Les consuls
«Qu'était Rome lorsque la flûte de
l'habitant de Cures frappait de son paisible murmure le
rocher de Jupiter et qu'aux lieux mêmes où la
loi est aujourd'hui dictée aux nations vaincues, les
javelots sabins se voyaient au milieu du Forum romain
?»
Ainsi parle Properce, un poète épris en
dilettante des choses du passé et qui devait se plaire
à les évoquer dans les premiers rayonnements de
la Rome impériale. En effet, autant qu'il est possible
de dégager l'histoire aux traditions plus qu'à
demi légendaires d'un grand peuple commençant,
les Sabins sont les premiers que nous trouvons établis
au Forum, au Quirinal et même au Capitole. Compagnie de
bandits, les hommes de Romulus restèrent longtemps
campés au Palatin.
Le Forum, avons-nous dit, fut un marais, au moins
intermittent ; il devient un marché, c'est dire qu'il
n'est déjà plus reconnaissable. Les Tarquins
venus d'Etrurie, grands bâtisseurs comme on
l'était dans leur patrie d'origine, ont entrepris des
travaux importants d'utilité vulgaire, mais aussi de
consécration pieuse. Les dieux savent, tout un monde
conquis et devenu Romain proclame, combien l'exemple devait
être profitable et fidèlement suivi. Tarquin
l'Ancien, meilleur constructeur que les Pélasges, fait
donner les premiers coups de pioche, tailler les
premières pierres d'un bel et régulier
appareil. Tarquin le Superbe poursuit et achève cette
tâche digne de son orgueil. Ainsi seront fondées
pour ne plus jamais s'ébranler, les premières
assises de la Rome monumentale. Une prodigieuse floraison de
toutes les splendeurs doit germer et s'épanouir ; mais
si magnifique soit-elle, jamais elle ne doit abolir ni faire
oublier l'oeuvre des vieux Tarquins. La cloaca maxima
reste encore aujourd'hui une des curiosités de Rome.
N'est-ce pas une chose remarquable cependant et bien
caractéristique, de la voir à son début
construire ce monumental égout ? L'esprit pratique, un
peu terre à terre de son peuple, n'est-il pas ainsi,
en ses plus lointaines origines, annoncé et
prédit ? Si les Tarquins, en fondant le grand temple
de Jupiter au Capitole, attestaient leur foi religieuse et
dans quel souci ils avaient la protection des dieux, ils
révélaient à la même heure qu'un
tel souci n'était pas leur unique pensée. S'ils
comptaient sur les immortels pour les aider de haut et de
loin dans leur tâche royale et humaine, ils ne
comptaient que sur eux-mêmes pour se ménager une
ville qui leur fût sainement et agréablement
habitable.
Tatius, un roi sabin, ou plutôt un chef de bande, avait
déjà dressé, dit-on, dans le Forum une
statue à Vénus Purifiante, Venus Cloacina,
preuve nouvelle que ce vallon avait tout spécialement
besoin d'être assaini et purifié. Que pouvait
être cette statue ? Sans aucun doute une idole
très grossière, un fétiche de sauvage.
Varron nous affirme, et rien n'est plus vraisemblable, que
Rome resta sans statue vraiment digne de ce nom pendant cent
soixante et dix ans après sa fondation.
Ainsi les travaux des Tarquins ont desséché les
vallons bourbeux. Ces princes peuvent descendre de leurs
collines, de leur Regia, la première résidence
royale, qui bien modestement préludait aux lointaines
splendeurs du Palatin, et de là gagner le Capitole
déjà couronné de temples, sans le risque
de honteuses souillures ou l'ennui de se frayer passage
à travers les roseaux. Tarquin l'Ancien éblouit
ses sujets du premier char qu'ils aient vu passer, et dans ce
bel appareil, affirmant peut-être sa prise de
possession, il gravit le Capitole.
Le Forum, au temps des rois, est un lieu d'assemblée,
un tribunal, avant tout un marché. Tarquin l'Ancien en
traça le périmètre, en
régularisa, au moins à peu près,
l'emplacement et l'encadra de portiques. N'est-il pas curieux
et d'une instructive ironie de voir ces rois ainsi
ménager l'aire bientôt fameuse où la
liberté romaine doit tenir ses assises
premières, où la haine implacable des rois
hautement proclamée devient un article de foi que la
tyrannie impériale elle-même pourra duper mais
n'osera pas franchement démentir ?
Brutus |
A peine cependant le Forum est-il le Forum en toute la terrible majesté de ce mot, que le sang vient d'y couler, et le sang le plus illustre, le plus précieux qui fût alors, aussi le plus cher à cette peuplade que désormais nous pouvons appeler un peuple, le sang même de Brutus. Il abolit la royauté, il fonde l'état républicain, de quelle main brutale et jamais défaillante ! C'est là déjà, non pas dans les joies, mais dans les menaces plutôt d'une aurore qui sera le jour le plus splendide, un de ces durs meneurs d'hommes, implacables à tous comme ils le sont à eux-mêmes, tels que Rome en doit si longtemps enfanter. La lignée commence des féroces serviteurs de la patrie et de la loi. Assis sur la plate-forme du Vulcanal, à l'ombre de l'autel de Vulcain et comme sous l'inspiration de ce dieu des abîmes inondés et de leur mystérieuse épouvante, Brutus est venu siéger, et devant lui, sans qu'un seul instant l'aveu d'un regret ou l'éclair d'une pitié clémente ait plissé sa lèvre ou troublés son regard, il a fait battre de verges et l'un après l'autre décapiter ses deux fils coupables de conspiration, convaincus de connivence avec les derniers partisans des Tarquins. |
Seule l'assistance devait manifester quelque horreur
et quelque répulsion ; et cependant ces triomphes
effrayants du citoyen on du soldat esclave de la loi et de la
discipline sur l'homme et sur le père n'étaient
pas pour déplaire aux vrais Romains. Quelque chose du
génie de ce peuple, âpre mais grand, avait
passé dans l'âme de Brutus.
La royauté romaine n'avait pas disparu sans laisser
derrière elle comme une traînée mal
effacée. Aussi parmi ce peuple fier et jaloux de ses
libertés nouvelles ou plutôt de ses lois
librement acceptées, le moindre incident, la plus
légère apparence méchamment
interprétée éveille aussitôt de
l'ombrage. Patriciens et plébéiens rivalisent
d'inquiète susceptibilité. Valerius Publicola,
l'ami, le collègue en son terrible consulat du premier
Brutus, habite la Vélia. C'est moins qu'une colline,
à peine un monticule, une butte aux limites
incertaines. Cependant elle se dresse à
l'extrémité du Forum ; elle fait pendant au
Capitole.
La Vélia domine le Forum, que seuls les dieux ont
droit de dominer. Les rois étrusques ont
résidé sur la Vélia. Quel exemple et
quel souvenir ! N'est-ce pas tramer ou du moins rêver
la tyrannie que demeurer si haut ? Valerius prévient
les soupçons et les accusations déjà
formulées. Lui-même et ses pénates, ils
délaissent leur citadelle et se transportent plus bas,
de plain-pied avec le peuple, de plain-pied avec le
Forum.
On ne saurait affirmer que toutes les circonstances de
l'histoire romaine en ces premiers siècles soient
d'une exactitude sûrement établie. Les Romains
ont imposé tant de choses au monde qu'ils ont bien pu,
si médiocrement douée que fût leur
imagination créatrice, lui imposer aussi une histoire
amendée et complaisamment embellie. Tite-Live, en son
magnifique orgueil, ne s'en défend qu'à demi.
Ces anecdotes sont caractéristiques cependant ; elles
accusent un grand accent de vérité dans leur
ensemble sinon dans leurs détails. Nous ne saurions
jamais puiser nos mensonges ou suivre nos erreurs qu'en
nous-mêmes, et nos fables nous racontent, en
dépit que nous en ayons. Le voile n'est pas un masque
et le visage y transpirait.
La vie romaine, en ses coutumes les plus diverses, en ses
vulgarités quotidiennes comme en ses plus rares
solennités, emprunte l'encadrement coutumier du Forum.
Que ce soit le jour des prières publiques, d'un grand
deuil national, d'une lutte civile, des rivalités de
partis, des émotions populaires et de leurs terribles
flux et reflux, le Forum les voit venir, le Forum les voit
passer. Cela ne traîne pas toujours beaucoup de fracas.
L'épopée est venue, elle reviendra, il faudra
bien des siècles et des ruines pour qu'elle
désapprenne ce chemin. Le drame n'abdique jamais ;
à peine écarté l'espace de quelques
jours, on le devine tout prêt à rentrer en
scène, tant les échos lui restent
fidèles et attentifs. Mais la comédie, la farce
même n'est pas toujours ici absente et interdite. Le
Forum a vu des jeux, non pas seulement les jeux sanglants des
premiers gladiateurs, mais des représentations
scéniques où la verve bouffonne des
précurseurs de Plaute et de Térence se donnait
libre carrière. L'idylle aimable et souriante, une
invitée que Rome ne connaissait guère, ne s'est
pas toujours détournée dans l'épouvante
ou la menace des souvenirs mal apaisés. Strenia, la
déesse latine, est une déesse
généreuse, elle veut la
libéralité répandue sur tous les coeurs
et dans toutes les maisons. Les étrennes gardent son
nom et sa mémoire ; cependant les enfants ingrats
ainsi que des hommes ne savent plus qu'ils lui doivent les
joies et les surprises de l'armée commençante.
Strenia a son sanctuaire au pied de l'Esquilin. Rien de plus
modeste, et les ruines en seront bien vite effacées.
Le plus souvent le sanctuaire est déserté, sans
offrandes. Il n'est joyeux et assiégé de la
foule que l'espace d'une aurore. Mais la déesse est
bonne mère, indulgente, sans rancune. Une fois l'an,
un cortège se forme chez elle ; il suit la voie
Sacrée, il chemine à travers le Forum. Aux
feuillages verts qu'il emporte et balance, on dirait le
printemps qui marche et déjà promet, si
lointain que soit encore son premier réveil, la joie
des verdures renaissantes. Strenia envoie au Capitole une
ambassade que les grands dieux de bataille, d'orgueil et de
victoire, accueillent en toute complaisance.
Les chevaliers qui devaient prendre, dans la
hiérarchie des dignités et des partis, une
place si considérable, n'étaient en leur
destination première que la cavalerie de Rome. Le
recensement et la revue en étaient faits au Forum. Ils
s'assemblaient à la Vélia, suivaient la voie
Sacrée, cheminant à pied et tenant leur cheval
par la bride. Ils passaient devant le temple de Castor et
Pollux, plus brièvement dénommé en
langage vulgaire le temple de Castor ; peut-être ils
murmuraient, à l'adresse de ces vaillants dompteurs de
chevaux, quelque pieuse oraison, puis
pénétraient dans le Forum.
Le censeur, un magistrat redoutable, est là qui les
attend, assis devant les rostres. Il est vêtu de
pourpre comme un victorieux ; il ne marche que
précédé d'un licteur et, par un
privilège tout spécial, il prête serment
solennel de maintenir les lois et de les imposer à
tous, au Capitole, attestant bien en face le seul Jupiter,
tandis que les autres magistrats prêtent serment au
Forum et n'attestent que le peuple romain. Aussi, en ce qui
relève de ses attributions, le censeur,
protégé comme d'une investiture divine,
décide en toute souveraineté et sans appel. La
tenue d'un chevalier lui semble-t-elle négligée
: Vends ton cheval, lui dit-il ! Et cela suffit, le
chevalier est déchu de l'honneur de servir Rome. Enfin
c'est prudence et sage précaution de surveiller, de
réformer son régime quand s'annonce cette
épreuve implacable. Une panse de Silène fait
scandale et provoque la moquerie ; le soupçon d'une
obésité commençante a fait jeter plus
d'une fois l'humiliante interjection Vends ton cheval
!, même à quelque brave
vétéran qui s'en va tout penaud.
Cependant le mot censere s'appliquait primitivement au
dénombrement des troupeaux et le premier censeur fut
un berger ; telle est la persistance des souvenirs
champêtres toujours reparaissant jusque dans les
institutions de ce peuple batailleur.
Les barrières de bois où l'on classe et parque
les citoyens aux jours de grandes assises populaires dans le
Champ de Mars, sont dites bergeries, ovilia. Et les
dieux savent cependant si les Romains furent jamais un peuple
de moutons ! Les loups ne manquaient pas dans cette
bergerie.
La lutte obstinément prolongée des grands et du
populaire, des patriciens et des plébéiens,
déroule ses diverses péripéties,
émouvantes comme une tragédie, fécondes
comme les grandes révolutions de la nature, dans ce
cadre cependant bien réduit, bien
disproportionné à de telles grandeurs, le Forum
romain. Mais aussi, comme il est de règle dans un
drame bien construit et d'une implacable logique, l'action se
trouvant resserrée en un court espace,
rassemblée en quelques milliers de coeurs si
étroitement pressés les uns contre les autres
qu'ils pouvaient s'écouter battre, la pièce
jouée ne nous en apparaît que plus saisissante,
plus profondément humaine. Elle traverse à peu
près cinq siècles, ainsi qu'une bonne
tragédie bien régulière et bien
classique, les cinq actes voulus. Elle ne s'en va pas
égarée loin du cadre choisi. Les dieux la
suivent et l'embrassent, mais ils demeurent dans une
tranquille neutralité ; elle est tout humaine ou
plutôt toute romaine, très précise,
très raisonnée ainsi qu'il convient à un
peuple assez ignorant des libres rêveries. Cette
pièce, d'autant plus angoissante qu'elle nous est plus
prochaine, accepte en son unité en quelque sorte
fatale de temps, d'action et de lieu, des épisodes
inoubliables, des scènes qui sont des tableaux, qui
sont du marbre, qui sont du bronze, comme les belles
légendes dont se berçait la Grèce
aimée des dieux, et qui cependant sont aussi de la
pensée, de l'âme et de la vie. Le drame est un,
mais telle est la vie qui le pénètre que les
fragments eux-mêmes en restent tout
frémissants.
Un jour un homme paraît dans le Forum. C'est presque un
vieillard. On le connaît. Mais, depuis de longs jours
il était absent, vainement désiré aux
maisons où son amitié fréquentait. On le
nomme, on l'appelle, ou l'entoure. Ses vêtements sont
misérables ; on sait bien qu'il est pauvre, mais ce
n'est plus du dénuement que trahissent ces haillons
sordides. Il a le visage défait, sa démarche
est chancelante. Jamais au retour de quelqu'une de ses
campagnes les plus rudes et les plus lointaines, il ne revint
brisé d'une égale fatigue, épuisé
d'aussi cruelles souffrances. Cet homme est un soldat, un
soldat toujours vainqueur ; mais la victoire n'enrichit que
les riches. La gloire est pour la patrie romaine, et cela est
bien ; à ce vétéran suffit, pour sa part
d'immortalité, l'orgueil d'être Romain. Il faut
vivre cependant, manger, faire manger les siens. Le butin du
soldat n'est qu'une aubaine bien chanceuse. Si lourdement
chargé est le légionnaire, qu'il ne saurait
ajouter à ses armes, ses pièces de campement,
à ses vivres d'ordonnance rien qui soit bien pesant.
Le partage des tributs imposés aux peuplades
conquises, ou mieux des champs devenus, du droit de la
victoire, patrimoine national, lui permettrait de subsister,
et le soldat ne retrouverait pas la misère au sortir
du triomphe. Mais, nous l'aurons dit, les petites gens sont
écartés de la curée. Quelques familles
prennent et gardent tout, ne partageant que les dangers.
Ainsi, dans la dernière guerre, cet homme a vu sa
ferme, le seul héritage qui lui soit échu,
dévastée ; il n'en reste qu'un souvenir et un
peu de cendre. Ses troupeaux ont disparu, emmenés par
l'ennemi. Les taxes lui ont fait une nécessité
de l'emprunt ; puis il n'a pu satisfaire aux dettes
contractées. Le créancier, un patricien
usurier, complaisant la veille, implacable le lendemain,
devenu tourmenteur et bourreau, a fait saisir cet homme, et
chez lui, dans sa prison d'esclave, cachot honteux qu'ignore
la lumière du jour, il l'a jeté, les fers aux
mains, les fers aux pieds, à ces pieds qui ont
soulevé la poussière des batailles, à
ces mains qui ont brandi la lance et jamais n'ont
déserté le bouclier ! Et l'on dit que Rome n'a
qu'une seule prison, celle-là que le roi Ancus Martius
fit creuser au bas du Capitole ! Mais chaque maison qu'un
grand nom décore, que hante l'orgueil d'un patricien,
est la prison d'un plébéien, ou le sera au
gré de son caprice. Ainsi gémit le fugitif tout
ébloui de ce grand jour qu'il
désespérait de revoir. La tempête gronde
autour de lui, les rancunes se réveillent ; et chacun
de raconter quelque injustice patricienne, de
renchérir sur les cruautés rappelées, et
l'hostilité grandissante se ferait meurtrière
si tous ces hommes, les plus grossiers, les plus malheureux
eux-mêmes, les plus injustement trahis de la fortune et
des joies promises, ne voyaient, non pas dans un rêve
flottant, mais dans une immédiate
réalité partout présente, Rome
elle-même, leur commune adoration, imposant son
impartiale équité, sa très haute
justice, désarmant les haines ou du moins leur dictant
une trêve au jour des angoisses suprêmes et des
prochains dangers. Longtemps, en leurs colères les
mieux fondées, en leurs séditions les plus
bruyantes, les plébéiens se borneront au refus
du service militaire, et encore jusqu'au mirage docilement
accepté des promesses souvent déçues.
Une retraite au mont Sacré marquera le terme de leurs
plus furieux ressentiments. Longtemps l'altière et
maternelle vision de la patrie planera sur le Forum, et ce
dieu n'aura pas un athée.
Rome est une cité de guerre et de conquêtes. Ses
premiers pas dans l'histoire l'attestent et bien vite elle a
pleine conscience de la tache qui lui est
assignée.
Tu regere imperio populos, Romane, memento ! Romain,
souviens-toi qu'à toi il appartient de gouverner les
peuples ! Rome l'avait pensé bien avant que Virgile ne
le chantât.
Aussi la vie militaire nous apparaît étroitement
associée à la vie civile, non pas confondue, au
moins dans l'âge des plus fécondes
prospérités. Au Forum le soldat redevient
citoyen. Un exemple illustre nous y montre cependant, en sa
dureté nécessaire mais aussi en sa sublime
grandeur, ce qui fut avec la foi ardente aux destinées
de la patrie, la force la mieux assise, la condition
première des victoires accomplies et des victoires
promises, la discipline militaire. Ce jour-là le
Forum, partageant les émotions du camp à peine
abandonné de la veille, devait assister à la
bataille la plus glorieuse ; et Rome, sans faire de vaincus,
devait dispenser également entre tous l'honneur et la
victoire.
On guerroie contre les Samnites, de rudes adversaires et dont
la défaite laborieuse laissera le glaive de Rome
trempé à ne plus se briser. L'épreuve
est décisive et redoutable ; les consuls
eux-mêmes ne feront plus qu'obéir. Papirius
Cursor est dictateur ; il a choisi Quintus Maximus Fabius
Rullianus pour maître de la cavalerie.
Les poulets sacrés, consultés, ne
présagent rien de bon. C'est une grande affaire et
dont le chef suprême d'une armée romaine,
serait-il campé en face de l'ennemi, ne saurait se
désintéresser. Papirius vient à Rome en
quête de plus favorables auspices. Cependant il a
formellement interdit à Fabius d'engager l'action
avant son retour. L'occasion se présente d'une
bataille heureusement préparée ; Fabius
désobéit, livre la bataille et la gagne. La
nouvelle est reçue à Rome. Papirius
irrité invoque son autorité méconnue,
congédie le Sénat qu'il allait consulter,
déserte la curie et se hâte vers son camp tout
frémissant d'une nouvelle victoire. Fabius
s'inquiète ; un danger approche et le menace plus
redoutable encore que les armes samnites. Lui vainqueur, il
demande à ses soldats de le protéger : les
acclamations lui répondent et l'accueillent sans le
rassurer pleinement toutefois.
Le dictateur a fait diligence. Son tribunal est
dressé. Papirius apparaît, il siège, il
parle, il commande. Le victorieux n'est plus qu'un
accusé. Que le licteur s'avance ! dit Papirius,
qu'il prépare les verges et la hache ! On
murmure, on proteste, un tumulte éclate. Papirius
impassible ne veut pas l'entendre. Le jour tombe cependant,
refusant d'éclairer ce sanglant démenti
jeté à la victoire. Selon la coutume, le
jugement est remis au lendemain. La nuit est venue, propice
et complaisante. Fabius, mal gardé peut-être,
s'échappe. Pour une fois et par grand hasard, la
vigilance romaine consent à sommeiller. Fabius est
à Rome, chez son père. Ce père a
été lui-même dictateur, trois fois consul
; il appartient, aussi bien que Papirius, à l'une des
plus anciennes et des plus honorées familles de Rome.
Mais le souvenir de tant d'honneurs et des services rendus,
que pourrait-il contre la loi ! Papirius est accouru à
Rome sur les traces du fugitif. Il ordonne à ses
licteurs de le rechercher, de le saisir. Le père
supplie, le Sénat se récrie. Rien ne peut
fléchir le terrible justicier. Le père de
Fabius en appelle aux tribuns et au peuple. La curie est
désertée ; le forum est maintenant le
théâtre où le drame agrandi poursuivra sa
marche haletante et trouvera son dénouement. Jamais
conflit plus tragique des passions les plus hautes, des
traditions les plus sacrées, de la pitié
suppliante, de la justice menaçante et suspendue ainsi
que le tonnerre dans la main des dieux, ne devait captiver
l'attention et bouleverser les âmes d'une angoisse plus
profonde. Rome est en lutte avec elle-même, et le
peuple plus étroitement que ne le fut jamais le choeur
antique, est associé à cette tragédie
sublime. Il n'est pas un écho docile ; il est un
acteur, il devient, du moins pour un jour, un de ces dieux
inattendus mais toujours présents et qui seuls
dénouent ce qui dépasse la volonté des
mortels. Sa voix est si haute et si fière qu'elle
imposerait silence à la tempête.
Le dictateur monte à la tribune. Fabius vient se
placer à ses côtés. Le dictateur
l'éloigne et le repousse. Le père de Fabius
saisit son fils, se cramponne à lui, atteste le
peuple, atteste les dieux, accuse le dictateur. «Des
verges, des haches, s'écrie-t-il, pour des
généraux victorieux ! - A quel supplice plus
cruel mon fils aurait-il été
réservé si l'armée avait péri ?
Les temples sont ouverts, les autels fument et disparaissent
sous les offrandes, c'est par lui, par lui seul ; cependant
il sera dépouillé de ses vêtements,
déchiré de verges en vue du Capitole, en
présence de ce peuple romain qui lui doit sa
dernière victoire et de ces dieux que dans la bataille
il n'a jamais vainement invoqués !»
Et le Capitole est là, splendide, radieux, hier
salué des acclamations qu'une heureuse nouvelle
soulevait aussitôt ; ses temples dominent le Forum. Ils
sont si rapprochés que les mains des suppliants sont
prêtes à les toucher. Et le vieux père
embrasse son fils, et le rude soldat pleure au lieu
même où pleurait le vieil Horace acharné
à sauver son dernier enfant.
Les sénateurs, cependant gardiens jaloux des lois, les
tribuns, le peuple se prononcent bruyamment pour le
père. Le dictateur reste inflexible. Seul,
sollicité des uns, menacé des autres,
blâmé de tous, il tient tête à
l'orage. Pas un instant son autorité n'est
contestée ou méconnue ; il demeure le
maître, il est tout, il est la loi. «Voulez-vous,
dit-il, offrir vos têtes pour protéger
l'insubordination de Fabius ?»
Les tribuns se troublent. Mais la grande âme romaine a
compris et le sublime entêtement de Papirius et
l'héroïque entraînement du jeune Fabius.
Plus de menaces, plus de tumulte injurieux et qui
déshonorerait dans Papirius la plus haute
majesté qui soit après la majesté des
dieux. D'une commune pensée et de la plus belle des
abdications, la foule s'incline, s'agenouille, se prosterne,
supplie. Rome demande à son fils la grâce de son
fils, jalouse de les confondre en son maternel embrassement ;
car tous deux elle les aime, elle est fière de la
fermeté implacable de l'un comme de la vaillante
jeunesse de l'autre. En celui-ci comme en celui-là
elle s'est reconnue et jamais elle ne fut plus grande qu'en
cette prosternation et ce libre abaissement aux pieds du
magistrat, l'exécuteur et l'esclave des lois. Et
Papirius accordant la grâce que peut-être il ne
retenait qu'à grand'peine, conclut en ces nobles
paroles ; «C'est bien ! la discipline militaire, la
majesté de l'imperium l'ont emporté. Quintus
Fabius n'est point absous d'avoir combattu contre l'ordre de
l'imperator ; mais condamné pour crime, je le
donne au peuple romain, je le livre à la puissance
tribunitienne, qui a exercé en sa faveur une
intervention officieuse, mais non de droit».
Cela est compris, approuvé de tous. La foule,
partagée en deux libres cortèges, reconduit
chez eux, l'un et l'autre également sympathique, le
dictateur et Fabius. Voilà comment Rome accomplit et
mérita la conquête du monde.
Le Forum résume et concentre la vie romaine ; mais
dans cette existence tourmentée d'une ville, plus tard
d'un empire acharné à son prodigieux labeur,
tout n'est pas sonneries de bataille, fanfares de victoire.
Les voix s'abaissent à de plus vulgaires discours ;
les âmes fléchissent en de moins hautes
pensées. Au sortir d'une assemblée
retentissante, au lendemain d'une scène inscrite en
des annales immortelles, la vie journalière reprend
ses droits et ses habitudes casanières. Que l'on soit
le peuple romain, il faut bien descendre de son
piédestal, déserter les splendeurs de
l'apothéose. L'homme se découvre et
reparaît tel qu'il est partout, dans les
fatalités de sa nature, l'homme qui flâne,
l'homme qui brocante, l'homme qui rentre dans sa boutique, se
tapit dans son comptoir, aime, chante, respire, vient, passe
et repasse, oublieux des ambitions surhumaines. Ce n'est plus
le torrent qui gronde, bouillonne emportant les
renommées éphémères, soulevant
celui-ci pour abaisser celui-là aux bonds capricieux
de la fortune ; ce n'est plus le fleuve magnifiquement
épandu et qui fertilise de son limon
généreux des contrées toujours nouvelles
; c'est un ruisselet au murmure monotone, moins encore une
eau endormie en attendant qu'un nouvel orage la
réveille, tristement paresseuse et non pas exempte de
souillures. Les hommes ne sauraient rien toucher qui
n'emprunte à leur passage quelque fange aussitôt
déposée.
Plaute est un satyrique, et Thalie lui souffle à
l'oreille de joyeuses moqueries ; mais c'est aussi un
observateur curieux, très expert à soulever les
masques. N'est-il pas homme de théâtre et de
quelles apparences menteuses se pourrait affubler
l'humanité que son regard n'ait aussitôt
traversées, que son rire n'ait dissipées ainsi
que la lumière perce une ombre décevante ?
Plaute, toujours en quête d'hommes qui ne soient rien
que des hommes d'une espèce très banale, les
cherche et les trouve sans peine au Forum et dans ses
alentours. Vous faut-il un parjure ? nous fait-il demander
par le chef du choeur dans sa comédie de
Curculion, allez au Comitium ! Un menteur, un
fanfaron ? Allez au temple de Cloacine ! Des maris prodigues
et libertins ? Vous en trouverez sous la basilique, avec de
vieilles courtisanes et des intrigantes ! Des gourmands ?
Courez au marché aux poissons ! C'est dans le bas du
Forum que les gens de bien, les citoyens riches se
promènent. Au centre se pavanent les fats et les
ambitieux. Au-dessus du lac (Plaute veut probablement parler
de la fontaine voisine du temple de Castor), vous
rencontrerez les sots, les bavards, les diseurs de
méchants propos.... Derrière le temple de
Castor s'assemblent les emprunteurs et les usuriers. Sous les
boutiques vieilles (dans la partie méridionale du
Forum) vous trouverez des infâmes ; sur le quai de
Vélabre, les boulangers, les bouchers, les devins, les
faiseurs d'affaires et leurs dupes...
Plaute cependant vivait aux jours les plus tragiques mais
aussi les plus justement fameux que Rome ait jamais
traversés. Il écrivait ses comédies dans
l'épouvante des batailles perdues ou dans le fracas
des revanches suprêmes. Jamais le peuple romain ne fut
plus grand qu'en ce long duel contre Carthage ; et cependant
c'est ce peuple que le poète raille et censure. Il
n'est peuple qui n'ait sa tourbe.