Les bergers
«La mer rougissait des premiers rayons, et au haut
de l'Ether la jaune Aurore brillait sur son char
rose».
Ainsi chantera, quand le temps aura franchi l'espace de sept
cents années, un poète, le plus aimé et
le plus grand qui soit passé en ces campagnes
où tant de bruits retentiront, aujourd'hui encore
silencieuses.
La terre n'a pas d'autel qui soit mieux qu'un amoncellement
grossier de pierres et de gazon. Des cabanes de roseaux,
quelques cavernes béantes à peine
usurpées d'hier, voilà tout ce qui prête
aux hommes, à leur bétail à peine un peu
moins sauvage que les fauves partout rôdant et
menaçant, une incertaine et précaire
hospitalité. Le nouveau jour qui se lève,
ramènera, ou du moins la différence ne sera pas
bien légère, les travaux, les misères,
les alertes, les joies naïves que la veille a
ramenés, que ramènera le lendemain. Ce n'est
pas le blond Phoebus aux cheveux d'or, Phoebus aimé de
Thétys, qui monte et rayonne dans le ciel
déserté de la dernière étoile. En
ces rudes campagnes son nom même est ignoré. Ici
les dieux sont grossiers comme leurs croyants et leurs
serviteurs. Le plus grand, et encore semble-t-il
attaché à la terre et peu soucieux des demeures
surhumaines, c'est Saturne, le dieu ami des travaux des
champs ; il guide le semeur aux sillons que
péniblement il a creusés dans une terre mal
domptée, il instruit la main du travailleur
déjà plus curieux et qui blesse, pour les mieux
féconder, les arbres où la greffe sera
placée ; il sait déjà le bienfaisant
réconfort des nourritures restituées à
la glèbe, à la bonne nourrice : pas de soin
vulgaire qui le repousse ; c'est un dieu bon ouvrier, il suit
les troupeaux à la piste et ne sort de l'étable
journellement nettoyée, que les mains pleines ou la
corbeille de jonc sous le bras. Aussi est-il
familièrement appelé Sterculus : les temps ne
sont pas encore venus où l'impiété,
railleuse et sacrilège du passé, fera de ce
surnom de longues moqueries. Saturne apparaît, non dans
des images sculptées, que ses dévots ne
sauraient lui consacrer encore, mais dans leurs récits
enfantins, dans leurs chansons reconnaissantes, la faux
à la main. Il est aussi un bon moissonneur, et sa
femme, Ops, d'humeur accueillante et simple comme lui, c'est
la Richesse.
Il veut l'égalité de tous sur la terre et dans
les champs dont la fécondité le réjouit.
Il est libre et veut des hommes libres ; aussi, quand
viendront les jours où l'esclavage aura sans fin
multiplié ; imposera-t-il aux maîtres la
trêve d'une liberté reconquise au moins l'espace
de trois journées. Les saturnales rappelleront aux
hommes la fraternité désapprise. En la montrant
dans le passé, peut-être le dieu clément
la fera-t-il entrevoir dans l'avenir. Durant ces trois jours
de paix, les tribunaux seront fermés, les conflits
sommeilleront et l'homme voudra bien ne voir que l'homme dans
l'homme qui le coudoie, qui rit et qui passe.
Saturne préside aux félicités sereines
de l'âge d'or ; son souvenir y doit rester
associé. N'est-ce pas assez pour qu'il nous soit cher
et respectable ? C'est déjà bien beau de
montrer l'homme heureux, ne serait-ce que dans le mirage
d'une fable lointaine : Saturne cependant n'est pas seul
adoré sur cette terre appelée de son nom et qui
n'en connaît pas d'autre, Saturnia Tellus ; mais
Saturne n'est pas un dieu jaloux, il accepte le partage avec
ses frères divins, bien peu nombreux encore et plus
humbles que lui ; il n'a pour leurs autels plus pauvres que
les siens, que des regards de complaisante sollicitude. Et
d'ailleurs chacun de ces immortels, si flottante que soit
leur immortalité, a son domaine réservé,
sinon fermé, de frontières toujours bien
délimitées ; les empiètements où
s'égare la dévotion ne sont pas une
conquête violente, encore moins une insultante
usurpation. On fait bon ménage chez ces petites gens
d'un petit Olympe. Consus, lui aussi, aime les champs ; il
féconde les semailles ; il exige les honneurs de deux
fêtes annuelles, quand vient l'hiver et que le grain
confié à la glèbe déjà
prépare la moisson prochaine, puis quand les jours
embrasés de l'été voient tomber sous la
faucille les gerbes mûries. Consus, doux à
ceux-là même qui savent peiner mais ne savent
pas se plaindre, veut que ses fêtes soient celles des
humbles et dociles travailleurs que l'homme associe à
ses travaux. Ainsi, deux jours l'an, de par son ordre
longtemps respecté, le boeuf pesant, la vache
complaisamment nourricière, le mulet, le cheval, le
pauvre petit âne trottinant, vont, viennent, trottent,
galopent en toute liberté pour leur seule joie et
l'oubli des labeurs journaliers ; aussi dès le matin
ont-ils quitté l'étable et leurs serviteurs,
hier et demain leurs maîtres, les ont couronnés
de fleurs.
Mais Consus ne manifeste qu'une puissance intermittente.
C'est le plus souvent un dieu de l'ombre, du mystère
et même de l'oubli. Il se dérobe aux entrailles
de la terre. Son autel enseveli ne paraît que par
surprise ; les pasteurs des hommes, à peine
distingués des autres pasteurs, mènent grand
bruit et grande fête de l'instant qu'ils le retrouvent.
Quand viendra l'homme de Rome, Romulus, le roi à demi
légendaire, et qu'il voudra le concours
empressé des peuplades voisines, la fête qu'il
annoncera trouvera mieux qu'un prétexte dans la
découverte d'un autel dédié au dieu
Consus ; et la fête qui consacrera, au mois de
Sextilis, plus tard au mois d'Auguste, le souvenir du rapt
des Sabines et de leur heureuse résignation, sera dite
Consualia.
Mais Consus, aux jours qu'il disparaît aux profondeurs
de la terre, peut-être fraternise avec les
divinités infernales. Aussi, comme à ces
puissances redoutables de la nuit et du mystère, lui
sacrifie-t-on quelquefois une brebis noire. Le bon Saturne
préfère d'innocentes offrandes, et quelques-uns
des fruits qu'il a fait germer, demeurent pour lui le don le
plus agréable. Ce n'est qu'aux jours d'affreuse
disette et de grand appétit qu'il a pu se
résigner à dévorer ses enfants. Encore
faut-il le croire ? Ici on ne sait rien de cela.
Les dieux sont partout en cet âge d'une jeune
humanité. On les voit sur la terre de Saturne en une
vision moins précise et surtout moins glorieuse qu'aux
pays de l'Hellade ; cependant ils grondent dans l'orage, ils
murmurent dans les ruisseaux, ils parlent dans les grands
bois que la brise balance, ils prophétisent dans le
chant et le vol des oiseaux. Le pic vert est sacré.
Emplumé de chatoyantes et diverses couleurs, il se
plaît au plus profond des bois, il est de forme lourde
et gauche, très agile pourtant ; il ne chante pas, il
ne crie qu'à de longs intervalles, mais les petits
coups secs et répétés sans fin qui
révèlent sa présence et son travail
acharné, disent de grands secrets à qui sait
les comprendre.
Ils sont nombreux ces augures, souvent consultés, car
la flèche des chasseurs les respecte, plus nombreux
encore les aigles, les faucons, les corbeaux, confidents et
révélateurs des oracles divins. Cette
contrée en effet apparaît telle encore, ou
à peu près, que les dieux l'ont livrée
aux premiers hommes.
Un fleuve s'y épand, égarant ses
méandres capricieux. Le berger qui du haut de quelque
colline le contemple et le suit, ou le devin curieux des
libres horizons et des mystères célestes, le
compare à la couleuvre paresseuse et flexible qui
passe, ondule et disparaît dans les herbes. Plus tard
ses eaux jauniront souillées de fange et de limon ;
elles sont blanchâtres maintenant. Les sources
volcaniques, les émanations souterraines que le soufre
pénètre, les ont ainsi colorées. Le feu
n'est pas encore déchu de sa toute-puissance. Au pied
d'une colline qui sera dite l'Aventin, l'antre de Cacus, le
brigand voleur de bétail, jette des flammes
redoutées ; et souvent la terre brusquement
secouée se fend, réclamant quelque illustre
victime. En des âges que rien ne fait pressentir
encore, au milieu même du petit vallon devenu le
glorieux Forum, un gouffre s'ouvrira tout à coup, et
Decius, qu'un dévouement sacré librement y
précipite, seul obtiendra des dieux qu'il se
referme.
Ce ne sont là cependant que des craintes bientôt
dissipées, des épouvantes passagères ;
ces campagnes respirent le plus souvent une quiétude
profonde. Sept collines se dressent, huit si l'on veut
compter celle que le fleuve sépare des sept
premières. Elles ne sont pas si bien
délimitées qu'elles ne puissent être, en
leurs ondulations fraternelles et voisines, quelquefois
confondues. Leur nombre mérite pourrait grandir, car
les plus hautes dressent une cime indécise, et la
frondaison des arbres inégalement inclinés la
déplace au gré d'un souffle qui passe. Les plus
hautes, disons-nous, elles ne sont pas bien hautes. Sans que
l'haleine lui manque, le pasteur en quelques enjambées
peut les atteindre et les gravir. Les bois les enveloppent
presque tout entières, vêtement sombre, doux et
plaisant aux yeux, mais que la cognée
déjà menace et qu'elle mettra en pièces.
Les forêts bientôt ne seront plus que des bois,
les bois, des bocages aux étroites limites. La
cognée est sacrilège, et le bûcheron
jamais ne frappe un vieux tronc moussu qu'une vague frayeur
ne lui fasse aux premiers coups trembler la main. Souvent
même il murmure une invocation rapide au dieu Pan, ou
bien à quelque autre divinité protectrice des
ombrages inviolés. Mais il faut du bois aux cabanes
groupées sur les pentes prochaines, il en faut aux
bergers que les longs repos dans la campagne rassemblent
auprès du feu ; il en faut à ceux-là qui
veulent asservir la terre et pousser la charrue, de tous les
conquérants qui viendront, les premiers et non les
moins laborieux. Enfin à ces cultures naissantes il
faut ménager la place et de libres étendues.
Les premiers champs où verdoie, pour jaunir
bientôt, non pas le bon froment, mais
l'épeautre, blé plus commun, que seul on devait
d'abord connaître, ont usurpé, non les sommets
que les bois couronneront longtemps encore, non les vallons
où dort et s'épand une eau croupissante, mais
les pentes doucement inclinées où commencent
les collines. Ces marais qui seront le Vélabre et qui
seront le Forum, l'été les dessèche
à demi, mais les hivers les remplissent. Une pluie
d'orage suffit à faire un cloaque du Forum. Le fleuve
qui ne connaît ni la gêne d'une digue ou d'un
quai, ni l'insulte victorieuse d'un pont rejoignant ses
bords, visite à son gré, aux jours de ses
colères, tous les vallons avoisinants. Les noirs
sangliers se vautrent dans ses fanges, les boeufs lents mais
non pas encornés bien haut comme ceux que de longs
siècles plus tard amèneront des barbares
inconnus, les brebis placides, non pas les buffles massifs et
pesants qui doivent charrier les invasions dernières,
viennent piétiner les berges ; tantôt ils se
glissent dans la ramée frémissante des roseaux,
tantôt, en leur impatience de l'abreuvoir
accoutumé, ils en jettent bas toute une gerbe que la
boue a bientôt souillée.
Ainsi les vallons dont les collines s'environnent,
appartiennent aux meneurs de boeufs, autant du moins que le
tolèrent les fauves restés très
nombreux. Les travailleurs des champs lentement agrandissent
leur domaine ; les bergers qui paissent les moutons, et
ceux-là qui mènent leurs chèvres, plus
hardis, plus fiers, d'humeur moins apaisée, ainsi que
leurs bêtes le leur ont enseigné,
étendent leur empire aux frontières flottantes,
sur les collines, sur les roches que les dents
meurtrières ont commencé de dépouiller.
Ces hommes sont rudes et simples ; ils ne chantent que de
lentes et monotones mélopées, les flûtes
dont ils s'accompagnent et dont les cris aigrelets
éveillent et conduisent les troupeaux, un roseau
taillé, percé de trous inégaux, la leur
a fournie. Là-bas, bien au delà de ces collines
qui leur sont familières et de la plaine qui les
entoure magnifiquement étalée, derrière
ces montagnes lointaines, aux profils si fiers et qui pour
eux semblent limiter le monde, il est un peuple riche et
déjà fameux. Ses habitants sont nombreux et ses
villes ceintes de murailles ; il a des temples, des
collèges de prêtres, des augures savants ; il
faut des palais souterrains au faste impénitent de ses
familles les plus puissantes ; et le mystère des
nécropoles, qu'une jalousie ombrageuse
s'ingénie à dérober, réserve aux
sacrilèges qui le viendront violer,
l'éblouissement d'un butin merveilleux. La mort est
là-bas aussi avare que la vie a été
prodigue. Les hommes sont cruels, leurs dieux, conçus
à leur image, aiment les sacrifices sanglants, et sur
la tombe à peine fermée, l'égorgement
des victimes expiatoires. Le sang coule en Etrurie autant
qu'en aucun lieu du monde. Mais nos pasteurs ne connaissent
de ce peuple et de ces villes pour eux trop lointaines, que
les marchands brocanteurs de toisons qui passent, quelques
amulettes inexpliquées, quelques vases de bronze, luxe
bien rare et qui fait bien des jaloux. Si peu nombreux qu'ils
soient, car ils ne forment pas même un village, ils ne
sont pas issus d'une commune famille humaine ; ils le savent,
ils le disent, quelquefois brutalement ils se le reprochent.
Les montagnards aisément poussent les querelles
jusqu'à la bataille. Saturne n'est pas si bien
écouté en l'apaisement de ses enseignements
champêtres, que la guerre soit inconnue. On a
déjà vu des armes meurtrières, des
boucliers grossiers, même des chars. La fronde est d'un
usage habituel. Les épieux n'ont pas
déchiré que le flanc des cerfs ou des
sangliers, ils ont goûté du sang de l'homme et
ne doivent plus l'oublier. Ces hommes de rapine et de proie
dont les fils seront des hommes de victoire et de
conquête, coiffent leur tête de la peau fauve des
loups. Leur pied gauche est nu ; une guêtre
grossière revêt leur jambe droite.
Les Marses venus, assurent-ils, des retraites ombreuses
où l'eau des lacs profonds, étroitement
emprisonnés, reflète les arbres penchants, se
vantent de connaître l'art d'assoupir et d'apprivoiser
les vipères. Ils les grisent de chants attendris, les
fascinent de lentes caresses ; les reptiles les suivent
docilement. Ce n'est qu'un jeu pour ces charmeurs de
guérir les plus cruelles morsures.
L'une des sept collines, celle qui sera fameuse entre toutes,
celle qui sera le Palatin et portera le palais des
Césars, a vu déjà s'établir une
enceinte carrée, bien réduite ; elle ne couvre
même pas la colline tout entière, mais elle est
forte et peut défier un assaut
précipité. Ceux qui l'ont bâtie, enfants
perdus que des migrations incertaines ont dispersés
aux rivages les plus divers, les Pélasges, voyageurs
éternels que ne retient nulle patrie fidèlement
acceptée, constructeurs audacieux et qui remuent les
rochers pour les entasser en remparts ou les dresser en
citadelles, l'ont appelée Rome. Cela veut dire
force en un langage que les fils du pays ne sauraient
connaître ; cependant ils sauront justifier la promesse
et le présage. Ces Pélasges, étrangers
au milieu des peuplades qui les ont accueillis ou
plutôt subis, redoutaient quelque surprise,
peut-être quelque vengeance ; leur campement est devenu
une forteresse. Ils disparaîtront ainsi qu'ils sont
venus, dans la nuit, dans le mystère, mais un seul nom
laissé derrière eux, jeté
peut-être au hasard et sans une pensée
réfléchie, suffira bientôt à
fatiguer les échos d'un monde qui n'aura plus d'autre
nom.
Une seule colline, le Palatin, d'un avenir prochain, contient
les hommes fils légitimes de cette terre, ou du moins
qui ne connaissent plus d'autre aïeule, et les vagabonds
plus hardis, mais aussi plus redoutés, qui sont venus
se tailler là un refuge passager. Leurs bras sont
forts ; et les lourdes pierres, à leur commandement,
roulées, empilées, péniblement
dressées, ont limité une enceinte
ininterrompue. C'est la première conquête, la
prise de possession d'un libre espace, l'asservissement d'un
petit coin de terre. L'exemple sera suivi, et la
conquête du monde voulait cet apprentissage et ce
commencement. Les pasteurs, longtemps accoutumés
à ne voir dans les pierres qu'une immobilité
inébranlable, ont raillé ces durs labeurs, puis
ils en ont conçu quelque étonnement,
bientôt quelque épouvante ; c'est que l'homme
remueur de rochers est un vainqueur, bientôt un
maître, et du haut de ces rudes remparts jalousement
fermés, aire audacieuse et que seul peut dominer de
plus haut et embrasser du regard l'aigle enlevé dans
l'espace, le bâtisseur se fait redoutable ; ce qu'il
prendra ne sera plus rendu ; il acceptait pour lui
d'effrayants labeurs, il saura les imposer à bien
d'autres. La citadelle c'est déjà le royaume et
le roi, ce sera quelque jour, dans un agrandissement
prodigieux, l'empire et l'empereur. Mais alors les camps
largement espacés sur les frontières, les
fleuves soumis et complices, quelquefois même des
remparts énormes et fermant des provinces tout
entières, seront la citadelle d'une puissance qui
n'eut jamais d'égale. Cependant, tels sont le charme
et la persistance des premiers souvenirs que le Palatin,
celui-là même des consuls et des césars,
sera dit le Palatin des troupeaux, pecorosa Palatia, et
qu'une de ses portes restera la porte Mugonia, la porte
mugissante, connue si les boeufs y venaient toujours chercher
leur étable hospitalière.
L'enceinte que tracera Romulus, débordera le Palatin.
Une charrue par lui-même poussée, en aura
sillonné le tracé ; mais s'il lui plaît
la marquer d'un vestige plus durable, il lui faudra appeler
des manoeuvres mieux préparés que les pasteurs
de la contrée ou les vagabonds qui déjà
suivent sa fortune. Les Etrusques, patients et
ingénieux bâtisseurs, viendront dès qu'un
chantier sera ouvert, et déjà, en cette aube
incertaine d'un peuple commençant, le Romain
apparaît l'ordonnateur, l'initiateur, le maître
prédestiné.
Et cependant ces pensées ne sont pas encore
formulées. Le berger, sa peau de bique sur les
épaules, le bâton à la main, le dos
appuyé contre un arbre, pense et médite
volontiers ; ce ne sont pas les cris de ses bêtes qui
troublent ses interminables rêveries. Jamais,
cependant, il n'oserait pressentir en lui, ni dans les
enfants qui se jouent aux herbes des pâturages, une
telle descendance de vainqueurs et de héros. Les
Romains ne voudront pas renier ces très humbles
ancêtres ; ou du moins, si quelque unité
complaisante doit supposer un jour le Grec
Héraclès paissant les troupeaux de
Géryon au bord du Tibre, si le dieu Mars doit promener
ses amours vagabondes en ces campagnes encore sans gloire,
jamais ces dieux ne banniront les véritables
aïeux, jamais ils ne les feront oublier ; les vrais
Romains, les meilleurs, les plus grands, Caton ou Virgile,
aimeront les champs et comme le fabuleux Antée, digne
rival d'Hercule, ils comprendront que toucher la terre, la
fouler, l'étreindre d'une tendresse filiale, c'est
reprendre la force et la vie en leurs origines
premières. Le rude laboureur fera l'indomptable
soldat.
Le jour qui se lève à de charmantes douceurs.
Les troupeaux le saluent de leurs beuglements attendris et
qui vont se répétant de colline en colline. Les
cimes sont déjà caressées par la
lumière, les bois profonds où les yeuses
répandent d'insondables ténèbres,
prolongent une nuit qui ne sera jamais complètement
dissipée. Mais les oiseaux restés invisibles
ont deviné l'aurore ; ils jettent leurs premiers
gazouillements, ils ont secoué leurs ailes humides des
fraîcheurs de la nuit et leur vol déjà
s'est essayé, traversant les branches, animant le
silence et l'immobilité des hautes ramures.
Les arbres qui librement prospèrent, gardent, au moins
les plus nombreux, l'éternelle parure d'un feuillage
que l'hiver ne saurait flétrir. Ainsi ces yeuses bien
des fois centenaires et qui étaient là quand
l'homme n'était pas ; ainsi ces myrtes
constellés de fleurettes blanches que la Grèce
consacre à la belle Aphrodite, car il faut la joie
d'un printemps éternel à la déesse qui
aime et fait aimer, ainsi, de tous ces arbres les plus fiers
et les plus glorieux, les lauriers qui couronnent et
enveloppent l'Aventin d'un ombrage ininterrompu. Cette
colline inspirera, on ne saurait dire par quelle influence
mystérieuse, un esprit de dénigrement,
d'hostilité ; de révolte même à
ceux-là qui la raviront. Si Romulus eut
réellement un frère, ce fut là que
Remus, interrogeant le vol des oiseaux, vint lui disputer
l'honneur de dénommer la cité nouvelle.
L'Aventin, un démocrate impénitent, longtemps
jalousera le Palatin, un intraitable aristocrate, et les
plébéiens en masse s'y viendront retirer,
fuyant la tyrannie trop lourde des patriciens. Mais l'Aventin
complaisamment aussi prêtera ses lauriers à
toutes les victoires, et combien il en faudra pour tresser
les couronnes de tant de vainqueurs et suffire à tant
de pompes triomphales !
Les hêtres, les cornouillers sèment leur
feuillage aux premières rigueurs de l'année
finissante. Ils se groupent au voisinage des rochers qui les
surplombent. Les sources que les bois disparaissant
laisseront taries, sont encore nombreuses ; les figuiers les
ombragent, leurs larges feuilles tamisent la lumière ;
il semblerait qu'ils veulent rendre à cette eau
bienfaisante un peu de la fraîcheur qui les a fait
naître et qui les réjouit. L'une est dite la
fontaine de Juturne. C'est beaucoup moins qu'un petit
lac assurément, il faudrait dire une mare, si le mot
ne semblait d'une impertinente vulgarité ; un peu
d'eau librement épandue reflète au pied du
Palatin un petit coin d'azur. Le Forum établi la
desséchera et fera disparaître ; mais le jour de
la bataille du lac Régille, Castor et Pollux y seront
venus abreuver leurs coursiers divins.
Le mont Célius dérobe en ses pentes
premières la grotte d'Egérie. Juvénal la
pourra visiter encore.
Les brumes matinales ont flotté, d'un instant à
l'autre plus confuses et plus légères.
C'était un voile où disparaissait la profondeur
des vallons et des gras pâturages ; puis ce
n'était plus que de fines écharpes, une gaze
transparente, indiscrète et peu jalouse, ce n'est plus
rien, et la fuite dernière s'en est évanouie.
Une bête rapide chemine la tête basse ; elle se
hâte comme si elle craignait le jour. Cette campagne
lui est familière, elle n'hésite pas,
silencieuse elle marche, elle va ; c'est une louve, c'est une
mère, c'est une nourrice. Elle a dépassé
les oseraies et les vieux saules qui révèlent,
le voisinage du fleuve, elle gagne le Palatin en coupant au
plus court devant elle. Un antre la reçoit. Le rocher
est humide ; les scolopendres suspendent leurs feuilles
allongées ainsi que des fers de lance. La louve se
couche, s'étale ; ses grands yeux fauves se sont
attendris en un regard qui est une caresse, elle abaisse la
tête, ses dents blanches et aiguës resteront
inoffensives, lentement elle lèche et sous son ventre
ses petits se blottissent, pressant les mamelles, avides et
gloutons ; puis ils vagissent si doucement que l'on dirait
des voix humaines, et lentement, reconnaissant dans ces
petits sa digne progéniture, si peu ressemblante
soit-elle, la louve une fois encore lentement les a
léchés.
La louve étrusque du Capitole |