompus, s'enfuir devant le Romain leur vainqueur.
Puisse de Jupiter la puissance suprême
Sous la toge n'offrir que de la paix l'emblème !


Six vers encor, Romains, pour aller jusqu'au bout !
Après cela, partez ! six vers, ce sera tout.

Avant Numa, j'étais un tronc grossier d'érable,
Fait à la serpe, pauvre, et pourtant agréable.
Dans mes jeux différents, d'une savante main,
Mamurius a su me produire en airain.
Puisse-t-il obtenir la gloire pour salaire,
Et qu'enfin à son corps la terre soit légère !

ELEGIE III
ARETHUSE ET LYCOTAS

Ton Aréthuse écrit à son cher Lycotas,
S'il est encore mien, éloigné de mes bras.
Si des traits effacés s'offrent à la lecture,
Mes larmes ont causé, seules, cette rature,
Et si le caractère apparaît incertain,
C'est que je l'ai tracé d'une mourante main.

Tes yeux ont déjà vu de Bactres les frontières,
Les terribles coursiers et les fureurs des Sères ;
Des Bretons aux chars peints et des Gètes glacés,
Tu cours aux Indiens dont les traits sont brûlés.
Est-ce là cette foi, cette promesse faite
Quand l'amour dans tes bras assura ma défaite !
C'est aux feux d'un bûcher de sinistre destin
Que pour moi s'alluma le flambeau de l'hymen ;
Ce fut au lac du Styx que, pour pareille fête,
On alla puiser l'eau qui tomba sur ma tête ;
J'étais à Lycotas ; mais, sur l'aveu des dieux,
Mon front se vit couvert de bandeaux odieux.
De mes voeux chaque temple annonce l'impuissance ;
J'ai tissé quatre habits déjà pour ta défense.
Périsse le premier qui retrancha des camps
Et des os retira des sons terrifiants,
Plus coupable qu'Ocnus qui, de sa main avare,
Tresse un jonc qui nourrit un âne au noir Tartare !
Dis-moi si la cuirasse a meurtri ton beau corps,
Si ta lance à ta main coûte de lourds efforts.
Oh ! succombe plutôt qu'une infâme maîtresse
De ses impurs baisers n'attriste ma tendresse !
Ton visage maigrit, me dit-on, Lycotas.
Que ce soit du regret de mes tristes appas !
Pour ce qui reste ici, tendre époux, de tes armes,
La nuit, en les baisant, je les couvre de larmes,
Et demandant en vain au sommeil le repos,
J'attends l'éclat du jour et le chant des oiseaux ;
Pendant les nuits d'hiver, à tes habits de guerre,
A la laine de Tyr je me consacre entière ;
De l'Araxe insoumis j'apprends le cours des eaux,
Combien de milles fait un coursier sans repos.
Sur la toile suivant les peuples, je m'empresse
Du dieu qui les plaça d'admirer la sagesse.
Je cherche les pays des chaleurs, des froids vifs :
Vers nos rives quel vent conduit mieux les esquifs.
A mes côtés, en vain, ma nourrice et ma soeur,
Tristes, par la saison excusent ta lenteur.

Hippolyte, sein nu, pour la bataille prête,
Couvrait d'un casque lourd sa délicate tête.
Si la Romaine était admise dans les camps,
Aréthuse suivrait tes exploits en tous temps.
Ni les monts ni les vents couvrant l'arbre de glace
Ne pourraient m'empêcher de marcher sur ta trace.
L'amour est tout-puissant, mais Vénus de sa main
Excite encor l'Amour, compagnon de l'Hymen.

Que me fait l'ornement de la pourpre éclatante,
Ou, placée à ma main, la perle transparente !
Rien ne parle à mon coeur. Une fois seulement,
Dans chaque an, ma maison s'ouvre aux voeux du passant.
De ma chienne Glaucis la voix seule me touche.
Et, seule, Glaucis prend ta place dans ma couche,
Autels et carrefours s'ornent de mes présents ;
Aux foyers des aïeux je fais brûler l'encens.
Si de feux pâlissants ma lampe s'illumine,
Si gémit le hibou sur la maison voisine,
Aussitôt c'est l'arrêt de mort du tendre agneau
Que l'avide pontife atteint de son couteau.

Pour ravir les parfums, les tissus d'Arménie,
Ne sois pas le premier à l'assaut, je te prie.
Alors que les frondeurs obscurcissent les cieux,
Evite bien les traits du Parthe insidieux,
Et, ce peuple soumis, rentre vainqueur dans Rome,
Près du char triomphal, ta lance en main, et comme
Un chaste époux qui m'a gardé toute sa foi.
A ce prix seulement je soupire après toi.
J'appendrai ton armure à la porte Capène
Et rendrai grâce au ciel qui vivant te ramène.

ELEGIE IV
TARPEIA

Je dirai Tarpéia brûlant de feux impurs,
Son tombeau, Jupiter prisonnier dans ses murs.

Entouré d'arbres frais, près d'une source claire,
Un antre apparaissait, aux flancs couverts de lierre,
Demeure d'un silvain. La flûte du berger
Y menait les troupeaux pour se désaltérer.
A l'entour Tatius place sa troupe fière
Et ses camps qu'il enceintd'un simple mur de terre.
Quelle était ta faiblesse, ô Rome, dans ce temps
Où le soldat sabin troublait par ses accents
Le Capitole, et lorsqu'il pénétrait l'enceinte
Du Forum, aujourd'hui de l'univers la crainte !
Nos murs étaient un mont, et le sénat des lieux
Où venait s'abreuver le coursier belliqueux.
Dans une urne d'argile, à ce lieu, la prêtresse
Venait demander l'onde utile à sa déesse.
De la mort que n'as-tu souffert les maux affreux,
Tarpéia, qui trahis de Vesta les saints feux !

Elle vit Tatius dans la plaine poudreuse
Agiter arme et casque à l'aigrette onduleuse,
Et la beauté du roi, ses grâces, ses appas
Lui font oublier l'urne échappée à ses bras.
Souvent, blâmant des nuits l'innocente courrière,
Elle volait baigner son chef à la rivière,
Et pour son bel amant craignant les ennemis,
Aux nymphes de ces lieux elle offrait de blancs lis.

Le Capitole fuit sous la vapeur épaisse ;
Aux ronces, au retour, la vestale se blesse,
Et du mont elle exhale un amour odieux
Que, voisin, n'eût point dû souffrir le roi des cieux.

«Feux, tente du héros qui là-bas vous commande,
Sabins, en vous voyant, ah ! que ma joie est grande !
Que je sois près de vous captive si, vainqueur,
Mon Tatius me doit retenir sur son coeur.
Je vous maudis, ô monts où Rome a pris naissance :
Toi, Vesta, qui rougis déjà de mon offense,
Je te maudis... Coursier, qu'il flatte de sa main,
Sur ton dos mes amours s'élanceront demain !
Je comprends de Scylla le fatal artifice,
Qu'une meute à ses flancs poursuive son supplice,
Qu'Ariadne délaisse un frère, et qu'en ses feux
Elle ouvre à son amant les détours tortueux.
Quel opprobre je fais pleuvoir sur la jeunesse,
En souillant les foyers de la chaste déesse !
Si des feux de Vesta s'éteignent les ardeurs,
Qu'on m'absolve : l'autel fut baigné de mes pleurs.

On se battra demain dans Rome, à ce qu'on pense,
De ce mont buissonneux occupe l'éminence,
Cher Tatius. La route est glissante et les eaux
Remplissent sous les pas de perfides canaux.
Si des enchantements je tenais l'art suprême,
Ma langue secourrait le beau guerrier que j'aime.
Que la pourpre te sied autrement qu'à celui
Qu'a fait vivre une louve et que sa mère a fui !
Rome que je trahis n'est pas une dot vaine.
Que je sois dans ta couche amante ou souveraine !
Ou, vengeant les parents déshonorés un jour
Dans les Sabines, viens m'enlever à mon tour...
Je puis calmer la rage au fort de la mêlée.
Que des deux nations l'alliance scellée
Fasse chanter l'amour, taire le dur airain.
Femmes, que de vos maux mon hymen soit la fin !

Quatre fois a sonné la trompette guerrière,
Les astres dans la mer vont plonger leur lumière.
Ah ! puisse le sommeil en me fermant les yeux
M'offrir mon Tatius dans des rêves heureux !»

Elle dit ; et, brûlant d'une nouvelle flamme,
Au dieu qui la tourmente elle livre son âme,
Car Vesta, d'Ilion gardant le feu sauveur,
Souffle, avive en son flanc sa criminelle ardeur.
Pareille à l'Amazone, au sein nu, qui devance
Le Thermodon, ainsi la vestale s'élance.

On célébrait alors le jour que nos parents
Vouèrent à Palès pour leurs remparts naissants.
Jeux et rustiques mets, dans cet anniversaire,
Aux bergers enlevaient les plis d'un front austère ;
Ils allumaient la paille, et, sur de rares feux,
Sautaient en s'élançant d'un pied lourd et poudreux.
Romulus, suspendant sa valeur militaire,
Avait fait taire aux camps la trompette guerrière.
Nul garde. Tarpéia saisit l'heureux moment,
Se lie et Tatius répond à son serment.

Le mont était ardu, mais ouvert par la fête.
Des chiens trop vigilants elle tranche la tête,
Et quand pour le succès tout le camp sommeillait,
Tout prêt à la punir, Jupiter seul veillait.
Elle livre la porte à ses soins confiée,
Et pour prix Tatius doit fixer l'hyménée.
Cependant le guerrier que touche encor l'honneur :
«Viens, dit-il, partager et mon trône et mon coeur».
Et les boucliers sabins étouffent l'ennemie ;
Seule dot que valût une telle infamie !

Malheureux Tarpeius ! ainsi la trahison
Au mont que tu défends a fait donner ton nom.

ELEGIE V
CONTRE LA CORRUPTRICE ACANTHIS

Que la ronce te couvre, infâme corruptrice ;
Que la soif que tu crains augmente ton supplice,
Et que les aboîments de Cerbère vengeur
Fassent trembler ton ombre et croître ta frayeur !
Des tendres unions fléau, peste maudite,
Tu plierais sous Vénus le farouche Hippolyte ;
Pénélope elle-même, oubliant ses vertus,
Céderait aux désirs sans frein d'Antinoüs.
A ton gré, sur le fer l'aimant perd sa puissance ;
L'oiseau contre son nid exerce sa vengeance.
Qu'Acanthis ait mêlé tes herbes des tombeaux,
Aussitôt en torrents se déchaînent les eaux ;
Son art peut détacher la lune du ciel sombre ;
Loup funeste, la nuit, elle erre au sein de l'ombre ;
Elle peut aveugler un clairvoyant époux ;
Contre moi la corneille a péri sous ses coups.
C'est encor contre moi que l'infâme, en sa haine,
Enleva l'hippomane à la cavale pleine.

Dans le coeur de la vierge, apôtre d'impudeur,
Elle instillait le vice et soufflait son ardeur.
«Veux-tu tous les trésors des indiens rivages,
Disait-elle, ou de Tyr les riches coquillages ?
Désires-tu de Cos les tissus précieux ;
D'Attale les tapis foulés par ses aïeux ;
Ce que Thèbes possède et de riche et de rare,
Et les vases de prix que le Parthe prépare ?
Dédaigne la constance et méprise les dieux :
Brise de la pudeur les liens odieux ;
Feins un mari ; prétexte ou crainte ou défiance ;
Résiste et de l'amour accrois la violence.
Un amant, de sa main froisse-t-il tes cheveux,
Qu'il paye au poids de l'or son dépit amoureux,
Et lorsque du bonheur il croit toucher à l'heure,
Pour les fêtes d'Isis sois chaste en ta demeure.
D'avril qu'Iole parle, et qu'Amycle, à son tour,
De mai qui te vit naître annonce le retour.

Si ton amant supplie, écris et sois distraite.
S'il tremble, alors ta ruse annonce sa défaite.
Que sur ton cou toujours il lise de ses yeux
Les indices certains de combats amoureux.
En tout temps de Médée évite la bassesse.
Jason, qu'elle prévient, la traite avec rudesse,
Dans Ménandre Thaïs triomphe des fripons,
De Thaïs suis plutôt les utiles leçons,
Sache de ton amant flatter le caractère ;
Marier à sa voix tes accents, pour lui plaire.

Qu'un prodigue jamais ne te recherche en vain :
Que ton portier soit sourd pour qui n'a rien en main.
S'ils apportent de l'or, accueille la rudesse
Du marin, le soldat peu fait pour la tendresse,
L'esclave même qui l'écriteau supportait
Et, les pieds blancs de craie, au Forum s'élançait.
Ne regarde que l'or, de quelque part qu'il vienne ;
A des vers, sots discours, est-il bon que l'on tienne!
A quoi servent les chants sans beaux tissus de Cos !
D'un poète sans or méprise les propos.
Sans attendre l'affront des rides au visage,
Mets à profit tes traits, le printemps de ton âge,
Les rosiers de Paestum, au souffle du Notus,
Sont, en un seul matin, de roses dépourvus».

C'est ainsi qu'Achantis, à la peau décharnée,
Pervertissait le coeur de ma Cynthie aimée.
D'une tendre colombe en ce jour, ô Vénus,
Je t'offrirai le sang pour tes bienfaits reçus !

J'ai vu gonfler son cou la toux opiniâtre
Et la bile et le sang souiller sa dent jaunâtre.
Au foyer paternel, sur un tapis étroit,
Elle exhala son âme impure, dans le froid.
Et pour honneurs elle eut, à son heure dernière,
Quelques rares cheveux, un bandeau, la poussière,
Un vieux bonnet sans teint, une chienne aux jaloux
Montrant les dents alors qu'ils touchaient aux verrous.

Sous un sombre figuier qu'elle reste célée,
Dans l'orifice étroit d'une amphore fêlée.
Aux malédictions qu'il ne soit nul amant
Qui n'ajoute les coups, les pierres, en passant.

ELEGIE VI
BATAILLE D'ACTIUM

Silence ! j'offre aux dieux des présents solennels ;
Qu'une génisse tombe au pied de mes autels ;
Qu'au poète de Cos, qu'à celui de Cyrène
Le dispute avec gloire une muse romaine.
Apportez le Costum, faites fumer l'encens ;
De la laine entourez trois fois les feux brûlants ;
Répandez l'eau lustrale, et qu'avec harmonie,
La flûte fasse entendre un air de Mygdonie.
Le laurier sur mon chef m'ouvre un nouveau chemin.
Loin de moi des méchants la fraude et le venin !
D'Apollon Palatin, Muses, disons la gloire ;
Et vous qui des héros célébrez la mémoire,
Vous aussi, Jupiter, inspirez mes vers, car
Sur ma lyre je vais chanter le grand César.

En Epire est un port du dieu de l'harmonie,
Où dans un doux repos dort la mer d'Ionie,
Monument du succès d'Auguste sur les eaux,
Route facile ouverte aux voeux des matelots.
Ce fut dans cet endroit que, sous un sort contraire,
Se trouvèrent un jour les forces de la terre.
Des flottes l'une était condamnée à jamais
Et la main d'une femme en dirigeait les traits ;
L'autre, sous Jupiter, s'avançait pour la gloire,
Couverte des drapeaux qui guident la victoire.
Nérée avait en arc disposé leurs vaisseaux ;
Le fer se reflétait sur les tremblantes eaux,
Lorsque Phébus, laissant Délos que sa puissance
Avait fixée, arrive et marque sa présence
Sur le vaisseau d'Auguste, et fait briller aux yeux
Les obliques rayons de trois arcs lumineux.

Apollon n'avait point sa blonde chevelure
Flottant au gré du vent sur sa belle encolure,
Ni sa lyre d'ivoire aux sons efféminés
Quand sous sa main les nerfs s'agitent animés,
Mais cet oeil qui d'Atride abattait le courage
Lorsque tombaient les Grecs atteints sur le rivage.
Tel il fut, délivrant le Parnasse fiévreux,
En rompant les anneaux duPython monstrueux :
«Fils d'Hector, dit le dieu, plus grand qu'Hector lui-même,
Issu d'Albe, et du monde espérance suprême,
Triomphe sur la mer, si la terre est ton bien ;
Mes flèches, mon carquois, mon arc sont ton soutien.
A toi seul, sur les flots, a commis la patrie
Le soin de son bonheur et de sa propre vie.
Sauve-la, si son roi, sur le mont Palatin,
Dans le vol des oiseaux lut son heureux destin.

L'Italie a pu voir, quelle honte ! une reine
Attaquer sa puissance et la flotte romaine ;
Mais reste sans frayeur devant ces cent vaisseaux,
Qui bientôt glisseront en fuyant sur les eaux.
Le centaure à sa proue, à la menace dure,
N'est qu'un fol appareil, une folle peinture.
La cause qu'on défend rend lâche ou courageux.
Dans une lutte injuste un soldat est honteux.
Je suis le dieu du temps ;combats et tu peux croire
Que ma main guidera ta flotte à la victoire».

Il dit, et son carquois bientôt n'a plus de traits.
Phébus laisse César compléter ses hauts faits.
Son bras nous rend vainqueur ; Cléopâtre punie
A ses vaisseaux brisés sur la mer d'Ionie,
Et le père d'Auguste, en regardant des cieux,
Dit : «Je suis dieu, mon fils est bien du sang des dieux».

Tandis que les Tritons mêlés aux Néréides
Suivent nos étendards sur les plaines liquides,
La reine vers le Nil, traînant son déshonneur,
Fuit sur un frêle esquif les chaînes du vainqueur.
Et quel honneur pourrait porter à notre race
Une femme suivant de Jugurtha la trace !
Mais Phébus mérita des monuments nouveaux.
Un seul trait de ce dieu submergea dix vaisseaux.

Trêve des grands combats, car, vainqueur par les armes
Phébus des choeurs légers vient rechercher les charmes.
Formez de gais festins et, sous les bois ombreux,
De roses et de fleurs ceignez mon front joyeux ;
Répandez le falerne, et, qu'en un jour de fête,

Le safran par trois fois me parfume la tête.
Le génie est souvent redevable à Bacchus ;
Le vin excite aussi l'élève de Phébus.
Qu'ils chantent tour à tour et disent sur la lyre
L'Egypte, Méroé soumis à notre empire,
Les Sicambres vaincus et le Parthe, un peu tard,
En craignant pour le sien, rendant notre étendard.
Mais César pour ses fils arrête sa victoire ;
De vaincre l'Orient il leur cède la gloire.

Si tu sens, sois heureux, Crassus, dans tes déserts !
De l'Euphrate vers toi les chemins sont ouverts.

Je veux boire, la nuit, chanter et boire encore,
Attendant le retour des rayons de l'aurore.

ELEGIE VII
L'OMBRE DE CYNTHIE

Les mânes ne sont pas des mythes, et notre âme
Sans périr, au bûcher triomphe de la flamme.

Au bord de l'Anio, vers le bout du chemin,
Morte dormait Cynthie, et je la vis soudain
Se pencher sur mon lit, lorsque plein de tristesse,
Tout seul, je déplorais le vide qu'elle y laisse.
C'était ces yeux, ces traits qu'elle avait dans la mort ;
Mais le feu de sa robe avait atteint le bord,
Et rongé le béril qu'elle avait d'ordinaire.
Elle avait du Léthé l'empreinte délétère.
Je la vis s'animer, et, dans la sombre nuit,
Ses doigts, en s'agitant, produisirent du bruit :
«Toi que l'Amour jamais ne fixera, dit-elle,
Perfide, le sommeil t'a couvert de son aile ?
As-tu donc oublié nos amoureux larcins,
Nos veilles de Suburre et la corde où mes mains,
Se posant tour à tour pendant la nuit trompeuse,
Remettaient ta Cynthie en tes bras, radieuse ?
Que de fois, embrassés au sein des carrefours,
Avons-nous réchauffé le sol de nos amours !
Engagements secrets, serments, douce caresse,
Tout a des vents fougueux devancé la vitesse.
Nul n'a fermé mes yeux à mon suprême instant !
A ta voix j'aurais pu vivre encore pourtant.
Nul n'entendit la flûte à mon heure dernière,
Et ma tête posa durement sur la pierre.
Perfide, qui t'a vu dans ton abattement,
Sous un habit de deuil, me suivre, en me pleurant
Si tu n'accompagnais hors des murs ton amante,
Tu pouvais exiger une marche plus lente.
Mais que n'appelas-tu sur mon bûcher les vents !
Le feu n'exhala point de parfums odorants,
Nulle fleur de vil prix ne tomba sur ma cendre,
Et tu ne daignas pas un peu de vin répandre.

Jette au feu Lygdamus, ou que l'acier brûlant
Me venge du poison que je pris en buvant,
Et, bien que la Nomas sa salive comprime,
Fais-lui sous le fer rouge avouer tout son crime.
Naguère elle vendait ses faveurs à vil prix.
Elle étale aujourd'hui son luxe et ses habits,
Et du plus dur travail une esclave imprudente
Est punie aussitôt parce qu'elle me vante ;
Pétale indignement fut liée au poteau
Pour avoir apporté des fleurs sur mon tombeau ;
Pour prier en mon nom ma Lalagé s'est vue
Par les cheveux traînée et de verges battue.
Tu souffres ces horreurs et laisses détourner
Mon portrait qui devait sur mon bûcher brûler.
Pourtant je n'ai pour toi nul fiel dans ma poitrine,
A cause de ces vers dont je fus l'héroïne.
Par les destins dont nul n'évite les arrêts,
Je le jure, mon coeur ne te trompa jamais.
Puissé-je, comme prix, voir s'adoucir Cerbère !
Si je mens, contre moi que siffle la vipère !

Deux routes aux enfers reçoivent les passants
Et conduisent la foule en des lieux différents ;
Tantôt l'esquif fatal sous l'Adultère glisse,
Ou porte la Crétoise aux cornes de génisse :
Tantôt il va fleuri, vers l'Elysée heureux.
C'est là qu'au frais zéphyr, le luth harmonieux,
La lyre, modérant l'instrument de Cybèle,
Guident par leurs accords une danse éternelle.
Andro mède, Hypermnestre, épouses sans détours,
S'y racontent leur vie et leurs chastes amours.
Victime pour sa mère, Andromède rappelle
Les rocs qui l'ont meurtrie et sa chaîne cruelle ;
Hypermnestre redit les crimes odieux
De soeurs qui de son coeur n'eurent pas les aveux.
Là nous trouvons un baume aux amours de la vie.
Moi, je tais en ces lieux, ingrat, ta perfidie.

Si Properce n'a point encor pu m'oublier,
Si Doris ne t'a pas fasciné tout entier,
Ne laisse point souffrir ma vieille Parthénie.
Ses soins, sans intérêt, t'amenaient à Cynthie.
Que Latris dont le nom montre le dévouement
N'offre point le miroir à d'autres maintenant ;
Que ce livre où mon nom se trouve écrit sans cesse,
Tout plein de ma beauté, dans le feu disparaisse.
Arrache sur la tombe où mon corps est enclos
Ce lierre entrelacé qui me brise les os.
Dans ces riants vergers de l'Anio la gloire,
Où ne pâlit jamais la blancheur de l'ivoire,
Elève une colonne et grave à son sommet
Ces vers que le passant lira sans nul arrêt :
«Cynthie en cet endroit repose ensevelie
Ainsi de l'Anio la rive est ennoblie».

Si des songes pieux te surviennent parfois,
Qu'ils aient ta confiance ; écoute-les, et crois.
Nous errons dans la nuit où nous voulons sans peine
Et Cerbère lui-même est libre de sa chaîne
Mais quand paraît le jour, nous rentrons de nouveau.
Et Charon du Léthé nous fait traverser l'eau.
Sur d'autres maintenant que ton amour retombe.
Mais nos os,sans tarder, s'uniront dans la tombe».

Elle dit, et son ombre, en traversant les airs,
Plaintive, fuit mes bras et revient aux enfers.

ELEGIE VIII
LE DRAGON DE LANUVIUM

Des Esquilies voici pourquoi, dans cette nuit,
Les voisins sont en foule accourus avec bruit.

Un dragon qu'on ne voit qu'à son heure propice
Défend Lanuvium contre tout maléfice.
Le chemin qui conduit à l'antre ténébreux
Est rapide. Craignez, jeunes filles, ces lieux,
Quand le monstre affamé, mugissant sous la terre,
Vient réclamer, chaque an, son repas ordinaire.
Celles de le servir qui reçoivent l'honneur
Marchent en pâlissant et pleines de frayeur.
Quand pour offrir leurs mets au dragon elles viennent,
Le vase même tremble aux mains qui le soutiennent.
Seule, la chasteté les rend à leurs parents.
Leur retour des moissons annonce les présents.

Cynthie était venue en brillant attelage.
Junon, Vénus plutôt provoqua ce voyage.
Voie Appienne, dis son triomphe éclatant ;
Sur tes pavés son char majestueux roulant ;
Cette infâme taverne où, par son impudence,
Ma réputation souffrit en mon absence.
Sur ses coursiers penchée, elle-même guidait
Aux lieux les plus impurs le char qui la portait.
Ses dogues au collier brillant, son char superbe
Sont les riches présents d'un libertin imberbe,
Qui, la barbe épaissie, humble gladiateur,
Un jour, pauvre, devra sa vie au spectateur.

Irrité des affronts d'un coeur qui me dédaigne,
Je voulus de l'amour suivre nouvelle enseigne.
Auprès de l'Aventin est certaine Phyllis,
Ayant dans le vin seul des grâces et des ris ;
Non loin du Tarpéien, Téïa, belle, aimable,
Sous Bacchus, en amour, devient insatiable.
Je les fis appeler à dessein, dans la nuit,
De goûter un bonheur qui dès longtemps me fuit.
Pour nous trois un seul lit sur le gazon se dresse.
L'une à gauche de moi, l'autre à droite se presse,
Et, dans le frais cristal, Lygdamus à grands flots
Nous verse le vin pur de l'île de Lesbos.
Phyllis dansait ; la flûte égayait notre fête ;
Les roses au hasard pleuvaient sur chaque tête,
Tandis qu'un nain trapu dans sa courte grosseur
De ses bras, en mesure, agitait la longueur.
Notre table soudain tombe et couvre la terre,
Et nos lampes n'ont plus qu'une faible lumière.
Je veux voir si Vénus seconde mes projets,
Mais les dés sont toujours d'un augure mauvais.
Phyllis et Téïa chantaient, et sur ma vue
Demeurait sans effet leur gorge toute nue.
Oh ! surprise ! j'entends un léger bruit ; des sons
Viennent... la porte crie et roule sur ses gonds...
Cynthie échevelée à mes yeux se présente,
Brisant tout. Sa fureur me la rend plus charmante.
La coupe, sous ses yeux, s'échappe de ma main,
Et ma lèvre pâlit, quoique rouge de vin.

Cynthie a l'oeil en feu ; son coeur est plein de rage ;
Ses ongles de Phyllis déchirent le visage,
Et Téïa tremblante appelle du secours.
On dirait une place en péril pour ses jours.
Le Quirite éveillé de ces cris s'épouvante ;
La foule dans la rue arrive haletante,
Et les deux femmes vont dans un obscur réduit,
En désordre, en lambeaux, se cacher, dans la nuit ;
Mais Cynthie, à son tour, de sa victoire sûre,
Imprime sur mon cou son horrible morsure,
Du revers de sa main me frappe sur le front.
Elle en veut à mes yeux, les auteurs de l'affront.
Quand ses bras épuisés de me frapper refusent,
A battre Lygdamus toutes ses forces s'usent.
Caché derrière un lit, il en appelle à moi.
Que faire, infortuné ! je suis pris comme toi.

Enfin, je tends les bras, j'implore, je supplie,
Et j'obtiens de baiser les pieds de ma Cynthie :
«De ton crime veux-tu faire oublier le tort ?
Me dit-elle. Voici quelle est ma loi ; d'abord
Sous de riches habits jamais qu'on ne te voie
Au lubrique Forum faire éclater ta joie ;
De la scène jamais ne détourne les yeux
Et fuis toute litière entr'ouverte. Je veux
Qu'on vende Lygdamus, seul auteur de ma peine,
Et qu'il porte à ses pieds une pesante chaîne...»
Quandj'ai promis respect aux lois qu'elle prescrit,
A ma docilité l'orgueilleuse sourit.

Elle purifia d'une onde pure et claire
Leslieux qu'avaient foulés l'une et l'autre étrangère ;
Et puis, me dépouillant de tous mes vêtements,
Sur ma tête trois fois elle brûla l'encens.
Enfin dans un lit neuf, rappelant mes promesses.
Je goûtai dans ses bras les plus tendres caresses.

ELEGIE IX
HERCULE - MORT DE CACUS

De Géryon Hercule avait pris les taureaux ;
Et non moins fatigué que ses riches troupeaux,
Au pied du Palatin, alors herbeux parages,
S'arrêta le héros dans de gras pâturages.
Le Vélabre était près et sur ses lentes eaux,
Où Rome est aujourd'hui, naviguaient des vaisseaux.
Bientôt l'ambition tente un hôte perfide,
Et Cacus prend les boeufs qu'avait conduits Alcide ;
Monstre à la triple bouche, infâme ravisseur,
Cacus de ses trois voix remplit les lieux d'horreur.
Pour ne laisser du vol nulle trace certaine,
Il tire à reculons les taureaux qu'il entraîne,
Mais leurs mugissements trahissent le voleur,
Et son antre périt sous Alcide en fureur.
Sous l'horrible massue il succombe lui-même :
«De mes derniers travaux, vous, la cause suprême,
Dit le héros, mes boeufs, que j'ai conquis deux fois,
Que ces prés étendus résonnent de vos voix,
Et que dans l'avenir cette place devienne
Le premier des marchés que le Quirite tienne».

Il dit ; mais la soif met tout son palais en feu,
Et la terre ne donne aucune eau dans ce lieu.
Des endroits consacrés à la bonne déesse,
Partent des ris bruyants du sein d'une ombre épaisse.
C'est un bocage frais où souffre le trépas
Quiconque vers ses eaux ose porter ses pas.
D'un temple aux vieux lambris répandant l'odeur sainte
La bandelette pourpre enveloppe l'enceinte.
Un large peuplier couvre le monument ;
Les oiseaux sous son ombre entonnent un gai chant.
C'est là que vient Hercule, et, couvert de poussière,
Se prosterne et descend jusqu'à l'humble prière :

«Vierges qui, dans ce bois, joyeuses, folâtrez,
A l'homme que la soif abat donnez accès.
J'entends auprès de vous l'eau que je cherche bruire,
Que j'y puise des mains pour calmer mon délire,
Dit-il. Vous connaissez celui qui sur son dos
Porta l'axe du monde, et je suis ce héros ;
Je suis Hercule. On sait que ma valeur guerrière
Délivra des brigands et des monstres la terre ;
Que le premier je vins au ténébreux séjour,
Et ce coin, à ma soif résiste dans ce jour ?
Ecoutez, quand Junon vous soufflerait ses haines,
Junon m'accueillerait auprès de vos fontaines.
Si la peau de lion, si mes cheveux poudreux,
Si mes traits basanés épouvantent vos yeux,
Sachez qu'auprès d'Omphale, esclave heureux, sans peine
Sur de légers fuseaux j'accumulais la laine,
Et que, le sein velu, sous des voiles nouveaux,
De vierges comme vous j'acquittais les travaux».

Ainsi parlait Hercule ; alors une prêtresse
Dont la pourpre aux cheveux rehaussait la vieillesse :
«Eloigne de ces lieux tes pas et ton regard,
Et respecte ce bois ; hâte-toi sans retard.
Cet endroit est sacré ; la loi la plus sévère
Nous venge du mortel souillant ce sanctuaire,
Et de Tirésias tu connais le destin,
Pour avoir vu Minerve entrer nue en son bain.
Puisses-tu rencontrer une onde salutaire,
Mais celle de ce bois mes nymphes désaltère».

Ainsi dit la prêtresse, et du temple, soudain,
La colère et la soif brisent l'obstacle vain,
Et des eaux du courant la lèvre encore humide,
Edicte cet arrêt, dans sa colère, Alcide :
«Lorsque tout l'univers est plein de mes travaux,
Sans succès à ce coin je demande un repos.
Pour mes boeufs retrouvés, dans ma reconnaissance,
Je veux qu'ici ma main élève un temple immense,
Et, payant les affronts qu'à ma soif on a faits,
Qu'une femme dedans ne pénètre jamais».

Pour toi Junon n'a plus sa colère implacable.
Dieu puissant, à mes vers montre-toi favorable,
Toi que, reconnaissant des monstres la terreur,
Les Sabins ont nommé le Purificateur.

ELEGIE X
JUPITER FERETRIEN

Jupiter Férétrien, c'est ton nom que je chante ;
Je dirai de trois rois la dépouille sanglante.
Dans ce sentier ardu me soutient seul l'honneur :
La palme sans efforts est pour moi sans valeur.

D'un triomphe si beau tu préparas l'exemple,
Romulus, et d'un roi la dépouille fut ample,
Lorsque de son coursier ta redoutable main
Vainquit le fier Acron hostile au nom romain.
Roi de Cénine, issu de l'invincible Alcide,
Il menaçait tes fils de son dard homicide.
De ton armure il crut te dégarnir le flanc,
Et bientôt il rougit la sienne de son sang.
Tu le vis dirigeant ses traits contre ta tête,
Mais aussitôt, d'Acron pressentant la défaite,
Tu vouas sa dépouille au puissant roi des cieux,
Et Jupiter daigna t'écouter dans tes voeux.

Romulus, des saisons bravant l'intempérie,
Pour vaincre dans les camps endurcissait sa vie ;
D'une louve les poils lui servaient de cimier ;
Il guidait la charrue et domptait un coursier.
Le pyrope ni l'or n'éclairaient son armure,
Le cuir flexible était son unique ceinture.
Lorsque Véie armait contre Rome, Cossus,
A son tour, fit aussi tomber Tolumnius.
Nous n'avions pas alors porté loin la victoire ;
Nomentum et Corée étaient le territoire
Pris sur les Véiens dont les chefs tout-puissants
S'asseyaient au Forum sur des trônes brillants.
Maintenant dans leurs murs le chalumeau résonne
Et sur leurs os blanchis le laboureur moissonne.

Le chef véien, altier, sur une tour était,
Des remparts entendant la voix qui s'élevait,
Et lorsque le bélier d'airain bat sa muraille,
Quand pour la renverser notre soldat travaille :
«Viens, dit Cossus, luttons en plein champ tous les deux».
Les deux rivaux déjà s'attaquent, mais les dieux
Contre Tolumnius soutiennent la patrie,
Et son sang vient souiller notre cavalerie.

Du Pô Viridomare avait franchi les bords.
Il perdit son bouclier malgré tous ses efforts.
Pourtant il se vantait, comme aïeul, du Rhin même ;
Du haut d'un char couvert, dans son adresse extrême
Il envoyait ses traits ; mais Claudius vainqueur
Lui ravit son collier et lui perça le coeur.

Et ces trois monuments de notre gloire antique
Ornent de Jupiter le temple magnifique,
Et Férétrien veut dire ou que le dieu frappait,
Ou que le chef vainqueur la dépouille emportait.

ELEGIE XI
CORNELIE A PAULUS

«Cesse, mon cher Paulus, de pleurer sur mon sort.
Les prières n'ont pas d'accès près de la mort,
Et lorsqu'on est entré dans le sombre Tartare,
Rien ne peut arracher à l'Achéron avare ;
Pluton peut bien ouïr les cris de tes douleurs,
Mais ses bords resteront sans pitié pour tes pleurs.
Les voeux touchent le ciel ; Charon, dans ses barrières,
Seul, tient, sans les lâcher, les ombres prisonnières.
La torche, du clairon le refrain odieux,
Au bûcher, m'annonçait mon destin malheureux.
Notre hymen, mes aïeux qu'a couronnés la gloire,
De mes propres vertus l'éclatante mémoire,
Rien n'a pu détourner le terrible destin,
Et ma cendre, sans peine, est tenue en la main.

Sombres cachots, marais fangeux, eau croupissante,
Entourant des replis de votre course lente,
Je viens avant le temps, mais sans faute et sans peur :
Que le dieu des enfers m'épargne sa rigueur.
Si quelque accusateur ose me contredire,
Que le sort nomme unjuge, et, dans le sombre empire,
Qu'Eaque et Rhadamante, à Minos réunis,
Se concertent avec les deux soeurs d'Erinnys ;
Que Sisyphe s'arrête ; eaux, abreuvez Tantale,
Et, toi, suspends les tours de ta roue infernale,
Ixion ; que Cerbère, en l'éternelle nuit,
Des chaînes qu'il soutient n'excite plus le bruit ;
Je veux plaider ma cause et consens au supplice
Des homicides soeurs si j'use d'artifice.

Si l'on peut être fier de hauts faits glorieux,
Les champs des Numantins proclament mes aïeux,
Et les brillants Libons, de qui descend ma mère,
Soutiennent, sans pâlir, la maison de mon père.
Lorsque j'eus de l'enfance abandonné les jeux,
Et qu'un nouveau bandeau vint ceindre mes cheveux
Je fus, pour peu de temps, à mon Paulus unie.
On lit sur mon tombeau que, seul, il tint ma vie.
0 Rome, je le jure, au nom de mes auteurs
Qui du sol africain causèrent les malheurs ;
Du héros qui d'Achille amena la ruine
Dans Persée orgueilleux d'une même origine,
Oui, je jure que rien, au mépris du censeur,
Dans mes chastes foyers n'alarma la pudeur.
Je n'ai point des aïeux amoindri la mémoire,
Et je puis pour ma part prétendre à quelque gloire.
Le temps n'a point changé mon esprit ni mes moeurs ;
Je vécus innocente, innocente je meurs,
Et, sans être soumise à la crainte d'un maître,
Je ne dus ma vertu qu'au sang qui me vit naître.
Avec toute rigueur me juge qui voudra ;
De mon abord jamais femme ne rougira ;
Tu ne me fuiras pas, vertueuse prêtresse,
Qui tiras le vaisseau de ta grande déesse,
Ni toi qui, préposée aux autels de Vesta,
Allais subir la mort quand la flamme éclata.

Mes actes n'ont jamais peiné ma tendre mère ;
Ma mort de ses douleurs se trouve la première.
De sa fille César regrette en moi la soeur ;
Un dieu ne rougit pas de pleurer mon malheur,
Et Rome entière a joint ses larmes pour ma cendre
Aux honneurs que ma mère à sa fille vient rendre.

Quoique jeune enlevée au seuil de ma maison,
De sa fécondité je soutins le renom,
Et c'est sur votre coeur que j'ai clos ma paupière,
Lépide, et vous, Paulus, heureuse d'être mère.
Mes yeux ont vu mon frère au même an que ma mort
Pour la deuxième fois être consul encor.
D'un père vertueux, toi, la vivante image,
Ma fille, d'un époux seul reste le partage.
Perpétuez la race, enfants, de vos aïeux.
Je fuis devant les maux qui pourraient, en ces lieux,
Flétrir plus tard mes jours. Quand rien ne les commande,
Les pleurs sont des vertus la preuve la plus grande.

Je confie à Paulus le fruit de nos amours.
Ma cendre à leur penser se ranime toujours !
Lorsqu'étreindra ton cou cette famille chère,
A tes soins paternels joins les soins d'une mère ;
Confonds nos deux baisers au milieu de ses pleurs.
Epargne à mes enfants le poids de tes douleurs,
Et, malgré les soucis d'une charge bien dure,
Offre à leurs doux baisers ta riante figure.
Tu pourras seul longtemps déplorer ton malheur
Et croire dans les nuits distinguer ma pâleur.
Parle-moi, cher époux, dans l'ombre et le silence,
Comme si Cornélie était en ta présence.

Une femme ennemie au lit de mon Paulus
Vînt-elle remplacer la mère qui n'est plus,
Mes enfants, respectez le choix de votre père.
Vos soins vous la rendront moins dure et moins sévère.
Ne me louez pas trop. Un éloge flatteur,
Maintes fois répété, la blesserait au coeur.
Mais si mon tendre époux, content de ma mémoire
De me garder ses voeux se faisait une gloire,
Sachez que ses cheveux déjà deviennent blancs ;
Du veuvage charmez les ennuis trop cuisants.
Les ans que j'ai perdus, que le ciel vous les laisse ;
Que mon Paulus, par vous, bénisse sa vieillesse.
Jamais pour nul de vous je n'ai porté le deuil,
Et mes enfants ont tous entouré mon cercueil.

J'ai dit. Que les témoins attendris sur ma vie
Désignent un tombeau digne de Cornélie.
Puisque la femme chaste a place dans les cieux,
Que mon âme s'envole au sein de mes aïeux».


Traduction en vers de M. de la Roche-Aymon (1885)
Dessins de Besnier, gravures de Méaulle