ELEGIE I

Assistants, gardez un religieux silence ; nous faisons la purification des moissons et des champs selon l'antique usage qui nous a été transmis par nos aïeux. Bacchus, viens parmi nous ; qu'un doux raisin soit suspendu aux cornes de ton front ; et toi, Cérès, couronne ta tête d'épis. En ce jour sacré, que la terre et le laboureur se reposent ; que le soc soit suspendu à la muraille, et les pénibles travaux interrompus. Détachez les liens du joug : le boeuf doit rester, la tête couronnée, devant sa crèche bien fournie. Que toutes les occupations soient consacrées aux dieux : que la jeune fille ne soit point assez téméraire pour mettre la main à la laine. Et vous, retirez-vous, je vous l'ordonne ; éloignez-vous des autels, vous qui avez, la nuit dernière, goûté les plaisirs de Vénus. La chasteté plaît aux dieux ; venez avec des vêtements purs ; purifiez vos mains dans l'eau d'une source.

Voyez l'agneau sacré marcher aux autels resplendissants, suivi d'une foule de prêtres en robe blanche, et couronnés d'olivier.

Dieux paternels, nous purifions nos champs et ceux qui les cultivent. Préservez nos héritages de tout malheur. Qu'une forêt d'épis vides ne trompe point nos espérances de récolte ; que la lente brebis ne craigne point le loup impétueux. Alors le laboureur, au teint fleuri, plein de confiance à la vue d'une moisson qui s'annonce si bien, entassera le bois dans son large foyer, échauffé par un feu ardent ; présage heureux pour lui, les jeunes esclaves, nés dans la maison, se livreront à des jeux enfantins, et construiront des cabanes de branchages sous ses yeux.

Nos prières seront exaucées. Voyez-vous comme les entrailles des victimes sont propices ? comme les fibres, interprètes de la volonté des dieux, nous promettent leur faveur ? Apportez-moi un vin fumeux de Falerne, quelque bouteille qui date d'un de nos vieux consuls ; rompez les liens d'un baril de Chio. Célébrons ce jour, la coupe en main : il n'y a pas de honte à s'arroser un jour de fête, et à errer d'un pied chancelant. Mais que chacun en buvant chante Messala ; répétons, en son absence, son nom à chaque mot.

Messala, célèbre par vos triomphes sur les peuples de l'Aquitaine ; vous, dont les victoires ajoutent encore à la gloire de vos aïeux à la longue chevelure, venez, et que votre présence m'inspire, tandis que dans mes vers je paye la dette de la reconnaissance aux divinités protectrices du laboureur. Je chante les campagnes et leurs dieux dont les leçons ont fait perdre à l'homme l'habitude d'assouvir sa faim avec le gland. Ils lui enseignèrent les premiers à rapprocher des solives, et à couvrir d'un feuillage verdoyant une étroite cabane. Ce sont eux encore, dit-on, qui plièrent le boeuf à l'esclavage, et qui placèrent un char rustique sur ses roues. Alors on renonça aux aliments sauvages, le pommier fut planté, une eau abondante rafraîchit les jardins et les fertilisa : alors la grappe dorée, pressée sous le pied, donna sa liqueur, dont le mélange de l'eau permit d'user sans crainte. Les campagnes produisent les moissons ; pendant les chaleurs brûlantes de la canicule, la terre se dépouille chaque année de sa blonde chevelure. C'est à la campagne qu'au printemps l'abeille amasse dans sa ruche le suc des fleurs, attentive à remplir ses rayons d'un doux miel. Le laboureur est le premier qui, fatigué de ses continuels travaux, ait assujetti à une mesure des airs rustiques, et modulé sur le chalumeau un air destiné à être répété un jour de fête devant les dieux. Le laboureur, la figure rougie de vermillon, essaya le premier, en ton honneur, ô Bacchus ! des danses sans art. On arrachait d'une riche bergerie, pour l'offrir à ce dieu, le souverain du troupeau, le bouc, mémorable victime. C'est à la campagne qu'un enfant tressa la première couronne de fleurs printanières et la plaça sur la tête de l'antique dieu Lare. C'est à la campagne encore que, pour fournir de l'occupation aux jeunes filles, la brebis porte une molle et brillante toison ; telle est la matière des travaux des femmes ; telle est l'origine de la tâche journalière, de la quenouille, du fuseau qui tourne sous les doigts ; de la toile, qu'une infatigable ménagère, émule de Minerve, tisse en chantant, et en faisant résonner la navette sur le métier.

L'Amour lui-même naquit, dit-on, au milieu des troupeaux de boeufs et de brebis, au milieu des cavales indomptées ; là, d'une main mal aguerrie, il essaya son arc ; mais, hélas ! qu'il a bien profité depuis ! Ce ne sont plus les troupeaux qu'il attaque comme jadis ; il aime à percer le coeur des jeunes filles, à dompter l'audace des hommes. C'est lui qui ravit au jeune homme ses richesses, qui arrache à un vieillard, devant la porte d'une cruelle, des paroles dont il devrait rougir.

C'est sous sa conduite qu'une jeune beauté passe furtivement à travers ses gardiens endormis, et seule, au milieu des ténèbres, va trouver son amant, en portant un pied en avant pour essayer le chemin, et que, !e coeur palpitant de crainte, elle reconnaît sa route le bras étendu. Hélas ! malheur à ceux que ce dieu presse trop vivement. Mais mille fois heureux le mortel à qui l'Amour paisible sourit avec douceur. Enfant divin, assiste à ce joyeux banquet ; mais dépose tes flèches, cache loin, bien loin d'ici tes torches ardentes. Et vous, chantez ce dieu puissant : invoquez-le pour vos troupeaux; pour vos troupeaux à haute voix ; mais que chacun l'invoque pour soi-même en secret, ou même encore à haute voix : car les cris de la foule joyeuse et les sons de la flûte phrygienne empêchent d'entendre. Commencez vos jeux ; déjà la Nuit attèle ses coursiers, et la troupe folâtre des astres suit en dansant le char de leur mère. Par derrière, vient sans bruit le Sommeil, enveloppé dans ses ailes sombres, et enfin les Songes vaporeux, d'un pied mal affermi.

ELEGIE II

Faisons entendre des paroles d'heureux augure : ce jour ramène un joyeux anniversaire ; vous tous qui êtes au pied de cet autel, hommes ou femmes, appelez la faveur des dieux. Qu'un religieux encens brûle dans le foyer, qu'on y brûle les parfums que nous envoie la riche et voluptueuse Arabie. Que le Génie protecteur vienne lui-même, la chevelure ornée de molles guirlandes, assister aux honneurs qu'on lui rend. Que l'essence la plus pure découle de ses tempes, qu'il se rassasie de gâteaux miellés, et s'arrose largement de vin. Puisse-t-il aussi, Cérinthe, exaucer tous vos voeux. Le voilà, qu'attendez-vous ? il vous exaucera, adressez-lui vos prières. Je le prévois : vous lui demanderez que votre épouse vous garde un amour fidèle ; c'est un souhait que sans doute les dieux eux-mêmes connaissent déjà. Sa constance, à vos yeux, est préférable à tout ce que l'infatigable laboureur, aidé du boeuf robuste, cultive de terres dans l'univers entier, à tout ce que l'heureux Indien recueille de perles au sein de la mer Rouge.

Vos voeux sont entendus. Voyez-vous l'Amour arriver en agitant ses ailes, et apporter, pour enchaîner vos coeurs, des liens dorés, des liens qui conserveront toute leur force jusque dans l'âge où la vieillesse paresseuse amène les rides et blanchit les cheveux ? Puisse cet anniversaire vous retrouver tous deux, dans vos vieux ans, entourés d'une nombreuse postérité, et vous, puissiez-vous, Cérinthe, voir une troupe de jeunes enfants jouer à vos pieds !

ELEGIE III

Les champs et les hameaux possèdent ma maîtresse ; hélas ! il faut avoir un coeur de fer pour rester à la ville. Vénus elle-même est allée déjà fixer son séjour au milieu des joyeuses campagnes, et l'Amour apprend le rustique langage du laboureur. Ah ! pour voir celle que j'adore, j'aurais le courage de retourner un sol épais avec un pesant hoyau ; à la manière du laboureur, je suivrais la charrue recourbée, tandis que le boeuf mutilé remue la terre destinée à recevoir les semences. Sans faire entendre la moindre plainte, je sentirais le soleil brûler mes membres délicats ; je verrais la pustule, en se rompant, déchirer mes tendres mains.

Le bel Apollon lui-même fit paître les troupeaux d'Admète. La lyre du dieu, sa longue chevelure lui furent inutiles. Les maux de son coeur résistèrent à la vertu des simples. Toutes les ressources de l'art de guérir échouèrent contre la puissance de l'Amour. Ce dieu lui-même, chaque jour, faisait sortir les génisses de l'étable, et, après les avoir fait paître, les menait s'abreuver aux ruisseaux. Il tressait l'éclisse légère avec un jonc flexible dont les noeuds ne laissaient qu'un étroit passage au lait clair. O combien de fois, tandis que le dieu portait un veau à travers les champs, sa soeur rougit, dit-on, de le rencontrer ! Combien de fois, tandis qu'il chantait au fond d'une vallée, les génisses osèrent interrompre par leurs mugissements ses doctes chansons ! Souvent les rois, dans des temps d'alarme, vinrent consulter les oracles, et la foule sortit des temples sans avoir reçu de réponse. Souvent Latone vit avec douleur le désordre de ces cheveux sacrés qu'auparavant Junon avait admirés elle-même. Dans cette tête sans parure, dans ces cheveux épars, on chercherait vainement la chevelure d'Apollon. Apollon, as-tu donc oublié ta chère Délos ? Delphes est-elle pour toi sans attraits ? Sans doute c'est l'Amour qui te réduit à habiter une humble chaumière. Siècle heureux où les immortels s'avouaient, dit-on, les esclaves de Vénus sans rougir ! Cet amour n'est plus maintenant qu'une fable ; mais celui qui n'a de pensées que pour sa maîtresse, aime mieux n'être qu'une fable qu'un dieu sans amour.

Mais toi, qui que tu sois, à qui l'Amour commande d'un front sévère, établis ton camp dans ma propre demeure. Ce n'est point Vénus, mais la rapine que célèbre ce siècle de fer. Cependant la rapine a causé une foule de maux. C'est elle qui a enfanté la discorde et mis à de farouches combattants le glaive en main. C'est elle qui a fait couler le sang, qui a produit le meurtre et accéléré la mort. La rapine força le pirate à errer sur les mers, à travers mille dangers, après avoir armé d'un éperon guerrier sa barque incertaine. Le déprédateur veut d'immenses domaines pour faire paître d'innombrables brebis. Il aime les pierres étrangères ; pour lui mille couples de robustes taureaux traînent à grand bruit par la ville une pesante colonne. Il dompte la mer en l'enfermant dans des jetées, afin que le poisson, tranquille dans ses viviers, puisse mépriser les menaces de la tempête. Pour toi, que les coupes de Samos, ou la terre de Cumes arrondie sous la roue du potier suffisent à tes joyeux festins !

Mais hélas ! la richesse, je le vois, plaît aux jeunes filles. Eh bien ! vienne la rapine, puisque Vénus aime l'opulence ; ma Némésis nagera dans le luxe ; en marchant à travers la ville, elle attirera tous les regards par la magnificence de mes dons. Qu'elle porte de ces fins tissus où les femmes de Cos entremêlent l'or à la soie. Qu'elle ait pour cortège une troupe de ces noirs Indiens dont le teint est brûlé par les feux que le soleil leur lance de trop près. Que l'Afrique et Tyr lui offrent à l'envi leurs plus brillantes couleurs.

Ce que je dis est connu : celui qui règne sur son coeur aujourd'hui, est un vil esclave étranger qui s'est vu plus d'une fois exposer en vente sur une place publique, les pieds blanchis de craie. Mais toi, cruelle Cérès, qui as emmené Némésis de la ville, puisse la terre infidèle ne point te rendre tes semences ! Et toi, jeune Bacchus, qui as planté la vigne aux doux fruits, laisse là aussi tes cuves maudites. Tu ne peux tenir impunément la beauté cachée au fond des tristes campagnes ; ce serait nous faire payer ta liqueur trop cher. Adieu pour jamais aux moissons, plutôt que de voir les jeunes filles reléguées aux champs. Que le gland nous serve de nourriture ; et, comme au vieux temps, n'ayons que de l'eau pour boisson. Le gland était la nourriture des anciens : mais ils aimaient en tous lieux, en tous temps. Que perdaient-ils à n'avoir point de sillons ensemencés ? Favorable à ceux qui ressentaient le souffle de l'amour, Vénus leur fournissait sans mystère des plaisirs faciles sous l'ombrage des vallées. Alors point de gardiens, point de portes pour exclure l'amant affligé. Ah ! si les destins le permettent, reviens, antique coutume ; périssent les lois d'une parure étudiée, et qu'une peau hérissée nous serve de vêtement. Si l'on tient ma maîtresse enfermée ; si je ne puis la voir que rarement, dans mon malheur, à quoi me servent les robes traînantes ? Que l'on m'emmène : si ma maîtresse l'ordonne, je sillonnerai la terre, je ne me refuse ni aux liens, ni aux coups.

ELEGIE IV

Je trouve ici l'esclavage, et le joug d'une maîtresse tout prêt : adieu donc, liberté de mes pères. Mais il est bien dur l'esclavage qu'on m'impose, je suis chargé de chaînes ; et, malheureux ! jamais l'Amour n'allège mes liens. De quoi suis-je donc coupable ? quel crime ai-je commis, pour brûler ainsi ? oui, je brûle, beauté cruelle ; éloigne tes torches. Ah ! plutôt que de ressentir de pareilles douleurs, j'aimerais mieux n'être qu'une pierre sur des montagnes couvertes de glaces, qu'une roche exposée à la fureur des vents, et battue par les flots amoncelés d'une mer féconde en naufrages. Le jour m'est amer, l'ombre de la nuit m'est plus amère encore. Mon triste coeur est abreuvé de fiel ; et mes vers, et Apollon qui m'inspire, me sont inutiles ; c'est de l'or que sans cesse demande la main de Némésis.

Adieu, Muses, puisque vous ne pouvez rien pour un amant, si je vous honore, ce n'est point pour chanter les combats : je ne décris point la route du Soleil ; je ne dis pas comment, lorsqu'elle a complété son disque, la Lune ramène ses coursiers en arrière. Je veux que la poésie m'ouvre un facile accès auprès de ma maîtresse. Adieu, Muses, encore une fois, si la poésie est sans pouvoir. Il faut que j'aie recours au meurtre et au crime pour me procurer de quoi donner, afin de ne pas devenir un objet de pitié, étendu devant une porte fermée. Il faut que je ravisse les offrandes suspendues aux murs sacrés des temples ; mais c'est sur Vénus que doivent tomber mes premiers coups. C'est elle qui conseille le crime, et qui me donne une maîtresse avide : qu'elle sente ma main sacrilège. Ah ! périsse quiconque recueille les vertes émeraudes, et teint une blanche toison avec la pourpre de Tyr ! C'est lui qui irrite l'avarice des jeunes filles ; ce sont les tissus de Cos, et la brillante coquille de la mer Rouge. Voilà ce qui les a rendues coupables. Dès lors les portes sentirent la clef, et le chien commença à veiller sur le seuil. Mais apportez-vous une somme pesante, les gardiens sont vaincus, les verrous tombent, et le chien lui-même se tait. Hélas ! que de maux celui des dieux qui a fait don de la beauté à une avare a joints à un bien si précieux ! c'est là l'origine des pleurs et des querelles bruyantes ; c'est là ce qui a fait de l'Amour un dieu décrié.

Mais toi, qui fermes ta porte à l'amant qui n'a point assez d'or, puisses-tu voir tes richesses devenir la proie du vent et du feu : que la jeunesse contemple avec joie l'incendie ; que personne ne s'empresse de verser de l'eau sur la flamme. Quand la mort viendra te frapper, que nul ne te donne une larme, n'apporte à tes funérailles l'offrande de la douleur. Celle, au contraire, qui se sera montrée bonne, ennemie de l'avarice, eût-elle vécu cent ans, on la pleurera au pied du bûcher enflammé. Quelque vieillard, par respect pour l'objet de ses anciennes amours, viendra, chaque année, suspendre des guirlandes au tombeau qu'il lui aura élevé. En s'éloignant, il dira : «Puisse ton repos être calme et paisible ; sois sans crainte, et que la terre soit légère à tes restes». C'est la vérité que j'annonce ; mais que me sert la vérité ? mon amour doit subir la condition que l'avare m'impose. M'ordonne-t-elle de vendre la demeure de mes aïeux ; recevez un nouveau maître, qu'on vous mette à l'encan, Lares de mes pères. Tout ce que Circé, tout ce que Médée a de poisons ; tout ce que la Thessalie produit d'herbes magiques ; l'hippomane qui, dans la saison où Vénus souffle l'amour aux troupeaux indomptés, coule des flancs de la cavale pressée de désirs : pour obtenir de Némésis un doux regard, je suis prêt à tout boire, dût-elle préparer encore mille autres breuvages.

ELEGIE V

Apollon, sois-moi favorable : un nouveau prêtre fait son entrée dans ton temple, viens avec ta lyre et tes vers. Fais, en ce jour, je t'en conjure, résonner sous tes doigts tes cordes harmonieuses ; donne à ta voix l'accent de la louange. Les tempes couronnées du laurier triomphal, viens, pendant que l'on charge de dons tes autels, assister aux sacrifices qui te sont offerts ; mais viens avec tout l'éclat de la parure et de la beauté. Revêts-toi de ta robe de fête ; peigne avec soin ta longue chevelure ; montre-toi tel qu'au jour où, dit-on, après la défaite de Saturne, tu chantas la victoire de Jupiter. Ton oeil plonge dans l'avenir. Consacré à ton culte, l'augure connaît la volonté du destin par le chant prophétique de l'oiseau. C'est toi qui règles les sorts ; par toi l'aruspice comprend les signes imprimés par un dieu dans les entrailles palpitantes. Grâce à toi, les Romains ne furent jamais trompés par la Sibylle, qui révéla en vers de six pieds les ordres secrets du destin.

Apollon, permets au fils de Messala de porter la main aux livres sacrés de la prêtresse, et daigne toi-même, je t'en conjure, lui apprendre ce qu'elle annonce. C'est elle qui parla à Enée, lorsqu'il eut, dit-on, emporté son père et ses Pénates. Il était loin de s'attendre qu'il y aurait une Rome lorsque, le coeur en proie à la douleur, du milieu de la mer, il reportait ses regards sur Ilion et sur ses temples en flammes. Romulus n'avait point encore jeté les fondements de la ville éternelle, dont Remus ne devait point partager le séjour. Les génisses alors paissaient l'herbe où s'élèvent aujourd'hui des palais, et d'humbles chaumières couvraient la place qu'occupe le temple de Jupiter. Arrosé de lait, le dieu Pan y faisait la résidence sous l'ombrage d'un chêne, auprès d'une Palès en bois, façonnée avec un fer rustique. On y voyait suspendue à un arbre l'offrande votive d'un berger nomade : c'était une flûte sonore, consacrée au dieu champêtre, une flûte formée d'un rang de roseaux qui vont en décroissant et dont les tubes, de plus courts en plus courts, sont unis par la cire. Aux lieux où se déploie le quartier du Vélabre, une légère nacelle fendait les eaux d'un marais. Cette onde souvent porta dans un jour de fête la bergère jalouse de plaire au maître d'un riche troupeau, auprès de son jeune amant. Avec elle, elle ramenait les doux trésors de la campagne, le fromage et l'agneau, dont la blancheur efface celle de sa mère.

«Infatigable Enée, lui dit-elle, frère de l'Amour ailé, toi dont les vaisseaux fugitifs portent les dieux de Troie, dès aujourd'hui Jupiter t'assigne les champs de Laurente ; dès aujourd'hui une terre hospitalière appelle tes Pénates errants. Tu y seras l'objet d'un culte pieux, et honoré sous le nom de dieu indigète, lorsque, des bords sacrés du Numicus, tu seras allé prendre place aux cieux. Voilà la Victoire qui voltige au-dessus de tes vaisseaux fatigués, et une déesse superbe sourit enfin aux Troyens. Déjà luit à ma vue l'incendie du camp des Rutules. Je te prédis la mort qui t'attend, barbare Turnus. Mes yeux découvrent la forteresse de Laurente, les murailles de Lavinium, et Albe la Longue, fondée par Ascagne. En ce moment aussi, prêtresse qui dois plaire à Mars, je te vois abandonner le foyer de Vesta ; je vois ton union furtive, tes bandelettes sacrées à terre, et les armes du dieu amoureux laissées sur la rive. Taureaux, paissez main-tenant l'herbe des sept montagnes, tandis que vous le pouvez : ces lieux sont destinés à l'emplacement d'une grande ville. Rome, les destins t'appellent à régner sur la terre, sur cette immense étendue de champs que Cérès contemple du haut des cieux, sur les vastes contrées qui voient naître le jour, sur les ondes mobiles où le Soleil va baigner ses coursiers haletants. Troie s'étonnera d'elle-même, et se dira qu'un si long voyage ne lui a point été contraire. C'est la vérité que je t'annonce : puissé-je, toujours pure, me nourrir de lauriers sacrés, et garder une éternelle virginité !»

Telles furent ses paroles prophétiques, ensuite elle t'invoqua, divin Apollon, et agi a sa chevelure éparse sur son front.

Prends soin d'apprendre encore à Messalinus tout ce qu'a dit Amalthée, tout ce qu'ont dit Marpésia et ta chère Hérophile ; fais-lui connaître les oracles sacrés que Tiburs porta, s'il faut en croire la tradition, à travers l'Anio, sans que les eaux en aient mouillé l'empreinte.

Toutes avaient annoncé une comète, sinistre présage de guerre, et une pluie abondante de pierres. On dit encore qu'un son de trompettes, un cliquetis d'armes dans le ciel, et dans les bois sacrés des bruits mystérieux furent des signes précurseurs de désastres. On vit le Soleil lui-même, privé d'une partie de sa lumière, atteler au milieu des nuages, une année entière, ses coursiers pâlissants. On vit les statues des dieux répandre des larmes, et, pour annoncer les décrets du destin, les taureaux empruntèrent la voix humaine.

Ces présages regardaient des événements maintenant accomplis ; mais daigne enfin, Apollon, nous être propice, et engloutir sous les eaux indomptées les prodiges funestes ; que le pétillement favorable du laurier dans la flamme sacrée nous annonce une année heureuse. Oui, le laurier est propice, laboureurs, livrez-vous à la joie : les greniers seront trop étroits pour contenir les dons de Cérès.

Tandis que le vendangeur, barbouillé de vin doux, foulera du pied les raisins, les tonneaux et les cuves profondes ne suffiront plus. Le berger, la coupe en main, célébrera la fête de Palès, sa patronne ; loups, en ce jour, éloignez-vous des bergeries. Egayé par le vin, il allumera solennellement des monceaux de paille légère, et franchira d'un saut la flamme sacrée. Sa femme lui donnera un nouveau gage de son amour, et l'enfant, en saisissant les oreilles de son père, lui ravira de doux baisers ; l'aïeul ne craindra point de veiller sur le berceau de son petit-fils, ni de mêler au bégayement de l'enfance celui de la vieillesse. Sacrifiant au dieu, les jeunes gens s'étendront sur l'herbe à l'ombre d'un arbre antique, ou bien, de leurs vêtements, ils se feront contre le soleil des abris auxquels ils suspendront des guirlandes : devant eux sera placée la coupe, couronnée de fleurs. Chacun fera bonne chère, et élèvera pour la fête une table de gazon, qu'un banc de gazon entourera. L'amant, dans l'ivresse, accablera sa maîtresse d'injures, que bientôt il regrettera d'avoir proférées. Lorsque les fumées du vin seront dissipées, il pleurera d'avoir été cruel pour celle qu'il aime, et protestera qu'il avait l'esprit égaré. Ne t'offense point de ma prière, Apollon ; mais périssent les arcs et les flèches, et que l'Amour erre désarmé sur la terre. C'était un art utile que celui que tu exerces ; mais depuis que l'Amour s'est arrogé l'usage de ces armes, de combien, hélas ! cet art n'a-t-il pas fait le malheur ! il a fait le mien surtout. Depuis un an, je languis blessé, et je nourris mon mal, tant je me complais dans ma douleur elle-même. Déjà à peine ai-je la force de chanter Némésis, et, sans elle, mon vers ne peut trouver ni paroles ni mesure.

Mais toi, je t'en préviens, les poètes sont sous la protection des dieux, jeune fille, respecte en moi un caractère sacré : que je puisse chanter les louanges de Messalin, lorsqu'une branche de laurier à la main, il verra porter devant lui les images des villes vaincues, prix de ses conquêtes, et que, couronné de laurier champêtre, le soldat répétera à haute voix : «Triomphe ! triomphe !» Que la joie de mon cher Messala soit pour la foule un spectacle touchant, quand elle le verra applaudir, sur le passage du char triomphal de son fils.

Apollon, exauce mes voeux ! puisse ta chevelure être toujours longue ! puisse ta soeur garder éternellement sa virginité !

ELEGIE VI

Macer va rejoindre les armées, que deviendra le tendre Amour ? L'accompagnera-t-il, les épaules courbées sous le poids de ses armes ? Voudra-t-il, soit que le héros se rende par terre dans des contrées lointaines, soit qu'il affronte les mers orageuses, être sans cesse à ses côtés, le fer en main ? Enfant, punis-le d'avoir été assez cruel pour abandonner le repos que tu chéris, et ramène un transfuge sous tes drapeaux. Si tu épargnes les guerriers, Tibulle veut se faire guerrier lui-même, et aller puiser dans son casque une onde limpide. Je vole dans les camps ; adieu Vénus, adieu les jeunes filles : j'ai de la vigueur, et j'aime les accents de la trompette. Voilà de superbes paroles ; mais tous ces grands mots, toutes ces fanfaronnades échouent contre une porte fermée. Combien de fois j'ai juré de ne jamais y revenir, et malgré mes serments, mes pas m'y ramènent. Cruel Amour, puissé-je voir tes flèches brisées, tes torches éteintes ! Tu tourmentes un malheureux, tu me réduis à faire contre moi-même mille imprécations, à tenir, dans l'égarement de mon esprit, un affreux langage ; déjà j'eusse mis de ma propre main un terme à mes maux, sans la crédule espérance qui réchauffe ma vie, et me montre toujours un meilleur lendemain.

C'est l'espérance qui nourrit le laboureur ; c'est elle qui confie la semence aux sillons, pour que la terre la rende avec usure. C'est l'espérance qui tend des lacets à l'oiseau ; c'est elle qui, la ligne en main, présente à l'habitant des eaux le subtil hameçon caché sous l'appât. C'est elle encore qui console l'esclave chargé de fers : il traîne aux pieds une chaîne bruyante ; mais il chante en dépit de sa peine.

L'espérance me montre Némésis indulgente ; mais Némésis la dément. Cruelle jeune fille, ne va pas, pour mon malheur, triompher de la déesse. Epargne-moi, je t'en conjure au nom des mânes de ta soeur, enlevée par une mort prématurée. Puisse cette tendre enfant jouir d'un doux repos, et trouver le terre légère ! Elle est sacrée pour moi ; j'irai déposer sur son tombeau des dons funèbres et des bouquets de fleurs arrosées de mes larmes. Je me réfugierai près de sa tombe, j'y resterai dans une posture suppliante ; j'adresserai mes plaintes à une cendre muette. Elle ne permettra pas que tu condamnes celui qui l'implore à des pleurs éternels ; et quand sa voix se sera fait entendre, ne te montre point inexorable ; autrement ses mânes offensés t'enverraient des songes funestes. Durant ton sommeil, tu verrais ta soeur affligée, debout devant ton lit, telle qu'au jour où, tombée d'une fenêtre élevée, elle descendit ensanglantée sur les bords des lacs infernaux.

Mais je m'arrête ; je ne veux point réveiller dans le coeur de ma maîtresse d'amers regrets. Je ne vaux pas assez pour lui coûter une seule larme. Est-elle coupable pour que j'aille lui arracher des pleurs qui souilleraient ses yeux éloquents ? C'est une vile séductrice qui m'est contraire ; la jeune fille elle-même est pleine de bonté. C'est l'infâme Phryné qui m'écarte ; elle porte et rapporte en secret, dans son sein, des messages d'amour. Souvent, au moment même où de la porte sourde à mes plaintes j'entends la douce voix de ma maîtresse, elle soutient qu'elle est absente. Souvent, quand la jeune fille m'a promis une nuit, elle m'annonce qu'elle est souffrante, ou que quelque menace l'effraye. Alors l'inquiétude me dévore ; mon imagination égarée me montre un rival qui possède Némésis, et les différentes manières dont il la tient embrassée. Alors, infâme Phryné, j'appelle sur toi la colère des Furies : va, ta vie sera assez agitée, si les dieux daignent seulement exaucer la plus faible partie de mes voeux.


Traduction de Héguin de Guerle (1862)
Illustrations de Lucienne Laurancet (1930)