Les dictateurs
Rome ne porte pas que le beau nom de Rome ; elle en a un
autre, mais celui-là ne doit pas être
prononcé, il y va de la vie : Valentia. Le seul crime
d'avoir murmuré du bout des lèvres ce nom
mystérieux a fait périr Valerius Soranus. Il
l'avait surpris cependant, et ce nom redouté, talisman
réservé aux secrètes supplications, a
traversé les âges et scintille dans la nuit.
L'idée de force est encore exprimée en ce nom
de Valentia. La force, toujours la force, mais comprise en
ses manifestations les plus hautes, réapparaît
en tout ce qui est romain.
L'art en ses formes les plus diverses, le culte suprême
de l'harmonie et de la beauté, les plus
ingénieuses, aussi les plus hardies
spéculations de la pensée humaine et son
envolée aux plus sublimes horizons, la science
épanouie au sein de la nature et triomphante en pleine
lumière, ainsi que Pallas échappée au
front de Zeus, tout cela est le domaine et l'oeuvre de la
Grèce. Les grands enseignements religieux, les lois
morales formulées et codifiées, les
vérités non plus flottantes mais dogmatiques,
les hautes servitudes de l'âme sollicitées et
consenties, un culte revendiquant d'un langage
impérieux une jalouse suprématie, un Dieu
isolé et devenu loi, l'élan des ambitions
conquérantes mis au service d'un suprême
au-delà, tout ceci est le privilège et le
labeur d'un petit pays de Syrie. La Judée, l'Arabie
n'auront pas de monuments qui les puissent immortaliser ;
cependant elles enseigneront un idéal qui rayonnera
sur le monde. Rome, complétant cette souveraine
trinité, est le gouvernement, l'imperium, le
faisceau de toutes les puissances conquérantes,
administratives et civilisatrices. La dévotion est
grande, mais rampante, étroite, elle ramène
tout à des intérêts très
précis et très prochains. Rome
légifère cependant et, dans le domaine des
intérêts humains, elle a su
légiférer pour le monde ; à travers les
siècles, longtemps après l'écroulement,
la dispersion même de cet empire colossal si patiemment
élevé, elle a imposé ses lois à
l'avenir. Rome est l'Etat, elle est le droit, et ce droit
ressaisit toujours, serait-il quelquefois méconnu, sa
tranquille autorité. Qui jamais dénombrera les
jours où le préteur romain nous doit signifier
ses résolutions docilement obéies ?
Le Forum a vu naître ce droit et sa puissance tant de
fois séculaire. Au forum les premiers
législateurs, venus de Grèce ou inspirés
de la Grèce, avaient exposé et publié le
code des préceptes qui devaient discipliner la vie
romaine. Mais auprès de ce droit officiel, rigide et
dont les formules venaient d'un rivage étranger, Rome,
toujours lente mais assurée en ses labeurs, devait
enfanter un droit plus humain, plus souple, beaucoup plus
original, et celui-là bien romain ; ce fut le
préteur qui dans cette tâche journalière,
sut résumer et incarner le génie même de
Rome. A la veille d'entrer en fonction, le préteur
déclare et publiquement expose quelles règles,
quels usages même il compte suivre ; le préteur
est l'équité auprès, au-dessus
même de la justice, il est la jurisprudence
auprès de la loi ; il peut innover, mais il
procède prudemment. Son édit, qui lui sera une
loi à lui-même, s'étale au Comitium. Mais
le Comitium, déserté lorsque défaille le
prestige des centuries patriciennes, a décidé
le préteur à transporter plus loin son
tribunal. Il a traversé le Forum, il siège
maintenant près du temple de Castor ; c'est là
que les plaideurs peuvent lire son édit et devront
poursuivre la bataille de leurs procès.
Cette fuite loin du Comitium caractérise une
évolution décisive dans la vie romaine. Les
grandeurs et les misères du Comitium, la faveur chaque
jour plus ouvertement déclarée du Forum, c'est
presque toute l'histoire de Rome républicaine. Un jour
viendra où trente licteurs suffiront à
représenter, dans les comices abandonnés et
discrédités, les trente curies patriciennes ;
et Rome formaliste, toujours éprise de ses vieilles
traditions, se contentera de cette lamentable parodie.
Le Forum assemble le peuple, le gouverne, souvent aussi
l'amuse ; il est tout ou presque tout. Aux jours des
élections on le partage, avec des cordes tendues, en
trente-cinq compartiments réservés aux
trente-cinq tribus ; les votants, ainsi parqués,
défilent un à un et déposent leurs votes
dans des corbeilles. Ces étroits couloirs où la
foule s'engouffre et lentement s'écoule, sont dits des
ponts.
C'est là une tâche sérieuse, presque
sacrée ; il en est de plus joyeuses. Au retour de ses
campagnes, Mancinus a fait reproduire d'un pinceau
complaisant sa glorieuse épopée. Il l'expose au
Forum et lui-même, à tout venant, l'explique et
la commente.
Mancinus n'avait pas encore obtenu de plus haute
dignité que celle de préteur. S'il faut l'en
croire, il a cependant pénétré le
premier dans Carthage. Il le raconte, il le montre, il se
montre lui-même, fidèlement portraituré.
On assure que son général Scipion Emilien
ressent quelque humeur, quelque jalousie peut-être de
cet étalage et de ce verbiage fanfaron. Le populaire
en est ravi, Mancinus obtient le consulat : c'est le digne
prix de tant de politesse.
Déjà Valerius Messala avait fait placer aux
murs de la Curie, et bien en vue du Forum, une
représentation de la bataille gagnée par lui
sur le roi Hiéron ; mais il n'avait pas imaginé
d'arrêter les passants pour leur en faire les
honneurs.
Nous avons dit l'oeuvre réformatrice des Gracques, son
avortement, la fin tragique de ses promoteurs. Le
châtiment n'est pas loin. Les Gracques voulaient la
reconstitution d'un peuple de petits propriétaires
libres. Rêvant de fermer les brèches que tant de
guerres avaient laissées béantes aux flancs du
colosse romain, ils méditaient d'étendre
à des peuples frères le droit de cité.
De tout cela ils n'ont rien obtenu qui soit efficace et
durable. Les lois votées ont disparu avec eux. La
guerre sociale sera la réponse des Italiens
déçus ; les agitations du Forum toujours
renaissantes, toujours plus cruelles, éterniseront une
guerre que les travaux champêtres joyeusement
acceptés auraient peut-être terminée.
Cette plèbe que Tiberius et Caïus voulaient
laborieuse et docile, travaillera bien ou travaillera mal ;
elle bataillera pour ne plus accepter que l'ignominie des
suprêmes abaissements. Marius fera regretter Caïus
et Tiberius ; mais l'histoire n'a pas de retours complaisants
; elle nous apprend la vanité de tous les
regrets.
Marius est à la tribune. Ce n'est pas un beau parleur ; il n'a que faire de l'assistance d'un joueur de flûte. Si le caprice le prenait d'un accompagnement à sa rude voix de montagnard, il lui faudrait un sonneur de trompette, et les éclats du bronze sont la musique qu'il préfère. Marius est d'Arpinum ; c'est un Volsque, un Sabin au moins d'origine. Romulus et sa bande avaient bien choisi leurs compagnes, et le sang qu'elles devaient associer au sang des louveteaux de Rome, n'était pas moins généreux. Que de Romains, et des plus fameux, avouent des ancêtres Sabins ! Marius est plébéien ; cependant un Metellus, grand nom, grande race, l'a couvert d'une flatteuse adoption. Marius n'en tire aucune vanité ; à peine consent-il à ne pas l'oublier. Ce n'est pas l'homme des tempéraments discrets, des habiles concessions ; il est tout d'une pièce comme un rocher de ses montagnes. Ce n'est pas un élève de la Grèce, il s'en vante. Il a fait ses premières armes en Espagne, où Scipion Emilien, interrogé sur les espérances des victoires futures, a dit, lui frappant familièrement sur l'épaule : Celui-là pourra bien m'être un digne successeur. |
Cependant Marius, d'humeur aisément ombrageuse et
jalouse, s'est brouillé avec les Scipions. Il nourrit
et personnifie toutes les rancunes populaires, et les
vieilles haines se sont encore enfiellées à lui
traverser le coeur. Marius ne sert pas le parti
plébéien, il le flatte, il le venge. Des
présages répétés ont
annoncé ses grandeurs. Tout enfant, ce futur
moissonneur de lauriers, ce dénicheur de gloire, a
trouvé sept aiglons dans leur aire. Plus tard,
confirmant cette promesse mystérieuse, une femme de
Syrie, prophétesse qu'il aime à traîner
à sa suite, lui a prédit qu'il serait sept fois
consul. Jamais Rome n'a vu sur le même front un tel
renouveau d'honneurs et de puissance. Marius obtiendra donc
sept fois le consulat, par toutes les voies, les meilleures
et les pires.
Déjà tribun, puis édile, il ose menacer
les consuls et le Sénat. Sa rudesse, le soin qu'il
affecte de partager les labeurs les plus vulgaires comme les
dangers les plus pressants, lui ont valu la tendresse du
soldat. Il a sa clientèle, non pas brillante et
joyeuse, mais fidèle et redoutable. Il la recrute au
monde des artisans et des campagnards. Les mains calleuses
qui poussent la charrue poussent la roue de sa fortune. On
dit que Marius embarrasse quelquefois sa parole en
d'inextricables hésitations ; ainsi Phoebus et les
Muses, par lui insolemment méprisés, se vengent
et le châtient. Mais le plus souvent il parle haut et
ferme : «D'autres, dit-il, trouvent une protection dams
l'ancienneté de leur noblesse, dans les exploits de
leurs aïeux, dans le nombre de leurs clients. Pour moi,
toutes mes espérances sont en moi-même ; il faut
que je les soutienne par mon courage et mon
intégrité, car auprès de ceux-là
tous les autres appuis sont débiles... Ce que les
nobles ont appris dans les livres, je l'ai appris dans les
camps... Ils méprisent ma naissance, je méprise
leur lâcheté... La nature fait tous les hommes
égaux ; le plus courageux est le plus noble... S'ils
ont le droit de me mépriser, qu'ils méprisent
d'abord leurs aïeux dont la noblesse à pour
origine, comme la mienne, la vertu... Ils sont jaloux de mes
grandeurs, qu'ils le soient donc aussi de mes fatigues, de
mes dangers !... La gloire des aïeux est un flambeau qui
jette sa lumière sur les vertus et les vices des
enfants... J'aime mieux avoir fondé ma noblesse que
d'avoir déshonoré celle qui m'a
été transmise... Des piques, des
récompenses militaires, des cicatrices en pleine
poitrine, voilà ma noblesse !... Je n'ai pas appris la
littérature grecque ; j'ai appris à frapper
l'ennemi... On m'accuse d'avarice et de
grossièreté. En effet, je ne sais pas
présider aux apprêts d'un festin, je
n'entretiens pas d'histrion et je ne paye pas un cuisinier
plus cher qu'un valet de ferme...»
A la bonne heure, voilà parler un langage
aussitôt compris de tous. Marius semble brandir les
foudres d'un Jupiter vengeur, et c'est le tonnerre qui lui
répond. Ce sont des mains sales qui l'applaudissent,
des bouches empestées d'ail qui l'acclament, mais la
tempête que soulève Marius, l'emporte aux
sommets de toutes les grandeurs. Cette grandeur, il sait la
mériter, cette gloire il sait la soutenir, cette
apothéose, il l'accepte, il la veut. Rome est grande,
Marius est de taille à la grandir encore ; sa hautaine
et farouche figure la prendra pour piédestal.
Rome a revu Jugurtha. Il avait déjà paru,
audacieux et subtil, superbe ou très humble. Sans
cortège, sans aucune suite qui rappelât sa
dignité royale, il avait traversé le Forum. Des
huées l'avaient accueilli comme un histrion qui a
cessé de plaire. De grossières insultes
l'avaient flagellé en plein visage. Déjà
bien petit d'aspect et de langage, il avait su se rapetisser
encore. Il n'avait rien fait que baisser plus bas la
tête et seuls de longs sanglots avaient rompu son morne
silence. Le populaire enfin l'avait pris en pitié, ou
plutôt en un suprême dédain ; et Jugurtha
était reparti, estimant une victoire
inespérée ce libre départ. Il avait
recommencé ses fuites savantes et ses batailles
toujours inachevées. La gazelle rapide pouvait
défier la brise qui passe, non l'aigle de Marius qui a
su la rejoindre et la saisir. Et Jugurtha est revenu, une
fois encore, la dernière, il a traversé le
Forum. La prison Mamertine lui devient un affreux tombeau.
Jugurtha, au jour qu'il voulait solliciter les indulgences ou
seulement les mépris de la foule, affectait de ne plus
posséder que de misérables vêtements. Au
jour qu'il a fallu mener la pompe triomphale de sa
défaite et de sa ruine, il a figuré en roi.
Aussi, avant de l'abandonner à la faim qui tourmente,
qui torture et qui tue, les bourreaux, magnifique aubaine,
l'ont dépouillé de ses atours et, pour aller
plus vite, impatients peut-être de rejoindre le
cortège finissant, ils ont arraché les oreilles
avec les anneaux d'or qui s'y balançaient.
Marius a voulu que l'aigle devînt l'enseigne de la
légion. Les oiseaux de proie ont toujours un
rôle d'importance première dans le drame qu'il
joue sur le théâtre de la patrie romaine. Deux
vautours, reconnaissants des curées si largement
servies, lui témoignent les égards d'une
flatteuse familiarité. Quelque guerre est-elle
déclarée, les vautours arrivent, battant de
l'aile, le cou penché, le bec entr'ouvert, Marius est
de leur famille ; ils marchent, ils volent devant lui. Ils
ont goûté du Numide, ils dévoreront le
Cimbre et le Teuton, en attendant le Romain ; Marius n'est
pas homme à leur rien refuser. Mais les Teutons, les
Cimbres sont loin de Rome, bien que l'ébranlement de
leur passage soit venu jusque-là. Nous n'avons pas
à suivre cette marée grondante, dans son flux
et son reflux. Le limon sanglant qu'elle abandonne
féconde une vaste campagne, et des ossements que
rejette le soc de la charrue, le laboureur marquera la
frontière de son champ. Quel encadrement pour l'idylle
joyeuse des vendanges ou de la moisson !
Marius épouse Julia, une haute patricienne. Il a voulu
cependant habiter en un quartier tout populaire, au seuil
même du Forum et dans la familiarité des
assemblées plébéiennes. Il sait bien que
sa popularité, si bruyante soit-elle, a besoin de
cette étroite alliance. Des trophées lui sont
dressés qui resteront entre les plus fameux des
monuments de Rome ; mais à Rome même il n'est
pas un dignitaire, s'appelât-il Marius, qui conserve et
maintienne une autorité docilement obéie. La
majesté des lois a trouvé des impies,
mène de sacrilèges profanateurs, l'exemple est
venu de haut. Le rayonnement de gloire au front même
d'un triomphateur trouve des regards qui le soutiennent. Il
n'est pas de victoire qui puisse intimider ou désarmer
la haine. Rome, armée contre tant d'ennemis, est
armée contre elle-même. L'agitation est
constante, l'émeute presque journalière. Les
vieux scrupules ne sont plus de ce temps. La guerre,
portée si loin, a reflué dans la ville. Les
soldats de Marius sont de toutes les séditions. Le
maître ne prend aucun souci de les tenir en bride ;
peut-être y serait-il impuissant.
Les Gracques ont laissé une lignée de clients
affamés, mais aussi de réformateurs maladroits
ou violents. Détesté, poursuivi des patriciens,
Saturninus s'est enfermé dans le Capitole ; il s'y
défend. Il est forcé dans ce repaire,
traîné dans la Curie, assommé sous les
tuiles et les pierres.
L'usure ronge le populaire et la bataille toujours recommence
entre créanciers et débiteurs. Un
préteur veut s'interposer. On l'assaille au moment
qu'il allait sacrifier au temple de Castor. Il
échappe, il veut fuir, gagne le temple de Vesta,
sanctuaire qui lui serait un asile sacré. La rencontre
d'une vestale, son regard toujours ont suffi à sauver
le condamné, serait-il le dernier des criminels. Du
temple de Castor au sanctuaire de Vesta la distance est
courte. C'est encore trop loin : le préteur est
tué en chemin.
Cependant un terrible rival surgit qui va balancer la gloire,
la popularité même de Marius. C'est un patricien
de très haute naissance, il appartient à la
gens Cornelia. Ainsi deux hommes sont en présence, et
cela seul suffirait à redoubler toutes les fureurs ;
mais aussi deux partis, deux classes, deux Romes, l'une
dévorée d'avides appétits, de haines
folles, autant que l'autre d'implacable avarice et de
vengeances inassouvies. Albe et Rome, ménagères
d'un sang cependant toujours prêt aux nobles
immolations, convenaient de remettre leur suprême
querelle à six de leurs enfants. Les temps ont
marché ; il faut des armées entières aux
colères de Marius, aux fureurs de Sylla. Ils se
jetteront à la tête comme des lambeaux de la
patrie. Les louveteaux vont se battre à faire hurler
la louve et la déchirer à lui faire crier
grâce. Mais ils ne voudront plus l'entendre. Le
règne est commencé des hommes de rapine et de
proie.
Déjà Marius et Sylla se sont rencontrés,
celui-là consul, celui-ci questeur et servant sous les
ordres du premier. Marius a vaincu, pourchassé
Jugurtha, mais Sylla a mis la griffe dessus.
Départ, retour, fuite, rentrée victorieuse, le
terrible chassé-croisé de ces deux hommes est
toute l'histoire du monde pendant plusieurs années, et
tout s'efface, tout se tait devant ces lutteurs jamais
lassés.
Les patriciens soutiennent Sylla. Il a dû cependant une
première fois déserter le Forum, et la maison
de Marius toute prochaine l'a sauvé d'une mort
très peu glorieuse. Mais cette hospitalité de
hasard ne restera pour l'un comme pour l'autre qu'un importun
souvenir.
Sylla n'est pas beau. Il a le teint roux, le visage
pâle, mais taché de rouge, dès qu'une
émotion violente le traverse et l'agite. Ses yeux
très mobiles sont toujours prêts à darder
des éclairs mauvais. Sa naissance illustre l'a
laissé cependant besogneux et d'autant plus avide. Une
certaine Nicopolis, servante de Vénus plutôt que
prêtresse de Vesta, lui a laissé un
héritage opulent et d'origine très
mêlée. Sylla, tiré de la misère,
peut récompenser d'une main plus
généreuse ses histrions et ses bouffons, sa
compagnie familière et la plus agréable. Sylla
aime à rire et ne manque pas d'esprit. Il plaisante
volontiers, toujours prompt à la réplique comme
à la vengeance, mais il souffre impatiemment les
retours de la moquerie. Il y a de la panthère dans cet
homme ; la griffe est toujours prête et ne fait pas
longtemps patte de velours. Les Athéniens, très
spirituels comme on sait, l'apprendront à leur grand
dommage, et leurs plaisanteries sur la face couperosée
de Sylla, les brocards jetés à sa femme, la
divine Métella, leur mériteront de terribles
réponses, aux jours où s'écrouleront
leurs murailles. Sylla affecte quelque désinvolture
impertinente et railleuse à l'adresse des dieux. Il
ordonnera le pillage de Delphes et comme Phoebus a rempli son
sanctuaire profané des gémissements de sa
cithare : «Le Dieu est satisfait, dira Sylla ; il
chante, donc il payera». Cependant l'impie sera
superstitieux jusqu'au tremblement de la peur ; il portera
toujours sur lui une petite figure l'Apollon en or, et, sous
la menace d'un prochain danger, il ne manquera jamais de lui
adresser les plus dévotes oraisons ou de la couvrir de
baisers.
Sylla aime beaucoup sa femme Métella, sans se piquer
de fidélité. Il voudra cependant
s'épargner le spectacle des douleurs de cette
chère compagne et fera mettre dehors son corps
gémissant et moribond ; la mort est en effet une
visiteuse fâcheuse et qu'il vaut mieux renvoyer chez le
voisin.
Sylla élève son âme aux plus hautes
ambitions. La guerre contre Mithridate promet de rudes
labeurs, mais aussi la plus magnifique moisson d'honneurs et
de renommée. Marius est déjà pesant,
fatigué moins par l'âge que par les travaux
accomplis. Il ne veut pas admettre cette décadence, au
reste plus apparente que réelle. Son endurance
dépasse la mesure vulgaire. Abandonnant sa jambe au
fer des médecins, sans vouloir être contenu et
maîtrisé de personne, il a subi les tortures
d'une très longue opération, et pas une plainte
ne lui est échappée. Marins obtient le
commandement des armées d'Orient ; sa prétendue
décrépitude est de force à jeter bas
Mithridate et bien d'autres, non pas cependant Sylla.
Sylla n'accepte pas cette décision. Il rentre à
Rome de vive force, comme un brigand, faut-il dire, on comme
un conquérant ? on n'y saurait trouver que bien peu de
différence. Rome n'accepte pas ce viol sans quelque
résistance. Qu'on la brûle ! Sylla brandit une
torche et donne l'exemple. Sylla avance dans la flamme et
l'incendie. Il n'en faut plus douter, c'est un
conquérant.
Les dieux savent trop bien ce qu'ils doivent à la
majesté de Rome, pour jamais se
désintéresser de ses destinées. Leurs
prodiges ont annoncé les épouvantes maintenant
accomplies. Dans un temple, au seuil même d'une
souricière, une souris a mis bas cinq souriceaux, mais
pour en dévorer trois aussitôt. Cela
était déjà affreux, presque à
l'égal de cet incendie mystérieusement
allumé et qui a réduit en cendres les hampes
des enseignes romaines gardées au temple de Saturne.
Aussi téméraire, mais plus redoutable encore
que les Gaulois, la flamme escalade le Capitole et
dévaste le temple de Jupiter. La querelle de deux
hommes laisse sans abri le plus grand des dieux.
Marius s'est enfui de Rome. Nous n'avons pas à le
suivre aux marais de Minturnes. C'est affaire aux meurtriers
acharnés à sa poursuite de remuer les roseaux
fangeux qui le cachent, mais aussi de reculer devant lui. Le
monde n'a pas d'assassin qui ose tuer Caïus Marius. Sa
Rome ingrate et terrifiée l'abandonne ; Carthage lui
donnera l'hospitalité, et ce passant doit suffire
à repeupler, à remplir de gloire cette immense
solitude.
Il garde cependant à Rome même quelques
partisans, quelques fidèles. Sylla a bien pu jeter bas
les trophées d'Aix et de Verceil, mais non pas abolir
la mémoire de l'écrasement des Cimbres et des
Teutons. Il a bien obtenu que Marius fût mis hors la
loi et déclaré ennemi public, car le
Sénat commence l'apprentissage de toutes les
servitudes. Le Sénat connaît la peur, et du
reste le Sénat, recruté aux familles
patriciennes, penche pour Sylla, bien qu'un tel serviteur
soit un maître impérieux. Mais le Forum n'est
pas unanime à maudire Marius. La tribune romaine est
devenue très éloquente. Des bouches y sont
béantes qui ne disent rien, mais qui parlent beaucoup.
La Rome des anciens jours voulait que sa tribune fût un
monument de sa gloire. La victoire est venue y sceller des
éperons de bronze. Sylla imagine une décoration
plus expressive. Ce sont des têtes coupées et
chaque jour remplacées qui sont là maintenant,
clouées sur la pierre. Les flâneurs, les
quêteurs de nouvelles, qui des rostres par eux toujours
environnés, sont dits subrostrani, connaissent
ainsi jour par jour, heure par heure, les choses de la
politique et la pensée intime du grand Sylla.
Cependant l'éloignement de Sylla, ses campagnes
victorieuses ont permis le retour de Marius. L'augure
Scaevola, un vieillard, avait refusé de s'associer
à la proscription de Marius, disant à la face
même de Sylla, et l'audace était grande :
Pour un peu de vieux sang qui me reste, je ne
déclarerai pas ennemi de Rome celui qui deux fois l'a
sauvée.
Marius ne veut se souvenir que des injures subies. Ses
colères sont moins réfléchies que celles
de Sylla, mais non moins meurtrières. Il fait tuer
dans le temple même de Vesta le fils de ce
fidèle Scaevola. Plus rien n'arrête ces
forcenés et Rome ne vit jamais revenant plus terrible
que ce vieux Marius.
Ce n'est pas un délicat. Il a voulu renchérir
cependant sur ses négligences accoutumées. Pas
une fois, aux jours de son exil, il n'a pris quelque soin de
sa personne. Les vêtements en lambeaux, souillés
de poussières lointaines et de l'écume que lui
ont crachée les tempêtes, les cheveux en
désordre, il reparaît, hideux, repoussant,
épouvantable, et Rome a tremblé rien
qu'à l'apercevoir. Ainsi il a traversé le Forum
et regagné sa maison. Lui non plus n'oubliera pas les
rostres et la parure infâme qu'ils ne doivent plus de
longtemps dépouiller. Les têtes abattues par
l'ordre de Sylla s'étaient enorgueillies de noms
fameux ; celles qui leur succèdent ne comptent pas
d'aussi lointains aïeux, voilà toute la
différence.
Cependant Marius a dépassé soixante-dix ans.
Pour la septième fois il est consul. La
prédiction qui saluait son enfance est accomplie. Il
peut mourir, et, s'il veut mourir tout-puissant et
redouté, il doit se hâter ; car Sylla revient,
Sylla accourt, Sylla, tout à la fois renard et lion.
Le moribond trouve encore le loisir de tuer, comme si le sang
répandu pouvait réchauffer celui-là qui
déjà s'est glacé dans ses veines. Il
agonise comme il a vécu, implacable et farouche.
Marius avait sa bande, entre toutes dévouée,
trois mille hommes qu'il appelait son contre-sénat et
que Sulpicius commandait. Sylla est l'homme des patriciens et
du Sénat, avons-nous dit. La première fois
qu'il le rassemble, c'est dans le temple de Bellone, au seuil
même de Rome. Et comme d'affreuses clameurs troublaient
la délibération : Ne faites aucune attention
à ces cris, disait Sylla. N'écoutez que
moi, ce sont quelques mauvais garnements que j'ai
donné ordre de châtier. Ce n'était
rien, en effet, que le massacre de six mille
prisonniers.
Sylla procède avec méthode et de sang-froid. Il
dresse des listes de proscription, les revoit avec soin, les
fait recopier sous ses yeux, biffe quelques noms, en ajoute
beaucoup d'autres. Les listes sont affichées au Forum.
Au Forum Sylla règne, au Forum il siège, au
Forum il fait vendre à l'encan les biens des
proscrits. Et les enchères sont suivies,
animées. Sylla les préside et les surveille. Il
ne saurait tolérer la tiédeur et la
nonchalance. Le spectacle n'est-il pas réjouissant et
tel qu'il doive encourager la bataille des enchères ?
La ville est livrée aux sicaires qui font
métier d'assassinat. Les rostres sont un comptoir
où les têtes sont apportées et
payées comptant. Un tarif est établi ; le
meurtre d'un maître par son esclave, d'un père
par son fils, cela vaut deux talents. Sylla est homme de
parole. Quelquefois il daigne dévisager ces
pâles visages et se bien assurer lui-même que la
proie annoncée est bien celle qui lui est
remise.
Cependant Sylla est capable d'obligeance et de bonne
camaraderie. Il se vante d'être l'homme du monde qui
fait le plus de mal à ses ennemis, mais aussi le plus
de bien à ses amis. Un jeune patricien, homme de
plaisir, et cela n'est pas pour déplaire à
Sylla, a tué son frère, car ce joyeux compagnon
débute comme Romulus. Il sollicite de Sylla, il
obtient que le nom du mort figure aux listes de proscription.
Ainsi le fratricide est excusé, sanctifié
même. C'était bien à Sylla d'accorder
cette grâce, à Catilina de la demander.
Les rostres ont suffi à l'éloquence de Marius,
ils ne sauraient suffire à l'éloquence de
Sylla. Au débouché du vicus Jugarius, à
l'entrée même du Forum, le bassin dit de
Servilius prête complaisamment sa margelle aux
coupeurs de têtes. C'est une exposition
supplémentaire et qui aussitôt proclame la
toute-puissance du maître ; et le bassin devient, dans
le jargon vulgaire, le spoliarium de Sylla.
Sylla avait promis la clémence et l'amnistie, mais
seulement aux honnêtes gens. Combien ils sont devenus
rares ! Sylla est le seul juge de
l'honnêteté.
Ce dictateur - il s'en est fait décerner le titre et
la souveraine autorité - s'abaisse aux plus infatues
rancunes. Il envie la mort et semble lui reprocher les
supplices inaccomplis. Il fait exhumer le vieux Marius et le
fait jeter dans l'Anio. Le fils a péri dans un
égout de Préneste. En ces jours affreux la
tombe elle-même est infidèle et
traîtresse. Elle ne sait rien défendre de ce qui
lui est confié, et la cendre même ne saurait
échapper à l'outrage.
Une statue est consacrée à Sylla. On la place
au Forum et tout près du temple de Castor. En effet,
c'est là que s'étalent à tout venant les
listes de proscription. Près de cinq mille noms y sont
inscrits. Aussi le concours est grand, toujours
renouvelé, de la foule qui les attend et qui s'attarde
à les lire. La presse est telle bien souvent que les
derniers venus demandent aux premiers de crier les noms ; et
ce sont des clameurs soudaines qui répondent à
cet appel de la mort, des fuites affolées, ou bien de
longs silences traversés de sanglots. Cependant Sylla
est toujours présent. Il revit dans le bronze.
L'adulation romaine l'a voulu chevauchant, comme dans la
bataille. Le Sénat lui a fait ériger devant les
rostres une statue équestre dorée.
Il a toutes les audaces. Il triomphe de Mithridate et de
l'Orient, dit-il ; il devrait dire de Rome ! Ceux-là
dont il a tué le père, le frère, les
amis les plus chers, ceux-ci dont il a livré le
patrimoine à ses vétérans, car Sylla est
prodigue du bien d'autrui, lui composent un magnifique
cortège, et les mêmes lèvres qui
peut-être hier encore criaient de douleur, le saluent,
et bruyamment l'acclament. Sylla ordonne, il veut se faire
une joie de tous ces deuils.
Il ose plus encore. Il abdique, il descend du faite des
grandeurs atteintes. Le Sénat, convoqué une
dernière fois, l'a vu dépouiller sa puissance
dictatoriale. Ses vingt-quatre licteurs l'attendaient au
seuil de la Curie, guettant son retour. Il les
congédie. Seul il regagne le Forum, seul il le
traverse, et la dernière liste de proscription est
encore là étalée au grand soleil. Il
passe devant. Il va lentement, sans défense que son
nom et sa gloire sanglante. Pas une main ne s'est
levée pour l'arrêter au passage. Un enfant seul,
un orphelin peut-être et qui doit son abandon à
Sylla, a osé insulter ce passant formidable. Il s'est
acharné sur ses pas, toujours l'insulte à la
bouche. Sylla n'a pas daigné détourner la
tête. Arrivé au seuil de sa maison, près
du Palatin, sur la pente du Cermate, il n'a dit que ceci,
mais la parole est prophétique et devance le lendemain
: Voilà qui empêchera qu'un autre
dépose la souveraine puissance.
Cependant Sylla, non par crainte, mais par lassitude, va
quitter Rome. Pouzzoles l'appelle. Sylla se plaît
à la sérénité des horizons
ensoleillés. Il passera ses journées aux soins
du jardinage, aux délassements de la pêche. Une
fois seulement, redevenu justicier, il fera devant lui
étrangler un magistrat prévaricateur. C'est que
le coupable détournait les fonds destinés
à la reconstruction du temple de Jupiter Capitolin, et
cette juste réparation au dieu tient tout
particulièrement au coeur de Sylla. Il se remarie, il
mène une existence très joyeuse, presque
innocente, toute nouvelle. Il revit son passé, il
écrit ses mémoires en grec et quelquefois
feuillette les oeuvres d'Aristote. Le premier il a voulu les
introduire dans Rome. Ne croirait-on pas assister aux jours
finissants d'un sage ? Un enfant cependant a insulté
Sylla, quelque chose de plus petit, de presque invisible
d'abord le menace et l'attend. Encore vivant, ce corps tombe
en une hideuse décomposition. Il est une proie et
Sylla voit lui-même sa répugnante curée.
Ainsi meurt, dévoré de vermine et de poux, le
grand Sylla, Sylla l'heureux, comme il voulut être
nommé, Sylla le favori de Ténus, comme il
s'était proclamé lui-même.
Il avait saigné Rome plus cruellement que pas un
n'avait encore osé faire, et sa toute-puissance ne
devait pas coûter beaucoup moins que les victoires
d'Annibal. Aussi Rome est-elle reconnaissante. Elle fait
à cette pourriture humaine qu'il a laissée
après lui, une entrée triomphale. Les femmes,
des veuves peut-être, mais elles ont dû se
remarier, des orphelines, mais elles ont dû
hériter, accourent sur son passage, prodiguant les
parfums, semant les fleurs, et Scipion, vainqueur de
Carthage, ne fut pas mieux accueilli. Le ciel même est
complice. Au jour marqué pour la solennité des
funérailles, des nuages lourds, chargés de
pluie, assombrissaient l'horizon, attristaient cette
apothéose. Il semble qu'un déluge
menaçait Rome, assez terrible pour effacer tant de
taches de sang. Le corps a séjourné quelques
heures au Forum, cependant on redoutait toujours quelque
averse importune. Mais le bûcher aussitôt
dressé au champ de Mars, les nuages se sont
dissipés, déroulant un azur tranquille, et la
flamme est montée, libre, fière,
peut-être reconnaissante, elle aussi, et ce Romain qui
lui donnait Rome à dévorer.