Les triomphateurs
Scipion l'Africain |
Rome retrouvait le meilleur de son génie dans
quelques familles longuement associées à
toutes ses épreuves et grandies avec elle. Elle
avait ses dynasties de bons serviteurs, de batailleurs et
de conquérants. Une seule dynastie, serait-elle
issue d'un Alexandre, n'aurait pu suffire à une
ville prête à dévorer tant de
royaumes et de rois. Marcellus était
proclamé l'épée de Rome, Fabius son
bouclier. Mais ni Marcellus, ni Fabius, ni le vainqueur
de Syracuse et d'Archimède, ni le temporisateur
qui devait lasser Annibal, ne devait égaler la
renommée de Scipion le premier Africain. |
Le terrible corps à corps de Rome et Carthage
ébranle la terre ; et l'on dirait deux bêtes
fauves d'une force sensiblement égale, l'une et
l'autre d'une masse écrasante et qui se font un libre
champ de bataille des campagnes qu'elles
fréquentaient. Malheur aux petits, aux faibles qu'une
alliance incertaine, nécessaire cependant, menace ou
sollicite ! La neutralité serait de la trahison ; une
double vengeance la viendrait châtier. Ainsi la guerre
étend ses ravages à toute l'Italie, à la
Sicile, à l'Espagne, au monde.
Une guerre sans cesse renouvelée l'espace de soixante
ans et plus, traversée de répits bien courts, a
détourné loin du Forum les souvenirs de
l'histoire et même les âmes des Romains.
Carthage réduite à l'impuissance et qui porte
à son flanc, comme une plaie béante, la
turbulente royauté de Massinissa, a dû accepter
un traité, suprême aveu de sa défaite et
de sa ruine. La guerre continue cependant, mais plus
lointaine ; c'est un orage qui s'éloigne et le sommeil
de Rome n'en sera plus troublé. Antiochus n'est pas
Carthage ; ce n'est qu'un grand roi et dont la majesté
domine une vaste étendue de pays. Lucius Scipion
reçoit le commandement des armées de
Grèce et d'Asie ; son frère, le grand Africain,
sollicite et accepte de servir sous ses ordres. Il sera le
conseiller, et de son côté Antiochus a le sien
non moins illustre, Annibal lui-même. Mais rien ne
saurait plus retarder, sinon l'espace de quelques jours
à peine, le vol des aigles romaines.
Cependant le fils de Scipion est tombé aux mains
d'Antiochus ; Antiochus, ému de
générosité peut-être, ou
plutôt inspiré d'une politique
prévoyante, a renvoyé l'enfant à son
père, de bonne grâce et sans rançon. Ce
procédé a touché Scipion, très
dévoué, très affectueux à tous
les siens. Mais cela est raconté à Rome,
commenté, méchamment
interprété.
La guerre a pris fin au milieu des victoires, et
déjà Rome s'accoutume à ne plus traiter
qu'avec des vaincus ; elle s'en fait une loi. Les vainqueurs
sont revenus. Porcius Caton, un plébéien,
tête dure, un paysan enragé des plus rudes
labeurs, bon soldat et qui a servi sous les ordres de
Scipion, mais haineux et d'une morose
austérité, un vertueux qui ferait
détester la vertu, pérore et cabale contre
Scipion. Caton n'aime ni les choses, ni les hommes de
l'Orient, ni ceux-là même qui les ont
touchés de trop près ; il n'aime pas la
Grèce, ni les amis de la Grèce ; il ne sait que
gronder ou sourciller de mauvaise humeur aux sourires comme
aux lumières qui lui viennent de là-bas. Cette
affaire d'Asie, les politesses d'Antiochus à Scipion,
tout cela n'est pas clair, et Caton ne croit ni aux libres
générosités, ni aux clémences
désintéressées. On sait que ses
entêtements ignorent répit et lassitude. Il a
tant parlé, tant cabalé qu'une émotion
profonde a traversé la ville. Un tribun, personnage
inviolable et redouté, un édile, magistrat
sacré, ont partagé les envieuses
animosités de Caton. Scipion est accusé,
poursuivi en face du peuple romain.
C'est au Forum maintenant qu'il va paraître, et ce
champ de bataille n'est pas moins redoutable que la plaine de
Zama. On peut craindre toutes les surprises et quelque
désastre sans lendemain. La haine est vigilante plus
que pas une sentinelle.
Le danger peut grandir de l'indignation même de
l'accusé, de son humeur quelquefois hautaine. N'a-t-il
pas défendu en plein Sénat à son
frère Lucius de s'expliquer sur cette affaire d'Asie ?
Ne lui a-t-il pas arraché des mains les comptes
où l'emploi des sommes payées par Antiochus
était détaillé ? N'a-t-il pas
déchiré les pièces ? N'a-t-il pas, de sa
main toujours victorieuse, écarté de son
frère le tribun qui voulait le saisir ? Il a
effacé tant de frontières que peut-être
il ne connaîtra plus la frontière des
lois.
Les assemblées plénières du peuple
romain se tiennent au Champ-de-Mars, les assemblées
patriciennes au Comitium, les assemblées
plébéiennes, voisines et quelquefois
fraternelles de ces dernières, dans le Forum. C'est
là que siège celle qui doit juger, condamner
peut-être le triomphateur de Zama. Les
plébéiens sont là, les patriciens aussi,
des magistrats, des sénateurs. Au jour néfaste
où le nom de Cannes franchit l'enceinte de Rome,
précédant à peine de quelques instants,
on pouvait le croire, Annibal lui-même, le Sénat
descendait de la Curie dans le Forum, condamnant ainsi sa
majesté inviolée et presque divine aux plus
vulgaires promiscuités, mais aussi relevant tous les
coeurs au contact de cette glorieuse fraternité.
Aujourd'hui Cannes n'est plus qu'un souvenir, mais Scipion,
le vengeur des désastres accomplis, a droit, lui
aussi, à la présence de tous ; n'a-t-il pas
été le commun sauveur ?
Qu'est-il devenu, ce Forum que nous avons vu lentement
émerger des roseaux d'un marais ? C'est une puissance,
nous l'avons dit, mais quel aspect a-t-il revêtu ?
Après plus de cinq siècles révolus, le
Forum est-il resté reconnaissable ?
Nous avons laissé derrière nous les pentes de l'Esquilin et le petit temple de Strenia. Nous suivons la voie Sacrée qui serpente, ménageant les surprises des perspectives changeantes et nous dérobant ses splendeurs dernières. Les larges dalles de pépérin se sont déjà creusées d'ornières au passage des triomphateurs.
Le Palatin élève à notre gauche ses
pentes rapides ; et le temple de Jupiter Stator, de Jupiter
qui arrête la fuite, rétablit la bataille,
montre ses colonnes, attestant le souvenir de Romulus, et
d'une légende peut-être nous faisant une
histoire incontestée. Le souvenir de Numa, le roi
pieux, est resté attaché à la Regia, que
nous dépassons. C'est une maison sainte, presque
à l'égal d'un temple, où demeure le
souverain pontife, aussi un lieu d'asile.
Les Vestales habitent auprès de la Regia. Elles ont
là leur retraite inaccessible aux hommes sous peine de
sacrilège et de mort.
Le temple de Vesta est attenant à l'habitation de ses
prêtresses. Il est circulaire, entouré de
colonnes, de très modestes proportions et fermé
d'une coupole un peu lourdement aplatie. Pas de statue qui
trône dams le sanctuaire, rien que la flamme toujours
vigilante d'un feu qui ne doit pas s'éteindre ; on y
pourrait voir l'image symbolique et saisissante du
génie même de Rome, toujours prêt à
embraser le monde. Ce génie ne serait-il plus qu'une
étincelle.
L'arc de Fabius Maximus, vainqueur des Allobroges ainsi que
le dit l'inscription, enjambe la voie Sacrée. C'est le
premier que le Rome ait élevé. Il est
bâti de travertin, d'une très médiocre
magnificence.
Le temps n'est pas venu où les marbres charriés
à grands frais attesteront le faste des empereurs
mieux que la gloire de Rome.
Le sol que la foudre a frappé en devient
aussitôt sacré. Le putéal de Libon
limite, en son étroite margelle, un petit coin de
terre ainsi devenu le patrimoine des dieux.
Le temple de Castor, que fonda le dictateur Aulus Postumius
et que son fils le duumvir inaugura en l'an 275 de Rome,
consacre les plus lointains souvenirs, l'assistance
miraculeuse de Castor et de Pollux au combat du lac
Régille. Mais le temple que nous trouvons à
notre gauche, n'est pas le temple primitif. Lucius Metellus
Dalmaticus a déjà présidé
à sa complète reconstruction, et ce ne sera pas
la dernière.
Tous ces monuments dont nous marchons environnés, les
temples et la Regia elle-même, accusent une
réfection toute récente. Aux derniers jours de
la seconde guerre punique, un incendie, peut-être
allumé par une main criminelle, a cruellement
dévasté le Forum et tous les édifices
voisins.
En avant du temple de Castor, chevauche, drapé dans sa
toge, Marcius Remulus, vainqueur des Herniques. La gloire de
Rome a encombré le Forum et ses plus prochains abords.
Au cours du VIe siècle il a déjà fallu
qu'un ordre du Sénat fît enlever quelques-uns de
ses monuments. Marbres et bronzes reviendront, toujours plus
nombreux ; le Forum ne pourra bien longtemps se refuser
à la consécration des renommées toujours
plus envahissantes. Une ruelle escarpée borde le
temple de Castor et commence l'escalade du Palatin ; mais
encore plus directement un escalier donne accès sur la
colline royale.
Voici que nous dépassons la rue des Etrusques, le
vicus Tuscus. Elle va du Tibre au Forum et directement
amène les bateliers, les bouviers du marché aux
boeufs, le populaire du Vélabre, quand le caprice leur
prend de faire acte de citoyen. Elle est
dénommée aussi vicus turarius. Les
marchands d'encens et de parfums les plus divers y sont
nombreux en effet, ainsi que les marchands d'étoffes
précieuses. C'est toute une population
commerçante, joyeuse, qu'une clientèle
élégante recherche et fréquente, dont
s'amuse une flânerie paresseuse, mais que les Romains
de la vieille Rome réprouvent et méprisent.
Caton verrait flamber toute la rue des Etrusques qu'il n'en
témoignerait que du plaisir. Aussi ne doit-il pas
fatiguer de ses supplications ; Vertumne le dieu du quartier.
Un artiste Sabin, Mamurius, en a dressé le simulacre
de bronze à l'entrée même de la rue et
tout prés de la basilique Sempronia.
Celle-ci nous apparaît dans tout l'éclat de sa
nouveauté. Pour l'établir on a dû
restreindre le nombre des boutiques vieilles (sub
veteribus) qui, sur notre gauche, bordent la voie
Sacrée et nous cachent les pentes premières du
Palatin. Leurs portiques étaient de bois, aussi le
dernier incendie en a-t-il dévoré plus de la
moitié. On les a refaits de pierre, et la basilique
elle aussi est de pierre. Ses portiques largement ouverts
à tout venant, assurent un refuge pendant l'importune
maussaderie des journées pluvieuses. On écoute
les plaideurs, on rend la justice à l'étage
supérieur. Déjà le peuple romain se fait
un peu plus délicat ; il veut bien que l'on
s'inquiète de lui ménager de t'ombre et de la
fraîcheur aux heures brûlantes du jour, une
promenade et les tranquilles rencontres des compagnies
bavardes aux jours des brutales intempéries. C'est
désormais une obligation pour tout homme public non
seulement de servir les grands intérêts de Rome,
mais aussi de prévoir, de provoquer peut-être
des appétits moins glorieux.
Le vicus Jugarius sépare la basilique Sempronia du
temple de Saturne. Une fontaine très ancienne, dite
fontaine Servilia, en marque l'entrée et, dans son
auge de pierre, une tête de lion brutalement
ébauchée pleure goutte à goutte une eau
que tarissent quelquefois les arides baisers de Phoebus.
Près de cette fontaine, les piliers d'Horace portent
les trophées enlevés aux Curiaces
vaincus.
Le vicus Jugarius, contournant le Capitole, va rejoindre la
porte Carmentale et le pont Fabricius.
Saturne habite un temple, l'un des plus anciens qui soient.
Rome lui confie son épargne toujours grandissante et
les enseignes de ses soldats. Le dieu Sancus ne reçoit
que les traités passés avec l'étranger ;
les Nymphes ne gardent dans leur sanctuaire que les registres
des censeurs. Rien de tout cela ne vaut une aigle de bronze
poudreuse et toute sanglante, au bout d'une pique. Rien n'est
vulgaire et bas que la victoire a sanctifié. Le temple
de Saturne est d'ordre ionique.
Les douze grands dieux appelés Consentes, c'est-à-dire les conseillers et les suivants de Jupiter, ont leurs statues dorées dans autant de cellules rangées sous un portique adossé au mont Capitolin, au sommet duquel Jupiter a son temple. Ils nous apparaissent fraternellement groupés ; pour les atteindre nous avons enjambé le clivus Capitolinus, la voie la plus fameuse qui donne accès au Capitole. De ce côté la façade monumentale du Tabularium revêt la colline sainte. Les arcades symétriques sont encadrées de colonnes à demi engagées. Un seul étage existe encore ; mais les archives publiques, dépôt à l'infini multiplié, imposeront bientôt la nécessité d'un second étage et de considérables agrandissements. Appuyé sur les assises puissantes qui contre-butent le Capitole, le Tabularium, domine le temple de la Concorde que Camille, dictateur, a voué afin de consacrer l'union un moment rétablie entre le Sénat et le peuple. Il occupe une très grande partie de ce qui fut la plate-forme de Vulcanal. Là fut aussi placée la statue d'Horatius Coclès, lorsqu'on la transporta du Comitium. |
Portique des douze dieux - Restes du Tabularium |
Rome a sa prison, que déjà nous aurons
signalée et que le roi Ancus tailla dans le tuf de la
colline. Elle est là tout près de nous ;
quelques degrés, une porte basse nous en pourraient
révéler les sanglants mystères. C'est
moins une prison que l'antichambre de la mort. Les
geôliers sont des bourreaux fidèles et
pressés. On vivait bien peu de jours dans la nuit de
la prison Mamertine. Bientôt Jugurtha y mourra de faim.
Combien d'autres non moins fameux n'auront pas même le
loisir de graver leurs noms dans la pierre ! Rome ne tarde
guère en ses vengeances et les veut sans
lendemain.
Le clivus Argentarius emprunte son nom aux banquiers faisant
le commerce de l'argent ; leurs étroites boutiques se
ferment et se verrouillent au moindre soupçon
d'émotion populaire. Le Sénat, le conseil
suprême du peuple romain, une assemblée de
dieux, ainsi le proclamait l'ambassadeur de Pyrrhus, tient
ses assises à la Curie, lorsqu'il ne va pas demander
l'hospitalité de quelque temple. Nous ne sommes plus
au temps, très lointain, où quelque pasteur,
à son de trompe, assemblait dans un pré les
conseillers du roi, et ne s'étonnait peut-être
qu'à demi de voir venir à lui autant de bonnes
bêtes ruminantes et curieuses que de graves
sénateurs. Le roi Tullus Hostilius a construit la
première curie et lui a laissé son nom. La
chute des rois n'a fait que donner plus d'importance à
la Curie comme à l'institution du Sénat.
C'est un édifice carré, assez vaste pour
contenir sans aucune gêne plusieurs centaines
d'assistants. On y accède par un escalier qui descend
au Comitium. La Curie présente au dehors des aspects
imposants, un peu massifs ; c'est quelque chose de bien
assis, de robuste, sans élégance aucune. On
dirait le temple d'une divinité un peu morose, d'un
abord facile cependant, car tout le jour les portes sont
grandes ouvertes. Le Romain, si docile qu'il soit, veut qu'on
le gouverne en pleine lumière et les yeux dans les
yeux. Quelques oeuvres de peinture et de sculpture ont
trouvé place dans la Curie ; ce n'est pas que les
sénateurs en prennent grand souci, mais ce sont
là des trophées, souvenirs et promesses de
victoire. Pas de tribune dans la Curie et du moins, parmi ces
maîtres, ombrageux de toute puissance, règne
l'égalité. Chacun parle de sa place, sans
même obtenir le privilège d'un isolement
passager.
Le Senaculum est une salle destinée à
des réunions moins nombreuses. La Graecostasis
est une sorte de loggia élevée et très
en vue, servant d'antichambre aux envoyés des rois ou
des cités amies. La majesté romaine,
commodément abritée en sa Curie, quelquefois
les oublie là, dans l'attente de l'audience
sollicitée, et les laisse se morfondre à tous
les vents, sous l'injure des intempéries ; car la
Grécostase n'est pas encore fermée d'un toit
hospitalier.
Le Comitium, enceinte autrefois très
vénérée, où seules se
réunissaient et votaient les tribus patriciennes,
complète, avec la Curie, le domaine et la citadelle de
la vieille et jalouse oligarchie romaine. L'étendue en
est très réduite, et le jour où Caton,
dans l'attente de sa nomination à la questure, y
jouait à la balle, il risquait fort de l'envoyer
rouler dans le Forum.
Les conquêtes de Rome, le culte pieux qu'elle se rend
à elle-même, ont multiplié les monuments
au Comitium. Un Attius Naevius de bronze est debout sur ses
degrés. Un lion de pierre, plus
vénérable encore, marque la sépulture
légendaire de Romulus, ou du moins la place même
où son apothéose l'emporta loin de la terre. Le
figuier Ruminal, qui abrita son berceau, transplanté
du Palatin, est venu là grandir et
prospérer.
Qui aurait prévu la rencontre, au Comitium, et se
faisant pendant, du législateur de Crotone, Pythagore,
et, du plus beau des Athéniens, Alcibiade ? Ces
bronzes, avant la tristesse de ce dernier exil, ont
figuré en quelque cité de l'Hellade ou de la
Sicile.
Caton, que toujours on a pu justement qualifier
d'Ancien, car jamais il ne fut bien jeune, si
austère, si ombrageux soit-il, ne dédaigne pas
toujours de complaire au peuple romain et même de
flatter en lui les goûts de bien-être. A lui
revient l'honneur d'avoir élevé la
première basilique, la basilique Porcia, toute voisine
de la Curie.
Tous ces monuments, déjà si nombreux, et qui
doivent encore se multiplier, grandir et renaître plus
fastueux, ne sont que le cadre cependant. Ils entourent, ils
limitent le forum : ils ne sont pas le Forum. Le Forum, ainsi
que le veut Vitruve, grand architecte et théoricien
savant, présente un parallélogramme à
peu près régulier et non inclinant
jusqu'à la figure trapézoïdale, ainsi
qu'on le croyait avant les dernières
découvertes. La voie dite sub veteribus, sous
les boutiques vieilles, prolongement de la voie
Sacrée, la limite du côté du sud ; la
voie dite sub novis, avec les boutiques neuves, le
limite du côté du nord. En l'espace de quelques
minutes il est aisé de le parcourir. Le Forum est
pavé d'un dallage en pierre que partage un
étroit canal, dernier témoin des travaux de
drainage ordonnés par les rois ; de là vient
l'appellation vulgaire donnée aux habitués du
Forum, les canalicolae.
Les dévouements héroïques de Curtius et
des deux Decius jalonnent le forum des autels qui leur sont
consacrés.
Plebeiae Deciorum animae, plebeia
fuerunt
nomina...
nous dit Juvénal : Ames
plébéiennes, noms plébéiens. Les
Decius ne devaient leur immortalité qu'à leur
mort consentie et voulue. L'un et l'autre, le père et
le fils, dans l'angoisse d'un danger suprême,
s'étaient, devant l'armée, solennellement
dévoués eux-mêmes, ainsi que des victimes
librement offertes, et les dieux, pris à
témoin, sommés d'accepter l'échange,
avaient deux fois payé l'offrande d'une
complète victoire.
La tribune est placée à
l'extrémité du Forum la plus voisine du
Capitole, à l'est du Comitium et sous sa hautaine
protection. C'est une plate-forme allongée,
semi-circulaire. Elle domine le Forum, mais le Comitium la
domine au moins de quelques degrés, dominé lui
aussi par la Curie ; et cette hiérarchie expressive,
immobilisée dans la pierre, accuse la
hiérarchie même de l'Etat romain. Cependant les
choses ne correspondent plus toujours, en une absolue
fidélité, à ces traditionnelles
apparences. La tribune est une puissance, une âme, une
voix redoutable : elle commande au delà de son
étroite enceinte, si loin que son tonnerre ait pu
retentir et porter.
Rome pieuse, d'autant plus craintive des dieux que toute autre crainte lui devient étrangère, a voulu que la tribune fût sacrée autant qu'elle est glorieuse ; elle a été inaugurée, elle est un templum. Le nom particulier et le plus vulgaire qui la désigne, les rostres, lui vient des éperons de bronze arrachés aux vaisseaux d'Antium. Ainsi, chaque cité vaincue ajoute une richesse nouvelle ou du moins un curieux trophée à la cité victorieuse. Les rostres, scellés aux pierres de la tribune, n'ont pas suffi à la gloire de C. Maenius. Une colonne, que son image surmonte, se dresse tout près de là. Une seconde colonne, celle de Duilius, porte, elle aussi, des éperons de bronze, souvenir de la première bataille que Rome ait livrée en pleine mer et vaisseaux contre vaisseaux. |
Colonne rostrale de Duilius |
Scipion est à la tribune ; la foule immense
s'empresse autour de lui, la foule vivante et
frémissante des êtres humains qui tant de fois
l'ont acclamé, qui aujourd'hui demeurent
hésitants, incertains d'eux-mêmes, la foule
aussi, non moins nombreuse, non moins directement
présente, bien que silencieuse, de tous les souvenirs
restés dans la pierre ou dans le bronze. C'est Rome
tout entière, celle d'hier que Scipion connaît
bien, celle d'aujourd'hui vengée, sauvée par
lui, qui va le juger, l'écarter, le proscrire
peut-être. Si grands que soient les services rendus,
ils ne sauraient égaler la grandeur même de Rome
; ils n'ont pu désarmer l'envie, ils n'ont pu
arrêter les accusations. Scipion ne s'est-il pas
laissé quelquefois trop complaisamment circonvenir et
aduler ? Quelques enthousiastes lui voulaient décerner
le consulat à vie ; il les a démentis, mais non
brutalement découragés. On lui voulait
élever une statue dans le Forum ; il a
décliné cet honneur, mais il accepte que sa
statue en robe triomphale trône dans le temple de
Jupiter ; il est vrai que le dieu est le confident, le
familier de l'Africain. Cette statue retirée de sa
divine demeure, chaque année, chemine par la ville,
répétant, usurpant les honneurs d'un triomphe
qui ne finit plus. On sait tout cela, on le
répète, on s'en étonne, bien que toutes
choses, et jusqu'au rite de ce culte nouveau, se soient
accomplis d'un consentement longtemps unanime. La gratitude
d'un peuple a souvent des retours et de cruels
repentirs.
Du haut de la tribune qu'il vient de gravir, Scipion
découvre le Forum et les temples, l'assemblée
du peuple et l'assemblée des dieux. Qu'il
détourne un peu la tête, il verra le Capitole ;
et ce temple où sa divinité commençante
est associée à la souveraine toute-puissance du
maître des dieux, il le verra tel à peu
près que les Tarquins l'avaient conçu, avec son
toit triangulaire, son quadrige de terre cuite, ses colonnes
de travertin, groupées six par six, sur chacune de ses
faces les plus étroites. Il verra le temple de
l'épouse divine, de Junon, dite Moneta, de Junon qui
prévient, qui veille ; ses oies sacrées
n'ont-elles pas sauvé le Capitole ? Il devinera,
plutôt qu'il ne distinguera, mais l'enseignement est
déjà d'une brutale éloquence, la roche
Tarpéienne. Le tribun Sicinius en voulait
déjà précipiter Coriolan ; et Manlius,
renversé de ce piédestal, est venu se briser au
pied même de cette colline qu'il avait si vaillamment
défendue.
De pareils exemples restent présents à la
pensée de tous, Scipion n'est pas homme à les
oublier, mais non plus il n'est homme à s'en
émouvoir. Il a regardé face à face
Annibal et son armée ; il peut regarder les vaincus de
Trasimène et de Cannes.
Ce n'est plus le jour cependant des épouvantes
suprêmes. On n'est pas venu dire qu'une statue de Mars
avait sué du sang à la porte Capène, que
dans le forum boarium, un boeuf avait grimpé
jusqu'au troisième étage d'une maison et qu'il
avait trouvé dans l'ouverture d'une fenêtre sa
roche Tarpéienne. Au milieu de la
cérémonie d'un sacrifice, aucune victime ne
s'est échappée, renversant le victimaire,
éclaboussant les prêtres de sang. Horreur
suprême ! La foudre n'a pas frappé le temple de
l'Espérance. Le Sénat ne va pas mettre en vente
le champ où campe Annibal ; Annibal ne va pas
répliquer en mettant aux enchères les boutiques
du Forum. Il n'est plus aucun danger, pas même le
mirage d'une lointaine inquiétude, qui se lève
dans l'azur de la grandeur romaine.
L'accusation a été formulée : c'est
à Scipion de répondre. On attend une harangue,
ingénieuse peut-être, tous les Scipions sont
rompus à l'escrime de la phrase, comme à
l'escrime de l'épée ; dans tous les cas une
réfutation des charges alléguées, une
apologie savante. Que c'est mal connaître Scipion ! Et
comme il pénètre mieux dans les profondeurs de
l'âme romaine ! Il va parler, il parle ; tout fait
silence, les dieux mêmes sont attentifs.
«Tribuns du peuple, et vous, Quirites, à pareil
jour, j'ai combattu en Afrique les Carthaginois ; et j'ai
bien et heureusement combattu. Aussi, dans un pareil jour,
est-il juste d'ajourner tous procès et discussions. Je
vais au Capitole saluer Jupiter très grand,
très bon, Junon, Minerve, les autres dieux qui
règnent au Capitole et dans la citadelle. Je leur
rendrai grâce de ce qu'en ce jour-là, comme en
beaucoup d'autres, ils m'ont inspiré la pensée
et accordé la puissance de bien gérer la chose
publique. Que ceux d'entre vous qui le jugent convenable,
viennent demander aux dieux des chefs qui me ressemblent
!»
Rien de plus, Scipion descend de la tribune. Pas un cri n'a
troublé le grand silence. Et Scipion s'éloigne
; il monte au Capitole, bientôt suivi de tous. Le
peuple romain une fois encore n'est plus que l'escorte de
Scipion.
Au lendemain de la grande solennité triomphale qui
avait ramené Scipion à Rome et qui pompeusement
l'avait conduit jusqu'au temple de Jupiter Capitolin, un des
consuls, interprètes de la pensée et des
résolutions du Sénat, interpella dans ces
termes les centuries assemblées au Champ-de-Mars :
«Ordonnez-vous que la guerre soit
déclarée au roi Philippe pour avoir fait injure
et guerre aux alliés du peuple romain ?»
Aussitôt de courir et d'éclater les plus
véhémentes protestations. A peine Rome
vient-elle d'échapper à tant de périls,
à peine est-elle remise d'une guerre telle que le
monde n'en devait jamais connaître de plus
acharnée et de plus terrible, à peine sont
fermées d'hier les portes du temple de Janus, si
longtemps immobilisées toutes grandes ouvertes que
leurs gonds ne voulaient plus céder. Il faudra donc
repartir, camper, peiner, batailler, mourir ! L'existence
même de Rome ne sera donc plus qu'une bataille
interminable ? En effet, cette existence d'épreuves,
de durs labeurs mais aussi d'éblouissantes victoires,
sera la sienne ; cette loi s'impose connue une suprême
fatalité. Rome l'a voulu. La tête
ramassée au Capitole et qui lui fut un présage
d'avenir, ne lui a-t-elle pas annoncé qu'elle serait
la tête du monde ? Rome ne saurait échapper au
courant qui l'entraîne. Quelque chose a grandi dans son
âme, un ouragan la soulève et l'emporte, qui la
dépasse en toute-puissance. La voici
prisonnière de ses victoires, esclave de ses
conquêtes. Elle est une force de la nature ; elle est
la tempête qui gronde et qui dévaste, le grand
fleuve qui déborde terrible comme la mer, mais aussi
qui nivelle et féconde. Le monde doit appartenir
à Rome, mais Rome à son tour doit lui
appartenir. Que sert de se plaindre et de récriminer,
d'accuser les sénateurs empressés, dit-on,
à vouloir l'éternité des campagnes et
des guerres pour assurer l'éternité de leur
domination ! Le Sénat n'est plus lui-même qu'un
instrument docile ; une main le pousse invisible mais
impérieuse. L'évidente nécessité
de cette loi que Rome s'est faite elle-même et qui
l'étreint de toutes parts, apparaît
bientôt jusque dans les lassitudes mal
réparées et la satiété de la
victoire. On attaquera Philippe, Antiochus, Prusias, bien
d'autres, l'Europe, l'Afrique, l'Asie ; et les provinces ne
se compteront plus où planera la majesté
romaine, non plus que déjà ne se comptent les
cités soumises à ses lois ou qui mendient son
alliance.
Monnaie de Persée |
Quelques flatteries de la Fortune n'ont pu sauver Philippe de la défaite. Il a été vaincu, humilié ; Rome, aux applaudissements d'une foule en délire, a proclamé l'affranchissement et l'indépendance des cités grecques. Rome émiette pour mieux dévorer. Mais Persée, fils naturel de Philippe, a médité la vengeance et le relèvement de la Macédoine. C'est un homme de ruse et capable de très longs desseins. Il ose dire que Mars égalise ses faveurs entre tous. Il se rappelle que cinq mille Macédoniens ont honorablement combattu à Zama et qu'Annibal les comptait au nombre de ses meilleurs soldats. Il sait préparer la guerre, il sait la soutenir. Les premiers coups portés lui valent la prise d'une flotte romaine, la retraite de Publius Licinius, la fuite d'Hostilius. Le Sénat commence à s'inquiéter d'une guerre si mal engagée ; Rome ne sait plus accepter les retards de la victoire. Paul-Emile reprendra la tâche compromise. Il inspire toute confiance et saura la mériter. |
Il est de très noble maison. Son père est
resté sur le champ de bataille de Cannes ; sa soeur
est devenue la femme du grand Scipion. Longtemps augure et
très scrupuleux observateur des pratiques
traditionnelles, il a obtenu l'édilité, la
préture, le consulat, gagné deux batailles en
Espagne, occupé deux cent cinquante villes, tué
trente mille ennemis. C'est bien déjà quelque
chose. Esprit très cultivé, épris des
innocents plaisirs de la paix non moins que des rudes travaux
de la guerre, sa vieille austérité romaine
accepte et sollicite les doux enseignements de la
Grèce ; il aime la familiarité des parleurs
agréables, il s'entoure, comme les Scipions, et veut
entourer ses enfants, de sophistes et de grammairiens. Il a
soixante ans ; et voici qu'il est nommé consul pour la
seconde fois. Son collègue ne lui sera, dans la
conduite de la guerre, qu'un auxiliaire
subordonné.
Les présages sont heureux, et cette faveur
première était bien due à un homme aussi
respectueux du vieux culte national. Ce n'est pas lui qui
aurait ri des augures ses collègues, ou brutalement
fait boire les poulets qui ne voulaient pas manger. A peine
est-il rentré chez lui revêtu de ce nouveau
consulat qu'il trouve tout en larmes sa dernière
fille, la petite Tertia. La pauvrette a perdu son cher petit
Persée, le chien compagnon de ses jeux. Et Paul-Emile,
si bon père qu'il soit, ne peut que sourire à
cette douleur. Les dieux ont condamné Persée.
Leurs sympathies, leur assistance s'affirment hautement. En
l'espace d'un matin, aux dalles du temple de Jupiter
Capitolin, un palmier a germé. C'est un arbre à
peu près inconnu de Rome, inconnu aussi de la
Macédoine ; mais le populaire ne marchande pas ses
complaisantes crédulités. Le palmier est fils
de l'Orient, et déjà l'Orient est promis
à l'empire de Rome.
Paul-Emile n'est pas cependant d'humeur plaisante et facile.
Il l'a publiquement déclaré, ce n'est que par
dévouement que sa vieillesse accepte ces nouveaux
labeurs. Ainsi qu'il est d'usage, à la veille de
partir, il est venu au Forum, il a parlé ; cette
harangue n'est rien moins qu'aimable et gracieuse. Elle a
sonné comme une fanfare, grondé comme un orage.
Il a promis l'implacable fermeté du commandement, le
maintien d'une exacte discipline.
Il n'a pas oublié de railler au passage les importuns
et les donneurs d'avis : «Si quelqu'un se croit en
état de me conseiller dans cette campagne, qu'il ne
refuse pas ses services à la république et
vienne avec moi en Macédoine, je lui fournirai
vaisseau, cheval, tente, et je le défrayerai de tout.
Pour ceux qui ne veulent pas se donner cette peine et qui
préfèrent les loisirs de la ville aux fatigues
de la vie des camps, je les prie de ne pas prendre le
gouvernail en demeurant à terre. Rome fournit assez de
sujets de conversation pour alimenter leur bavardage ; mais
qu'ils sachent que les avis de mes lieutenants me
suffisent...»
Pydna et l'espace à peine d'une courte journée
ont consommé le désastre de Persée, la
ruine de la Macédoine. Rome ne pouvait plus être
vaincue par un homme, le plus merveilleux assemblage de
toutes les qualités du soldat et du
général aurait-il trouvé en lui son
incarnation ; les guerres puniques l'ont prouvé.
Cependant l'honneur suprême, la récompense la
plus haute que Rome réserve à ses grands
victorieux, le triomphe est marchandé à
Paul-Emile.
Servius Galba a servi sous les ordres du consul,
commandé mille hommes ; du reste il n'a
mérité que des reproches et le consul ne les
lui a pas épargnés. Il s'en souvient ; c'est
une âme basse et vindicative. Le Sénat, plus
équitable et que les pilleries militaires scandalisent
quand elles menacent de corrompre la discipline,
décide d'accorder le triomphe à Paul-Emile.
Mais il faut que le Forum soit consulté ; la Curie ne
saurait décider seule et sans appel. Toutes les
conditions requises ont été remplies.
Paul-Emile a combattu suis auspiciis, sous ses
auspices personnels, sollicités, obtenus par
lui-même et, dans une interrogation directement
adressée aux dieux protecteurs de Rome. Un massacre de
cinq mille hommes tombés sur le même champ de
bataille, c'est le moins dont Rome se puisse déclarer
satisfaite. Pydna en a dévoré vingt-cinq
mille.
Servius Galba si bien s'agite et se multiplie, contestant les
services de Paul-Emile, rabaissant sa victoire, insinuant de
vagues et d'autant plus dangereuses accusations, que
l'assemblée du peuple, partagée bientôt,
témoigne d'une évidente hostilité. Le
Forum a ce spectacle indigne, et sans doute bien nouveau, de
soldats discutant la pensée de leur
général, refaisant ses campagnes, dissimulant,
sous de spécieuses critiques d'art militaire et de
stratégie, leur avidité mal satisfaite, leurs
appétits déçus. Le temps est
déjà passé où Rome n'allait
chercher, dans l'amphithéâtre des montagnes dont
elle semble l'arène, que des nations pauvres comme
elle, comme elle éprises avant tout des joies
guerrières. Elle a étendu sa main sur la
Sicile, sur l'Afrique ; la voilà qui passe des mers
pour elle longtemps inconnues ; et les éblouissements
qui l'appellent ne sont que de l'ombre auprès des
réalités touchées de la main,
foulées du pied. Une opulence accueillante,
résignée au partage, environne, sollicite,
grise le soldat. L'avarice est née dans ces hommes ;
le fer veut de l'or, et les jours ne sont pas loin où
le butin sera pour la plupart, sinon pour tous, la plus belle
récompense de la victoire.
Paul-Emile, de tous les trésors du roi Persée,
n'a retenu qu'un petit lot de livres grecs utiles à
l'instruction de ses enfants, une coupe d'argent qu'il
destine à son gendre Aelius Tubero. C'est là
tout. Qu'il aille donc souper avec ce Tubero en famille ! La
maison est bien fournie de convives, sinon de vivres. Seize
personnes à nourrir ! cela commanderait une table
abondante. La chère est maigre cependant, la cuisine
parcimonieuse. C'est affaire à Paul-Emile de s'y
plaire et de s'en contenter. Le triomphe à cet avare !
Non ! par les dieux ! il a ramené ses soldats trop
maigres du ventre et trop légers d'argent. Ainsi Galba
et bien d'autres, avidement écoutés, larves
hideuses et rampantes, tout à coup enhardies aux
outrages, aux lâches souillures, ont bavé sur
les lauriers.
Mais le Sénat, instruit, respectueux même des
droits de la plèbe, n'abdique ni ses droits, ni ses
volontés. Il maintient ses résolutions, fort de
sentir, siégeant et délibérant avec lui,
la vraie Rome digne d'elle-même et la justice
aimée des dieux.
Paul-Emile ne compte pas que des envieux, de mauvais soldats
condamnés à la victoire, mais qui ne sauraient
le lui pardonner. Il a des amis, des juges plus dignes aussi,
des rivaux, hier peut-être un peu jaloux, mais qu'une
honteuse ingratitude révolte. Marcus Servilius est un
consulaire ; il a bien des fois corps à corps
maîtrisé la victoire, car vingt-trois fois il a
tué le chef ennemi. Il prend la défense de
Paul-Emile. On l'écoute ; il montre sa poitrine
où les blessures ne sauraient plus se compter ; il
étale, dans une héroïque impudeur, tout
son corps couturé, sillonné de cicatrices.
Galba veut rire et se moquer ; mais les blessures ne font pas
rire les Romains. Galba rit tout seul et ses dernières
moqueries lui restent dans la gorge ; Servilius est homme
à les y faire rentrer.
«Achève de recueillir les voix, lui a-t-il
crié en finissant ! Moi j'irai après,
observant, remarquant ceux-là qui feront les ingrats,
tous ces mauvais citoyens qui veulent la flatterie et non le
ferme commandement, comme il est nécessaire qu'un bon
capitaine l'impose».
Paul-Emile a rallié la terre d'Italie. Il remonte le
Tibre lentement, pompeusement. Il ne connaît d'orgueil
que l'orgueil tout romain de sa renommée justement
conquise. Mais le témoignage de sa haute conscience,
les calomnies elles-mêmes qui n'ont pas craint de
l'assaillir, lui commandent l'affirmation solennelle de sa
victoire et l'étalage d'un magnifique retour.
Accueilli comme il devait s'y attendre par la joyeuse
envolée de tous les coeurs, il aurait pu, sans plus de
tapage, regagner sa très humble maison, ainsi que tant
d'autres ont fait aux plus beaux jours de home. Un dictateur
fameux, à peine descendu de sa toute-puissance,
n'a-t-il pas ramassé la pelle et repris la culture de
son petit jardin ? A peine dévêtus de la robe
triomphale, les consulaires Fabricius, Aemilius Papus
redevenaient les hommes de la veille et, de leurs mains qui
venaient de consacrer aux immortels de solennelles libations,
ils préparaient leur maigre souper, n'ayant d'autre
vaisselle que des tasses de bois. La pauvreté de
Paul-Emile n'est pas à ce point dénuée ;
mais il est de la famille des grands coeurs insoucieux des
vulgaires opulences.
La galère de Persée a reçu Paul-Emile
à son bord. Les rameurs se groupent seize par seize.
Cependant le lourd vaisseau n'avance que lentement. Il
s'envolait jadis d'un essor plus hardi aux radieuses
tranquillités d'une mer obéissante. Les flots
docilement écartés, les rames
précipitant leur rythme sonore, là-bas ont
échangé des caresses rapides. A présent
la galère appesantit sa marche ; l'exil pour elle a
commencé, elle avance et voudrait reculer. Elle est
cependant parée de toutes-les splendeurs qui se
puissent rêver ; elle est plus drapée de pourpre
et d'azur ; elle est festonnée de fleurs ; elle est
pavoisée de longues oriflammes, mais les pavillons
pendent le long du mât ; il n'est pas de zéphyr
qui les soulève, mais les voiles précieuses
traînent dans le fleuve et le Tibre les salut en
passant, mais l'espace manque tout alentour, et dans les
rives étroites, menaçantes, prêtes aux
trahisons d'un naufrage honteux, la pauvre galère
chemine inquiète. Elle porte Paul-Emile et les Romains
; comme un coursier généreux et fidèle,
sent-elle que ce n'est plus le maître accoutumé
? Elle porte la honte et la défaite.
Enfin les honneurs du triomphe sont décernés
à Paul-Emile ; le triomphe retardé n'en sera
que plus magnifique. Rome veut réparer
l'indignité d'une hésitation première.
C'est dans le champ de Mars, auprès du temple de
Bellone, que se forme le cortège et que le
défilé commence. Le nom même de la
divinité présente atteste le caractère
essentiel de la fête tout à la fois militaire et
religieuse. Plusieurs fois le temple de Bellone a reçu
le Sénat, même les ambassades admises à
l'honneur d'une séance, mais aux jours seulement
où les résolutions dernières, si peine
suspendues, présageaient une nouvelle guerre. Le
Sénat voulait que la déesse même,
associée aux tranquilles colères de Rome,
assistât aux suprêmes déroutes d'une vaine
diplomatie.
Devant le temple une colonne est dressée, monument
redoutable. Au temps lointain où les ennemis de Rome
étaient ses voisins immédiats, un prêtre,
un fécial, gagnait la frontière que la guerre
allait violer. Prenant les dieux à témoin du
bon droit de Rome, il lançait un javelot
ensanglanté, et la guerre ainsi était
déclarée.
On ne saurait imposer au fécial des voyages devenus
journaliers et toujours plus lointains. Rome,
étroitement formaliste cependant, tient à ses
vieilles coutumes. Déjà, pour défier
Pyrrhus dans les formes consacrées, elle a fait
acheter à quelques Epirotes, ses captifs, un champ
sous les murs de Rome, et c'est là, dans cette
apparence d'une Epire commodément rapprochée,
que le fécial a planté son javelot. Maintenant
la cérémonie est encore plus simple ; le
fécial vient heurter de son arme la colonne de la
guerre, il jette au vent quelques objurgations, et les
destins ont décidé. La terre comptera un
royaume de moins, quelque nation fameuse s'effacera comme un
peu de sable emporté dans la tempête.
La guerre revient au sanctuaire même d'où elle
est partie. Paul-Emile et les siens ont regagné le
temple de Bellone. C'est un rassemblement immense et qui
couvre le champ de Mars tout entier.
Une loi sage, et qui devait longtemps épargner aux
pénates romains les batailles fratricides, interdit
l'entrée de la ville aux armées. Dans la
cité le soldat est et ne doit être que citoyen :
sur le seuil il a déposé le glaive et le pilum.
Sa gloire suffit à le protéger. Une exception
est admise cependant, mais strictement limitée.
L'imperium, cette puissance souveraine que Rome
délègue au chef militaire, pour quelques jours
dépasse les remparts, lorsque la guerre achevée
n'est plus qu'une fête triomphale. Alors seulement le
tumulte des armes remplit librement la ville. Ce bruit, le
plus terrible, le plus cher aussi aux vrais Romains, ne
saurait manquer dans le sublime concert de toutes les
âmes soulevées de joie et d'orgueil. Rome se
veut tout entière aux plus grandes fêtes de
Rome. Acclamer le vainqueur, fêter son retour, saluer
son passage, cela est de tous les temps et de tous les pays.
Mais le triomphe réglementé, publiquement
sollicité, légalement obtenu, le triomphe
noblement ambitionné, estimé la suprême
récompense, c'est là une institution bien
romaine et restée toute romaine.
Déjà le triomphe de Paul-Emile a duré
deux jours. Le premier jour on a charrié des tableaux,
des statues, quelques-unes de proportions colossales et qui
fatiguaient l'attelage de huit ou dix boeufs
accouplés. C'était déjà une
magnificence singulière que cette arrivée des
dieux eux-mêmes infidèles aux vaincus et
rabaissant leur toute-puissance sous la majesté
romaine. Les tableaux ont beaucoup moins
intéressé la foule. Ces planchettes mises en
couleur, quelques-unes éteintes et poudreuses, car le
pinceau est brisé depuis longtemps qui les avait
vivifiées, étonnent plutôt qu'elles ne
séduisent. C'est leur faire beaucoup d'honneur que de
les apporter de si loin. On dit cependant que cela vaut de
lourdes sommes, et des Romains s'en disputeront la
conquête si le Sénat, peu soucieux de ces
vieilleries, en ordonne la vente.
Deux cent cinquante chariots ont à peine suffi
à la solennelle arrivée de ce royal
mobilier.
Les arsenaux de Persée ont fourni les lourdes charges
voiturées par les rites dans les pompes du second
jour. Toute la Macédoine guerrière est venue se
livrer aux Romains. Un tel spectacle est mieux compris de la
foule, estimé plus haut que les merveilleuses
richesses de la veille. Il n'est pis un vieux
légionnaire qui ne se complaise à cette
exhibition.
Ces jours derniers, les soldats romains, sans négliger
le soin de leurs armes, et l'on sait combien Paul-Emile y
veille de près, ont dû nettoyer, polir, fourbir
les armes de l'ennemi désormais impuissantes. Elles
n'avaient pas depuis longtemps resplendi de cet éclat
magnifique. Plus de poussière ramassée dans la
mêlée, plus de tache, plus dérouille
sanglante. Il faut que tout soit de belle et joyeuse
apparence : c'est Rome qui passe la revue. On a
disposé toutes choses dans un désordre
pittoresque et voulu, sur de multiples chariots, les
cnémides de bronze qui ralentissaient à peine
les rapides enjambées des hoplites, les cuirasses qui
modelaient la puissante musculature de leur poitrine, les
casques aux aigrettes hardies qui grandissaient les soldats
dans la bataille et ne laissaient plus rien d'humain aux
visages masqués à demi. Les boucliers de forme
allongée sont mêlés aux peltas
crétoises, aux cetras circulaires de la Thrace, les
épées rassemblées engerbes, et les
longues sarisses jetées en tas sur les chariots comme
les épis d'une prodigieuse moisson, les arcs, les
carquois encore tout hérissés de
flèches, les harnachements, les mors entassés
pêle-mêle en un inextricable fouillis.
Tout cela chemine et passe, heurté, retentissant d'un
héroïque fracas. Il semble que ce soit, non pas
une armée, nais une bataille même qui fait son
entrée dans Rome.
Trois mille hommes, des soldats, des exilés, des
prisonniers, des esclaves, prêtent docilement leurs
épaules au grand pillage de leurs palais, de leurs
maisons, de leurs temples, de leurs princes et de leurs
dieux. L'argent monnayé remplit sept cent cinquante
vases ; chaque vase contient la valeur de trois talents, et
le talent d'argent vaut plus de quatre mille drachmes. Quel
ruissellement d'or dans les carrefours et dans les rues ! On
apporte aussi par milliers les coupes curieusement
ciselées, les vases d'or et d'argent, les grands
gobelets en forme de cornes d'abondance, les cratères
énormes, toute une vaisselle digne de contenir
l'ambroisie et le nectar et que l'on dirait emportée
de la table des dieux.
Le troisième jour est venu, le dernier, le plus
fameux. Les personnages principaux, les grands preneurs du
drame vont paraître, associant Rome au suprême
dénouement. Cette fois encore le champ de Mars
prêtera ses larges espaces au premier rassemblement ;
et le seuil du temple de Bellone marquera l'entrée en
marche du cortège.
Les dieux sont là représentés par leurs
prêtres : le flamine de Jupiter, les augures, le
collège des douze frères Arvales. Ceux-ci
portent la prétexte ; une couronne d'épis
retenue d'un étroit bandeau de laine les
désigne comme aux jours consacrés où
leurs prières sollicitent Dea Dia, la déesse
champêtre qu'ils ont mission de servir. Auprès
d'eux les prêtres Saliens, voués au culte de
Mars, sont venus se grouper.
Le Sénat tout entier, les tribuns, les édiles,
les préteurs, les consuls nouvellement
désignés, les consulaires, ont
dépassé l'enceinte de la ville et viennent
prendre le triomphateur, Rome déserte ses
pénates, s'abandonne elle-même pour accueillir
celui de ses enfants aujourd'hui le mieux méritant et
le plus fameux. Entreprendre de dénommer ces hommes,
ce serait raconter les annales mêmes de la cité,
rappeler tout son passé, fatiguer les airs d'une
évocation qui ne finirait plus.
Le cortège se forme, le cortège
s'ébranle. Les licteurs, trop peu nombreux pour la
tâche qui leur incombe, ont reçu le renfort de
quelques légionnaires. C'est à grand'peine que
leurs cris, leurs ordres, leurs prières obtiennent un
libre passage.
Les tubicines, les joues gonflées, leur longue
trompette droite aux lèvres, cheminent sur plusieurs
rangs. Le bronze éclate en une fanfare furieuse. Ce ne
sont pas les chants religieux qu'on est accoutumé
à entendre dans les processions solennelles, c'est la
charge, comme pour une mêlée prochaine.
Le triomphe n'est pas l'exaltation d'un homme, c'est la pompe
d'un sacrifice. Paul-Emile, non plus que Rome, ne voudrait
marchander sa gratitude aux dieux qui l'ont si
fidèlement assisté. C'est plus encore et mieux
que l'hécatombe traditionnelle : cent vingt boeufs,
choisis entre les plus beaux et les mieux nourris, marchent,
troupeau mugissant. Les conducteurs qui les mènent, le
torse nu, les flancs ceints d'une étroite draperie
tombante, la hache sur l'épaule, les flanquent et leur
imposent un solennel alignement. Les cornes dorées
sont festonnées de feuillage et de fleurs.
Encore de l'or, toujours de l'or. Jamais, au comptoir
même des argentiers les plus avides, on ne put
rêver cette abondance et cette marée toujours
montante. Quelle concurrence !
Le premier jour on n'a vu défiler qu'une partie des
richesses rapportées. Voici, péniblement
soulevés sur des civières, soixante-dix-sept
vases contenant chacun en pièces sonnantes la valeur
de trois talents. Encore des coupes, toute la vaisselle qui
servait à l'usage même du roi Persée. Il
l'avait héritée des anciens rois de
Macédoine, des généraux d'Alexandre
à leur tour passés rois ; il l'avait
lui-même augmentée de pièces nouvelles.
Les Antigonides sont là, et les Séleucides, et
les vases théricléens plus prisés encore
pour leur beauté que ceux-là pour leur richesse
; enfin, la coupe d'or massif et scintillante de pierreries,
que Paul-Emile doit consacrer aux dieux. Elle pèse la
valeur de dix talents.
Persée ne possédait pas que de l'or, du fer
aussi, richesse plus solide, quoique moins enviée ;
mais ceci n'a pu sauver cela. Un chariot, attelé de
ses chevaux, conduit par ses mêmes serviteurs, porte
ses armes, son épée qui n'a pas su vaincre, son
bouclier qui n'a pas su le défendre, son bandeau royal
qui n'a pas su le protéger du tonnerre.
Le chariot qui suit, plus vaste, drapé de pourpre et
d'or, ramène un butin plus rare et plus
précieux encore, lui butin vivant, une proie
dernière et qui laisse la vieille Macédoine
dépouillée de tout, même de l'avenir.
C'est le rêve de sa grandeur qui vient, c'est la
suprême espérance qui passe et qui va
s'éteindre dans le flamboiement de la victoire
romaine. Trois enfants sont là, une fillette, deux
petits garçons.
Comme autrefois, ils sont entourés de leurs
gouverneurs, d'officiers, et de serviteurs, toute une maison
princière. L'un d'eux, dirigé par son
précepteur, un homme d'expérience et qui sait
à merveille ce que l'on doit à la force,
à tous les favorisés de la fortune, tend les
mains, essaye de petits gestes très humbles, comme
s'il voulait implorer la pitié. Le plus petit,
à peine échappé aux bras de sa nourrice,
ne saurait mimer une tristesse aussi touchante. Il fait tout
ce qu'il peut, tout ce qu'il sait. Le dernier-né du
dernier roi de Macédoine envoie des baisers au peuple
romain.
Cette foule n'est pas d'une humeur aisément attendrie.
Plus d'un visage se détourne cependant dont la grosse
gaieté un instant s'est assombrie. Il y a la des
mères qui, rentrées au logis, s'empresseront
plus inquiètes au berceau de leurs petits ; il y a
là des pères que cet écroulement de
fortune a pénétrés d'une angoisse
cruelle. Il ne faut pas voir de trop près les
exilés, les orphelins que l'on a faits, d'autant plus
misérables que leur innocence ne saurait comprendre
l'horreur du châtiment, d'autant plus grands dans leur
malheur qu'ils sont plus petits. Rome qui ne payera plus de
tribut à puissance humaine, a trouvé quelques
larmes pour pleurer les enfants de Persée.
Ils n'étaient pour lui qu'un orgueil, une joie, une
espérance, non pas un appui ou un secours ; et
pourtant, dans cette épreuve sans nom, plus cruelle
que la désolation d'une bataille perdue et
l'épouvante de la déroute, ils ont
épargné à leur père les
moqueries, les cris de haine, l'insulte des regards trop
brutalement curieux. Ils l'ont couvert de leur innocence,
protégé de leur sourire, sauvé de leur
abandon. Ils sont trop près pour que cette douce
lumière n'ait pas rayonné jusqu'à
lui.
Le voilà cependant, seul, bien en vue, sa femme est a
côté de lui, il est précédé
de ses enfants, suivi de ses familiers, mais dans un
isolement voulu et qui devait ne rien lui ménager qui
fît de la douleur et de la honte. Il est vêtu de
noir ; ses pieds sont chaussés de trépides
grecques.
Il marche titubant, incertain, les yeux perdus, le geste fou,
la tête basse ainsi qu'un homme ivre. Il ne semble pas
qu'une pensive bien précise hante cet esprit
ravagé de souffrance et de désespoir. Ce n'est
pas en pleine lumière, dans les rues de Rome, que ce
roi chemine et passe, c'est dans les ténèbres,
dans l'horreur d'une nuit sans aurore, dans un abîme
refermé sur l'écroulement de lui-même et
de sa haute fortune.
Rome, du moins pour ce dernier jour encore, a laissé
au roi vaincu sa royale maison, sa famille, sa cour. Au temps
de sa prospérité et des ambitions
menaçantes, même des premières victoires
par lui gagnées, jamais il n'eut devant lui plus
d'empressement, des dévouements plus attentifs, de
plus nombreuses adulations. Ceux-là seuls manquent qui
sont morts. Rome a voulu la fidélité au malheur
; elle a voulu le roi vaincu dans toute la pompe de son
cortège accoutumé.
Cependant hier encore Persée a fait conjurer
Paul-Emile de lui épargner cette flétrissure.
Mais Paul-Emile a répondu : Il n'a tenu qu'au roi
de se l'épargner, et cela est encore en son
pouvoir.
Persée, qui sut combattre, qui sut tuer, même
les siens, car il ne dut sa couronne qu'au fratricide, n'a
pas su mourir. Ses fidèles se répandent en
lamentations, ainsi que l'on voit faire aux pleureuses dont
le désespoir est de commande dans la gloire des
illustres funérailles.
Cent couronnes d'or sont portées à la suite,
présents d'autant de peuples et d'autant de
cités de la Grèce et de l'Asie.
Voici enfin le dieu de ces éblouissantes
journées. Quatre chevaux blancs le traînent d'un
pas doucement rythmé. Il a revêtu la tunique aux
palmes d'or, la toge de pourpre que lui prête Jupiter
Capitolin. Il porte d'une main un sceptre d'ivoire qu'un
aigle surmonte, de l'autre un rameau de laurier cueilli aux
ombrages d'un bois sacré. Il a remis pour ce jour
seulement à son cou la bulle d'or permise aux enfants
d'illustre lignée, mais qu'ils abandonnent quand leur
jeunesse revêt la toge virile. Debout derrière
lui, un jeune esclave soulève une couronne, et le
rayonnement de l'or enveloppe le front du triomphateur. Une
telle exaltation de la gloire humaine griserait jusqu'au
délire. Aussi ce même esclave, porteur de
diadème, souvent se penche et murmure aux oreilles
même de celui qu'il a couronné : Souviens-toi
que tu es un homme ! Ce rappel aux misères de
notre destinée commune sans aucun doute est entendu de
l'âme de Paul-Emile ; elle plane encore plus haut que
sa gloire.
Io triumphe ! Ce cri éclate, monte, roule,
bondit, tonne. Ce n'est plus un concert de voix humaines qui
va traversant et remplissant la ville, c'est la montée
d'une mer partout débordante et qui, docile cependant,
respectueuse d'une majesté supérieure à
la sienne, arrêtée devant une grandeur qui la
dépasse, vient expirer sous les pieds d'un
soldat.
Io triumphe ! C'est le refrain. L'hymne s'improvise ou
plutôt la chanson, brutale, joyeuse, enragée
d'une superbe vantardise. Elle s'est envolée du coeur
des soldats, elle a soulevé ces poitrines que chargent
les torques gagnés sur les champs de bataille, les
phalères clouées sur le bronze des cuirasses et
qui proclament les héros des mêlées les
plus furieuses ; elle a sonné sur leurs lèvres
coutumières des hautains défis, hier encore
fatiguées de clameurs guerrières. On ne saurait
dire que ce soient là des vers d'une forme
régulière, pas même des strophes à
peu près ébauchées. Mais les pas des
victorieux les scandent et les emportent, les sonneries
tapageuses les traversent comme les éclairs un ciel
chargé d'orage ; cela est grand et magnifique ainsi
que la plus sublime épopée, c'est l'âme
chantante de la patrie romaine.
L'armée presque tout entière, celle que
Paul-Emile avait retrouvée doutant d'elle-même,
celle qui devait si vaillamment incarner ses hautes
pensées, pour la dernière fois escorte le
général. Les combats l'ont quelque peu
diminuée et aussi les garnisons laissées dans
quelques villes. Mais ces garnisons, très peu
nombreuses, témoignent d'une victoire sans retour.
L'ombre seule de Rome éteint toute lumière
importune, et son nom seul suffit à commander.
Ainsi Rome retrouve à peu près tous les siens.
Derrière Paul-Emile, prolongeant mais aussi terminant
le cortège triomphal, ce n'est plus qu'un
hérissement de piques, l'éclat des aigrettes,
l'éblouissement des hauts cimiers de bronze où
le soleil accroche de subites étincelles.
Le cortège est arrivé à la porte
Carmentale. Elle subsiste telle à peu près
qu'elle fut élevée. Cependant Rome
déborde son enceinte ; elle n'est plus la Rome de
Servius Tullius. Bientôt elle rompra cette enceinte
trop resserrée encore, inutile, humiliante même
à son orgueil.
Des échafauds sont dressés dans tous les
carrefours. Quelques-uns ne sont que des planches
hâtivement clouées, ébauches de gradins
qui branlent et vacillent. Cependant un assaut furieux les
environne et les emporte. Les pauvres seuls exceptés
ou les campagnards descendus dans la ville de leurs villages
lointains, tous sont vêtus de blanc. La fête est
moins celle de Paul-Emile que la fête commune de tous.
Rome sent bien qu'elle est, jusque dans l'âme des plus
braves, la force et le génie suprême inspirateur
; elle se célèbre elle-même,
elle-même s'acclame.
On dépasse le Vélabre et le forum
Borarium.
En ce quartier la population est adonnée à de
vulgaires occupations. Elle a tiré de leurs remises de
lourds chariots et les a roulés au
débouché des rues, et la marée humaine
les a submergés. On a dû clore les boutiques ;
les étaux laissés à l'abandon ont servi
de piédestaux.
Le cortège pénètre dans le grand cirque.
Les gradins ont disparu sous les spectateurs. Au sortir du
cirque, on se détourne de la porte Capène et de
la voie Appienne. On passe entré le Coelius et le
Palatin. Quelque verdure y diversifie l'entassement des
constructions chaque jour plus pressées. Que ce soit
sous la poussée des curieux accrochés aux
branches, que ce soit une consigne obéie de tout ce
qui respire dans Rome et se nourrit d'une terre, aussi
féconde, les arbres eux-mêmes inclinent leur
ramure. Les lauriers ont salué le victorieux qui
passe.
On atteint la Vélia, on la gravit ; on la
dépasse ; et les dalles que foule à
présent le cortège sont les dalles mêmes
de la voie Sacrée. Le vainqueur fait son entrée
dans le Forum. Il n'a plus sous les pieds les rues où
circule et fourmille une foule humaine à peu
près innominée ; il soulève la
poussière d'un passé déjà
prodigieux, que lui-même continue dignement. Tous les
temples ont ouvert leurs portes et l'on aperçoit, dans
leurs profondeurs ténébreuses, l'incertaine
vision de leurs dieux. Cette immobile immortalité
contemple l'éternelle mobilité des hommes. Les
fleurs festonnent les colonnes, le feuillage serpente aux
cannelures ainsi que le lierre aux vieux troncs noueux. Pas
un autel qui ne soit embrasé, et les flammes
bleuâtres montent et crépitent élus
joyeusement quand le prêtre, aux premières
sonneries de la pompe triomphale, s'empresse à les
ranimer.
Io triumphe ! Les monuments disparaissent sous leur
parure de fête et sous la foule du peuple qui les
assiège.
Voici que l'on passe bien près de la prison Mamertine.
C'est un moment redoutable. Pour quelques-uns souvent, non
pas les moins fameux, ni les moins curieusement
regardés, le triomphe finit là. A quelques pas
du triomphateur un abîme est là toujours
béant, avide et qui ne rend pas ce qu'il a saisi. Que
Paul-Emile esquisse à peine un ordre de la main, moins
qu'un geste, un regard, et la mort comprendra ; elle est
là qui veille et guette. Mais Persée a
survécu à sa gloire, il doit survivre à
la honte. La pitié ou plutôt le dédain le
veut épargner ; l'oubli descendra si vite sur cette
renommée que Persée, disparu de la scène
du monde, semblera s'être évanoui. On ne saura
rien de certain sur l'agonie de ses derniers jours, et cette
mort n'aura pas de funérailles, qui aient
laissé un souvenir.
La pompe triomphale a gravi le Capitole, non pas tout
entière cependant. Là-bas une foule immense,
grouillante ainsi qu'une fourmilière en émoi,
remplit le Forum. Mais le triomphateur et le quadrige qui le
semble égaler aux dieux, sont venus s'arrêter
devant le temple de Jupiter. Le dieu lui-même,
répété en de multiples images, et
dépassant de haut notre chétive humanité
dans le colosse de bronze que Papirius lui a dressé et
consacré du large butin conquis sur les Samnites,
regarde Paul-Emile et semble lui faire les honneurs de la
colline sainte. Paul-Emile est descendu de son char. Il est
debout sur le seuil du temple, saluant le dieu, saluant Rome,
saluant sa gloire ; il gravit les degrés et,
recueilli, le front incliné, avant de commencer le
sacrifice, il va déposer sur les genoux du dieu les
lauriers dont il est chargé.
Animaux de sacrifice - Bas-relief trouvé au Forum |
La fortune n'a-t-elle pas épuisé toutes
ses faveurs ? Ne faut-il pas craindre de subits retours et
les revanches du malheur ? Il a droit à si large part
en tonnes les choses humaines ! Mais non, la gloire de
Paul-Emile a payé rançon. L'un de ses fils,
à peine âgé de quatorze ans, est mort il
y a cinq jours ; l'autre compte à peine douze ans, et
déjà il se meurt. Il ne survivra que trois
jours au triomphe achevé. Quelle veille ! Quel
lendemain ! Et de quelles tristesses cette joie
apparaît environnée ! Paul-Emile accepte
l'épreuve durement imposée. Cette fois encore
il aura détourné l'infortune loin de sa
chère patrie ! Seul il est frappé ; seul, dans
la désolation de sa maison déserte, et non pas
au grand soleil, il pleurera la douceur des espérances
flétries. Seul peut-être jamais il ne
connaîtra l'apaisement d'une douleur finissante. Mais
les dieux sont satisfaits.
Quand peu de jours après il revint au Forum et monta
à la tribune pour rendre compte, selon l'usage, de ce
qu'il avait fait, après avoir raconté
brièvement sa campagne de vingt-six jours
terminée par un coup de foudre : «Un
succès si rapide m'effrayait, dit-il. Je devais
craindre que les dieux jaloux ne le fissent expier. J'ai
supplié le grand Jupiter, Junon reine et Minerve, leur
demandant que si un malheur menaçait le peuple romain,
ce malheur fût détourné sur moi tout
entier. Puisqu'il en est ainsi, ils ont exaucé mes
voeux. Votre félicité et la fortune publique me
consolent».