Notice sur Tibulle
L'histoire ne nous apprend rien sur Tibulle ; elle se borne à le nommer parmi les poètes les plus distingués du siècle d'Auguste. Nous ne le connaissons guère que par ses ouvrages : c'est donc dans ses ouvrages et ceux de ses contemporains que je puiserai les documents qui me serviront à composer cette Notice.
L'opinion la plus commune fait naître Tibulle (Aulus Albius) à Rome, vers l'an 43 avant Jésus-Christ, sous le consulat d'Hirtius et de Pansa ; c'est du moins l'induction que l'on tire de ces vers de la 5e élégie du livre III :
Natalem nostri primum videre parentes,
Quum cecidit fato consul uterque pari,
qui font, à ce qu'on croit, allusion à la fin tragique de ces deux consuls, tués tous deux devant Modène, où ils étaient allés pour délivrer Brutus, assiégé par Antoine. Cette même année vit naître Ovide, qui fut l'ami de Tibulle, et qui lui survécut pour le pleurer.
La famille de Tibulle appartenait à l'ordre équestre, et n'était pas sans illustration dans les charges civiles et militaires. Ses parents lui laissèrent une grande fortune dont il sut faire un noble usage ; nous en avons pour preuve la charmante épître d'Horace,
Albi, nostrorum sermonum candide judex, etc.,
où il fait de notre poète le portrait le plus flatteur :
Non tu corpus eras sine pectore : Di tibi formam |
On voit en outre, par ces vers, que Tibulle avait reçu en partage tous les dons du corps et de l'esprit ; qu'il était beau, surtout qu'il était riche, et qu'il pouvait mener une vie élégante : Mundus victus, non deficiente crumena. Doué de ce triple mérite, il dut réussir auprès des femmes. Aussi eut-il un grand nombre de maîtresses ; car il ne se piquait pas de constance, quoique Chaulieu en fasse un vrai berger d'Arcadie dans ces vers qui le peignent assez mal :
Pour Tibulle, il était si bon, |
Singulier Céladon que ce poète qui avoue lui-même quatre maîtresses : Délie, Sulpicia, Nééra et Némésis, sans compter les distractions d'un autre genre dont les Romains ne se faisaient aucun scrupule !
Mais le plaisir coûtait cher à Rome, et Tibulle ne tarda pas à dissiper une grande partie de sa fortune, dont il ne supporta pas la perte avec cette fermeté stoïque dont plusieurs de ses interprètes ont bien voulu le gratifier. Au contraire, en vingt endroits de ses élégies, il se plaint de sa pauvreté, et donne des regrets à son ancienne opulence. Ce qui surtout le désole, c'est de n'être pas assez riche pour acheter les faveurs de ses maîtresses ; car, il faut bien l'avouer, cette Délie, cette Némésis, cette Nééra, que Tibulle a chantées en si beaux vers, n'étaient que des courtisanes. Mais il faut se rappeler, pour la justification de notre poète, qu'à Rome et à Athènes les femmes de cette classe tenaient souvent un rang très distingué par leur esprit, leurs talents et le choix de leur société. D'ailleurs il y a lieu de croire que les maîtresses d'un homme tel que Tibulle n'étaient pas des courtisanes ordinaires. Toutefois il paraît que ces dames étaient fort intéressées : car Tibulle, ne pouvant se faire ouvrir qu'à prix d'or la porte de Némésis, est prêt, dit-il, pour s'en procurer, à commettre tous les crimes.
Ce n'est, sans doute, qu'une hyperbole poétique ; mais un peu plus loin on le voit résigné, pour désarmer les rigueurs de sa belle, à vendre tout son patrimoine...
Cependant la perte de sa fortune n'entraîna pas celle de ses amis ; car il resta lié avec tout ce que Rome comptait alors d'hommes distingués. Nous avons vu quelle estime avait pour lui Horace, qui le consultait sur ses ouvrages ; l'élégie qu'Ovide lui a consacrée prouve aussi qu'une tendre intimité l'unissait à ce poète. J'ignore si Tibulle fut un des favoris d'Auguste et de Mécène, car il ne fait dans ses vers aucune mention ni de ce prince ni de son ministre ; mais il est certain qu'il trouva un zélé protecteur dans Messala Corvinus, auquel il a consacré un beau poème, le premier du livre IV, et dont sa muse reconnaissante a reproduit l'éloge sous toutes les formes dans un grand nombre de ses élégies.
Entraîné, moins par un goût bien décidé pour la carrière des armes, que par son dévouement pour Messala, Tibulle l'accompagna dans son expédition de Syrie ; mais il tomba malade en chemin, et fut forcé de s'arrêter à Corcyre (l'île des Phéaciens), où il faillit mourir loin de son ami, de sa mère et de sa soeur, comme il le raconte d'une manière si touchante dans la 3e élégie du livre Ier.
Croyant toucher à sa dernière heure, il composa pour lui-même cette épitaphe, qui est un nouveau témoignage de son tendre attachement pour Messala :
Hic jacet immiti consumptus morte Tibullus, |
Il paraît, d'après un autre passage de l'élégie 7 du livre Ier, qu'il suivit aussi son protecteur dans une expédition en Gaule... Mais il ne tarda pas à reconnaître que les travaux et les fatigues de la guerre étaient incompatibles avec la faiblesse de son tempérament, et surtout avec le penchant irrésistible qui l'entraînait vers les plaisirs. C'était là sa vocation, c'était là qu'il brillait, qu'il triomphait, qu'il était lui-même.
Dès lors, tout entier à l'amour et à la poésie, mais plus amant que poète, car on sent en lisant que toutes ses inspirations viennent de lame, il composa ces quatre livres d'élégies qui lui assurent le premier rang parmi les poètes élégiaques de toutes les nations.
Après une vie courte, à ce qu'il paraît, mais passée au sein des plaisirs et ennoblie par la culture des lettres, Tibulle mourut, comme il l'avait désiré, à Rome, sa patrie, et dans les bras de sa mère et de sa soeur. Ovide le dit positivement dans l'élégie où il déplore la fin prématurée de son ami. Ovide nous peint encore Délie et Némésis se disputant les derniers baisers du poète mourant, qui, ne pouvant plus leur parler, leur presse encore la main, en signe d'éternel adieu. Qui n'envierait une si douce mort !
HEGUIN DE GUERLE.