Livre 1
PROLOGUE
C'était autrefois l'usage, quand on avait
étudié un art honorable, d'en faire le sujet
d'un livre que l'on offrait aux chefs de l'Etat. On ne doit,
en effet, rien entreprendre qu'on n'ait mérité,
après la faveur de Dieu, celle de l'empereur ; et
c'est surtout à un prince dont le savoir peut
être utile à tous ses sujets, qu'il convient
d'avoir le plus de connaissances ou les meilleures. Tel
était le sentiment d'Octavien Auguste et des bons
princes qui vinrent après lui, comme le
témoignent de nombreux exemples. C'est ainsi que le
suffrage des princes fit fleurir l'éloquence, dont la
hardiesse était innocente. De tels exemples m'ont
enhardi ; et quand je considère que votre
Clémence a encore plus d'indulgence que ses
prédécesseurs pour les efforts des
écrivains, j'oublie presque de combien je suis
inférieur aux anciens auteurs. Il n'est d'ailleurs
besoin, dans ce petit ouvrage, ni d'agrément dans les
termes, ni d'une grande pénétration d'esprit,
mais d'exactitude et de fidélité, puisqu'il
n'est question que d'y faire connaître, pour
l'utilité des Romains, ce qui est épars et
caché dans les différents auteurs qui ont
parlé en historiens, ou qui ont traité en
maîtres de la science de la guerre. Nous nous
efforcerons donc de montrer l'ancienne coutume pour le choix
et les exercices des nouveaux soldats, en divisant cet
ouvrage par livres et par chapitres. Ce n'est pas que j'ose
penser, empereur invincible, que ces choses vous soient
inconnues ; mais c'est afin que vous reconnaissiez que les
mesures que vous prenez de vous-même pour le salut de
la république sont les mêmes qui ont fait
autrefois la force des fondateurs de l'empire romain, et que
vous trouviez dans ce petit abrégé tout ce que
vous pouvez désirer sur les détails les plus
importants et les plus nécessaires dans tous les
temps.
1. Que les Romains n'ont vaincu
toutes les nations que par la science des armes
En tout genre de combat, ce n'est pas tant le nombre et une
valeur mal conduite, que l'art et l'expérience, qui
donnent ordinairement la victoire : aussi voyons-nous qu'il
n'y a qu'une adresse supérieure dans le maniement des
armes, une exacte discipline et une longue pratique de la
guerre, qui aient rendu les Romains maîtres de
l'univers. Qu'aurait pu, en effet, leur petit nombre contre
la multitude des Gaulois ; leur petite taille contre la
hauteur gigantesque des Germains ? On sait que les Espagnols
nous surpassaient par le nombre et par la force du corps ;
les Africains, par la ruse et par les richesses ; les Grecs,
par le génie et les arts. Mais à tous ces
avantages nous avons su opposer l'art de choisir de bons
soldats, de leur enseigner la guerre par principes, de les
fortifier par des exercices journaliers, de prévoir
tout ce qui peut arriver dans les diverses sortes de combats,
de marches, de campements ; de punir sévèrement
les lâches. La connaissance du métier de la
guerre nourrit le courage. On ne craint point de pratiquer ce
qu'on a bien appris ; c'est ce qui fait qu'une petite troupe
bien exercée est plus sûre de vaincre ; au lieu
qu'une multitude novice, et qui ne sait point son
métier, est exposée à périr
misérablement.
2. De quel pays il faut tirer les
soldats
L'ordre naturel demande que j'examine d'abord d'où il
faut tirer des soldats, quoiqu'il naisse en tout pays de
braves gens et des lâches : on voit cependant des
nations l'emporter sur d'autres, et le climat influer
beaucoup, non seulement sur la vigueur du corps, mais
même sur celle de l'âme. A ce sujet, je
n'oublierai pas ce qu'ont dit de très doctes hommes.
Les nations voisines du soleil ont, selon eux, plus de
jugement, mais moins de sang ; ce qui fait qu'elles manquent
de fermeté et de hardiesse pour combattre corps
à corps, parce que, sachant qu'elles ont peu de sang,
elles craignent les blessures. Les peuples septentrionaux, au
contraire, éloignés des ardeurs du soleil, ont
moins de jugement ; mais, emportés par le sang dont
ils abondent, ils vont aux coups avec plus
d'intrépidité. Il faut donc tirer les
levées de ces climats tempérés où
le soldat ait assez de sang pour mépriser les
blessures et la mort, et où l'on trouve aussi cette
intelligence qui maintient le bon ordre à la guerre,
et qui n'est pas moins utile dans les combats que dans les
conseils.
3. Lequel vaut mieux, de tirer les
soldats de la ville ou de la campagne
De qui doit-on attendre un meilleur service, du soldat
levé dans la campagne, ou de celui que l'on prend dans
les villes ? Je ne crois pas qu'on ait jamais pu douter que
les gens de la campagne ne soient plus propres à
porter les armes. Ils sont déjà faits aux
injures de l'air, et nourris dans le travail ; ils savent
supporter les ardeurs du soleil, ne recherchent point
l'ombre, ne connaissent ni l'usage des bains ni les
délices la ville. Dans la simplicité de leurs
moeurs, ils se contentent de peu ; endurcis aux travaux plus
pénibles, ils sont dans l'habitude de manier le fer,
de creuser des fossés, et de porter des fardeaux.
Cependant la nécessité oblige quelquefois de
prendre des soldats dans les villes : alors, dès
qu'ils sont enrôlés, il faut les accouter
à travailler aux camps, à marcher en troupe,
à se contenter d'une nourriture frugale
grossière, à porter des fardeaux, à ne
point craindre le soleil ni la poussière, à
passer les nuits tantôt sous les tentes, tantôt
à découvert. Après cette première
préparation, on leur montrera le maniement des armes ;
et si l'on prévoit qu'on puisse en avoir besoin pour
une longue expédition, il faudra les tenir le plus
longtemps qu'on pourra dans les camps, où,
éloignés de la corruption des villes, ils
puissent se former, par ce genre de vie, le corps et l'esprit
tout ensemble. Je sais bien que dans les premiers temps de la
république c'est toujours dans Rome que se
levèrent les armées ; mais alors on n'y
était point énervé par le luxe et les
plaisirs. La jeunesse, après la fatigue de la course
et d'autres exercices, allait nager dans le Tibre et y laver
sa sueur. Le guerrier et le laboureur étaient alors le
même qui ne faisait que changer d'outils. C'est un fait
connu, qu'on alla chercher Quintius Cincinnatus à la
charrue pour lui offrir la dictature. Les armées
doivent donc être principalement recrutées des
gens de la campagne ; car ceux-là, je ne sais
pourquoi, qui ont moins goûté les douceurs de la
vie, sont ceux qui craignent le moins la mort.
4. De l'âge des nouveaux
soldats
Recherchons maintenant à quel âge il convient de
former des soldats. Si l'on veut suivre l'ancienne coutume,
il est certain qu'on peut comprendre dans les levées
ceux qui entrent en âge de puberté : ce qu'on
apprend alors s'imprime plus promptement et plus fortement
dans l'esprit ; d'ailleurs, pour donner au corps la
légèreté que demandent les exercices du
saut et de la course, il ne faut pas attendre que les
années l'aient appesanti ; c'est cette
légèreté entretenue par l'usage qui fait
le bon soldat. Il faut prendre les soldats parmi les
adolescents ; car, comme dit Salluste, autrefois, dès
que la jeunesse était en âge de porter les
armes, on l'exerçait dans les camps. Ne vaut-il pas
mieux qu'un soldat tout dressé se plaigne de n'avoir
pas encore l'âge de se battre, que de le voir se
désoler de l'avoir passé ? Ne faut-il pas aussi
un certain temps pour tout apprendre ? Car la science de la
guerre est d'une grande étendue, soit qu'il faille
former des archers ou en faire de bons tireurs à pied
ou à cheval, soit qu'on veuille montrer aux
légionnaires toutes les parties de l'escrime, à
ne point abandonner leurs places, à ne point confondre
les rangs, à lancer des armes de jet d'une main ferme
et assurée, à creuser le fossé, à
planter avec art les palissades, à bien manier le
bouclier, à le présenter obliquement aux traits
de l'ennemi, à parer adroitement les coups de fer et
à les porter hardiment. Il est certain qu'un soldat
formé à tous ces exercices, non seulement ne
craindra pas d'en venir aux mains avec l'ennemi, quel qu'il
soit, mais il y trouvera du plaisir.
5. De la taille des nouveaux
soldats
Je sais que la grande taille a été toujours
recherchée dans le nouveau soldat, puisque l'on
exigeait pour la cavalerie légère, et pour les
premières cohortes de chaque légion, des hommes
de six pieds, ou du moins de cinq pieds dix pouces ; mais le
peuple romain était plus nombreux alors, et plus
porté à la guerre. Le goût des emplois
civils n'emportait pas, comme à présent, la
plus brillante jeunesse : ainsi, dans l'impossibilité
où nous sommes aujourd'hui de réunir la taille
et la force, il faut préférer la force.
Homère nous y autorise en nous représentant
Tydée comme un homme de très grand courage,
quoique de très petite taille.
6. A quelles marques, soit du
visage, soit de la complexion, on reconnaît les jeunes
gens propres à la guerre
Celui qui sera chargé de choisir des soldats ne
saurait trop chercher dans les yeux, dans les traits du
visage, dans la conformation de toutes les parties du corps,
ce qui promet un bon soldat ; car certains signes, de l'avis
de très savants hommes, annoncent la vigueur, non
seulement dans les hommes, mais encore dans les chevaux et
dans les chiens. On peut l'observer même dans les
abeilles, si l'on en croit le poète de Mantoue.
«Il y en a, dit-il, de deux sortes ; on reconnaît
l'activité des unes à leur figure
agréable, aux petites écailles brillantes dont
elles sont couvertes ; la paresse des autres, à leur
figure hideuse, à la langueur, à la pesanteur
avec laquelle elles se traînent.» Il faut donc
examiner si le jeune homme qu'on destine aux travaux de Mars
a l'oeil vif, la tête droite, la poitrine large, les
épaules garnies de muscles, les bras vigoureux, les
doigts longs, le ventre peu étendu, la jambe menue, le
gras de la jambe et le pied débarrassés de
chairs superflues, mais resserrés au contraire par la
dureté des nerfs qui s'y entrelacent. Lorsque vous
apercevrez ces marques, préférez-les à
la haute taille ; car il vaut beaucoup mieux qu'un soldat
soit vigoureux que grand.
7. Des métiers qu'on doit
admettre ou refuser dans la milice
Il y a encore des attentions à faire sur les
métiers d'où l'on doit tirer les soldats, ou
qui les excluent. Pour moi, je voudrais qu'on
éloignât des camps les pêcheurs, les
oiseleurs, les pâtissiers ou gens de cuisine, les
tisserands, et en général tous ceux qui
exercent des professions qui regardent les femmes. On fera
bien, au contraire, de préférer les forgerons,
les charpentiers, les bûcherons et les chasseurs de
bêtes fauves, si le salut de la république
dépend de choisir pour soldats, non seulement les
mieux faits, mais les plus courageux. Si les forces de
l'empire et la gloire du nom romain ont leur principe, dans
ce premier choix, tous les détails en sont importants
: c'est pourquoi le soin des levées est une commission
si délicate, et l'on ne doit pas la donner
indifféremment à tout le monde. C'était,
à ce qu'il parait, parmi un si grand nombre de
qualités diverses, le talent que les anciens ont le
plus admiré dans Sertorius. On doit même
chercher, autant qu'on peut, la naissance et les moeurs dans
la jeunesse, à qui on confie la défense des
provinces et la fortune des armes. On fait ordinairement un
brave soldat d'un homme bien né ; l'honneur l'oblige
de vaincre, en l'empêchant de fuir : mais à quoi
bon qu'un lâche ait été exercé
dans les camps, et qu'il compte plusieurs campagnes ? Jamais
le temps n'a rendu bonne une armée où l'on a
négligé les recrues. Nous l'avons appris par
notre expérience : tant de pertes que les ennemis nous
ont fait éprouver partout ne doivent s'imputer qu'au
relâchement qu'une longue paix avait introduit dans les
levées, à ce goût dominant qui
entraîne les meilleurs citoyens dans les charges
civiles, à la négligence et à la
lâcheté des commissaires qui remplissaient
indistinctement les milices, et faisaient des soldats de
misérables que les particuliers dédaignaient
pour valets. Il convient donc que des hommes d'un
mérite supérieur s'appliquent
particulièrement à bien choisir, parmi la
jeunesse, les plus propres au métier des armes.
8. De la marque de la
milice
Mais il ne faut pas tout d'abord imprimer au soldat de
nouvelle recrue les marques de la milice. Il faut le
tâter par des exercices, pour s'assurer s'il est
capable d'un si grand travail. Il faut lui demander
agilité et vigueur, et éprouver s'il a
l'intelligence du métier des armes et la
résolution du soldat. Un bon nombre, en effet, quoique
de bonne apparence, à l'épreuve se trouvent
indignes d'un si noble métier. Tous ceux qui
manqueront de ces qualités doivent être
renvoyés sur-le-champ et remplacés par de plus
braves, parce que c'est moins le nombre qui gagne les
batailles que la valeur. Alors on marquera pour la milice
ceux qu'on aura jugés véritablement propres
à faire des soldats, et l'on commencera à leur
montrer le maniement des armes dans les exercices journaliers
; mais l'oisiveté d'une longue paix en a aboli la
pratique. Qui trouverait-on aujourd'hui qui puisse enseigner
ce qu'il n'a jamais appris ? Nous sommes donc obligés
de rechercher dans les livres les anciens usages ; mais les
historiens se contentent de rapporter les faits importants,
les événements de la guerre, et passent sous
silence, comme choses connues de leur temps, les
détails dont nous avons besoin aujourd'hui. Les
Lacédémoniens, les Athéniens, et
plusieurs autres peuples de la Grèce, ont
laissé là-dessus des recueils de
préceptes, sous le nom de Tactica ; mais c'est
aux Romains que nous devons emprunter les maximes de la
guerre, à ce peuple dont la domination,
resserrée d'abord dans les bornes les plus
étroites, n'en a presque plus d'autres que celles de
l'univers. C'est ce qui m'engage à étudier nos
auteurs militaires, et à reproduire fidèlement
dans cet essai ce que Caton le Censeur, ce grand homme, a
écrit sur la discipline militaire ; ce que
Cornélius Celsus et Frontin ont jugé à
propos d'en toucher ; ce que Paternus, cet auteur si profond
sur les matières de la guerre, en a recueilli ; ce qui
en a été réglé par les
institutions d'Auguste, de Trajan et d'Adrien. Car je
n'avance rien de moi-même ; je ne fais que des extraits
des ouvrages dont je viens de parler.
9. Qu'il faut exercer les nouveaux
soldats au pas militaire, au saut et à la
course
La première attention doit être d'accoutumer les
nouveaux soldats au pas militaire ; car rien n'est plus
important, dans une marche ou dans une action, que d'y
conserver l'égalité des mouvements entre les
soldats ; ce qui ne se peut faire qu'en les exerçant
continuellement à marcher vite et du même pas.
Des troupes qui vont à l'ennemi d'un pas
désuni, et sans observer exactement les rangs, courent
toujours grand risque de se faire battre. Une troupe
d'infanterie fera vingt milles de chemin en cinq heures
d'été, d'un pas ordinaire ; mais un pas plus
allongé lui en fera faire vingt-quatre milles dans le
même nombre d'heures. Si le soldat allonge ou presse
davantage ses pas, il ne marche plus, il court ; or, la
course n'a ni intervalle ni temps déterminé. Il
faut cependant y accoutumer les jeunes soldats ; car c'est
par la course qu'ils fondront sur l'ennemi avec plus
d'impétuosité ; qu'ils occuperont les premiers
un poste avantageux ; qu'ils y devanceront même
l'ennemi, qui sera parti le premier pour s'en saisir ; qu'ils
iront promptement à la découverte, et en
reviendront encore plus vite ; qu'ils tomberont brusquement
sur les fuyards. Il est bon d'exercer le soldat à
sauter, le saut le rendant prompt à franchir les
fossés ou toute hauteur qui lui fait obstacle, et
à triompher sans peine de toutes les
difficultés de ce genre. De plus, dans une action, un
soldat agile qui, avec son javelot, s'avance contre son
adversaire en courant et en sautant, l'étonne,
l'étourdit, et lui darde son coup avant que celui-ci
ait pu se mettre en défense. Salluste rapporte que le
grand Pompée disputait d'agilité avec les
meilleurs sauteurs ; de vitesse, avec les coureurs les plus
légers ; de force, avec les soldats les plus
vigoureux. Et comment aurait-il pu tenir tête à
Sertorius, si par de fréquents exercices il ne se
fût préparé, lui-même et ses
troupes, à combattre un si redoutable adversaire
?
10. Qu'il faut apprendre à
nager aux soldats
On doit, en été, apprendre à nager
à tous les nouveaux soldats ; car lorsqu'il ne se
trouve pas de pont pour le passage d'une rivière, on
est obligé de la passer à la nage, soit qu'on
poursuive l'ennemi, soit qu'on en soit poursuivi. D'ailleurs,
si la fonte des neiges ou des pluies enflent les torrents, le
soldat qui ne sait pas nager, enfermé entre l'ennemi
et le torrent, se trouve dans un double péril. C'est
pourquoi les anciens Romains, qu'une infinité de
guerres et de dangers avait perfectionnés dans l'art
militaire, placèrent le champ de Mars près du
Tibre, afin que les jeunes gens, couverts de sueur et de
poussière après leurs exercices, pussent se
laver et se nettoyer aussitôt, et se délasser
ainsi, en nageant, des fatigues de la course. Il est donc
essentiel d'accoutumer à cet exercice non seulement
les gens de pied, mais encore les cavaliers, les chevaux, les
valets même, afin qu'aucun d'eux ne se perde, faute de
savoir nager quand cela est nécessaire.
11. Comment les anciens
exerçaient les nouveaux soldats aux boucliers d'osier
et aux pieux
Voici, comme on le voit dans les écrits des anciens,
quel était ce genre d'exercice : On donnait aux
nouveaux soldats le bouclier rond d'osier, qui pesait le
double de ceux dont on se servait à la guerre, et des
bâtons une fois plus lourds que l'épée
dont ils tenaient lieu. Avec ces espèces de fleurets,
on les faisait escrimer le matin et l'après-midi
contre le pieu. Cet exercice ne fut pas moins utile aux
gladiateurs qu'aux soldats ; et les uns et les autres ne se
distinguèrent jamais dans le cirque et sur le champ de
bataille qu'après s'être ainsi escrimés
contre le pieu. Chaque soldat plantait son pieu de
façon qu'il tînt fortement, et qu'il eût
six pieds hors de terre ; et c'est contre ce pieu,
qu'armé du bouclier et du lourd bâton en guise
d'armes véritables, il s'exerçait comme contre
un ennemi, tantôt lui portant son coup au visage ou
à la tête, tantôt l'attaquant par les
flancs, et quelquefois se mettant en posture de lui couper
les jarrets, avançant, reculant, et tâtant le
pieu avec toute la vitesse et l'adresse que les combats
demandent. Dans cet exercice on avait surtout attention que
soldats portassent leurs coups sans se
découvrir.
12. Qu'il faut apprendre aux
nouveaux soldats à frapper d'estoc et non de
taille
L'ancien usage des Romains était de frapper d'estoc et
non de taille. Non seulement ils venaient facilement à
bout d'un ennemi qui ne leur opposait que le tranchant de
l'épée, mais ils se moquaient de lui. En effet,
les coups tranchants, quelque vigoureux qu'ils soient, sont
rarement mortels, puisque les armes défensives et les
os en préservent les parties les plus
nécessaires à la vie. La pointe, au contraire,
pour peu qu'elle entre de deux pouces, est mortelle ; car
partout où elle pénètre elle offense
nécessairemt les organes de la vie. D'ailleurs on ne
peut frapper de taille sans découvrir le bras et le
côté droit ; au lieu qu'on reste tout à
fait couvert en frappant d'estoc, et qu'on blesse son ennemi
avant qu'il ait le temps de parer. Voilà pourquoi nos
anciens préféraient l'estoc à la taille.
Afin d'y former le nouveau soldat, ils le chargeaient de ces
espèces d'armes qui pesaient deux fois plus que les
armes d'usage ; de sorte qu'en maniant celles-ci, qu'il
trouvait plus légères, il en sentait augmenter
sa confiance et son ardeur.
13. Qu'il faut enseigner
l'escrime aux nouveaux soldats
Il est un autre exercice, appelé l'escrime,
qu'enseignent les maîtres d'armes, et qu'il faut
apprendre aux nouveaux soldats. Cet usage subsiste encore en
partie. Tous les jours l'expérience démontre
qu'on tire plus de service des soldats qui savent l'escrime
que des autres. Il est une chose qui fait comprendre combien
le soldat exercé l'emporte sur celui qui ne l'est pas
: c'est la supériorité, dans la guerre, de ceux
qui savent l'escrime sur tous leurs camarades. Les anciens en
conservaient l'usage avec tant de soin, qu'ils donnaient
double ration aux maîtres d'armes, et que les soldats
qui n'avaient pas bien profité de leur leçon
recevaient leur ration en orge. On ne la leur rendait en
blé que lorsqu'en présence du préfet de
la légion, des tribuns et des soldats d'élite,
ils prouvaient, par une épreuve publique, qu'ils
s'étaient formés à toutes les parties de
l'art militaire ; car il n'y a rien de plus solide, de plus
prospère, de plus glorieux, qu'une république
qui abonde en soldats instruits. Ce n'est pas la
beauté des habillements, ni l'or, ni l'argent, ni les
pierreries, qui nous font respecter ou rechercher par nos
ennemis : la seule crainte de nos armes nous les peut
soumettre. Enfin, si dans le cours des affaires ordinaires on
s'est trompé, comme dit Caton, on peut se corriger ;
mais dans la guerre les fautes ne se réparent point,
et l'erreur est promptement suivie du châtiment. Ceux
qui ont manqué d'habileté et de courage ou bien
restent sur le champ de bataille, ou, s'ils fuient, n'osent
plus dans la suite se croire capables de tenir tête aux
vainqueurs.
14. Qu'il faut exercer les
nouveaux soldats à lancer le javelot
Mais, pour en revenir à mon sujet, le nouveau soldat
qu'on exerce ainsi contre le pieu doit l'attaquer, ainsi
qu'un ennemi, avec des dards et des javelots plus pesants que
ceux dont on se sert à la guerre. Lorsqu'il aura
acquis de la facilité à les manier, un
maître lui enseignera à les lancer avec un
certain tour de bras qui leur imprime un plus grand
degré de force, et qui les dirige au pilier
même, ou du moins très près : exercice
très propre à augmenter l'adresse et la
vigueur.
15. Qu'il faut exercer à
l'arc les nouveaux soldats
Il faut aussi faire tirer au pieu le tiers ou le quart des
nouveaux soldats, avec des arcs de bois et avec des
flèches dont on se sert dans les jeux. Cet exercice
demande des maîtres habiles ; car il faut l'être
pour former l'archer à bien manier son arc, à
lui donner toute la tension possible, à tenir la main
gauche ferme et immobile, à conduire la droite avec
méthode, à fixer également son oeil et
son attention sur l'objet qu'il a pour but ; en un mot,
à tirer juste, soit à pied, soit à
cheval. On ne peut répéter trop souvent ni trop
attentivement cette espèce d'exercice, dont Caton
démontre l'utilité dans son Traité de
la discipline militaire. Ce ne fut qu'après avoir
formé d'excellents archers, que Claudius vainquit un
ennemi jusqu'alors son vainqueur. Scipion l'Africain,
prêt à livrer combat aux Numantins, qui avaient
fait passer l'armée romaine sous le joug, n'imagina
rien de plus propre à les rendre supérieurs,
que de mêler dans chaque centurie des archers
d'élite.
16. Qu'il faut exercer les
nouveaux soldats à lancer des pierres
Il est fort utile de former les nouveaux soldats à
lancer des pierres, soit avec la fronde, soit avec la main.
Nous devons, dit-on, l'invention et l'usage de la fronde aux
premiers habitants des îles Baléares. Ils
portaient si loin les précautions pour s'y
perfectionner, que les mères ne donnaient pour aliment
aux enfants, dès leur bas âge, que ce qu'ils
avaient abattu à coups de fronde. La pierre qui part
d'une fronde, ainsi que de toute autre machine, est plus
meurtrière que quelque flèche que ce soit
contre un ennemi armé de toutes pièces ; car
quoiqu'elle ne cause point de fracture à aucun membre,
et qu'elle n'ait point l'odieux de faire couler le sang, elle
ne laisse pas de porter des coups mortels. Personne n'ignore
que dans tous les combats des anciens on faisait usage de
frondeurs. Il est d'autant plus utile d'exercer
fréquemment les nouveaux soldats à lancer la
fronde, que ce n'est point une arme embarrassante à
porter, et qu'il arrive souvent ou qu'on ait à
combattre sur un terrain pierreux, ou qu'on ait à
défendre l'approche d'une montagne, d'une colline, ou
qu'on ait à se servir de pierres ou de frondes pour
éloigner les barbares d'une ville ou d'une
forteresse.
17. De l'exercice des dards
plombés
Il est bon d'exercer le soldat à lancer ces dards
plombés qu'on appelle martiobarbules. Nous
eûmes autrefois en Illyrie deux légions de trois
mille hommes chacune qui les lançaient avec tant de
force et d'adresse, qu'on les distingua par leur surnom
honorable de martiobarbules. On leur dut pendant
longtemps un si grand nombre de victoires, que les empereurs
Dioclétien et Maximien les appelèrent
Joviens et Herculiens, les
préférant à toutes les autres
légions. Ils portalent toujours cinq de ces dards
cachés dans l'intérieur de l'écu. En les
lançant à propos, tel qui n'est armé que
de la lance et de l'écu fait tout d'un coup l'office
d'archer, blessant hommes et chevaux avant qu'on en vienne
aux mains et même aux traits.
18. Des exercices du
cheval
On accoutumait autrefois à l'exercice du cheval non
seulement les nouveaux soldats , mais même les anciens
; usage qui se pratique encore, quoique avec moins
d'exactitude. On plaçait pour cela des chevaux de
bois, l'hiver, sous des toits, l'été en pleine
campagne ; les nouveaux solda y montaient d'abord sans armes,
jusqu'à ce qu'ils s'y fussent habitués, ensuite
tout armés. Ils rendaient cet exercice familier, au
point qu'ils parvenaient à monter
indifféremment à droite à gauche,
l'épée nue ou le javelot à la main.
Ainsi, par l'habitude continuelle qu'ils en faisaient en
temps de paix, ils conservaient cette agilité en temps
de guerre, et jusque dans le tumulte du combat.
19. Qu'il faut accoutumer les
nouveaux soldats à porter des fardeaux
Dans la nécessité où sont les soldats de
porter leurs armes, et même des vivres pour les
expéditions lointaines, il faut les accoutumer
à marcher souvent au pas militaire, chargés
d'un fardeau qu'on peut pousser jusqu'à soixante
livres. Il ne faut pas s'imaginer que cela soit difficile,
pourvu qu'on le fasse souvent. Virgile nous apprend que
c'était un usage des anciens. Voilà, dit-il,
comment, du temps de nos pères, le soldat marchait
avec ardeur, sous un fardeau excessif, et se trouvait
campé, et même en ordre de bataille, avant que
l'ennemi le crût arrivé.
20. De quelles armes se servaient
les anciens
L'ordre demande que nous parlions maintenant des armes
offensives et défensives du soldat, sur quoi nous
avons tout à fait perdu les anciennes coutumes ; et
quoique l'exemple des cavaliers goths, alains et huns, qui se
sont si heureusement couverts d'armes défensives, nous
en ait dû faire comprendre l'utilité, il est
certain que nous laissons notre infanterie découverte.
Depuis la fondation de Rome jusqu'à l'empire de
Gratien, elle avait toujours porté le casque et la
cuirasse ; mais lorsque la paresse et la négligence
eurent rendu les exercices moins fréquents, ces armes,
que nos soldats ne portaient plus que rarement, leur parurent
trop pesantes : ils demandèrent à l'empereur
d'abord à être déchargés de la
cuirasse, ensuite du casque. En s'exposant ainsi contre les
Goths la poitrine et la tête nues, nos soldats furent
souvent détruits par la multitude de leurs archers ;
mais, malgré tant de défaites et la ruine de si
grandes villes, aucun de nos généraux n'imagina
de rendre à l'infanterie ses armes défensives.
Il arrive de là qu'un soldat, exposé pour ainsi
dire à nu aux armes de l'ennemi, pense bien plus
à fuir qu'à combattre. Que veut-on que fasse un
archer à pied, sans casque, sans cuirasse, qui ne peut
tenir en même temps un bouclier et un arc ? Quelle
défense auront nos dragonaires et nos enseignes,
obligés de tenir la pique de la main gauche, s'ils
n'ont ni la tête ni la poitrine couverte ? Mais,
dit-on, la cuirasse, et souvent même le casque,
accablent le fantassin : oui, parce qu'il n'y est point fait,
et qu'il les porte rarement ; au lieu que le fréquent
usage de ces armes les lui rendrait plus
légères, quelque pesantes qu'elles lui eussent
semblé d'abord. Mais enfin ceux qui trouvent le poids
des armes anciennes si incommode, il faut bien qu'ils
reçoivent sur leurs corps nus des blessures, et qu'ils
meurent ; ou, ce qui est pire encore, qu'ils risquent ou
d'être faits prisonniers, ou de trahir leur patrie par
la fuite. Ainsi, en évitant de se fatiguer, ils se
font égorger, comme des troupeaux, honteusement.
Pourquoi donnait-on autrefois le nom de mur à notre
infanterie, sinon parce qu'outre le pilum et le bouclier,
elle lançait des feux par ses casques et ses cuirasses
? On poussait même alors si loin la précaution
des armes défensives, que l'archer portait un brassard
au bras gauche, et le fantassin, destiné à
combattre de pied ferme, une grande bottine de fer sur la
jambe droite. C'est ainsi qu'étaient couverts les
soldats de la premiere, seconde et troisième ligne,
qu'on appelait princes, hastats et triaires. Ceux-ci, mettant
un genou en terre au premier moment de l'action, se
couvraient leurs boucliers, afin d'éviter les traits
qui avaient passé les deux premières lignes ;
et si le cas l'exigeait, ils se levaient, et chargeaient avec
d'autant plus de force qu'ils n'étaient ni
fatigués ni entamés : aussi les a-t-on vus
souvent ramener la victoire, malgré la défaite
des deux premières lignes. Nos anciens avaient encore
une infanterie légère, qu'ils plaçaient
principalement aux ailes. Elle était armée de
frondes et de javelots, et composée de soldats
très agiles et très disciplinés.
C'était par eux que s'ouvrait le combat, mais en
petites troupes, afin qu'elles pussent, en cas de
nécessité, se replier sur la première
ligne, qui les recevait dans ses intervalles sans se rompre.
Jusqu'à notre temps, nos soldats avaient toujours
porté une espèce de bonnet de peau, dit bonnet
à la pannonienne, afin que l'habitude d'avoir la
tête chargée en tout temps leur rendît
plus léger le casque qu'ils portaient dans combat. Le
javelot de l'infanterie avait à son
extrémité un fer mince triangulaire, long de
neuf à douze pouces. Il perçait ordinairement
un bouclier sans en pouvoir être arraché, et
même une cuirasse, lorsqu'il était lancé
par un bras vigoureux. Ces sortes de traits ne sont presque
plus d'usage chez nous, mais beaucoup chez les barbares, qui
en portent au combat deux ou trois chacun. Ils les appellent
bébra. Il est bon de remarquer que le soldat
doit avoir le pied gauche le plus avancé, lorsqu'il
veut lancer quelque arme que ce soit ; attitude qui, laissant
plus de liberté pour la vibration, augmente la force
du coup ; mais s'il en vient aux mains, c'est-à-dire
s'il se sert du javelot et de l'épée, il doit,
au contraire, avancer le pied droit, afin d'avoir le flanc
couvert et le bras droit plus près de son ennemi,
conséquemment plus prêt à le frapper.
C'est ainsi qu'il faut employer tout l'art imaginable pour
que le nouveau soldat apprenne à se servir et à
se parer de toutes les armes en usage chez les anciens ; car
dès qu'il ne craindra ni pour sa tête ni pour sa
poitrine, il sentira nécessairement augmenter sa
valeur.
21. Des retranchements
Il faut montrer aux nouveaux soldats à faire les
travaux des camps. Rien n'est si nécessaire à
la guerre, ni d'une si grande ressource, qu'un camp bien
fortifié : c'est une espèce de ville qu'on se
bâtit partout. Les retranchements sont pour les soldats
des murailles dans lesquelles ils passent tranquillement les
jours et les nuits, à la vue même de l'ennemi.
On a laissé perdre absolument la science des
retranchements; il y a déjà longtemps qu'on
n'entoure plus nos camps de fossés ni de palissades :
aussi nos armées y ont été souvent
maltraitées de nuit et de jour, par les attaques
imprévues de la cavalerie des barbares. On
éprouve encore qu'en se privant de la ressource d'un
camp retranché, si propre à favoriser la
retraite, les troupes qui plient se font égorger sans
vengeance, comme des bêtes sous le couteau du boucher;
car, en pareil cas, le massacre ne cesse qu'autant que les
vainqueurs veulent bien cesser la poursuite.
22. Des campements
Il faut toujours, mais surtout dans le voisinage de l'ennemi,
asseoir le camp dans un lieu sûr, où l'on puisse
avoir abondamment du bois, du fourrage et de l'eau, et
où l'air soit sain, si l'on y doit demeurer longtemps.
On prendra garde aussi de ne point se camper sur des hauteurs
dominées par un point plus élevé,
d'où l'on pût être incommodé par
les ennemis ; et l'on examinera si le terrain n'est pas sujet
à être inondé par des torrents, qui
pourraient causer du dommage à l'armée. A
l'égard de l'enceinte des camps, elle se règle
sur le nombre des troupes et sur la quantité des
bagages ; de sorte qu'une grande armée ne s'y trouve
pas trop serrée, et qu'une petite ne soit pas
obligée de s'y trop étendre.
23. De la forme des
camps
On peut tracer un camp en demi-cercle, en carré, en
triangle, selon que l'exige ou le permet la nature du
terrain. La porte qu'on appelle prétorienne
regarde ordinairement ou l'orient, ou le camp de l'ennemi, ou
la route qu'on doit prendre le lendemain, supposé
qu'on soit en marche. C'est près de cette porte que
nos premières centuries, ou cohortes, dressent leurs
tentes, et plantent les dragons et les autres enseignes.
C'est par la porte decumane, opposée à
la prétorienne, qu'on conduit les soldats au lieu
marqué pour les châtiments militaires.
24. De quelle espèce de
retranchements on doit se servir suivant les
circonstances
Il y a deux manières de se retrancher. Lorsqu'on a peu
de chose à craindre de l'ennemi, on coupe des morceaux
de terre et de gazon, et on en forme autour du camp une
espèce de mur de trois pieds de haut, qui a pour
fossé le même emplacement d'où l'on a
tiré la terre et le gazon : le fossé doit avoir
neuf pieds de largeur et sept de profondeur. Mais si l'ennemi
devient trop pressant, on trace le fossé de douze
pieds de largeur sur neuf de profondeur sous cordeau ;
ensuite on étend sur le rez-de-chaussée des
espèces de fascines, qu'on charge de la même
terre que fournit le fossé, à la hauteur de
quatre pieds. Ainsi le retranchement présente à
l'ennemi treize pieds de haut et douze de largeur ;
par-dessus le tout, on plante encore de fortes palissades,
que les soldats portent ordinairement dans les marches. Pour
ces sortes de travaux il faut être bien fourni de
bêches, de pelles, de panniers, et d'autres semblables
outils.
25. Comment on doit retrancher un
camp en présence de l'ennemi
Il est facile de fortifier un camp lorsque l'ennemi est
éloigné ; mais il ne l'est pas de même
quand on l'a devant soi : pour lors on met toute sa cavalerie
et la moitié de son infanterie en bataille, pour
couvrir le reste des troupes qui travaillent aux
retranchements. Afin que cela se fasse sans confusion, un
crieur nomme les centuries qui sont les premières de
travail, et successivement toutes les autres dans l'ordre
où elles doivent se relever, jusqu'à ce que
tout soit achevé. L'ouvrage fini, les centurions font
leur visite, mesurent le travail de chaque centurie, et
punissent ceux qui ont mal travaillé. On voit combien
il est essentiel que le nouveau soldat s'accoutume à
se retrancher promptement, habilement et sans confusion,
toutes les fois que cela est nécessaire.
26. Comment on habitue les
soldats à observer l'ordre et les intervalles dans les
armées
Rien n'est de si grande conséquence pour le
succès d'une bataille, que d'avoir des soldats qui
sachent garder exactement leurs rangs, sans se serrer ni
s'ouvrir plus qu'il ne faut. Des gens trop pressés
n'ont pas l'espace nécessaire pour combattre, et ne
font que s'embarrasser les uns les autres ; mais s'ils sont
trop ouverts, ils donnent à l'ennemi la
facilité de les pénétrer ; et dès
qu'une armée est une fois rompue et prise en queue, la
peur achève bientôt de mettre la confusion
partout. C'est pourquoi il faut mener très souvent les
nouveaux soldats au champ de Mars, les faire défiler
l'un après l'autre suivant l'ordre du rôle, et
ne les mettre d'abord que sur un rang, observant qu'ils
soient parfaitement alignés, et qu'il y ait entre
chaque homme une distance égale et raisonnable.
Ensuite on leur commandera de doubler le rang promptement, et
de façon que dans le même instant le second rang
qu'ils forment réponde juste au premier ; par un autre
commandement, ils doubleront encore, et se mettront
brusquement sur quatre de hauteur. De ce carré long,
ils formeront ensuite le triangle, qu'on appelle coin ;
disposition dont on se sert très utilement dans les
batailles. On leur commandera aussi de former des pelotons
ronds ; autre évolution, par le moyen de laquelle les
soldats bien exercés peuvent se défendre, et
empêcher la déroute totale d'une armée.
Ces évolutions, bien répétées
dans les camps, s'exécutent aisément sur le
champ de bataille.
27. De l'aller et du retour dans
les promenades, et du nombre des exercices par mois
Pour faire prendre aux soldats une idée des manoeuvres
de la guerre, les anciens avaient établi un usage qui
s'observa constamment, et qui fut confirmé par les
ordonnances d'Auguste et d'Adrien ; c'était de mener,
trois fois le mois, les troupes, tant infanterie que
cavalerie, à la promenade : c'est le terme propre. On
obligeait les fantassins d'aller à dix milles de leur
camp marchant en rang, et de revenir de même, mais en
changeant quelquefois le pas, de sorte qu'une partie du
chemin se fit comme en courant. La même loi
était pour les cavaliers armés et
divisés par escadrons ; ils faisaient autant de
chemin, en exécutant divers mouvements de cavalerie :
tantôt ils faisaient semblant de poursuivre l'ennemi,
et tantôt ils pliaient pour retourner à la
charge avec plus d'intrépidité. Ces essais
militaires se faisaient non seulement en rase campagne, mais
encore sur des terrains embarrassés, monteux,
difficiles. On les parcourait tels qu'ils aient sans se
détourner ; de sorte qu'il ne pouvait se rencontrer
sur un champ de bataille aucune espèce d'obstacle que
le cavalier, par des exercices suivis, n'eût appris
à franchir et à surmonter
aisément.
28. Qu'il faut exciter les
Romains à l'instruction militaire et au
courage
En résumant dans ce livre, fruit de mon
dévouement et de mon zèle, des préceptes
tirés de tous les auteurs qui ont traité de la
discipline militaire, j'ai voulu prouver, invincible
empereur, que si l'on observait les anciennes maximes sur le
choix et sur l'exercice des nouveaux soldats, on rendrait
bientôt aux armées romaines leur ancienne
vigeur. Cette ardeur martiale qui anima les hommes de tous
les temps n'est point refroidie ; ces mêmes terres qui
ont produit tant de peuples illustres, tels que les
Lacédémoniens, les Athéniens, les
Marses, les Samnites, les Pélignes, en un mot les
Romains, ne sont point épuisées. Les Epirotes
n'ont-ils pas été autrefois d'excellents
soldats ? Les Macédoniens, les Thessaliens n'ont-ils
pas conquis la Perse, et pénétré
jusqu'à l'Inde ? Les Daces, les Mésiens, les
Thraces n'ont-ils pas été de tout temps si
belliqueux, que l'histoire fabuleuse a fait naître chez
eux le dieu de la guerre ? J'en aurais pour longtemps
à énumérer les forces des diverses
nations, puisque toutes sont contenues dans l'empire romain.
Mais la sécurité, fruit d'une longue paix, a
partagé ces peuples entre les douceurs de
l'oisiveté et les tranquilles occupations des charges
civiles. Nos exercices militaires, d'abord
négligés, puis regardés comme inutiles,
ont été enfin oubliés tout à
fait. Il ne faut pas nous étonner que cela nous soit
arrivé dans ces derniers temps, puisque, dans
l'intervalle des vingt ans qui s'écoulèrent
entre les deux guerres puniques, les Romains victorieux et
tranquilles s'engourdirent de façon à ne
pouvoir tenir contre Annibal. Mais, ranimés enfin par
la perte de leurs consuls, de leurs capitaines, de leurs
armées entières, ils ramenèrent la
victoire dès qu'ils eurent repris les exercices et la
discipline militaire. Il ne faut pas d'autres preuves de la
nécessité de choisir avec soin et d'exercer
sans cesse les nouveaux soldats. D'ailleurs il en coûte
beaucoup moins de former ses propres sujets, que de prendre
des étrangers à sa solde.