Les tribuns
Le Forum n'a pas entendu que des voix fameuses ; la
tribune n'a pas prêté son glorieux
piédestal seulement à des hommes rompus
à l'escrime de la parole et dont le nom, à
peine avaient-ils gravi les degrés, courait
répété par toute l'assemblée.
Tout citoyen, si humble que fût son origine, en quelque
profonde obscurité qu'il eut traîné ses
jours, avait libre accès aux rostres et pouvait
affronter le tête-à-tête de la patrie
romaine. Ainsi les petits grandissaient égalés
aux plus grands ; et quelques phrases sans
préparation, sans art, tombées de lèvres
ignorantes, devaient mériter la fidélité
des échos les plus lointains, tant le souffle de la
seule pensée les avait emportées à de
sublimes hauteurs. A la veille de cette guerre de
Macédoine qui promettait de si rudes labeurs, le
Sénat projetait l'enrôlement de centurions
éprouvés et d'une inébranlable
solidité. Il fallait des armes, mais aussi des coeurs
bien trempés, pour rompre la phalange d'Alexandre.
Mais ces coeurs commençaient à se pouvoir
compter, tant les batailles dernières en avaient
dévoré. Les centurions, rentrés au foyer
si longtemps déserté, avaient bien souvent
servi au delà même de la limite d'âge
prescrite par la loi ; et malgré les supplications du
consul, les refus d'enrôlement pouvaient compromettre
la bonne organisation de la nouvelle armée. C'est
alors qu'un légionnaire monta aux rostres, non pas
d'un élan subit, mais d'un pas ferme, avec cette
rectitude et cette assurance que la trompette semble rythmer,
comme à l'heure venue d'investir une citadelle. Sa
parole rude, coutumière seulement des brefs
commandements, trouvait aussitôt la plus mâle
éloquence. Cet orateur inattendu ne disait que ce
qu'il pensait et que ce qu'il fallait dire : «Je suis
Spurius Ligurtinus, de la tribu Crustumine, né au pays
des Sabins. Mon père m'a laissé un arpent de
terre, la chaumière où je suis né,
où j'ai été élevé, rien de
plus ; c'est là que j'habite... Ma femme, la fille de
mon frère, ne m'apporta en dot que sa condition libre,
sa vertu, sa fécondité... Nous avons six fils,
deux filles, l'une et l'autre mariées... Je
commençai de servir sous le consulat de P. Sulpicius
et de C. Aurelius ; je fus deux ans simple soldat dans
l'armée envoyée en Macédoine contre le
roi Philippe. La troisième année, Quintius
Flamininus me donna, en récompense de mon courage, le
commandement de la dixième centurie des hastats....
Puis je suis parti pour l'Espagne, volontaire, sous les
ordres du consul M. Porcius... Il me jugea digne du grade de
premier centurion au premier manipule des hastats. Une
troisième fois je partis, toujours volontaire, avec
l'armée qu'on envoyait contre les Etoliens et le roi
Antiochus... Le roi Antiochus vaincu, les Etoliens soumis, on
nous ramena en Italie, où je fis deux fois le service
annuel comme simple soldat. J'ai servi encore deux fois en
Espagne sous Fulvius Flaccus et sous Sempronius Gracchus.
Flaccus me désigna au nombre de ceux auxquels il
accordait l'honneur de l'escorter dans son triomphe. Gracchus
me demanda de le suivre dans la province placée sous
son gouvernement. En l'espace de peu d'années j'ai
commandé quatre fois la première centurie de ma
légion. Mes chefs m'ont accordé trente-quatre
récompenses militaires ; j'ai reçu six
couronnes civiques. Je compte vingt-deux ans de service, et
j'ai dépassé l'âge de cinquante
ans...»
Il aurait pu ajouter que les blessures reçues
dépassaient les années de campagnes et de
batailles ; et pourtant ce vétéran, ce
père chargé de famille et que la guerre ne
devait jamais enrichir, s'offrait à repartir. Cette
harangue aussi belle que pas une, car la vieille Rome des
plus beaux jours l'avait seule inspirée, sonnait sur
le Forum ainsi qu'un appel de trompette sur le camp
ensommeillé. Dès lors les hésitations
premières ne sont plus que de lâches
défaillances ; ce soldat tout seul gagne la bataille,
consomme la conquête d'un peuple tout entier, plus
grand, plus magnifique que pas un conquérant, car ce
peuple asservi à sa victoire est le peuple romain. Ce
soldat résume un siècle, une nation ; il le
faut saluer au passage.
Des paroles aussi fières ne descendaient pas toujours
de la tribune. Les vulgarités de la vie
journalière, ses petitesses même, nous l'avons
dit, n'arrêtaient pas leur inévitable invasion
aux premières dalles du Forum. Elles devaient
escalader la tribune.
Que parle-t-on de la liberté romaine ? Ce n'est rien
qu'une servitude dans la gloire, et chaque jour plus
lourdement appesantie. Au lendemain de la bataille de Cannes
et dans le deuil des suprêmes désastres, une loi
cruelle a été promulguée, la loi Oppia.
Défense aux femmes de paraître en public avec
des vêtements de couleurs variées, de porter des
bijoux dépassant le poids d'une demi-once d'or,
défense de monter en char dans l'intérieur de
la ville et même dans ses alentours immédiats.
Une promenade à plus d'un mille de distance, presque
un petit voyage, seul autorise ce luxe effréné.
Elles peuvent bien aller à pied ! ainsi faisait
Lucrèce, ou rester à la maison et filer la
laine, ce qui vaudrait mieux encore : C'est la pensée
obstinée des vieux Romains de la vieille Rome. Mais la
jeunesse violemment les contredit. Combien de fois cette loi
Oppia n'a-t-elle pas été déjà
effrontément violée ! La femme de Scipion, sans
même attendre la complicité discrète de
la nuit commençante, cheminait en char, et
c'était comme un triomphe journalier qu'elle promenait
par la ville, car elle se faisait escorter de nombreux
esclaves. Mais c'était la femme du grand Africain, et
l'on sait que le vainqueur d'Annibal en prenait souvent
à son aise avec les lois et les traditions. Les
censeurs n'osaient sévir contre les Scipions ;
quelques autres, autorisées de cet exemple, se
sauvaient des punitions méritées, des amendes
encourues par la seule rançon d'un sourire ou d'un
regard. La coquetterie suppliante trouve à Rome
même des coeurs compatissants. Cependant, selon le
tempérament du censeur en exercice, selon son
âge ou l'humeur de sa femme, il y avait de subites
reprises de sévérité, et souvent les
amendes grêlaient sur les coupables. Il fallait en
toute hâte se réfugier au plus profond des
logis, comme aux jours d'averse on se hâte vers
l'hospitalité des portiques les plus voisins ; il
fallait, quelle désolation ! serrer dans les coffres
les atours les plus aimés. Que de larmes ! Au
lendemain de Cannes, c'était bien, ou du moins cela
pouvait se justifier ! Mais au lendemain de Zama,
après Pydna, après la déroute de
l'Orient et sa soumission, quelle folie ! quelle
cruauté ! A quoi bon tant de richesses si elles
doivent disparaître aux ténèbres du
trésor public ! Pourquoi les pompes triomphales si pas
un reflet ne doit franchir le seuil des vainqueurs ? Ne
porter qu'une demi-once d'or ! Mais un seul bracelet
pèse plus que cela ! Les pierreries scintillent comme
les étoiles, l'or rayonne comme le soleil ; les
pierreries ont droit à la joie de toutes les
fêtes, l'or a droit au libre étalage de ses
splendeurs. On dit cela partout, on le répète,
on le prouve bruyamment par des plaintes toujours
croissantes, dans le concert de clameurs furieuses. Cet
Oppius était un homme abominable ! Caton n'en juge pas
de la sorte : si la loi d'Oppius ne sévissait dans
Rome, il l'aurait inventée. Caton gronde, querelle,
gourmande. Sa main est prompte à s'abattre aux
épaules de ses esclaves, et jamais elle ne fut si
prodigue de coups. Dans l'immensité de la patrie
romaine il n'est pas d'homme qui soit maudit comme Caton, et
Annibal ne fut jamais d'aussi bon coeur voué aux dieux
infernaux. Ce Caton a les yeux bleus, il est roux comme un
barbare Germain. Ses aïeux sabins ont gardé les
porcs dans la Sabine, et de là sa famille est dite
Porcia. La glorieuse origine !
Il sait le grec et le parle aisément, lui-même
est élève du pythagoricien Néarque ;
mais il déteste tout ce qui vient de Grèce.
Voilà que cette Grèce envoie à Rome ses
philosophes. Serait-ce une revanche de son abaissement ?
Carnéade est venu ; un certain Diogène, qui
n'est pas le chien aboyant la sagesse dont s'amusait
Alexandre, l'a suivi, puis Aristolaüs. Celui-là
hantait le bois d'Académus ; celui-ci veut enseigner
en se promenant, c'est un péripatéticien. Cet
autre affecte la gravité du stoïcien. Quelle
peste que ces beaux parleurs, que ces subtils raisonneurs !
avec eux la raison n'est jamais sûre d'avoir raison.
Caton n'a pas eu de cesse qu'il ne les ait fait jeter hors de
la ville. Dehors les philosophes et détruisons
Carthage ! Cette double malédiction éclatait en
tout lieu où paraissait Caton. Sa haine s'est
étendue jusqu'aux barbiers. Encore des Grecs ! et
quelle effronterie à ces gens-là, de beaux
parleurs eux aussi, de caresser le menton d'un Romain ! Et
voilà que Scipion Emilien, un bon serviteur de Rome
cependant, car il a ruiné Carthage de fond en comble,
a son barbier favori et se fait raser tous les jours !
Peut-être il murmure des vers grecs sur la ruine
consentie de sa barbe, il a bien chanté sur la ruine
de Carthage !
Au reste, ce Caton chaque soir s'ingénie à
trouver pour le lendemain quelque moyen d'être
désagréable et fâcheux. Il a fait
nettoyer les égouts et les rues, c'est bien
mériter de la patrie. Mais il tarit les sources
qu'adroitement les riverains des aqueducs avaient su
découvrir dans leurs jardins. Il impose un implacable
alignement aux maisons et défend la taxe comme un
chien le seuil de son maître.
Voici en quels termes il exprime ses rancunes et formule sa
pensée :
«Romains, si nous avions maintenu nos droits et notre
dignité d'époux, nous n'aurions pas affaire
aujourd'hui à toutes ces femmes. Nous n'avons pas su
leur résister à chacune en particulier, les
voilà toutes ameutées contre nous. C'est un
sexe indomptable ; lâchez la bride à leurs
passions, à leurs caprices, et vous verrez ensuite
s'il est possible d'imposer une barrière à
leurs emportements... Croyez-moi, c'est pour le malheur de
Rome qu'on a ramené dans nos murs les
dépouilles de Syracuse. Je n'entends que trop vanter
les frises d'Athènes et les statues de Corinthe et
railler les images d'argile de nos dieux. Eh bien, moi, je
préfère ces dieux qui nous ont
protégés et nous protégeront encore, je
l'espère, si nous ne les bannissons pas de leurs
temples...»
Telle est l'attitude que devait prendre Caton, et telle il la
maintient obstinément. Il ne laisse pas d'en imposer
à celles mêmes qui mènent le plus
furieusement campagne contre lui et contre
l'inhumanité des lois somptuaires. Pas une n'oserait
lui tenir tête bien en face, pas une ne soutiendrait
les mépris de son silence et de ses yeux. Mais
derrière lui, autour de lui, la campagne est
poursuivie. Les femmes les plus jeunes, les plus
séduisantes, les plus écoutées, tiennent
des conciliabules. Les rebelles cependant n'ont pas franchi
l'enceinte du Forum ; on les surprend, on les devine errant
tout alentour. Une terreur mystérieuse, une
majesté divine entrevue vaguement, peut-être
seulement l'image du vieux Caton qui passe, défend le
Forum et sauve son antique inviolabilité. Mais
à la Curie, dans l'assemblée du peuple, au
consilium, au champ de Mars, chez les chevaliers, les
sénateurs, les consulaires, les tribuns, la question
est posée urgente, impérieuse. Les magistrats
sont assaillis, investis de toutes parts ; il leur faudra
capituler, Caton en vain aura montré sa tête de
Méduse qui glace et pétrifie. La révolte
reprend d'où son regard s'est détourné.
Déjà nous l'avons vu dans sa lutte contre
Scipion, vaincu, humilié. Combien les Romaines lui
étaient devenues des adversaires plus redoutables !
Elles ont défendu leurs joyaux d'une rage aussi
terrible que les Carthaginoises leur dernière
citadelle ; mais plus heureuses elles ont triomphé. La
loi Oppia est abrogée. Caton n'a plus qu'à se
voiler la face. Il part pour l'Espagne, désertant le
Forum, mais non pas la cause romaine. Lui aussi a son
esclavage et dont rien ne saurait un seul jour l'affranchir.
Il a déjà gagné, il gagnera des
batailles aux Thermopyles, en Espagne, et ses soldats lui
obéiront mieux que les matrones romaines. Au
piédestal de la statue qui lui sera dressée, il
voudra cependant n'être loué que d'avoir,
étant censeur, remis dans la droite voie, par ses
bonnes directions et ses institutions sages, le gouvernement
des Romains qui tournait à mal et penchait vers sa
ruine.
Cependant c'est grande fête dans la ville, dans le
secret de tous les logis, dans les rues, un peu partout,
l'âme seule de Caton exceptée. Un cortège
se forme, non pas prévu, non pas réglé
par les prescriptions d'un usage consacré et dans la
discipline d'une hiérarchie acceptée, mais dans
le laisser-aller pittoresque, aimable, d'une subite
improvisation, dans l'explosion d'une joie soudaine. La
nouvelle d'une victoire fiévreusement attendue ne
saurait provoquer un tel émoi. Rome vit
désormais dans une si intime familiarité de la
victoire ! Les coffres sont ouverts, les cassettes sont
vidées. Dès la première heure les
esclaves sont accourues à l'appel de leurs
maîtresses ; et jamais tant de parfums ne seront
répandus, jamais tant de joyaux hier encore tristement
enfermés dans la nuit des cachettes, n'ont
scintillé aux mains qui les caressent. Les plus
pauvres trouveront moyen de simuler la richesse. Il en
coûtera cher aux pères de famille d'avoir
triomphé d'Oppius et de Caton. La revanche est
complète. Il a cessé enfin le deuil de la
vieille Rome et c'est de ce jour seulement qu'Annibal est
bien vaincu.
Il n'est pas une magistrature romaine qui n'ait joué
son rôle dans les drames ou les comédies du
Forum. Aucune ne fut plus constamment fidèle à
ce théâtre que le tribunat. Les tribuns sont la
vivante revendication des droits populaires. Leur
inviolabilité très longtemps respectée
leur conseille toutes les résistances, bientôt
même leur permettra toutes les audaces. Au reste, les
plébéiens docilement les suivent et de cette
obéissance muette relèvent l'autorité
tribunitienne. Les tribuns ne vont pas
précédés de faisceaux, et tenant ainsi,
sous l'immédiat commandement de leur regard, les
verges qui souvent châtient, la hache qui tue. Chaque
tribun a son viator, un homme sans armes qui seul
l'accompagne. On ne saurait imaginer plus modeste appareil,
et l'orgueil patricien n'en pouvait concevoir quelque
ombrage. Le tribun est avant tout un témoin, mais qui
sait voir, un auditeur, mais qui sait écouter. Que le
Sénat ou le patriciat romain se cantonne ainsi qu'en
une citadelle bien fermée, s'assemble et
délibère, qu'il décide du sort des
nations, déchaîne le tonnerre des vengeances
romaines, il le peut tout à son aise, docilement la
victoire attendra qu'un signe lui soit adressé ; mais
le tribun aussi écoutera. Il est là très
humblement assis sur son tabouret de bois, à la porte
de la Curie, ou bien à la porte du temple choisi, aux
jours où le Sénat délibère dans
la familiarité des dieux. Cette porte jamais ne sera
fermée. Ainsi le tribun connaîtra toutes choses,
les instants qu'un porteur de sceptre peut encore se flatter
de régner, la destinée du monde. Il
connaîtra aussi les lendemains promis au peuple
même de Rome, ou du moins à cette partie du
peuple qui est la plus nombreuse et non la moins
dévouée aux labeurs de la chose publique. Ce
qu'il sait, il le redira, ce qu'il a vu, il va le publier.
Ces patriciens superbes ont leur clientèle à
peine un peu moins asservie à leur volonté que
leurs esclaves mêmes ; mais lui, le tribun, même
nouveau, sans nom fameux et sans histoire, homme qui ne
saurait peupler sa pauvre maison des images de ses
ancêtres, il a sa clientèle aussi, plus
nombreuse encore, librement disciplinée, vigilante,
tout à l'heure invisible peut-être, mais
présente au premier appel et qui remplirait sans peine
le Forum tout entier. Le torrent est refoulé, contenu,
mais le tribun tient la vanne qui l'arrête et d'un
geste il peut le déchaîner.
Aussi le tribun, d'abord toléré, est
bientôt redouté, son silence même impose
et se fait écouter. Ainsi laborieusement,
péniblement, lentement, les plébéiens
ont conquis leurs droits. Ils ont monté, les comptant,
un à un, les degrés de toutes ou du moins de
presque toutes les charges publiques ; et cette
conquête, poursuivie avec une obstination toute
romaine, disputée furieusement, ne présente pas
de moins dramatiques épisodes, de moins glorieuses
batailles que la conquête du monde.
Au jour où Paul-Emile descendait de son char
triomphal, cette lutte, déjà plusieurs fois
séculaire, semblait apaisée dans une accalmie
prolongée. Cette trêve donnait l'illusion de la
paix. Entre les prétentions rivales, les haines en
éveil, les résistances jalouses, les
revendications excessives, les rêves menteurs, les
réalités prochaines, un certain
équilibre s'était établi, un heureux
rapprochement avait tempéré toutes choses et
consommé un semblant de réconciliation. On
avait tant souffert en commun, tant peiné,
partagé de si cruelles angoisses ! Les
désastres subis avaient enseigné l'implacable
solidarité de tous ; et les veines de tous avaient a
peine suffi à rendre un peu de sang au coeur
même de la patrie. A cette heure magnifique et sainte,
la plus belle que Rome ait vécue dans sa longue
histoire, Rome est une, même en l'image diverse de ses
institutions, de ses intérêts et de ses
pensées. Le Sénat et les familles patriciennes
parmi lesquelles il se recrute de préférence,
non plus exclusivement cependant, maintient la religion des
grandes traditions nationales, assure la continuité
des longs desseins, au nom du passé conseille et
règle l'avenir ; enfin, du droit de services rendus
non moins que des institutions éprouvées,
assume une suprématie, exerce une autorité
docilement obéie. Les masses plébéiennes
glorifiées aux yeux de tous dans l'éclat des
victoires communes, relevées dans l'heureuse
revendication de droits équitables et cependant
étroitement limités, assurent le mouvement,
l'utile fermentation des réformes encore
désirées, l'agitation même des
rêveries dont se consolent certaines misères
présentes, rançon toujours fatale de toutes les
prospérités. Les alliés, ces peuples
d'Italie successivement vaincus et soumis, quelquefois
cruellement foulés, fidèles cependant pour la
plupart, au milieu même des épouvantes d'une
invasion victorieuse, acceptent, vénèrent et
déjà sont à la veille de chérir
cette ville prédestinée qui les domine de si
haut. Ils ont puissamment contribué à son salut
; ils ont partagé l'enivrement de ses victoires. Ils
ne sont plus des sujets, ils ont surpris, pour cette Rome, au
fond de leur coeur, des tendresses de fils ; ils rêvent
leur adoption dans cette glorieuse famille.
Il n'est pas d'équilibre laborieusement obtenu qui ne
soit instable ; et c'est trop demander à la raison
mortelle d'accepter longtemps les conseils de la justice et
de la modération. Le sacrifice du moi à
l'intérêt général, Rome l'a
inspiré et commandé, plus docilement
écoutée que pas une autre puissance humaine :
mais un tel sacrifice n'est facile qu'adressé à
la patrie elle-même. Tolérer le voisin,
écouter ses raisons, accepter ses conseils, surtout
partager avec lui, cela est plus malaisé et plus dur.
Tel citoyen qui aurait abandonné à Rome son
patrimoine tout entier, épuisé pour elle
jusqu'à la dernière goutte le sang de
lui-même et des siens, refusera obstinément de
morceler son champ et de reconnaître la juste
créance du vétéran même qui le
coudoyait dans les camps et peut-être l'a sauvé
sur les champs de bataille.
Longtemps la guerre n'a poursuivi et brisé que des
peuples aussi pauvres ou plus pauvres que Rome. Il n'en va
plus de même, et les rançons des victoires
gagnées en Sicile, en Orient, ont rempli, à les
faire éclater, les jarres et les coffres du
trésor public. L'or monnayé, les objets
précieux ne composent pas tout le butin ; de vastes
territoires sont tombés sous la main de Rome, encore
peuplés de troupeaux, dorés de moissons
abondantes. La guerre les a dévastés, mais leur
fécondité repose. Qu'un nouveau maître la
réveille et la sollicite, et des moissons plus riches
encore le viendront récompenser. Ces terres du droit
de la conquête sont la chose du peuple romain. La
vulgaire équité, l'intérêt bien
compris de Rome en réclament le juste partage. Vaine
attente, espérance bientôt déçue !
Ainsi que les larmes infécondes d'un ruisselet s'en
vont, d'un entraînement fatal, disparaître aux
abîmes du torrent le plus prochain, et que le torrent
à son tour emporte au fleuve épandu près
de là le tribut des eaux qu'il a conquises, tout ou
presque tout ce qui devait être la part des humbles et
des petits, s'est englouti dans l'immensité
dévorante de quelques énormes patrimoines,
Rome, prodigieusement enrichie de gloire, d'argent et de
terres, a vu la misère étendre, dans ses
murailles mêmes et dans ses alentours, ses tristesses,
ses hontes et sa désolation. Contraste singulier et
qui donne à penser, en attendant le jour prochain des
haines trop bien justifiées et des tumultueuses
revendications, quelques familles, par le crédit,
l'autorité de leur nom, leur situation
déjà acquise et toujours maintenue, ont mis la
main sur les épaves du naufrage de tant de
nations.
Les campagnes lointaines auraient-elles jeté sur des
rivages inconnus hier encore, les fils et le père,
à Rome restait une clientèle vigilante ou
seulement quelque intendant expert, jaloux de mériter
les éloges du maître ; on prenait, on occupait
les terres délaissées, provisoirement,
disait-on, et seulement pour ne pas attrister les campagnes
d'un spectacle d'abandon ; puis on oubliait de rendre. Les
comptes embrouillés à plaisir,
indéfiniment retardés, décourageaient
les plaintes, lassaient les réclamations. Enfin
l'usure que nombre de patriciens ne rougissaient pas
d'exercer, dévorait les petits héritages. Ces
légionnaires qui font trembler les empires à la
seule cadence de leurs pas, longtemps il leur a fallu
pourvoir aux frais de leur équipement ; la solde qui
leur a été attribuée plus tard est bien
médiocre, et si au lendemain de Zama chaque soldat a
reçu quatre cents as, pareille aubaine ne se
renouvelle pas, et la générosité du
grand Scipion ne pourrait une seconde fois en laisser
même l'espérance. Cependant l'absence du
père de famille est funeste à l'administration
d'un modeste patrimoine. Les champs sont mal cultivés,
les récoltes perdues ; les dettes viennent, tarissant
l'abondance de la veille, stérilisant même les
promesses du lendemain. Puis la mort a fauché
largement, jetant bas les plus braves ; les orphelins sont
restés, lamentables quémandeurs d'une
aumône souvent refusée.
Ainsi Rome qui essaime, sur des rivages chaque jour plus
lointains, ses victoires, ses camps, ses ambassades
hautaines, voit la solitude se faire en ses campagnes les
plus voisines. Jamais elle ne mena si grand tapage par le
monde, et les champs restent silencieux que l'on
découvre de ses murailles, et c'est déjà
un semblant de désert qui la presse, et qui
l'environne. Oh ! certes, ces terres ont des
propriétaires, des maîtres jaloux, cruels
même ; leur orgueil cependant dépasse leur
véritable richesse. Seul le laboureur, libre et que
son labeur enorgueillit, obtient de son petit champ une
complète redevance. Le champ est encore une patrie,
d'autant plus chère qu'elle est resserrée en
des limites plus étroites ; elle veut de
fidèles amours. Le laisser-aller et la superbe
indifférence des maîtres à peine
entrevus, jusque dans les sillons ouverts où les
pâturages démesurés, ne trouvent que des
ingrats. Les troupeaux d'esclaves poussés sur ces
terres qui leur sont inconnues et peut-être odieuses,
ne les cultivent qu'à regret, et la sueur est
inféconde tombée d'un front que l'esclavage
appesantit.
Rome sans doute offre des spectacles variés, des jeux,
des combats de gladiateurs. Dans sa grandeur bien assise,
solide comme les murailles qu'elle aime à cimenter,
Rome est elle-même un spectacle, et le plus magnifique
qu'il soit au monde. Qu'il vienne au Forum, ce paysan de la
Sabine, si la pompe de quelque triomphe n'est pas
annoncée ou seulement le cortège d'une ovation,
il entendra bien quelque orateur parler des grands
intérêts de la patrie ; on lui nommera des rois
qui ce matin encore lui étaient ignorés, des
contrées nouvelles où plusieurs mois de voyage
à peine le pourraient amener. Il doutera que le
même soleil, resplendissant sur Rome, les puisse
éclairer.
Il verra dans la Grécostase, car cette enceinte est
visible du forum, ainsi l'a voulu l'orgueil du Sénat
romain, des ambassadeurs attendre l'heure de l'audience
très humblement sollicitée. Ils sont venus de
Grèce, d'Egypte, d'Athènes, d'Alexandrie, de
royaumes anciens à ne plus compter les siècles
ou des cités les plus fameuses. Ils auront
revêtu des costumes étranges, ceint de hautes
tiares, et le populaire s'amusera de cette mascarade
imprévue ; ou bien, si la cause est plus pressante,
ces ambassadeurs ne seront que des suppliants. Ils n'auront
revêtu que des vêtements souillés de
poussière ; leurs cheveux en désordre
aveugleront à demi leurs yeux, et leurs mains
frénétiques et désolées
secoueront des rameaux d'olivier. On les verra, on les
entendra en pleine lumière, en toute liberté,
et leurs gémissements tomberont presque dans le Forum.
Toute cette désolation n'avancera pas l'heure de
l'audience. Un jour les envoyés du roi d'Illyrie se
sont hasardés à pénétrer dans la
Curie, sans que la permission leur en fût
accordée ; il leur a fallu sortir au plus vite et
jamais on n'a daigné les écouter. C'est le
temps où un cercle tracé par la baguette de
Popilius Laenas suffit à emprisonner le roi Antiochus
et à lui imposer l'acceptation d'un
traité.
Eh bien, pauvre laboureur sans charrue, citoyen sans
pénates, soldat sans obole, cela ne saurait-il te
consoler et te suffire ? Rome te fera voir, si tu veux, des
peuples qui saignent, des rois qui pleurent. C'est beau,
c'est grand, mais les enfants crient famine sur les chemins,
mais la mère traîne sa misère au seuil de
l'usurier qui vous a fait jeter loin de la vieille cabane
paternelle. On se peut lasser de tout, même de la
gloire. Tout cela ne vaut pas une poignée de pois
chiches, et le vainqueur d'Annibal, de Persée, le
conquérant de l'Asie, ne prendrait pas le temps de les
cuire avant de les dévorer.
La question est posée, impérieuse,
bientôt menaçante, l'existence même de
Rome s'y trouve intéressée. Un coeur
généreux, une pensée ardente, Spurius
Cassius en a voulu chercher la solution. Mais les siens l'ont
renié, son père même l'a condamné.
Des accusations aussi folles qu'odieuses l'ont poursuivi.
Né patricien, mais devenu ami des
plébéiens, ou plutôt ami de la justice
même, il aspirait, disait-on, à la tyrannie. Il
est mort précipité de la roche
Tarpéienne.
Un meurtre, si cruel qu'il soit, n'est pas une raison, encore
moins une réponse qui puisse satisfaire un peuple.
D'autres viendront, aussi hardis, non pas beaucoup plus
heureux cependant, qui reprendront la tâche
inaccomplie, et la cause des plébéiens
méritera de plus illustres martyrs. Les Gracques vont
paraître et la lutte reprendra, mieux conduite, plus
terrible encore.
Les Gracques sont plébéiens ; mais leur
famille, alliée aux Scipions, alliée aux
Clodius, maisons patriciennes très orgueilleuses et
très jalouses de leur renommée, compte entre
les plus considérables qui soient à Rome. Ce
n'est pas qu'elle possède de grands biens ; le
patrimoine est médiocre ; mais les jours ne sont pas
encore venus où les richesses deviendront la
première, sinon la seule cause de considération
et de respect. L'intégrité reconnue, les
services rendus sont une noblesse, et les Gracques la peuvent
hautement revendiquer.
En des temps lointains, à peu près
oubliés, au pays des Eques, un chef recevait un
envoyé de Rome. Ce n'était pas encore
l'âge des palais, ni même des temples
fermés de murailles jalouses ; la lisière d'un
bois, une libre campagne suffisait à la majesté
de l'audience. Le Romain cependant, devançant un peu
les temps, haussait le ton, et sa diplomatie se faisait
menaçante. Parle à ce chêne ! lui
fut-il répliqué. Et ce chef à demi
barbare, cet homme, inébranlable et fier comme le
chêne même qu'il désignait de la main,
s'appelait Gracchus.
Aux jours les plus sombres des guerres puniques, un Gracque
enrôle les esclaves de bonne volonté et leur
promet la liberté pour prix de leur vaillance et de
leur dévouement, estimant que des soldats peuvent
être des hommes. Le danger passé, la victoire
gagnée, il leur tient parole. Fermeté,
indépendance de pensée, haute
générosité, tels sont les traits de
caractère qui font reconnaître les Gracques
à travers le long enfantement des grandeurs
romaines.
Sempronius Gracchus a servi en Espagne, d'abord en sous-ordre
des Scipions. Brave soldat, mais aussi réformateur
attentif et redresseur de torts, il a voulu panser les
blessures que la victoire laissait toutes béantes. Il
a tendu la main aux vaincus, il a repeuplé les champs,
soulagé en les groupant les misères autour de
lui gémissantes, et, reparti pour Rome, il a vu surgir
à son appel de nouvelles cités. La fille de
Scipion, le grand Africain, est devenue sa femme.
Cornélie apparaît, fille, épouse, veuve,
mère, fière de son père, fière de
son mari, plus orgueilleuse encore de ses enfants. Cette
figure calme, sereine, grande à l'égal de
toutes les grandeurs, est souriante aussi cependant, car
Cornélie, nourrie des graves enseignements de Rome, a
connu auprès de son père et compris quelque
chose des élégances athéniennes.
Mère douze fois, elle est à son foyer, elle est
dans Rome une divinité protectrice et féconde ;
chaque enfant lui a été une joie, presque une
gloire, ainsi qu'il en est pour Rome de chaque nouvelle
conquête. Ses enfants sont sa parure, a-t-elle dit, ses
bijoux ; en effet, elle en apparaît environnée,
parée, suivie comme une étoile fertile
multipliée en un essaim d'étoiles
enfantées de sa lumière maternelle. Elle a vu,
elle veut la gloire autour d'elle, et elle ne saurait
comprendre un Romain qui ne soit le serviteur de Rome, une
Romaine qui ne soit la servante d'un Romain, servante
très digne cependant, superbe et qui
s'élèverait jusqu'à égaler le
maître si elle ne voulait limiter son empire au seuil
sacré de la maison, un roi a sollicité son
alliance un Ptolémée ; elle aurait pu ajouter
aux cartouches royaux où se lisent les noms des
Bérénices ou des reines compagnes des vieux
Pharaons, le nom de la fille des Scipions, mais c'eût
été déchoir. Très simplement elle
l'a pensé. Elle ne conçoit pas qu'il puisse
être au monde quelque chose de plus magnifique et de
plus saint qu'une maison romaine, tout à la fois
sanctuaire et berceau ; car les images des aïeux en
bordent l'atrium, attestant le passé, et les rires des
enfants la réjouissent, promettant l'avenir. C'est
là que la matrone est reine et souvent dans la
solitude d'une royauté sans partage, car
l'époux est au Forum, à la Curie, ou parti si
loin que seule l'espérance le peut suivre et deviner.
Quel palais est désirable, quel temple est
sacré auprès de cette maison ? La puissance de
Rome réside avant tout dans la famille romaine ; ce
rocher supportera le poids d'un monde ; c'est dire qu'une
Cornélie assure et maintient l'oeuvre accomplie aussi
bien, mieux peut-être qu'une victoire de Scipion.
Cornélie, née patricienne, n'a pas
inspiré, encore moins conseillé les
réformes démocratiques rêvées de
son mari, poursuivies de ses fils. Elle a su taire ses
répugnances et ses inquiétudes. Si haute que
soit la place par elle occupée, elle n'oublie jamais
qu'une autre place, encore plus haute, est
réservée au père de famille ; et le
père lui-même disparu, elle sait que le fils,
devenu homme, reprend de plein droit cette pleine
souveraineté. La mère redevient une fille, une
soeur, une amie peut-être, entre toutes
vénérée, mais qui ne saurait, sans
déserter sa mission véritable, orienter la
marche du maître ou les destinées mêmes de
la patrie.
Cornélie a vu détruire, et sur l'initiative de
son mari, la maison de son père Scipion ; mais un
intérêt public le commandait : sur l'emplacement
de cette maison et de quelques autres toutes voisines,
Sempronius a fait élever la basilique Sempronia,
donnant un vis-à-vis à la basilique Porcia,
celle-ci toute prochaine de la Curie. Ainsi le Forum a
reçu une parure nouvelle. Les boutiques environnantes,
les vieilles (Veteres), groupées au pied du
Palatin, comme les neuves (Novae) en vis-à-vis,
une à une disparaissent, faisant place à des
édifices d'utilité générale. Le
Forum présente un ensemble monumental chaque jour plus
complet. Le commerce ne désertera pas, il empruntera
l'hospitalité complaisante des portiques partout
ménagés ; mais il n'aura plus que des
installations improvisées, changeantes, craintives en
quelque sorte et toujours promptes à disparaître
au premier froncement de sourcil d'un édile. Il y
avait autrefois des maîtres d'école au Forum,
grecs pour la plupart ; il a fallu que la Grèce
enseignât à lire aux Romains. La petite
Virginie, parée de ses grâces à peine
printanière, - elle comptait tout au plus treize ans,
- allait suivie de sa nourrice, retrouver aux boutiques
vielles, son maître et son école, lorsque du
Vulcanal où siégeaient les décemvirs,
Appius la vit traverser le Forum. Maintenant Virginius ne
trouverait plus, à portée de sa main, un
couteau oublié à l'étal d'un boucher et
ne pourrait plus sauver ainsi, à défaut de la
vie, l'honneur du moins d'une enfant chère à
son orgueil de soldat aussi bien qu'à sa tendresse de
père.
Ainsi nous voyons transformé en sa décoration
architecturale, mais non pas sensiblement modifié
cependant, le Forum romain. Les monuments
commémoratifs ne cessent d'y multiplier. Il n'est pas
un épisode quelconque de cette histoire
journalière qui ne soit désormais
prétexte à couler le bronze ou à tailler
le marbre. Une reine d'Illyrie, Teuca, trop confiante dans le
mystère de ses rivages mal connus et dans la terreur
qu'inspirent ses hardis pirates, a fait massacrer les
envoyés de Rome. Des statues, monuments expiatoires,
leur sont dressés, et voici l'ambassade revenue dans
le Forum. Le marbre atteste le crime, mais aussi la vengeance
obtenue.
Cependant entre le triomphe de Paul-Emile et le tribunat de
Tiberius Gracchus, le Forum n'a pas changé
sensiblement d'aspect. Mais combien la foule qui le hante est
devenue plus inquiète, plus mobile, plus prompte
à des colères chaque jour plus redoutables ! Un
souffle de tempête s'est levé et qui ne
s'apaisera plus pendant près d'un siècle. Les
plus violentes dissensions n'étaient que des querelles
aux rapides repentirs, non pas de véritables guerres.
L'heure est venue où les rivalité, de classes
ne voudront plus s'attarder en de telles innocences. La loi
et l'usage, aisément obéis, interdisaient les
armes dans Rome et surtout dans les assemblées
publiques. Aussi les bourrades et les coups de poing
longtemps sont restés les arguments suprêmes.
C'était trop peu. Virginius n'aurait qu'à
secouer la toge du premier passant pour y trouver couteau ou
poignard. On sort armé, on vient armé au Forum
et jusque dans la Curie ; on parle, on
délibère, assurant de la main, sous les plis de
la laine complaisante, la dernière réplique.
Cependant l'arme reste cachée, toute petite, en
quelque sorte honteuse d'elle-même, et cette pudeur
témoigne d'un reste de respect à la
majorité des lois.
Tiberius Gracchus le premier a entrepris les réformes.
Elevé au tribunat, il a proposé des lois
agraires, le partage équitable des terres
tombées dans le domaine de l'Etat et la recherche, la
reprise de celles de ces terres que d'insolentes usurpations
avaient conquises à quelques familles
privilégiées. Caïus Laelius
déjà a projeté, annoncé des lois
agraires ; les premiers grondements de l'orage pressenti
l'ont fait reculer. Ses beaux projets ont disparu comme un
songe ; et ses adversaires ont bien voulu récompenser
cette défaillance d'une épithète
ironiquement élogieuse. Laelius est devenu Laelius le
sage.
Tiberius est d'humeur plus hardie. Il n'a rien voulu
précipiter cependant. Il s'est appuyé,
éclairé de conseils venus de haut. Son
beau-père Appius Clodius a reçu ses
confidences. De longues entrevues, d'intimes causeries lui
ont assuré la collaboration au moins discrète
du pontife Crassus et du consul Mucius Scaevola. Il n'a pas
dédaigné de consulter quelques jurisconsultes
grecs. Ce n'est pas la première fois que la sagesse de
la Grèce aura conseillé les lois de Rome.
Tiberius, très prudent jusque dans ses audaces,
décidé aux ménagements possibles, n'a
pas voulu la reprise de tous les biens
détournés et la revanche de toutes les
injustices consommées. Il proposait des
indemnités consenties même à
d'effrontés voleurs. Tout cela n'a servi de rien. La
rage des résistances intéressées n'en a
pas moins éclaté implacable et folle. Le
Sénat surtout, au moins dans sa majorité,
oppose à tous les projets de réforme une force
d'inertie, ou même la tempête de
véhémentes indignations. Tiberius cependant a
obtenu que le nombre des sénateurs soit doublé
et porté à six cents. Trois cents chevaliers
ont désormais accès dans la Curie, et ces
chevaliers ne sont pour la plupart que des
plébéiens enrichis. Mais ces parvenus,
démentant les espérances de Tiberius et, leurs
origines bientôt complaisamment oubliées, ne
font que rivaliser avec les vieux patriciens
d'étroitesse jalouse et de basse avidité.
Quelques-uns pensent et proclament que les institutions de
Rome sont un roc inébranlable et que la main est
sacrilège qui entreprend de l'ébranler. Ils ne
veulent pas comprendre qu'à Rome même
l'immobilité est impossible et que réparer,
refaire est parfois le seul moyen de préservation et
de salut. Beaucoup ne vient qu'une chose, l'humiliation d'une
publique reculade, ou le désagrément d'un
sacrifice même partiel, l'ennui de déplacer les
images champêtres du dieu Terme trop largement
espacées. Restreindre un jardin, découper une
villa, raser un bosquet, rentrer au logis quelque aimable
divinité venue de Grèce et qui égayait
d'un si plaisant sourire une ombreuse allée de myrtes
et de lauriers, n'est-ce pas de la profanation ? Tous ces
gens-là s'agitent et crient comme les oies du
Capitole. La citadelle qu'ils veulent sauver, ce n'est pas le
dernier rempart de la patrie romaine, c'est le suprême
réduit de leur orgueil et de leur avarice ; rien pour
eux n'est aussi précieux.
Les plébéiens, pour soutenir leurs justes
réclamations, formuler les espérances
déjà conçues et les traduire dans le
langage impérieux des lois, ont des amis, des
partisans, des coeurs ouverts à la pitié,
surtout des esprits planant d'assez haut pour embrasser
l'horizon du lendemain ; ils ont enfin leurs huit tribuns et
parmi eux le meilleur, le plus courageux, le plus fier,
Tiberius Gracchus. Huit, disons-nous ; ils étaient
huit en effet, ils ne sont plus que sept. L'un d'eux,
Octavius, peut-être secrètement gagné
à la cause patricienne, intimidé plutôt,
car sa probité n'est pas directement
soupçonnée, et timoré, trembleur de sa
nature, a déserté la tâche entreprise en
commun. La volonté d'un seul des huit tribuns peut
suspendre toute l'action tribunicienne. Ainsi Tiberius est
mis en échec dans ses projets, dans ses
volontés, dans la mission si vaillamment
acceptée. Il est encouragé de sa haute
conscience, et c'est la force première, de l'accueil
même que les tribus plébéiennes ont fait
à la seule annonce de ses lois. Si les menaces
l'assaillent, il n'est pas que des menaces qui le suivent
dans son chemin. Dans la ville, aux carrefours que hantent
les petites gens, aux portiques des temples, de
préférence dans les rues que Tiberius devra
parcourir, aux murs de sa maison, jusqu'au bronze des rostres
ou sur les pierres qui les tiennent enchâssés,
des mains hâtives, inconnues, ont écrit à
la pointe d'un couteau grossier, ou charbonné en
passant : Va de l'avant !... Nous te suivrons !... Courage !
Et comme si la mort elle-même voulait encore
témoigner des souffrances longuement souffertes, des
désespoirs qui peut-être
prématurément sont venus la peupler, quelques
tombes, elles aussi, ont crié : Courage !
Cependant les aveuglements, les lâchetés d'un
seul, compromettront l'avenir de tout un peuple et la cause
plébéienne sera perdue parce qu'un seul tribun,
traître à son mandat, l'aura reniée !
Tiberius ne peut accepter une telle pensée. Octavius
était son ami, il l'est encore. Cette amitié,
Tiberius la rappelle et l'atteste. La scène est
sublime et telle que le Forum n'en vit jamais de plus
émouvante. Tiberius est jeune, il est brave. La
gravité redoutable des intérêts qu'il
défend le grandit et l'enveloppe d'une majesté
qui n'est pas sans tristesse ; la fleur de sa jeunesse n'est
pas encore cependant oublieuse du sourire. Il apparaît
dans l'éblouissement des gloires accumulées,
son héritage premier, aussi dans l'aurore de sa
renommée grandissante. Pour les pauvres gens qui lui
font cortège, c'est comme un retour de l'âge
d'or qu'il a promis et qu'il fait entrevoir. Une cabane
d'où les petits pénates aimés ne seront
plus jetés dehors, c'est le ciel sur la terre, et la
gratitude naïve des humbles a commencé
l'apothéose de Tiberius.
Son éloquence est célèbre, ses ennemis
eux-mêmes renoncent à le contester. Cette
éloquence, si cruels que soient les tableaux parfois
évoqués, si menaçants que soient les
horizons d'un avenir prochain hardiment découverts,
est faite d'une douceur pénétrante. Le ton en
est souple, l'allure rapide, mais volontiers caressante. Les
larmes viennent aux yeux plus vite que les clameurs
indignées sur la lèvre. Tiberius attendrirait
des lions comme autrefois Orphée, il remuerait des
pierres pour en bâtir une cité nouvelle, comme
jadis Amphion ; mais ses adversaires ne sont pas des fauves,
ce ne sont pas des pierres, ce sont des Romains et des
Romains ennemis des Romains ; ils seront broyés sur
place peut-être, ils ne seront pas
déplacés de l'épaisseur d'une
épingle.
Le forum a vu Tiberius conjurer Octavius. Il l'a vu promettre
à ce rebelle de l'indemniser intégralement, car
Octavius est détenteur de biens mal acquis, et
cependant Tiberius resterait ruiné de ce sacrifice. Le
Forum l'a vu lui presser les mains, embrasser les genoux.
Octavius, surveillé des haines jalouses dont il
accepte la complicité, a résisté au
tribun son collègue, à son ami, aux
supplications de ceux-là même qui devaient le
croire associé à leurs peines comme à
leurs espérances. Sur l'initiative de Tiberius et
cependant à sa profonde douleur, les tribus
plébéiennes, consultées une à
une, ont retiré à Octavius son mandat de
tribun. C'est une illégalité et qui
aussitôt en amène une autre encore plus grave.
Sur l'ordre de Tiberius et par la main d'un affranchi
à lui, Octavius est entraîné loin de la
tribune. Un tumulte éclate, Octavius n'échappe
qu'à grand'peine. Un de ses esclaves est si
brutalement roué de coups qu'il en restera aveugle.
L'intervention de Tiberius a cependant sauvé Octavius.
Le tribun dégradé a pu regagner sa maison,
celle-là même où naîtra un autre
Octave plus fameux. Ce nom et cette maison devaient
être fatals à la liberté romaine.
Tiberius l'a emporté ; mais l'inviolabilité
tribunicienne a été méconnue ; le
précédent est menaçant et ne sera plus
oublié. Cependant le vainqueur librement
légifère ; il domine le Forum ; le
voilà, pour quelques jours du moins, la pensée
directrice.
Les rois, qu'une politique prudente et ménagère
même de la victoire veut bien tolérer encore, en
viennent à solliciter la conquête et
l'effacement, tant le vertige est irrésistible qui
emporte le monde dans le sillage de la fortune romaine.
Attale, roi de Pergame, a institué son héritier
le peuple romain. Tiberius demande le partage entre tous les
citoyens, de toutes les richesses royales. Un bruit est
répandu toutefois, complaisamment accueilli de
quelques-uns, et qui peut compromettre le crédit de
Tiberius. De par la volonté du roi Attale, un bandeau
royal a été transporté à Rome, et
Tiberius en est le dépositaire ! Attale aurait-il
deviné un maître dans ce tribun tout-puissant ?
Tiberius exerce une autorité presque royale, et le
titre de roi reste seul à lui manquer. Les insignes
souverains sont à portée de sa main,
n'osera-t-il pas les prendre et ceindre le bandeau royal ?
Attale aurait un héritier qui grandirait
étrangement son royaume. La calomnie fait son chemin.
Les jours du roi prétendu sont comptés, ou
plutôt ses instants.
La prochaine assemblée du peuple aura lieu au Capitole
; ainsi l'a voulu le Sénat. L'espace est plus
étroit, mal commode, resserré. L'encombrement
des temples, des sanctuaires, tous voisins, se prête
mieux aux surprises, aux embuscades traîtresses. Le
Forum et le libre soleil auraient mieux défendu
Tiberius, on le sait bien, et déjà ce
changement de scène fait pressentir une lutte nouvelle
et sur un champ de bataille qui n'est pas familier au
vainqueur. Il sait quelles haines l'environnent, quelles
perfidies le guettent. Un jour, dans l'assemblée du
peuple, mais dans le Forum cette fois, il avait amené
avec lui ses enfants, pauvres petits, ignorants de toutes
choses et seulement étonnés de cette foule
immense. Il les avait mis sous la garde du peuple romain,
sollicitant pour eux cette grande adoption, et quelques-uns
avaient pleuré, pressentant déjà dans
ces enfants les orphelins du lendemain.
Cependant Tiberius, n'est pas homme à se
dérober aux luttes suprêmes. Les présages
sont funestes. Il a trouvé des serpents nichés
dans son casque ; des poulets sacrés ont refusé
toute nourriture. Tiberius, sortant du logis, heurte du pied
gauche, il se blesse et le sang rougit le seuil.
Tiberius poursuit son chemin. Les amis qui lui font escorte
ont pâli et restent silencieux. Un bruit singulier
arrivé et toujours de gauche deux corbeaux se battent
sur un toit. Une pierre détachée tombe et se
brise aux pieds de Tiberius. Cette fois l'avertissement est
direct et plus pressant encore. La flatterie a pris les
devants ; maintenant l'amitié l'imite et
déserte ce passant ; déjà si visiblement
abandonné des dieux, Flaccus, un fidèle, est
informé des choses vainement tenues secrètes.
Il sait que la mort de Tiberius est résolue et
préparée. Il le fait prévenir : Tiberius
poursuit son chemin.
Il y a quelques jours à peine, le Sénat ne
répondait à ses observations que par des
huées et des outrages ; il prépare une
réponse plus précise. Cependant, cette fois
encore le Sénat veut mettre ses résolutions
sous la sauvegarde d'une divinité ; il a
délaissé la Curie, il siège dans le
temple de la bonne Foi ! Il ne pouvait mieux choisir.
Qu'il s'agisse d'ameuter les colères, d'intimider les
fidélités déjà chancelantes, de
soudoyer les clameurs insultantes et les suprêmes
violences, un Scipion, Scipion Nasica, accepte ce rôle.
Ce Scipion est possesseur de terres considérables ; le
meurtre lui semble plus simple, moins préjudiciable
qu'un partage redouté.
Tiberius, pressé de ses ennemis, a porté la
main à son front, dénonçant ainsi un ses
derniers amis, trop éloignés de lui pour que
son appel fût entendu, le danger couru et la mort
imminente. Aussitôt on a crié qu'il demandait au
peuple de le proclamer roi ! On l'assomme de coups, on le
tue. Un tribun s'est trouvé pour se mettre de la
partie. Un certain Lucius Rufus se vantera d'avoir
porté le second coup ; le premier, par malheur, est
resté anonyme. Le corps est tombé sur les
marches du temple de Jupiter, à quelques pas des
statues des anciens rois de Rome. N'est-ce pas la
confirmation du crime dénoncé ! Un nouveau
Tarquin a disparu ; et les nouveaux Brutus se
félicitent d'avoir si bien sauvé la
république et leurs maisons.
Le père de Tiberius deux fois a promené par la
ville sa pompe triomphale. Ce n'est pas un char qu'il faut
à son fils, c'est un croc. Lui aussi va roulant par
les rues et les carrefours de Rome, précipité
de ce Capitole où son père était
monté. Un instant il reparaît au Forum ; mais ce
n'est plus lui qui le remplit de sa voix hier encore si
religieusement écoutée. Il a fallu le concert
de bien des voix pour remplacer la sienne ! Combien il est
changé le peuple qui vient là ! C'est
déjà la tourbe du Forum, forensis turba.
Elle entre en scène et ses cris de fauve accusent sa
basse animalité.
Le pauvre cadavre n'a plus de tête. Cornélie
elle-même le pourrait méconnaître. Du
Forum jusqu'au Tibre un assez long chemin lui reste à
parcourir. C'est là-bas, dans les flots fangeux, qu'un
certain Lucrétius, un magistrat, un édile,
jettera cette ruine humaine. Le sobriquet de Vespillo
lui en sera donné. Hier encore Rome dénommait
ses plus augustes fils : l'Asiatique, l'Africain ;
voilà qu'elle en trouve un à surnommer le
Croque-Mort.
Tiberius a été accusé de viser à
la tyrannie ; est-ce pour cela qu'on va lui donner les
funérailles d'un petit Alexandre ? Trois cents de ses
partisans sont massacrés, Villius est cloué
dans un tonneau en compagnie de vipères et meurt de
leurs morsures. Les serpents du casque de Tiberius ont fait
des petits, et voilà que Rome leur donne droit de
cité. Les voilà de la famille, ils sont mieux
accueillis que les alliés italiens.
Tiberius est mort à trente ans. Nous sommes dans un
âge où l'homme peut vivre, épuiser
même une vie très grande et très
féconde dans l'espace de quelques printemps.
Caïus, lui aussi, fils de Cornélie, est plus
jeune de neuf ans que Tiberius. La mère,
épouvantée dans le secret de son âme non
dans ses paroles, d'un tel exemple, a rêvé pour
ce dernier fils une existence moins orageuse, non pas obscure
cependant ; Cornélie veut au libre soleil le
rayonnement de ses enfants. N'a-t-elle pas déjà
dit qu'ils étaient sa véritable parure ?
Caïus s'est recueilli cependant. Il a pris le loisir de
méditer ses desseins, de mûrir son esprit. Il
semble qu'il ait voulu de plus loin prendre son élan,
espérant peut-être atteindre, plus heureusement
que son frère, le but qu'il s'est proposé. Il a
hésité cependant, et de cruels combats ont
angoissé cette âme. Rien ne doit manquer
à la nouvelle tragédie, ni les fluctuations
premières des pensées encore incertaines, ni
l'envolée héroïque vers l'horizon promis,
ni les terreurs des sombres pressentiments, ni même la
mystérieuse intervention de ceux-là qui ne sont
plus. Un rêve, plusieurs fois
répété, a poursuivi Caïus. Son
fière lui est apparu : Hésite tant que tu
voudras, lui a-t-il dit, il faudra que tu combattes et que tu
meures comme moi !
Nul ne saurait échapper à sa destinée, Caïus le comprend, et fièrement, résolument, il reprend la tâche inachevée. Il est tribun. Sa popularité grandit. Rome presque tout entière sourit à sa bienvenue. Caïus bénéficie des sympathies acquises à tous les siens, du souvenir de son frère, aussi des remords inavoués de quelques-uns et des espérances toujours prêtes à renaître au coeur des souffrants de ce monde. Il fait construire d'immenses greniers où s'amasse le blé qui sera chaque mois distribué, à moitié prix, à tous les citoyens. Il préside à la construction de quelques routes nouvelles, à la réparation des anciennes. Il les fait jalonner de hautes bornes où les distances sont écrites dans la pierre. L'étranger, curieux des magnificences de Rome, se sentira conduit, encouragé ainsi que d'un appel répété à des intervalles égaux ; et Rome toujours plus prochaine, semblera venir au-devant de lui. L'usage de ces bornes milliaires, monuments caractéristiques du génie de Rome et qui disent si bien son goût de l'ordre, passera pour une innovation de Caïus. Mesurer et discipliner l'espace, c'est bien romain ! |
D'autres soucis, et de plus redoutable conséquence,
sollicitent Caïus. Le Forum l'appelle. Il monte aux
rostres. Il parle, et ses premières paroles sont pour
accuser les meurtriers de Tiberius. L'accusation ne sera pas
suivie d'effet ; mais c'est déjà une franche
déclaration de guerre, et Caïus en a
mesuré toute la portée. Lui aussi est
éloquent, mais son éloquence a des
éclats, des coups de tonnerre comme jamais il n'en est
échappé aux lèvres de Tiberius.
Caïus se souvient qu'on lui a tué son
frère, et ses apostrophes véhémentes le
rappellent à tous les échos. Le geste est
rapide, quelquefois un peu désordonné. La toge
dérange ses plis et parfois c'est comme en un souffle
de tempête. Caïus a cependant quelque
méfiance de lui-même et voudrait imposer
à sa parole, sinon à sa pensée, au moins
le répit de quelque apaisement. Souvent il veut
l'assistance d'un joueur de flûte ; et Licinius le
suit, monte avec lui aux rostres, discrètement
derrière lui, se place, sa flûte à la
bouche et l'haleine suspendue. L'orateur en vient-il à
l'instant de perdre toute mesure et tout sang-froid, la voix
résonne-t-elle à se briser ? La flûte
parle aussitôt, timide, presque éteinte. Ce
n'est rien qu'un doux rappel, une plainte d'ami qui
s'inquiète et s'afflige. Caïus baisse le ton. Il
semble qu'un orage s'apaise aux gazouillements d'un petit
oiseau. Cette alliance étroite des fureurs oratoires
et d'un murmure plaintif, de la colère et du pardon,
de la paix et de la bataille, ne surprend personne en cette
foule quelquefois bien mélangée,
grossière même, que la seule présence de
Caïus précipite dans le Forum.
Ainsi accompagnée, la parole de Caïus n'est que
plus pénétrante. Un Grec a dû conseiller
ce raffinement ingénieux.
Tiberius songeait surtout aux misères
immédiates des citoyens de Rome. L'âme de
Caïus étend plus loin son inquiète
sollicitude. Il veut prolonger Rome jusqu'aux rivages
extrêmes de l'Italie, et des alliés italiens
faire des Romains, estimant qu'une ville, si grande
soit-elle, ne saurait contenir et usurper les
destinées d'un monde. Il médite bien d'autres
projets et qui soulèveront d'implacables
résistances : l'admission des chevaliers aux fonctions
de juge, presque toujours réservées aux
sénateurs ; un nouveau partage des terres ; la
création de colonies peuplées de ceux-là
lui n'ont plus que leurs bras et l'inutile souvenir des
victoires gagnées, enfin la reconstruction même
de Carthage. Caïus ne veut pas de rancunes inoubliables
; il veut la clémence qui féconde, l'oubli des
écrasements furieux. A cette condition, lui-même
peut-être consentirait à oublier.
Caïus plus d'une fois a répété les
paroles de Tiberius, mais en les accentuant d'une
âpreté nouvelle. Tiberius pouvait garder quelque
illusion, Caïus sait bien qu'une lutte à mort est
engagée : «En Italie, dit-il, faisant
écho à Tiberius, les bêtes sauvages ont
leur gîte, cavernes ou tanières où du
moins elles peuvent se terrer, tandis que les hommes qui
combattent et périssent pour Rome n'ont pas d'asile
où abriter leurs femmes et leurs petits. Leur dire sur
un champ de bataille qu'ils combattent pour leurs foyers,
c'est mentir effrontément, ils n'ont pas de foyer ;
pour les tombeaux où reposent leurs pères, ils
ne sauraient où les retrouver ; pour leurs dieux, ils
n'ont pas sur la terre la mesure d'un seul pas où ils
pourraient élever un autel !»
Les adversaires de Caïus ont imaginé un moyen
ingénieux et d'autant plus perfide de le
discréditer. Livius Drusus, un beau parleur, a
reçu le mot d'ordre. Il suit Caïus comme son
ombre. A peine Caïus a-t-il paru dans le Forum,
apparaît aussitôt Drusus. Caïus propose
quelque mesure favorable au peuple, aux alliés
italiens : Drusus renchérit. Celui-là promet
quelque chose, beaucoup même ; celui-ci plus encore.
Caïus tiendrait parole ; Drusus n'aurait garde d'y
songer demain. Celui-là montre une oasis accessible
aux traîne-misère, celui-ci évoque un
mirage merveilleux, et le mirage fait déserter le
chemin de l'oasis. A ce jeu Caïus a dû pressentir
la ruine de son crédit.
Il a quitté Rome ; il est allé à
Carthage ; il a voulu lui-même présider à
la fondation d'une ville nouvelle. Caton en mourrait de
fureur si la mort ne l'avait pas déjà fait
taire. L'entreprise est mal vue. C'est comme une revanche
d'Annibal, et cela fait, scandale qu'un Romain en accepte la
complicité. On dit que des loups, dignes fils de la
louve romaine, sont allés là-bas arracher les
Dieux qui marquaient l'emplacement de Carthage
renaissante.
Caïus est revenu. Il ne néglige rien pour
ressaisir sa popularité, rien qui ne soit juste et
avouable cependant. Il ne descendra jamais à des
bassesses quémandeuses. Voilà que des jeux
publics, des combats de gladiateurs, - le goût s'en est
répandu chaque jour davantage - sont annoncés.
Sans aucun droit, dans la seule espérance d'un
commerce profitable, des gens se sont trouvés qui ont
élevé des échafauds et des gradins.
C'est encore une insolente usurpation consommée au
profit de quelques-uns. Le Forum est le bien de tous et tous
en devraient librement user. Mais bientôt les dalles
qu'ils foulent, de leurs pieds nus, l'air même qu'ils
respirent, seraient disputés aux pauvres. Caïus
veille et dans l'espace d'une nuit, les échafauds sont
jetés bas jusqu'à la dernière planche.
Les plus humbles n'auront pas à mendier une
aumône incertaine pour mériter la joie d'un beau
massacre.
Ce n'est pas tout : Caïus a transporté ses
pénates en un quartier tout populaire. Il demeurait au
Palatin. Il en descend. Il est allé loger dans la
Subura, au milieu de très petites gens, dans le
voisinage, d'aucuns diront dans la promiscuité des
misères populaires. La rue est sale, bruyante ; les
chiens errants la remplissent de leurs aboiements. Des
tondeurs, des cordonniers, des marchands de fouets, tels sont
les nouveaux voisins de Caïus, compagnie peut-être
plus sûre pour lui que celle d'orgueilleux consulaires
et de riches sénateurs.
Caïus compte de nombreux partisans, aux jours
mêmes où le tribunat lui est refusé. Il
pourrait recruter une armée ; mais son audace
coutumière s'arrête, hésitante, aux
frontières de la loi. Les rares
illégalités consenties le laissent
affligé et repentant. Cependant, contre sa
volonté, à son insu peut-être, il a sa
garde personnelle. L'imminence des suprêmes dangers
n'est plus un secret. Aussi, la nuit même,
silencieusement, des hommes se glissent auprès du
logis de Caïus. Ils veillent, l'oreille tendue à
tout bruit qui serait une menace. Quelques-uns ont servi, et
l'habitude des camps instruit leur jalouse vigilance. Ils
font des rondes, échangent un mot d'ordre et, si le
sommeil enfin les gagne, ils ne s'y abandonnent que chacun
à son tour, et le dormeur va s'étendre au seuil
même de la maison. Caïus a ses chiens
fidèles, mais déjà les loups sont en
campagne.
Les alliés italiens suivent d'une sympathie constante
les campagnes réformatrices de Caïus ;
Cornélie voudrait en introduire dans la ville le plus
qu'il sera possible. Il faut user de ruse. Une consigne
sévère, inspirée et donnée de
très haut, veut interdire aux campagnards les portes
de Rome. Cornélie conçoit un stratagème.
Ils entrèrent la gourde au côté, la
faucille sur l'épaule, ainsi que de très
pacifiques moissonneurs. Mais la faucille peut défier
le poignard.
Ainsi, le choc suprême est annoncé,
préparé. Caïus le pressent.
Déjà il sait que dans les masses populaires
réside, ou du moins flotte, un peu à
l'aventure, la seule force qui le puisse encore soutenir. Il
en a fait l'aveu, lui-même l'a proclamé, le jour
où, du haut des rostres, il s'est complaisamment
tourné vers la gauche, jetant ainsi directement et
bien en face sa parole ardente à la foule qui
l'écoutait, et réveillant, d'un appel plus
hardi, les libres échos du Forum. C'était un
usage bien lointain et impérieusement obéi ;
l'orateur, alors même qu'il voulait parler aux
plébéiens et des intérêts
plébéiens, devait affecter de s'adresser
d'abord au Comitium, désert peut-être, mais
où les tribus patriciennes auraient pu s'assembler.
Caïus, le premier, a répudié cette
déférence, et ce mouvement de corps, cette
inclinaison de tête, ce rien est toute une
révolution. La foule est invitée et prendre la
puissance dominatrice.
La question qui est en délibération est encore
celle de la colonie projetée, décidée
même sur l'emplacement de Carthage. Scipion Emilien
avait dit que l'herbe seule y pousserait, et voilà
qu'un démenti lui sera jeté.
Cette fois encore, l'assemblée aura lieu au Capitole.
Le précédent est établi, et Caïus,
connaissant trop bien les périls des champs de
bataille, refusera de l'affronter. Peut-être n'a-t-il
pas renoncé à toute pensée de victoire.
Le Forum est un camp. Le consul Opimius l'a fait occuper. Le
temple même de Castor et Pollux a reçu
garnison.
Un orage a interrompu et dispersé la première
assemblée. Ce n'est qu'un répit de quelques
heures. L'orage le plus terrible n'est pas dans le ciel, mais
aux rues de Rome ; et celui-là ne saurait plus se
faire entendre dans le déchaînement de celui-ci.
Le premier souffle fera la tempête, le premier incident
une effroyable mêlée. Un certain Antyllus,
attaché au service du consul Opimius, passe, portant
les entrailles d'une victime immolée au prochain
temple. A Rome, on pense toujours aux dieux, même
à l'instant d'outrager leur justice. Antyllus fait du
zèle, et, reconnaissant les partisans de Caïus :
Place aux honnêtes gens, leur a-t-il
crié, mauvais citoyens ! La réplique est
prompte : il est tué. Grand tumulte. Le corps est
porté à la Curie. Caïus est resté
absolument étranger à ce meurtre, qu'il
réprouve et regrette. Il n'importe. Un prétexte
est trouvé. Opimius mène furieux tapage. Le
Sénat décrète de mort Caïus,
Fulvius Flaccus et tous leurs partisans. Opimius était
déjà décidé à toutes les
violences ; voici que le Sénat consent à les
autoriser.
Caïus est rentré au logis. Longtemps il a
contemplé l'image de son père, et sans doute
les yeux de marbre ne lui ont rien dit qui fût un
blâme ou un regret. Lui aussi est calme, impassible,
comme ce marbre, confident de toutes ses pensées.
Toute la nuit, ses fidèles ont veillé autour de
sa maison.
Le jour est venu. Il va sortir. Licinia, sa femme, son
dernier-né dans les bras, le veut arrêter sur le
seuil. Doucement, mais d'une force irrésistible, il se
dégage et va son chemin sans plus détourner la
tête. L'enfant crie, appel inutile. Licinia est
tombée sur les dalles, évanouie. Quelques amis
sont venus rejoindre Caïus, et, parmi eux, son joueur de
flûte, Licinius. Mais il a laissé sa flûte
au logis ; il a pris un glaive. Ce n'est plus le temps des
chansons. Et le pauvre flûteur, en sa
fidélité touchante, se dit peut-être que
tout n'est pas joie et sourire aux jours mêmes d'un
musicien. Marsyas, lui aussi, jouait de la flûte, et
Phoebus le fit écorcher tout vif.
Caïus est arrivé ; il a pris un poignard, mais ce
n'est pas contre Rome, contre les derniers même des
sicaires qu'il compte en faire usage. Caïus ne saurait
répandre qu'un sang très pur et qui soit bien
à lui.
Cependant Flaccus, moins scrupuleux, plus
téméraire, suivi d'une foule amie, mais non pas
bien acharnée à la bataille, occupe l'Aventin.
Une scission une foi encore fera-t-elle deux peuples du
peuple romain ? Et cette retraite sur la colline chère
aux lointains souvenirs populaires, ne pourrait-elle
conseiller une trêve, laisser le temps aux
équitables transactions ? L'heure n'est plus de ces
repentirs et des ressouvenirs fraternels. Opimius fait
avancer une armée, des auxiliaires étrangers,
des archers crétois.
Flaccus, sur les conseils de Caïus, adresse un messager
au Sénat. Il a choisi un enfant, son dernier fils, le
plus bel enfant que l'on puisse voir. La verge du
héraut à la main, il descend de l'Aventin, il
gagne le Vélabre, il suit la rue Etrusque, il traverse
le Forum. Bien des coeurs l'accompagnent ; bien des voeux
s'en vont, attachés à ses pas. Il est la
suprême espérance, et, grandi de l'importance de
sa mission, paré de sa jeunesse en fleur, il semble un
messager divin.
Le Sénat, cependant, refuse de l'écouter. Il
est renvoyé à son père. Une nouvelle
démarche est moins heureuse encore. Opimius fait
retenir le messager ; et les archers crétois ont
reçu l'ordre d'investir et d'occuper l'Aventin. C'est
une belle occasion de satisfaire peut-être de
secrètes rancunes nationales ; la bataille n'est pas
douteuse un seul instant. Les flèches dispersent la
foule. Un beau zèle de massacre et de mort
précipite la poursuite. Opimius a mis à prix
les têtes de Fulvius Flaccus et de Caïus Gracchus.
Il les payera leur pesant d'or.
Déjà Flaccus est tué et
l'aîné de ses fils est tombé près
de lui. Caïus est entré dans un temple de Diane,
et là, embrassant les genoux de la déesse, il
la conjure de ne jamais permettre qu'un peuple ingrat et
lâche soit un peuple libre.
Quelques amis l'entourent, l'entraînent. Ne pourrait-on
sortir de Rome et gagner les provinces ? Caïus a des
amis en toutes les cités de l'Italie, même les
plus voisines. Mais les portes sont gardées. Il faut
passer le Tibre et surtout se hâter. Les cris de mort
se rapprochent. Un seul moyen reste de retarder la poursuite
peut être d'assurer le salut de Caïus. Latorius se
dévoue et Licinius lui aussi. Caïus a
passé le pont. A la même place, Horatius
Coclès s'immortalisa en faisant face, lui dernier,
à l'ennemi. Voici revenus deux Horaces, non moins
vaillants. Ils tombent massacrés ; et le pauvre
flûteur n'a plus d'haleine pour en faire une chanson.
La route est libre ; les planches du pont Sublicius
retentissent ébranlées sous le bondissement de
la poursuite un instant arrêtée.
Caïus a pris refuge dans un bois consacré
à la déesse Furina, déesse bien obscure.
La voilà cependant qui reçoit une victime
illustre entre toutes. Caïus a ordonné à
son esclave de le tuer ; son esclave obéit et
lui-même se tue auprès de son
maître.
Trois mille partisans ou supposés tels de Caïus
sont égorgés. Les vengeances patriciennes
s'étaient contentées de trois cents
après la mort de Tiberius. On tue le fils de Flaccus,
celui-là même que sa mission de paix aurait
dû faire inviolable ; on le tue, lui ayant
laissé le choix du supplice, et comme le pauvre petit
ne savait que répondre et s'attardait à
pleurer, on l'a égorgé comme un agneau et cela
par l'ordre d'Opimius. Cet Opimius est atroce. Du fruit des
confiscations, il élèvera un temple à la
Concorde. Un jour viendra cependant où la
présence de ce misérable pèsera trop
lourd à la ville de Rome. Elle n'est pas encore de
force ni longtemps d'humeur à subir et porter toutes
les cruautés, et toutes les infamies. - Ville
à vendre ! dira Jugurtha. Pas encore, ou du moins
il n'est pas de mortel qui puisse encore y mettre le prix.
Mais Opimius vaut moins cher ; il se vendra au roi numide et,
convaincu de ces hontes, il ira mourir dans le mépris
de l'exil.
Défense est faite aux familles des victimes de porter
leur deuil. Cornélie elle-même ne pourra
librement pleurer ses enfants. A l'exemple de son père
qui, lui aussi, mais pour des raisons moins grandes, voulut
refuser sa cendre à son ingrate patrie, elle ira
mourir loin de Rome. On la verra longtemps encore, au cap de
Misène, sublime Niobé, elle aussi
dépouillée, commandant le respect de tous, sans
plainte, sans colère avouée, enveloppée,
deuil immense et toujours inconsolé, de ses longs
voiles de veuve et de mère sans enfant. Que l'on dise
à cette matrone romaine s'il fut, s'il sera jamais une
douleur qui puisse dépasser la sienne !
La nuit est venue. Un homme se hâte vers le Forum. Il
tient quelque chose de lourd et qui lui fait fléchir
le bras. Cet homme est Septimuléius. Il mérite
que son nom ne soit pas oublié. Il n'a fait que voler,
ce n'est pas le plus grand criminel de cette journée.
Il a volé un assassin, vengeant de son vol la victime.
Il a volé une tête humaine, magnifique aubaine.
Elle vaut, nous l'avons dit, son poids d'or. Mais
Septimuléius est homme de ressources et d'esprit. Il a
volé la tête. Il est allé chez un fondeur
; il a coulé du plomb dans le crâne, fraude
ingénieuse et qui fera sourire Opimius, s'il vient
à la découvrir. Opimius n'est pas d'humeur
à marchander. Ainsi s'en va la tête. Elle
pèse dix-sept livres et deux tiers ; elle était
moins lourde quand la pensée de Caïus
l'habitait.
Un jour, cependant, les martyrs ont leur culte ; et les
Gracques en sont dignes comme pas un héros ne le fut
jamais. Bientôt, des statues leur sont dressées,
et par des mains qui ont voulu rester inconnues,
piété discrète, peut-être remords
dont certaines consciences ont connu les tourments ; et, sur
les pieds de marbre, souvent des fleurs, des fruits,
prémices rustiques, sont apportés, offrandes
bien modestes, pauvres même, plus désirables que
toute autre cependant, car les coeurs ont suivi les
offrandes, et plus tard les Césars, passés
dieux, n'en connaîtront pas qui soient aussi
précieuses et mieux méritées.