Le temple de Diane à Ephèse - Lithographie de Ferdinand Knab publiée dans Munchener Bilderbogen, 1886
Le temple de Diane
D'Halicarnasse à Ephèse par Mélassa, Alinda et Aïdin
Dans la matinée du 4 mai, nous quittons Boudroum. Plus
de caïque maintenant ; nous tournons le dos à la
mer, au moins pour quelques jours ; il faut changer
d'élément, notre voyage se poursuivra sur
terre. Nous avons six chevaux ; deux portent nos bagages, un
troisième porte notre guide, le Rhodien Zaïri ;
les trois autres portent le trio ami des voyageurs. Trois
hommes, propriétaires des chevaux, nous accompagnent
ou, pour mieux dire, accompagnent leurs bêtes ; ce sont
ce que les Arabes appellent des moukres et ce que les Grecs
appellent des agoyales. Ils marchent à pied, parfois
cependant ils se hissent sur la pyramide des bagages ;
combinaison ingénieuse qui délasse un peu les
hommes si elle ne délasse pas les chevaux.
Nous nous acheminons vers le nord, dans la direction de
Mélassa.
A peine sortis de Boudroum, nous entrons dans les
montagnes.
Les champs de blé alternent avec les champs de
broussailles ; mais ceux-ci couvrent un plus vaste espace. Il
n'est pas de chemin, et la piste que nous suivons
mérite à peine le nom de sentier. Les lauriers
épanouissent leurs bouquets roses au fond des ravines
; aux pentes rocailleuses, les cystes, les lentisques, les
myrthes entrelacent leur rude feuillage. Les oliviers
sauvages, très nombreux, élèvent un peu
plus haut la tête.
Une dernière fois nous découvrons le
château de Boudroum, puis un pli de terrain nous le
dérobe à tout jamais ; la mer disparaît
avec lui ! Ce ne sont pas des bois qui s'étendent
autour de nous, mais tout au plus des taillis : le nom de
maquis conviendrait fort bien. Les animaux broutant, les
hommes incendiant, soit malveillance, soit incurie,
arrêtent toute végétation un peu
vigoureuse, les arbres tondus sont comme des nains difformes,
il semble qu'un mauvais génie leur défende de
croître. Quelques pins cependant se sont
réfugiés aux cimes les plus hautes et cherchent
dans l'escarpement des rochers, une sauvegarde contre ces
continuelles mutilations.
Nous avons longtemps monté, nous descendons
maintenant. La mer reparaît, c'est le golfe dit de
Mendeliah. Les pirates qui infestaient ces parages, il y a
peu d'années encore, lui firent longtemps une
réputation fâcheuse. Les côtes d'Anatolie,
très découpées et partout bordées
d'îles nombreuses, offraient des facilités
merveilleuses pour tendre des embuscades ou dérober
une fuite ; aussi la piraterie y a-t-elle fleuri depuis la
plus lointaine antiquité jusqu'à nos
jours.
N'en déplaise au grand Pompée qui lui fit rude
guerre, les plus éclatantes victoires, les
exécutions les plus terribles n'amenèrent
jamais qu'une sécurité momentanée et
précaire. Il était réservé
à la vapeur d'anéantir le dernier pirate. C'est
aujourd'hui, au moins en ces régions, un métier
perdu, non pas seulement parce qu'il serait plus dangereux
que jamais, mais parce qu'il ne serait plus que très
peu profitable, le trafic ayant été
accaparé presque complètement par les
paquebots. Il arrive cependant encore que l'on signale aux
voyageurs, dans l'équipage des pacifiques
caïques, voire même, dans l'équipage des
vapeurs du Levant, de vieux matelots qui, dans leur jeunesse,
furent quelque peu écumeurs de mer. Ils sont
très considérés, et leurs histoires
triomphanles font les délices de leurs
compagnons.
Le golfe de Mendeliah présente une étendue
médiocre ; aussi le mot golfe paraît-il un peu
ambitieux. La mer s'est insinuée dans une sorte de
vallon ; enfermée presque de toutes parts, elle
échappe aux étreintes du vent, à peine
accuse-t-elle un léger frémissement. Les
buissons descendent jusqu'au rivage ; les joncs, les roseaux
s'y mêlent, le flot vient les caresser et cette
végétation annonce la rive d'un lac
plutôt que la côte de la mer.
Plusieurs vallons se succèdent ; quelques-uns
enchâssent des champs où s'alignent de grands
oliviers et des prés où les chameaux paissent
de hautes herbes splendidement fleuries. Le printemps met
tout en fête, la terre est parfois revêtue comme
d'un tapis éblouissant.
De petites îles émergent : ce ne sont souvent
que des rochers arides, mais la lumière joyeusement
les dore, et leurs contours ondulent avec une grâce
charmante. Rien ne ressemble moins aux rivages farouches de
l'Océan que ces rivages tout aimables ; la mer ne se
déploie jamais dans son écrasante
immensité, le champ du regard est partout
étroitement limité, mais par des
barrières si radieuses que l'on ne voudrait pas les
reculer.
Après cinq heures et demie de marche, nous arrivons
à Goversguilik, petit et misérable hameau qui
croupit dans un bas-fond. Un ruisseau limpide s'y
épanche à la grande joie de quelques canards :
les roseaux, les lauriers-roses l'enveloppent d'un rideau
constellé de fleurs. Un semblant de môle
s'avance dans la mer ; là, sur quelques entablements
de marbre noyés dans la bâtisse, on vient
entasser les bois coupés dans les forêts
voisines, on les chargera sur des caïques ; voilà
la belle proie que pourraient conquérir les pirates
!
Les trois ou quatre masures qui composent Goversguilik, ont
si piteuse apparence que nous refusons d'y
pénétrer, au désespoir d'un pauvre
cafetier qui vit là des voyageurs qui passent ou
plutôt qui ne passent pas. Nous faisons servir notre
déjeuner à l'ombre d'un vieux mûrier. Un
essaim de poules faméliques, de coqs maigres comme des
anachorètes de la Thébaïde, s'empressent
autour de nous ; oies et canards accourent aussi à la
curée. Les Turcs ont la passion des animaux
domestiques ; les poules surtout sont, dans l'Anatolie,
l'accompagnement obligé du moindre village. A
Goversguilik, la volaille est beaucoup plus nombreuse que la
population humaine.
Après cette première étape, bêtes
et gens un peu rémis, nous repartons, et c'est encore
à travers monts et vallées, dans les
broussailles et dans les pierres, que nous chevauchons
péniblement. La mer disparaît de nouveau ; nous
ne la verrons plus.
Depuis Boudroum, nous n'avons jamais cessé de
rencontrer, échelonnées de distance en
distance, sur le bord du chemin, des constructions
singulières, mais faites sur un plan uniforme. C'est
une coupole plate, blanchie à la chaux, que porte un
soubassement rond et très peu élevé. Une
porte donne accès à l'intérieur. Ces
coupoles recouvrent des citernes. Ces constructions partout
multipliées pour recueillir l'eau des sources et de la
pluie, sont une particularité très remarquable
dans un pays où presque tout ce qui intéresse
l'utilité publique, est complètement
négligé. Mahomet promet je ne sais quelles
splendides récompenses à qui établit une
fontaine, et sans doute la citerne jouit du même
privilège. Peut-être est-ce là l'origine
et l'explication d'une sollicitude aussi exceptionnelle. On
peut mourir de faim dans les campagnes d'Anatolie, on ne
saurait y mourir de soif.
Les montagnes sont maintenant ombragées de pins plus
nombreux ; mais nous les quittons bientôt pour
descendre dans une vallée plate et humide. L'herbe y
pousse haute et épaisse, accusant la fertilité
du sol ; les touffes de lauriers-roses alternent avec les
touffes de joncs.
Les ruisseaux sont souvent entourés de bas-fonds que
les bestiaux piétinent et changent en bourbiers. De
loin en loin, de beaux blés montrent leurs épis
déjà chargés de grains ; mais les
cultures ne couvrent qu'un petit espace et l'homme
néglige de demander à cette terre les
magnifiques récoltes qu'elle serait prête
à prodiguer. Nous ne voyons aucun village, et, chose
étrange, nous voyons des cimetières. Qu'un
saint personnage, retiré dans la campagne, vienne
à mourir, on l'enterre où il a vécu ; un
renom de sainteté s'attache bientôt à sa
tombe, et les dévots des régions environnantes
se font inhumer sous cette protection vénérable
; c'est ainsi que se forment des cimetières
complètement isolés. Personne n'entretient les
tombes, pour la plupart à demi effacées sous
les hautes herbes, mais personne non plus ne les
dégrade. Le Turc est plus insouciant que destructeur ;
au reste, il donne partout à ses sépultures la
parure noble et poétique de quelques arbres
centenaires. Ces arbres deviennent sacrés comme les
pierres qu'ils ombragent ; la cognée les respectera
toujours, alors même qu'elle saccagerait toutes les
forêts des alentours. Les Turcs ont deux amours : leurs
bêtes et leurs morts.
Nous saluons ainsi au passage plusieurs chênes vraiment
formidables que la mort protège ; un seul suffirait
souvent à abriter toute une caravane. Nous
dépassons une fontaine, puis nous entrons dans une
plaine dont la fertilité reste à peu
près inutile comme celle de la vallée où
nous chevauchions tout à l'heure. De nombreux bestiaux
y vivent cependant ; chameaux, ânes, chevaux, moutons
broutent de compagnie. Ces beaux pâturages sont
émaillés de fleurs. De nombreux ruisseaux y
entretiennent la fraîcheur ; un iris d'un jaune
pâle pousse sur leurs rives formant comme une digue
vacillante.
Une caravane est venue camper au bord du chemin ; on a
déchargé les bêtes, les ballots sont
confusément jetés à terre,
déjà se dressent les tentes brunes où
les voyageurs passeront la nuit, les enfants attisent le feu
et les femmes reviennent fléchissant au poids de leurs
cruches ruisselantes. De grandes montagnes se
déploient tout alentour ; la plaine semble
l'arène d'un immense amphithéâtre. Mais
ces montagnes qui nous ont paru si lointaines, nous les
atteignons enfin. Nous voici tout à coup
enfermés dans une gorge. Les chèvres, à
notre approche, s'enfuient et en quelques bonds, escaladent
les pentes abruptes. Nous suivons un ruisseau qu'un canal
grossier a détourné de son cours ; son murmure
nous accompagne sans cesse. Maintenant le ravin où
sans doute il s'épandait bruyamment, n'a plus que des
cailloux desséchés.
On nous arrête, chemin faisant, pour nous montrer une
sépulture antique complètement souterraine.
Elle n'est pas taillée dans le rocher, mais faite de
gros blocs soigneusement appareillés. Deux chambres,
sans aucune trace de décoration et de proportions
médiocres, se font suite.
Les terres éboulées qui encombrent le sol, les
ténèbres partout régnantes et que la
lueur de nos allumettes dissipe mal, entravent notre
exploration et peut-être nous ne
pénétrons pas tous les mystères de ces
retraites de la mort.
Le jour baisse rapidement, et lorsque nous sortons des
montagnes pour gagner la vallée où se trouve
Mélassa, la nuit est complète.
Nous marchons au milieu d'une ombre toujours plus
épaisse, et les heures qui, ce matin, nous semblaient
s'enfuir si rapidement, se traînent maintenant avec une
fastidieuse lenteur. Nous et nos montures nous sommes rompus
de fatigue. Enfin quelques lueurs scintillantes nous
annoncent la ville ; il nous a fallu quinze heures pour
l'atteindre. Il n'est pas plus d'hôtel dans les villes
d'Anatolie qu'il n'est de route dans la campagne ; aussi
errons-nous, sollicitant de porte en porte une
hospitalité incertaine, et ce n'est pas sans peine que
nous obtenons la permission de nous installer dans une maison
actuellement inoccupée, propriété d'un
Grec de Smyrne.
Nous n'avons garde d'examiner le gîte si
péniblement découvert, et ce n'est que le
lendemain que nous nous rendons compte de l'état des
lieux. C'est une vaste salle qui garde quelques vestiges
d'une décoration élégante. Les portes
combinent, non sans grâce, sur leurs battants, des
rosaces formées de losanges, le plafond
présente un appareil de bois découpés et
rassemblés avec adresse ; mais les fenêtres
n'ont plus que des fragments de vitres, et les volets
disloqués craquent dans leurs charnières.
Dès que passent un souffle de vent, un long
gémissement s'échappe des murs, des solives,
des planchers chancelants : il semble que cette masure pleure
elle-même sa décrépitude et sa
misère, Des divans sont alignés tout alentour
de la salle ; ils disparaissent sous un indescriptible
amoncellement de guenilles. Tapis déchirés,
couvertures râpées y superposent leurs ruines.
Nous trouvons un rat mort entre deux coussins.
Mélassa était une cité carienne, la
patrie du fameux Mausole. Les Cariens venaient des
îles, mais d'autres émigrés vinrent
après eux et les refoulèrent dans
l'intérieur. Hérodote nous dit que, de son
temps, on montrait à Mélassa un temple de
Jupiter fort ancien. Rien d'apparent ne subsiste qui remonte
à une aussi haute antiquité. Mélassa
conserve cependant des ruines nombreuses, mais toutes de
l'époque romaine ; la ville fut sans doute agrandie,
repeuplée peut-être à l'époque des
Césars ; elle dut reprendre alors une certaine
importance. Mélassa aujourd'hui compte sept à
huit mille habitants ; la population fut certainement plus
considérable aux premiers siècles de
l'ère chrétienne.
La population de Méiassa est
généralement turque et musulmane ; on n'y
signale qu'un petit nombre de familles grecques ou juives.
Mais, à notre grande surprise, nous y trouvons un
Français et qui porte un nom fameux ; c'est un Sardou,
le propre cousin germain de l'auteur dramatique.
Les maisons de Mélassa sont construites presque
complètement en bois ; les murs du
rez-de-chaussée présentent seuls une
maçonnerie grossière. Les tremblements de terre
secouent tout cela de temps en temps, aussi les
bâtisses les plus nouvelles ont-elles un aspect
vermoulu et décrépit. Pas d'enceinte qui
étreigne la ville ; des jardins, des champs
séparent souvent les habitations, et les toits
apparaissent encadrés de verdure. Les rues que l'on
pourrait appeler parfois des chemins, des sentiers, forment
un inextricable labyrinthe. Bien que la ville soit assez
petite, rien de plus difficile que de s'y orienter, et nous
ne pouvions jamais sans une laborieuse recherche rentrer au
logis. Au reste il ne faut pas se plaindre des promenades
faites à l'aventure ; elles sont toujours
fécondes en surprises charmantes, en
révélations curieuses : ce que l'on trouve sans
le chercher vaut bien ce que l'on cherche sans le
trouver.
Le bazar abrite ses galeries sous des toiles ou des
planchettes légères ; il ne présente
aucun intérêt spécial et l'industrie
locale ne produit rien qui mérite une mention. Ce sont
les mêmes boutiques basses, les mêmes
entassements de marchandises, les mêmes marchands
indolents, les mêmes petits cafés, les
mêmes chiens fauves étendus au milieu de la
chaussée, que nous avons vus dans toutes les villes de
l'Orient.
La grande mosquée de Mélassa est remarquable.
Les dômes qui la surmontent, les minarets qui la
flanquent, composent une sorte de décor d'une
harmonieuse originalité.
L'édifice est en marbre, luxe que les monuments
antiques présentent presque seuls en cette
région. Les blocs ne se superposent pas en assises
d'une parfaite régularité. Les claveaux des
fenêtres, alternativement de marbre blanc et de marbre
rouge, s'emboîtent les uns dans les autres par des
échancrures très compliquées. Les
constructeurs semblent s'être créé des
difficultés à plaisir, désireux de
prouver à tout propos et même hors de propos,
l'habileté de leur ciseau. Quelques stalactites
délicatement fouillées se suspendent aux
corniches du couronnement. L'ornementation est
généralement discrète ; mais la
façade mène plus grand tapage.
Un vaste porche l'occupe tout entière ; cinq arcs y
déploient leur ogive. Celui du centre, ouvert dans
l'axe de la porte, est plus vaste que les autres et
s'enrichit de dentelures. Une ligne de balustrades ferme
à hauteur d'appui les autres baies. Le marbre s'y
découpe tout à jour, en rosaces d'une
somptueuse élégance, en étoiles
rayonnantes. Les piliers qui soutiennent les arcs sont
massifs, et l'ensemble, bien que riche et imposant, a de la
lourdeur. C'est là une imitation quelque peu
maladroite des belles mosquées dont Brousse
s'enorgueillit. La conception générale reste la
même, et les détails ne diffèrent que par
moins de grâce. Le souffle du génie n'est pas
venu jusqu'à Mélassa, la copie rappelle le
modèle, mais pour le faire regretter. Les battants de
la porte entremêlent, non sans bonheur, des
combinaisons de lignes d'une régularité
géométrique.
L'examen attentif et un peu prolongé dont nous
honorons la mosquée, éveille les
susceptibilités des dévots Musulmans ; on
s'attroupe autour de nous, c'est bientôt une escorte
que nous traînons à notre suite, escorte du
reste plus importune qu'hostile.
Nous demandons, par une pantomime expressive, que la
mosquée nous soit ouverte ; aussitôt un vieux
Turc s'éloigne et revient bientôt porteur de la
clef. Nous entrons sans même que l'on exige que nous
nous déchaussions ; nous explorons l'intérieur
en toute liberté, tandis que notre escorte demeure
respectueusement alignée sur le seuil, comme devant
une barrière infranchissable bien qu'invisible. Cet
intérieur fort misérable ne répond pas
aux prétentions luxueuses de l'extérieur.
Cette mosquée, complètement isolée,
marque l'extrémité de la ville et la domine
majestueusement ; elle s'élève à
mi-côte d'une longue colline. Nous continuons notre
escalade au delà, par un sentier rocailleux, et nous
ne tardons pas à découvrir des tombes. Nous
pénétrons dans ce qui fut la nécropole
de l'antique Mélassa. Chargée de guirlandes et
montrant un cartouche où se lit une inscription
grecque, une grande cuve de pierre trône au milieu d'un
champ. Le couvercle a des palmettes à ses angles ;
très massif, très pesant, il était
malaisé de le déplacer, aussi a-t-on fait une
ouverture au flanc du sarcophage. Cette brèche
béante permet d'explorer du regard ses profondeurs ;
les profanateurs pillards n'y ont rien laissé.
Quelques pas plus loin, nous atteignons un chêne vert
au tronc noueux, à la ramure puissante ; un troupeau
de moutons fait la sieste à son ombre. De là
nous découvrons, seul et fièrement posé
sur une sorte d'esplanade aride, un monument funéraire
d'une importance capitale et le plus beau, sinon le plus
curieux que nous ayons rencontré en Anatolie. A la
bonne heure, voilà qui n'est pas une ruine informe, un
monceau de poussière que notre curiosité
crédule glorifie peut-être sans raison ; ici le
temps et les hommes ont modéré leurs ravages,
et l'oeuvre des siècles passés apparaît
dans une conservation presque parfaite.
Un ordre de colonnes règne sur un soubassement
carré que décorent des corniches d'une saillie
puissante. On compte quatre colonnes sur chacune des faces
avec les colonnes d'angle ; celles-ci toutefois seraient plus
justement appelées des antes : elles sont
carrées et affectent l'apparence de piliers robustes.
Les autres colonnes présentent une disposition fort
bizarre ; elles semblent rondes lorsqu'on les voit de
l'extérieur ou de la salle intérieure ; leur
fût cependant s'aplatit à droite, à
gauche, dans la direction du massif qui les porte. Les
cannelures ne montent que jusqu'au tiers environ de la
hauteur totale. Peut-être les entre-colonnements
étaient-ils primitivement fermés ou du moins
à demi fermés par des dalles ; mais rien ne
subsiste de cette clôture supposée. Les
chapiteaux, sans reproduire fidèlement le type
corinthien, groupent quelqnes feuilles d'acanthe.
L'entablement qui se déploie sur les colonnes, devait
porter un couronnement probablement de forme pyramidale ;
mais cette partie du monument est dégradée et
il n'est pas aisé d'y réparer, par la
pensée, les outrages subis.
L'enceinte carrée que limite la colonnade et que l'on
pourrait appeler le premier étage du tombeau, n'a
jamais été d'un accès plus facile
qu'aujourd'hui. On ne peut y atteindre qu'avec l'aide d'une
échelle ou par des exercices de gymnastique quelque
peu audacieux. Il faut cependant monter là pour bien
connaître le morceau le plus remarquable de tout le
monument ; c'est le plafond qui n'est autre que le dessous du
couronnement. Les blocs, faisant l'office de poutres,
s'étagent, et l'appareil qu'ils composent,
présente comme des gradins renversés où
s'épanouissent rosaces et riches caissons. Rien de
plus original, de plus hardi et de mieux compris ; mais
là comme partout, un examen un peu attentif
révèle des erreurs de construction : telle
partie qui devrait reproduire exactement telle autre partie,
n'est pas dans les mêmes proportions ; telles lignes
qui sont indiquées pour un développement
parallèle, s'égarent et dévient en
obliques disgracieuses. Toute cette ornementation ne manque
ni d'élégance ni de richesse ; mais
l'exécution trahit une certaine lourdeur de ciseau,
une certaine négligence.
L'artiste, évidemment romain ou du moins au service
des Romains, satisfait d'avoir conçu un édifice
d'un effet imposant et fastueux, n'a pas pris souci de
perfectionner son oeuvre et d'en ciseler avec soin les
détails. Ce tombeau est comme une page
rédigée dans le plus beau style, mais
émaillée de fautes d'orthographe. Il est
intéressant d'y remarquer les trois divisions,
soubassement, colonnade et pyramide que présentait, en
de plus vastes proportions et avec un art plus parfait, le
tombeau de Mausole.
Le soubassement contient la chambre funéraire ; on y
accède par une petite porte ménagée sur
la face qui regarde le nord. Mais par une bizarrerie
inexpliquée, cette porte ne se trouve pas au milieu,
on l'a reportée sensiblement sur la gauche. La salle
intérieure a quatre piliers carrés, très
simples, très massifs qui supportent le plafond.
Partout rien que des marbres nus (tout le monument est de
marbre), pas un rinceau, pas une moulure, pas une inscription
: ce tombeau reste pour nous anonyme et ses magnificences
n'évoquent aucun souvenir.
Les urnes, les sarcophages ont disparu ; les chèvres
usurpent le sanctuaire. Notre visite importune les scandalise
fort, et ce n'est qu'à grands coups de canne que nous
leur persuadons amicalement de nous céder la place. Le
troupeau cependant reste obstinément groupé sur
le seuil, muette protestation. Deux boucs que l'expulsion
subie a sans doute irrités, se prennent aussitôt
de querelle. Ils se dressent, ils s'abattent et se heurtent
le front à se le mettre en pièces. Quelquefois
les cornes s'entre-mêlent dans le choc et les jouteurs
ont peine à se dégager. Délivrés,
ils reprennent du champ et l'assaut recommence. Les
béliers que manoeuvraient les légionnaires de
Rome, ne battaient pas plus furieusement les remparts des
cités ennemies. Nos héros luttent longtemps,
non sans courage, non sans une fierté chevaleresque
digne des preux que le Tasse a chantés. Les
chèvres, comme nous, gardent la plus stricte
neutralité ; elles savent qu'elles seront le prix de
la victoire, mais cette éventualité n'a rien
qui les effraie. C'est au plus fort à commander. Enfin
la fortune se prononce. Un des champions renonce à un
duel devenu trop inégal ; il s'éloigne et va se
consoler de sa défaite en broutant. Magnanime autant
que brave, le vainqueur respecte le vaincu, il ne
l'inquiète pas dans sa retraite ; la gloire du
triomphe suffit à son orgueil.
Flânant au hasard dans les ruelles de Mélassa,
nous découvrons un chapiteau corinthien qui domine, de
ses acanthes de marbre, quelques masures à demi
croulantes. Ce n'est pas sans peine que nous atteignons
jusque-là. Ce vénérable débris
devait faire partie de quelque édifice
considérable, probablement d'un temple. Un grand
perron étage encore, dans une impasse infecte,
quelques larges degrés. Puis nous trouvons un
stylobate fait de blocs qui mesurent environ un mètre
de hauteur et deux mètres et demi de longueur. C'est
sur cette base magnifique que se dresse l'unique colonne
échappée à la destruction ; elle ne
porte plus qu'un nid où les cigognes font
sentinelle.
On voit encore à Mélassa une porte de
construction romaine, comme toutes les autres ruines. Il
n'est, du reste, pas un mur où n'apparaisse quelque
beau bloc évidemment arraché à quelque
monument antique, ou quelque inscription, toujours
rédigée en grec.
Peu de temps avant notre arrivée, en creusant les
fondations d'une maison, on avait découvert trois
têtes de marbre parfaitement conservées, un pied
et une main. Les têtes, une de femme, deux d'hommes,
étaient évidemment d'un travail romain, belles
du reste, surtout une des deux têtes d'hommes. J'ai cru
reconnaître quelqu'un des premiers Césars, dans
cette face imberbe, énergique, aux traits fortement
accusés.
Le 6 mai, de grand matin, nous disons adieu à
Mélassa. Nous avons encore six chevaux et trois
agoyates ; mais ce ne sont plus nos hommes et nos bêtes
de Boudroum, maintenant en route pour retourner au logis.
Nous ne tarderons pas, par malheur, à nous apercevoir
que le changement ne nous a pas été
avantageux.
Nous chevauchons dans une fort belle plaine. Il est assez de
cultures pour que nous emportions une excellente opinion de
la terre, pas assez pour que nous emportions une opinion
favorable des hommes qui la cultivent ou plutôt qui
pourraient la cultiver. Les blés font dans la campagne
de grandes taches vertes symétriquement
découpées. Les oliviers sont nombreux. Les
ruisseaux abondent, parfois ils se dissimulent
discrètement sous les touffes de lauriers-roses.
Bientôt nous retrouvons les montagnes. Cette belle
province d'Anatolie ne répète pas longtemps les
mêmes aspects ; elle ne se lasse pas de varier ses
splendeurs. Les pentes, d'abord assez douces, puis beaucoup
plus rapides, sont plantées d'oliviers centenaires.
Ils puisent une vigueur singulière dans le sol
rocailleux que leurs racines étreignent. Les ruisseaux
prennent maintenant les allures désordonnées
des torrents ; ils gardent cependant leur parure de
lauriers-roses.
Nous rencontrons quelques hameaux accrochés au rocher
comme des aires de vautours. Rien de plus misérable,
et le premier orage, dirait-on, jetterait dans les ravins ces
masures faites de poussière. La demeure des morts est
plus séduisante que celle des vivants ; un petit
cimetière apparaît dans une gorge, et les pins
l'enveloppent comme d'un voile de deuil.
Plus de cultures, plus d'arbres que l'homme ait asservis. La
nature règne sans maître et les forêts
couvrent les montagnes. Nous avons vu des rochers faits d'un
marbre grossier ; ils sont maintenant formés d'un
schiste grisâtre. Les pins s'y cramponnent et les
enlacent.
Tantôt nous découvrons des cimes vertes et
tantôt des vallons dont les broussailles nous
dérobent les profondeurs. Les aspects sont parfois
d'une majesté farouche. Les cystes, effeuillant leurs
bouquets blancs et roses, sourient au milieu de ces sublimes
horreurs. Nous retrouvons, plus limpides encore, les
ruisseaux qui s'épandaient dans la plaine et
bientôt même les sources qui les enfantent.
Souvent on a pris soin de recueillir l'eau et de la mettre,
en parfaite commodité, à la portée du
voyageur. Une branche de bois forme un petit aqueduc, et
l'eau s'épanche régulièrement dans une
auge taillée au tronc d'un arbre. Rien de plus
primitif et de plus fragile, mais une heureuse
complicité de tous assure le respect et l'entretien de
ces modestes ouvrages ; les mousses, les herbes humides leur
prêtent une décoration charmante.
Quant au chemin, la sollicitude publique ne s'étend
pas jusque-là ; le passage habituel des voyageurs l'a
créé, c'est une piste parfois confuse, toute
hérissée de rocs, et seuls des chèvres
ou des chevaux d'Anatolie peuvent en affronter les casse-cous
invraisemblables.
Les surprises abondent et les subits coups de
théâtre : l'horizon tout à l'heure
rétréci aux limites d'une gorge,
s'élargit tout à coup et semble sans bornes.
Les rochers maintenant sont faits de grès ; ils
s'élèvent en masses régulièrement
arrondies et forment des entassements formidables, comme en
certaines parties de notre forêt de Fontainebleau. Les
mousses, les lichens les tapissent, les grands pins les
enjambent et superposent leurs colonnades
rougeâtres.
Nous traversons un petit village, puis nous cessons de
monter, car nous passons sur l'autre versant. La descente
commence. Après cinq heures de marche environ, nous
arrivons au lieu dit Turbi-Kaïvessi ; c'est une station
de zaptiés. La force publique a là sa petite
citadelle, c'est-à-dire une bicoque où les
poules refusent d'établir leur poulailler.
Le sol, un peu plus uni, forme une sorte d'esplanade
où l'herbe pousse courte mais épaisse ; aussi
nos montures déchargées, s'empressent à
brouter. Des pins énormes, largement espacés,
arrondissent leurs cimes avec une symétrie
architecturale.
Après deux heures de repos, nous repartons. Nous ne
cessons plus de descendre, et le sentier est si mauvais que
souvent nous jugeons prudent de cheminer à pied.
Chaque ravin a son torrent qui coule ou du moins quelque
source mystérieuse qui suinte dans les pierres.
Dès que les pins ont disparu, les oliviers
reparaissent. L'olivier vient à l'état sauvage
dans toute cette partie de l'Anatolie. Au milieu des buissons
épineux, des taillis qu'il compose, on choisit les
pieds les plus vigoureux, on les dégage un peu, on les
émonde, puis on les greffe ; l'arbre tel que l'a fait
la nature, touche ainsi l'arbre que l'homme dompte et
civilise.
La nuit est proche, lorsque nous quittons les montagnes pour
descendre dans la vallée. Par malheur, la piste que
nous suivions devient confuse, incertaine ; elle serpente et
se subdivise. Nos hommes paraissent n'avoir qu'une
connaissance très sommaire des lieux, aussi nous
errons à travers champs avant de trouver le village
où nous devons passer la nuit. C'est un peu à
tâtons que nous découvrons
Démir-Dérési.
Nous prenons gîte dans une salle basse qui forme
l'arrière-boutiquc d'un café. Quelques nattes
aussi redoutables que la tunique de Déjanire, quelques
tapis décolorés recouvrent
incomplètement le sol. Les coqs nous réveillent
de grand matin ; la bâtisse où nous logeons est
plutôt un poulailler qu'une maison.
Nous sommes encore sur l'emplacement d'une cité
antique, et Démir-Dérési est un nom
moderne qui remplace le nom ancien d'Alinda. A notre seuil
même nous voyons des débris. Partout les
constructions nouvelles prennent pour point d'appui quelques
blocs d'un bel appareil, car la ruine est robuste encore et
le passé étaye le présent. Ici, plus de
marbre, tout est de granit.
La ville occupait et le village occupe encore une pente
rocheuse ; d'un côté elle est dominée par
des montagnes, de l'autre elle domine elle-même, et non
sans majesté, une vaste et riante campagne. On
reconnaît de nombreux vestiges de murailles bien
construites.
Voici un tombeau fort simple et de forme carrée. Puis,
au milieu de baraques étrangement
déjetées, de taudis noirs, de cours poudreuses,
apparaît un piédestal de proportions grandioses.
Les corniches, les moulures sont du plus noble dessin ; elles
accusent leurs saillies nettement el non sans grâce.
Cette construction est carrée ; on a ouvert violemment
une brèche sur l'une de ses faces ; les pillards
supposaient là quelque cachette et quelque
trésor ; ils n'ont rien trouvé qu'une salle
dont un pilier très massif occupe le centre. Ce
n'étaif, selon toute vraisemblance, qu'un vide
ménage pour alléger la construction, et
primitivement inaccessible. Groupe triomphal, trophée,
statue colossale, que portait cette base ? On ne saurait le
dire ; mais certainement quelque chose manque et sans doute
ce qui était le plus précieux.
Alinda a son acropole qui occupe, du côté du
nord, un contrefort abrupt. Là, formant un fastueux
diadème, plusieurs édifices s'élevaient.
Du village, on ne découvre qu'une longue muraille bien
construite et percée de quelques fenêtres
carrées, de quelques portes cintrées. Pour
atteindre jusque-là, l'escalade est rude.
Une porte béante étale un linteau monolithe qui
mesure près de quatre mètres de longueur.
Plusieurs colonnes jaillissent, mais mutilées ;
quelque génie malfaisant semble s'être plu
à les décapiter une à une : elles
devaient former de grands alignements. Trébuchant dans
les décombres que l'herbe dissimule perfidement,
enjambant les blés qui parfois dépassent la
taille d'un homme, nous parvenons jusqu'à un monument
moins dévasté et plus considérable. La
muraille que nous admirions tout à l'heure en fait
partie. Il y avait évidemment deux vastes salles
superposées, de mêmes proportions, et
séparées, non par des voûtes, mais par
des plafonds de bois.
Ces salles étaient partagées en deux nefs par
quinze ou vingt piliers ; quelques-uns ont été
renversés et il est difficile d'en préciser le
nombre exactement. Dans la salle basse, deux demi-colonnes
adossées composent les piliers ; elles appartiennent
à un ordre dorique romain assez peu
élégant. Cette salle qui se trouvait en
contre-bas du côté de l'acropole, prenait jour
sur la campagne, par les ouvertures cintrées que nous
avons déjà signalées. La salle
supérieure au contraire, d'un côté se
présente de plain-pied et de l'autre forme un premier
étage. A l'aplomb des piliers inférieurs, des
colonnes se dressent, plus légères et qui
paraissent avoir porté des chapiteaux ioniques. Des
escaliers devaient mettre en communication les deux salles.
Enfin quelque terrasse couronnait le monument. En effet, sur
la crête de la muraille, aux angles et sur les faces
qui font retour, sont des socles qui servaient sans doute de
base à des pilastres ou à des colonnes. Les
orties géantes, les euphorbes, les ombellifères
envahissent les ruines, mais sans en dérober le plan
général.
La destination cependant reste incertaine ; peut-être
faut-il voir là une sorte de prétoire, car ces
salles semblent avoir été disposées pour
recevoir un public nombreux. Dans tous les cas, la
présence de la voûte et la lourdeur de certains
détails révèlent un travail
romain.
Le site est admirablement choisi et les Grecs, à cet
égard, n'auraient pu faire mieux. Un tableau immense
et splendide se déploie tout alentour. C'est un
amphithéâtre de montagnes énormes dont
les oliviers escaladent les pentes, dont les pins couronnent
les cimes ; c'est Alinda confondant ses ruines aux rochers
d'où elles sont sorties ; c'est
Démir-Dérési et sa mosquée
misérable que la piété des
fidèles ne déserte pas cependant ; c'est une
plaine verdoyante où les arbres alignés
indiquent les ruisseaux ; c'est un sentier où les
troupeaux qui passent soulèvent un nuage de
poussière ; c'est la nécropole dispersant ses
sarcophages vides ; c'est enfin l'azur qui rayonne tout en
feu.
Les ruines continuent en arrière de ce qui fut,
à proprement parler, l'acropole. Quelques tambours de
colonnes ont roulé dans les herbes et le sol garde
partout la trace des constructions antiques.
Nous atteignons le théâtre, comme toujours
adossé au flanc d'une montagne. Il est très
vaste, et la population de tous les villages environnants ne
suffirait pas à le remplir.
Démir-Dérési est peu de chose
auprès de ce que fut Alinda. A droite et à
gauche de la scène, s'élèvent deux
grands massifs construits d'un appareil régulier et
symétriquement percés de deux portes à
plein cintre. Les gradins qu'ils portent et ceux qui reposent
directement sur le rocher sont presque tous restés en
place ; mais les oliviers qui s'y sont installés sans
respect, comme curieux de voir jouer une tragédie, ont
quelque peu disjoint les blocs et compromis la
régularité de leur alignement. La scène
ne garde rien de sa décoration primitive.
Alinda avait une enceinte fortifiée ; on peut en
suivre presque partout l'imposant développement. Le
rempart grimpe sur la montagne et va rejoindre une tour qui
espionne l'horizon, du haut d'une crête plus
élevée que l'acropole elle-même. Cette
tour est carrée, et présente de larges
fenêtres. Près de là, des trous noirs,
béants au milieu des broussailles,
révèlent des retraites souterraines,
peut-être des citernes. Le rempart est partout
flanqué de tours, mais fort petites. Plus il se
rapproche du village de Démir-Derési, moins il
est complet ; les habitants lui ont emprunté des
pierres, et dans la plaine, la destruction a
été presque complète.
Là se trouve la nécropole. Les sarcophages
massifs, gisent sur le sol ; ce sont de grandes cuves de
granit sans ornements, sans inscriptions aujourd'hui
lisibles. On a jeté bas les couvercles ; tout a
été profané et brisé, le vent a
emporté et la cendre des morts et leur souvenir.
Rentrés au logis, nous trouvons un colporteur
installé sur le seuil ; il a ouvert ses ballots et
s'empresse à déployer devant nous des
étoffes que l'on pourrait découper en
vêtements, en serviettes, en robes, en turbans. Ces
étoffes sont de fabrication indigène ; elles ne
présentent cependant aucun intérêt
spécial ; au reste, ce pauvre négociant
ambulant ne porte avec lui que des produits vulgaires, car ce
n'est pas au milieu de la population misérable des
villages d'Anatolie, qu'il pourrait espérer vendre
quelque chose de précieux.
Cette population s'occupe d'agriculture. A
Démir-Dérési elle est exclusivement
musulmane. Aujourd'hui, comme dans l'antiquité, les
Grecs sont cantonnés sur les côtes.
On pourrait aisément faire le dénombrement des
voyageurs européens qui ont traversé Alinda et
notre apparition est certainement un événement
extraordinaire. Elle cause cependant beaucoup moins
d'émoi que dans certains villages d'Egypte et de Syrie
où le touriste est chose fort commune ; c'est qu'en
effet la curiosité est pour peu de chose dans les
importunités odieuses dont l'Européen est si
souvent victime en Orient. Il ne faut pas, à cet
égard, se bercer de quelque illusion vaniteuse ; on
prétend nous voir, mais surtout nous exploiter, nous
sommes une proie plus qu'un spectacle.
Les braves gens de l'Anatolie intérieure n'ont pu
faire encore, par bonheur, leur éducation de
parasites. Un étranger vient, on le regarde un peu, de
loin, mais sans empressement, on l'accueille aisément,
mais pas de cris, pas d'offres obséquieuses, de
demandes étourdissantes, de sommations insolentes,
d'escortes tumultueuses. Dessine-t-on, mesure-t-on quelques
débris antiques, prend-on quelques notes,
liberté absolue, jamais personne ne vient imposer sa
compagnie et ses services. Quelquefois, mais
discrètement, on nous apporte des médailles
antiques, et certes bien authentiques. Jamais je ne trouverai
plus naïfs antiquaires. Une rondelle de métal
rongée de rouille, quelques boutons, un vieux clou
sont par eux estimés à l'égal d'un
Alexandre. Parmi plusieurs empereurs romains, nous
découvrons un sceau de plomb avec cette inscription :
Vinaigre de toilette, Bully. Je ne connais pas de
César qui ait porté ce nom.
Le 8 mai, nous laissons derrière nous Alinda et nous
descendons dans la plaine. Les ormes noueux bordent souvent
le chemin et l'enveloppe d'ombre. Nous sommes tentés
de ralentir un peu notre marche, en passant sous ces
voûtes pleines de fraîcheur ; car là
où le soleil ne rencontre aucun obstacle, il fait rage
et la chaleur est d'une violence terrible. Nous ne nous
attendions certes pas à trouver en Anatolie, au
printemps et dans le voisinage des montagnes, une
température aussi élevée.
La plaine ne s'étale pas avec une monotone
uniformité ; elle est souvent entrecoupée de
vallons où de limpides ruisseaux promènent leur
murmure. Pauvres campagnes ! si belles et qui sourient si
joyeusement, un fléau, redoutable entre tous, les
menace d'une prochaine dévastation.
Les sauterelles, soit qu'elles aient émigré de
régions plus lointaines, soit qu'elles soient
nées du sol, ont tout à coup surgi en
légions innombrables. Grises, longues à peine
comme la moitié du doigt, elles forment des couches
ininterrompues, ou des taches brunes ; souvent la terre
disparaît complètement sous les parasites qui la
dépouillent.
De loin on hésite à reconnaître là
des animaux ; mais approche-t-on, ce qui semblait immobile et
sans vie, s'agite, grouille, se soulève et s'essaie
à un vol lourd ; les ailes qui s'ouvrent par milliers,
mènent un bruit confus. A chaque pas nous consommons
plusieurs douzaines de meurtres, mais les vides sont
aussitôt comblés.
La guerre est déclarée cependant ; le
gouverneur de Mélassa a fait appel à la
population tout entière de plusieurs villages. Les
femmes, les enfants même ont dû marcher à
l'ennemi ; on organise des colonnes qui battent la campagne,
car il faut exterminer les exterminateurs. Mais, à
défaut de la force, les sauterelles ont le nombre ;
elles marqueront certainement leur passage par bien des
ruines, car elles aussi sont des conquérants.
Les montagnes qui s'alignent aux limites extrêmes de
l'horizon prennent souvent des teintes bleuâtres. Nous
atteignons le Karthoï, affluent du Méandre. C'est
une rivière d'humeur un peu turbulente ; elle serpente
à l'aventure sur le sable d'un lit trop large. Nous
entreprenons de la passer au gué. Mon cheval bronche,
hésite, n'avance qu'à regret, puis s'affaisse
et tombe, là ou l'eau est assez profonde et le courant
violent ; bon gré, mal gré, je prends un bain
jusqu'à mi-corps.
Au delà du Karthoï, nous trouvons un hangar fait
de roseaux que soutiennent quelques poutrelles de bois.
Là vit un homme qni offre au voyageur du café
boueux sans sucre et une natte poudreuse où l'on peut
changer de puces. Au moment où nous arrivons, quatre
ou cinq chalands sont arrêtés devant la porte ;
parmi eux est un fou. Selon le privilège que les
Musulmans reconnaissent à quiconque n'a plus les
idées bien nettes, il erre en toute liberté.
Notre vue le jette dans un accès de fureur
immédiat ; il nous accable d'injures et de
malédictions. Personne, bien entendu, ne s'interpose :
nous restons, du reste, fort calmes. Mais le sang-froid et
l'indifférence des insultés exaspèrent
l'insulleur ; nous sommes déjà bien loin que
ses clameurs féroces nous poursuivent encore.
Le chemin que nous suivons conduit directement à
Aïdin, la ville principale de cette région ;
quelques heures de marche seulement nous en séparent ;
toutefois, avant de gagner Aïdin, c'est-à-dire la
civilisation, les chemins de fer (une voie ferrée, en
effet, relie Aïdin à Smyrne), nous projetons
d'explorer les emplacements de quelques villes illustres,
Héraclée, Milet, Pryène. Mais nous
comptons sans l'ignorance de notre brave Zaïri et sans
le mauvais vouloir systématique de nos agoyates ; nous
allons faire un détour, le voyage sera aventureux, il
est douteux qu'il nous mène au but
proposé.
Déjà nous apercevions la vallée du
Méandre avec ses gras pâturages et son cadre de
montagnes azurées. Nous nous éloignons
cependant de cette terre souriante, hospitalière,
où Aïdin nous attend ; obliquant sur la gauche,
nous allons chercher le hameau de
Hallil-Béhélik où nous décidons
de passer la nuit. A Alinda, nous avions pour gîte
l'arrière-boutique d'un café, ici nous avons le
café lui-même. Les consommateurs sont
expulsés sans protestation aucune ; puis, sur notre
ordre, on procède à un lavage
général : les murs, le sol, le plancher sont
inondés à plusieurs reprises. On apporte des
nattes, des tapis, nous les repoussons avec horreur.
«Tout est propre, nous disent les naïfs, cela
vient de chez nous.- De chez vous ! mais, malheureux, nous le
savons trop bien !»
Hallil-Béhélik est habité par beaucoup
de cigognes et quelques êtres humains. Les grands becs
répètent toute la nuit d'interminables
craquements ; c'est ainsi que les cigognes dialoguent leur
tendresse.
Le 9 mai, nous nous mettons en route à destination
d'Héraclée ; nous savons où nous
prétendons aller, mais nous ne savons pas où
nous irons.
Nous quittons la vallée du Méandre, et laissant
derrière nous une tortue qui flâne nonchalamment
au soleil, nous rentrons dans les montagnes. Le sentier est
mal tracé, la montée est rude. Tzintzin ne
tarde pas à paraître, Tzintzin ! cela
résonne comme une cymbale, le nom est pittoresque et
non moins pittoresque le village qu'il désigne.
Tzintzin s'est greffé sur une vieille citadelle que le
moyen âge avait élevée au
débouché d'une gorge étroite. Les
murailles, flanquées de puissants contre-forts,
portent des masures, et les masures à leur tour
portent des nids. L'homme et la bête vivent en parfaite
fraternité et superposent leurs demeures. Les
cigognes, armées de leur long bec et immobiles sur les
créneaux, rappellent vaguement les girouettes
fantastiques dont se hérissaient les donjons
féodaux.
De Hallil-Béhélik à Tzintzin
l'étape est fort courte et cependant arrivés
là, nos agoyates refusent de poursuivre,
prétextant la fatigue des chevaux. Nous triomphons,
non sans peine, de cette première tentative de
rébellion, mais l'hostilité persiste, d'autant
plus violente qu'elle est contrainte à se taire. Notre
ignorance de la langue est pour nous une cause de faiblesse.
Pour transmettre un ordre, pour faire la plus simple des
observations, il nous faut courir à
l'intermédiaire de Zaïri, et Zaïri n'a plus
l'énergie de la jeunesse, il manque d'autorité
et il hésite souvent, nous le voyons bien, à
remplir en toute fidélité son rôle de
traducteur ; nos réprimandes, nos menaces ne
parviennent jamais à leur adresse que censurées
et adoucies. Zaïri met une sourdine à nos plus
justes colères.
Enfin, pour le moment du moins, l'obéissance est
imposée. Nous avançons. La côte
rocailleuse où nous nous hissons péniblement,
revêt des buissons faits de petits chênes aux
feuilles caduques et de chênes aux feuilles
persistantes. Plus nous nous élevons, plus les arbres
grandissent. Un torrent limpide nous sert de guide, nous le
suivons docilement, même en ses lacets les plus
capricieux ; il va sautillant, gazouillant dans les pierres,
parfois il précipite ses eaux en une petite cascade,
il déchausse les racines des platanes noueux qui se
penchent sur ses bords, parfois il se glisse
mystérieusement sous les touffes de lauriers-roses. Le
lieu que nous traversons a nom Kovatzi. Nous montons encore.
Partout des bois de chênes, mais les arbres sont
chétifs. Enfin nous passons sur l'autre versant, et la
descente commence, très longue, souvent
pénible. Monts et vallons se succèdent sans
fin.
Nous atteignons ainsi une maison qui s'élève au
point de rencontre de trois ou quatre sentiers. Là,
plusieurs hommes sont réunis à l'abri d'un
hangar grossier ; ce sont les notables du lieu, tous graves,
tous vénérables. Accroupis côte à
côte sur une natte, ils forment un cercle majestueux
d'amples vêtements, de turbans, de barbes patriarcales.
Les Orientaux ont, dans leurs attitudes, une noblesse
instinctive ; ils gesticulent peu, ils savent rester
immobiles durant plusieurs heures et s'ennuyer avec une
sérénité grandiose. Toutefois dans
l'homme comme dans les cités, il ne faut pas porter un
examen indiscret jusque sur les détails ; cette
majesté n'exclut pas certaines misères ; les
bournous, les manteaux dessinent de magnifiques plis, mais
ils sont en guenilles, les jambes sont croisées avec
aisance, mais les babouches ont des semelles en ruines. Que
faire avec ces dignes fils du prophète ? Solliciter
leur bénédiction, telle a été la
première pensée, ou leur offrir un sou, car
telle est la seconde pensée et peut-être la
meilleure ?
On nous accueille, du reste, fort bien, le cercle s'ouvre et
nous y prenons place. La conversation s'engage, mais avec une
solennelle lenteur, car l'intervention constante de
l'interprète est nécessaire.
Le fusil à deux coups, dont l'un de nous est porteur,
excite la curiosité de l'assistance ; il faut en
expliquer le mécanisme par une pantomime
ingénieuse. Mais ce merveilleux fusil doit
fonctionner, on nous demande cette épreuve
décisive. Les cartouches y sont placées, les
chiens s'abattent et les deux coups ratent piteusement. Quel
beau résultat ! Personne ne bronche cependant. Si
semblable mésaventure nous fût arrivée
dans un village de France ou d'Italie, quelle explosion de
rires et que de railleries ! Ici pas un mot, pas un sourire.
Toutefois, désireux de relever le prestige de nos
armes quelque peu compromis, nous jouons du revolver ; six
coups roulant de suite, six balles envoyées en un
instant font oublier ce fusil si perfectionné qu'il ne
part plus.
Le gouverneur de la contrée est au nombre de nos
spectateurs. C'est un pauvre homme, quelque caporal des
zaptiés ; il commande à trois ou quatre
villages plus pauvres encore que lui, s'il est possible. Il
nous emmène à Mahzy, sa résidence
actuelle et là prend soin lui-même de nous
trouver un gîte. Quel gîte ! Jusqu'à
présent nous avions couché dans des maisons
plus ou moins dignes de ce nom, ici nous devons nous
contenter d'une sorte de galerie qui forme l'antichambre
d'une magnanerie. Nous sommes les hôtes des vers
à soie. Quant au gouverneur, aux hommes qui
l'accompagnent, à nos ogoyates, ils passeront la nuit
sur une terrasse, à la belle étoile, en
compagnie des vaches et des chiens.
Le confortable très primitif auquel nous sommes
réduits, ne serait encore qu'une misère sans
importance ; mais lorsque nous avons pris laborieuse ment nos
renseignements sur le pays, nous nous apercevons avec
stupéfaction que nous avons fait fausse route. Le
fameux Héraclée que nous cherchons, est
complètement inconnu, nous pensions nous en être
rapprochés, il semble au contraire que nous nous en
sommes éloignés.
La nuit, dit-on, enfante les bons conseils, il n'en est pas
ainsi pour nous ; une révélation plus
fâcheuse encore nous attend à notre
réveil. Il ne s'agit plus, comme hier, d'un mauvais
vouloir ou d'une vague rébellion, mais d'un complot
tramé par nos agoyates. Ils avaient résolu de
mettre à profit notre sommeil pour nous abandonner, en
emportant leurs chevaux et surtout nos bagages. Par bonheur,
les conjurés ont été un peu trop
bavards, et une conversation surprise par notre fidèle
Zaïri a tout dévoilé.
C'est donc une guerre intestine qui se déclare dans
notre caravane. Nous nous informons s'il est possible de
trouver à Mahzy d'autres agoyates et d'autres chevaux
; la réponse est unanimement négative ; il nous
faut donc renoncer au plan projeté et nous rendre
directement à Aïdin dont une journée de
marche seulement nous sépare.
Nous pouvons espérer garder jusque-là hommes et
bêtes ; au reste, pour assurer le maintien de la
discipline, nous réclamons et nous obtenons sans peine
l'escorte d'un bachibouzouk. Le bachibouzouk est turc et
musulman, nos agoyates sont grecs et chrétiens ; il
n'y a nul danger qu'ils s'entendent même pour nous
piller.
Nous nous engageons dans les montagnes, mais sur une autre
direction que celle suivie par nous la veille. L'aspect
général est le même ; ce sont toujours
des ravins rocheux, de maigres bois de chênes ; mais
les sites sont moins grandioses et moins pittoresques.
La vallée du Méandre, par nous si
malheureusement quittée, reparaît, et nous la
saluons joyeusement. Cependant nous tardons beaucoup à
l'atteindre : dans les régions montagneuses, l'oeil se
trompe aisément sur le calcul des distances. Une
sollicitude attentive a ménagé, de distance en
distance, sur le chemin que nous suivons, comme de petits
lieux de repos où le voyageur trouve un banc, un peu
d'ombre et de l'eau. Cette eau, ce n'est pas la nature qui
l'a mise là ; elle ne suinte pas entre quelques
rochers, elle ne suit pas docilement quelque canal
taillé dans une branche. La montagne est aride et
désolée ; il a fallu aller remplir des jarres
à quelque fontaine sans doute fort
éloignée, puis hisser péniblement ces
jarres jusqu'ici. Elles sont placées sous un abri fait
de pierres et de branchages qui les soustrait à
l'action dévorante du soleil ; nous les trouvons
toutes fraîches, ruisselantes, car l'eau est
renouvelée très souvent. Nul gardien ne veille,
et rien n'est jamais ni déplacé ni sali. Ce
soin, partout vigilant, pour épargner au voyageur la
souffrance de la soif, montre bien que l'Islam a pris
naissance dans l'aride Arabie, sur une terre où l'eau
compte au nombre des trésors les plus
précieux.
Après avoir longtemps aperçu la vallée
du Méandre, enfin nous y entrons. Elle forme, tant
elle est large, une véritable plaine, et sans aucun
doute elle se couvrirait des plus opulentes moissons, si
l'homme lui confiait quelques grains ; mais les champs
cultivés, ici comme partout, sont rares, et la terre,
abandonnée à elle-même, se contente
d'enfanter les plus riches pâturages que l'on puisse
rêver.
Le Méandre est un fleuve sérieux,
chargé, ainsi que le Nil, d'un limon jaunâtre,
bien que les ruisseaux que nous voyons courant à sa
rencontre, soient parfaitement limpides. Nous passons en bac
car l'eau est profonde et le courant d'une violence
extrême.
Transportés sur la rive droite, nous
découvrons, avec quelque précision, les
montagnes qui, de ce côté, limitent la
vallée. Aïdin est là, nous ne le voyons
pas encore, mais déjà nous le devinons
vaguement. Le sol est plat, et cependant le chemin, je ne
sais par quel caprice, semble fuir le but et multiplie
follement les détours. Nous chevauchons ainsi durant
plusieurs heures, sans que nous paraissions avancer beaucoup.
Enfin les cultures deviennent plus nombreuses, les ruisseaux
courent de ci, de là, à l'aventure, et la ville
peu à peu se dégage des incertitudes de
l'horizon. Nous distinguons maintenant les maisons, les
vergers qui s'étagent, les mosquées qui
dressent au ciel leurs minarets, comme pour montrer aux
fidèles où doit s'adresser la
prière.
A peine avons-nous fait notre entrée dans Aïdin,
que nous voyons une gare, des locomotives, des wagons. On
nous conduit dans un hôtel très vaste, presque
propre ! Nous avons des chambres, des lits, quelle
magnificence ! Et ce confortable, depuis longtemps
oublié, n'exclut pas tout caractère
pittoresque. Nos chambres ouvrent sur une galerie qui domine
une cour que des mûriers et des platanes ombragent ;
mules et muletiers, chevaux et agoyates la remplissent d'un
tumulte joyeux.
Aïdin compte de vingt-cinq à trente mille
habitants, Turcs en immense majorité ; les principales
puissances européennes y entretiennent des consuls ou
des vice-consuls. Aïdin n'a pas d'enceinte, aussi ses
maisons ne présentent pas l'aspect
désagréable de la gêne et de
l'entassement. Elles s'entourent de vergers, de jardins, et
souvent les orangers, dépassant la crête de la
muraille qui les tient emprisonnés, tendent au passant
leurs beaux fruits d'or. Jamais de symétrie monotone,
point d'alignement sévère ; chacun a construit
son logis au gré de son caprice. Il est des
habitations qui se dispersent dans les champs, comme des
enfants joueurs que tentent les charmes de l'école
buissonnière.
De tous les matériaux, le plus employé est le
bois ; mais comme la pierre, quand par hasard on en fait
usage, il disparaît sous un bariolage de couleurs
éclatantes et quelquefois même criardes. Selon
l'usage ordinaire, les rues du bazar sont couvertes d'un toit
léger ; mais d'autres rues, d'un aspect plus
inattendu, semblent des canaux improvisés, et l'on
dirait que les eaux d'un aqueduc subitement rompu s'y
déversent.
Ce sont les ruisseaux descendus de la montagne ; ils
traversent la ville en toute liberté, faisant un lac
de chaque carrefour, une rivière de chaque rue. Ils
roulent, ils clapotent en battant les murs, ils lavent les
pavés, ils grondent quelquefois, comme impatients de
gagner la vallée où le Méandre les
attend.
Il y a peu d'années encore, Aïdin renfermait un
théâtre antique ; on en a fait une
carrière. Ce n'est plus qu'un souvenir. Cependant de
nombreux débris attestent les lointaines origines de
la ville ; ce sont des chapiteaux aux riches volutes, des
tambours de colonnes, des fragments d'architraves, des
corniches rompues. On ferait un petit musée en
recueillant les marbres qui traînent dans les
rues.
Aïdin s'adosse à une montagne ; les quartiers
hauts présentent des aspects charmants. Là les
maisons sont peu nombreuses, mais les arbres abondent. Ce
sont des platanes légers, de noirs cyprès, des
mûriers, des oliviers. Sous cette ombre protectrice, de
petits cafés, bien simples, tout champêtres,
dressent leurs tables. Et les ruisseaux partout
s'épandent, parfois sans bruit, en grand
mystère, parfois avec le tapage et les violences
farouches d'un torrent. Les mousses humides tapissent les
rochers, les fougères s'y suspendent, et souvent dans
une subite échappée, la ville apparaît
toute scintillante.
Nous quittons Aïdin le 11 mai, mais c'est en wagon que
nous voyageons maintenant. La voie ferrée suit
longtemps la vallée du Méandre ; puis elle
s'engage dans des montagnes d'une médiocre
élévation, elle en contourne beaucoup, elle se
fraye passage à travers quelques-unes par de courts
tunnels. Puis, franchissant de riches campagnes que des
figuiers ombragent, elle atteint Ephèse, car
Ephèse a sa station.
Ephèse est fort abandonnée ; on y trouve
cependant un petit hôtel très propre et
relativement confortable. On voit que les touristes anglais
passent souvent ici ; Ephèse est en effet une des
étapes où les entrepreneurs de voyages, Cook et
autres, mènent les voyageurs embrigadés par
eux.
Un comptoir, surmonté d'innombrables bouteilles aux
reflets multicolores, occupe le fond de la grande salle ; une
vaste table s'étale, prête à recevoir les
opulents rosbifs. Voici des brosses, des miroirs, des
lavabos, car le touriste anglais se plait à une mise
correcte. Des affiches recommandent porter et pale ale
renommés ; enfin quelques photographies
déploient sur les murs les principaux sites des ruines
d'Ephèse. Tout est anglais, le prix même de
toutes choses, c'est-à-dire exorbitant.
A peine sortis de wagon, nous rencontrons des amazones, mais
non pas quelques-unes de ces guerrières farouches qui
se tranchaient un sein pour manier l'arc avec plus d'aisance,
qui défiaient Thésée, et que seul
Hercule devait vaincre, premières fondatrices
d'Ephèse, nous dit la légende. Les nôtres
n'ont rien fondé que je sache ; elles viennent des
Iles Britanniques et non de Cappadoce ; elles portent, non
une cotte de maille étincelante, mais une robe noire,
non un casque mais un hideux chapeau qu'ombrage un voile
vert, non un bouclier, mais un guide Murray. Escortées
de gamins en guenilles, elles vont chevauchant dans la
plaine, et leurs coursiers étiques
préféreraient certainement l'herbe grasse des
prés à la mêlée ardente des
batailles.
Pline l'ancien proclame Ephèse la seconde
lumière de l'Asie, car il réserve à
Smyrne l'honneur du premier rang. Ce nom d'Ephèse
n'est pas, paraît-il, le nom primitif ; la ville, au
temps du siège de Troie, s'appelait Alopes, et tout
fait supposer qu'elle avait déjà une grande
importance. Plusieurs cités d'Asie se sont
enorguillies d'une aussi lointaine origine, mais il en est
bien peu qui aient acquis une renommée aussi
retentissante et réuni, dans leur enceinte, d'aussi
fastueuses magnificences. La célébrité
des Ephésiens fut souvent digne de la
célébrité d'Ephèse.
Là était né Hermodore, qui collabora
avec les décemvirs lorsque la jeune république
romaine voulut codifier ses lois. Hermodore obtint les
honneurs d'une statue qui fut érigée au forum.
Ephèse était encore la patrie du ciseleur
Posidonius, qui vivait au temps de Pompée et du
peintre Parrhasius. «Parrhasius, nous dit Pline,
observa le premier de justes proportions, mit quelque finesse
dans la physionomie des visages, de l'élégance
dans les cheveux, de la grâce dans le dessin de la
bouche et, de l'aveu de tous les artistes anciens, remporta
la palme par son habileté à préciser les
contours».
La peinture paraît avoir été longtemps
florissante à Ephèse. On recueillait aux
environs le minium, d'où l'on tirait une couleur rouge
fort employée.
Ruines de l'aqueduc d'Ephèse
La
voie ferrée a coupé la ligne d'un grand
aqueduc. C'est là une construction qui ne remonte pas
à une haute antiquité, peut-être à
l'époque de la conquête turque, tout au plus
à l'époque de la domination byzantine. Les
arches sont de brique, les piles sont de marbre ou de pierre
; mais les blocs mal appareillés, rassemblés au
hasard, accusent un travail hâtif et des mains
malhabiles. Les mines de monuments précédemment
détruits ont fourni les matériaux.
Il n'est qu'un rang d'arcades, et un grand nombre de
voûtes se sont écroulées, des nids de
cigognes les remplacent ; c'est toute une cité qui est
là suspendue en l'air. Les oiseaux graves, parfois
descendent de leur haut perchoir, ils vont se
prélasser dans les champs, ils enjambent les grandes
herbes, toujours avec une majestueuse lenteur ; parfois aussi
ils interrompent leur promenade et s'arrêtent, curieux
du voyageur qui passe. L'aqueduc n'est pas beau, mais il
s'allonge jusqu'aux montagnes qui limitent l'horizon du
côté de l'orient ; on dirait une interminable
chaîne de pierre tendue dans la campagne, et c'est
chose bizarre de voir rouler les locomotives fumantes entre
les piles que les siècles ont rouillées.
Vue générale d'Ephèse
J'ai pris un cheval, car la ville
d'Ephèse est extrêmement vaste et quelquefois
semée de bas-fonds marécageux qu'il ne serait
pas toujours aisé de franchir sans le secours d'une
monture.
La végétation est prodigieusement vigoureuse.
Peu de cultures comme partout ; un économiste ne
manquerait pas de flétrir cette incurie, un artiste
serait sans doute plus indulgent. Cette terre où tant
d'âges, tant de civilisations ont confondu leurs
débris, trouve une si belle parure dans les herbes
folles ! Quels légumes vaudraient les
ombellifères géantes, les grands chardons
violets qui auraient pu défier la baguette de Tarquin,
tant ils portent haut la tête ? Parfois c'est un
fouillis inextricable de feuilles rudes, d'épines
cruelles ; et le cheval et le cavalier y disparaissent
complètement. Par bonheur, on trouve quelques
éclaircies ; mais nul doute que l'on passe devant bien
des ruines sans en rien apercevoir.
Les premiers débris visibles appartiennent à
des tombes ; elles s'alignaient, formant quelque avenue
solennelle, comme les monuments funéraires de la voie
Appiennc. Les chercheurs de trésors leur avaient fait
rude guerre ; puis les archéologues sont venus, non
moins rapaces.
Tout récemment encore, il y a six ans à peine,
ils ont à leur tour fouillé, bouleversé
ces poussières ; les sarcophages vides gisent dans les
tranchées, on a exproprié la mort et mis en
pièces les marbres qui s'obstinaient à
défendre leurs reliques.
Une ruine plus considérable surgit à notre
droite, ce sont de robustes murailles et qui accusent, sur
leurs assises rougeâtres, l'amorce des voûtes
aujourd'hui renversées. Des ouvertures étaient
ménagées, mais le temps a déformé
leur cintre, et l'on hésite s'il y faut
reconnaître des portes ou des brèches.
C'était là un gymnase, prétend-on, et
certainement de construction romaine. Le mont Prion, qui
occupe le centre du vaste emplacement qu'Ephése
couvrait, déploie sa masse sombre en arrière de
ces ruines.
Encore un tombeau, mais plus considérable que tous les
autres ; celui-ci était circulaire et
décoré avec luxe, sinon avec goût. Les
pillards ont aussi passé là, ils ne pouvaient
épargner une proie qui, par son importance même,
semblait leur promettre des trouvailles précieuses. Le
marbre blanc s'entasse encore en blocs magnifiques, on
comprend vaguement les dispositions générales
dju plan, mais il serait malaisé de reconstituer par
la pensée le monument tout entier.
Je marche environné de ruines ; maintenant, sur la
droite, apparaît un théâtre qui s'adosse
aux pentes du mont Prion. C'est l'Odéon. Il
présente un amas de fragments éboulés,
de gradins renversés, de marbres, de briques, de
pierres, d'herbes, d'arbustes où l'on reconnaît
à peu près une enceinte semi-circulaire, mais
d'une médiocre grandeur.
Le mont Prion prête encore obligeamment l'appui de ses
flancs de rocher à un autre théâtre ;
celui-ci, moins informe et beaucoup plus vaste, regarde
l'occident : on l'appelle, et justement, le grand
théâtre.
Les Romains relevèrent comme presque tous les
édifices qui ont laissé à Ephèse
un peu plus que de la poussière ; une inscription,
gravée sur un beau bloc de marbre blanc,
précise la date et nomme l'empereur Hadrien.
Ephèse, comme Smyrne, comme Rhodes et bien d'autres
villes d'Asie Mineure, fut cruellement ravagée par les
tremblements de terre ; on dut entreprendre à
plusieurs reprises une reconstruction totale. En effet, nous
savons, et par les récits de Tacite et par les
harangues d'Aelius Aristide, que les tremblements de terre
survenus au temps de Tibère et de Marc-Aurèle
furent assez violents, non pas seulement pour ruiner quelques
monuments, mais pour renverser des villes entières de
fond en comble. Il n'y a donc pas lieu d'être surpris
si, sur l'emplacement des cités d'une origine
très lointaine, on ne trouve que des restes
relativement modernes.
Le grand théâtre d'Ephèse déploie
une enceinte immense ; il peut être compté au
nombre des plus vastes qui subsistent et, j'ajouterai, au
nombre des plus fastueux. C'était un édifice
splendide, je ne dis pas beau, car le luxe n'est pas toujours
la beauté, et ici surtout, il ne semble pas qu'un
goût très délicat ait
présidé aux travaux d'ornementation. Granits,
marbres de couleurs les plus diverses, porphyres,
brèches rares, on avait prodigué les
matériaux les plus précieux. La scène
est encombrée de blocs, de frises, d'architraves, de
grecques, de chapiteaux où s'enroulent la volute
ionique et l'acanthe corinthienne. Puis ce sont des rinceaux,
des ceps de vigne où les enfants se jouent, des
statues renversées et qui montrent piteusement dans
l'herbe leur visage balafré et leur nez mutilé.
C'est comme une effroyable déroute. Piliers et
colonnes, voûtes et plafonds semblent s'être
livré une furieuse bataille qui n'a fait que des
vaincus.
Quelques fûts restés en place indiquent
vaguement des colonnades disparues. Les deux massifs jumeaux
qui s'avancent à droite et à gauche sont
percés de hautes arcades. La construction est partout
puissante et bien faite, si les détails
d'ornementation trahissent de la lourdeur et je ne sais
quelle emphase banale. Les gradins s'étagent
majestueusement, il faut les escalader ; là le
spectacle que le regard embrasse est d'une sublime grandeur.
Les Romains, suivant l'heureuse tradition des Grecs, avaient
su choisir l'emplacement de leur théâtre et
associer aux magnificences de l'art les magnificences des
horizons lointains.
L'orchestre disparaît sous les débris et les
broussailles ; quelques fleurs s'y sont épanouies : ce
sont des gueules de loup pourprées et des acanthes
blanches. A la crête des murs qui encadraient la
scène, de petites herbes frémissent comme un
duvet léger. Puis c'est une vaste plaine qui se
déploie, accusant, par de vagues ondulations, les
édifices détruits, les ports comblés,
les forums où les roseaux remplacent la foule absente
; c'est sur la gauche le mont Corésus qui s'allonge,
portant les restes de l'enceinte qu'éleva Lysimaque ;
c'est la tour béante où saint Paul, dit-on, fut
emprisonné. Enfin des collines vertes fuient et
doucement s'abaissent, comme pour faire place à l'azur
rayonnant. Dans les ruines qui s'étendent au-dessous
du théâtre, les fouilles ont permis de
reconnaître un gymnase, l'agora, puis le port. Ce port
n'est qu'un souvenir, car trois lieues environ
séparent maintenant la mer de la ville.
Déjà, au temps de Pline, la mer avait
sensiblement reculé ; les alluvions du Caystre, petit
fleuve qui traverse la plaine d'Ephèse, l'ont peu
à peu refoulée.
Le stade que nous rencontrons un peu plus loin est moins
dévasté, et bien que les gradins aient disparu,
il dessine assez nettement sa longue arène. Deux arcs
subsistent d'une ornementation grossière, mais d'une
apparence triomphale ; ils étaient reliés par
une colonnade dont quelques bases marquent la direction.
C'était la façade principale, évidemment
de travail romain.
Puis vient un autre gymnase, c'est le troisième.
Très défiguré à
l'extérieur, il présente, à
l'intérieur, de vastes salles où le
bétail remplace les philosophes ; les rhéteurs
y discouraient, les moutons y bêlent.
Que de gymnases ! que de théâtres ! que
d'édifices consacrés aux plaisirs du peuple !
Que de flâneurs, que d'oisifs il fallait pour remplir
toutes ces enceintes immenses ! Rien ne donne mieux
l'idée de la richesse et de la
prospérité d'Ephèse.
J'escalade enfin le mont Prion ; ses rochers gardent quelques
excavations qui, sans doute, furent des tombes ; ce sont les
seuls restes qui doivent remonter au delà de la
domination romaine. Des trous noirs sont béants tout
alentour ; des décombres en obstruent à demi
l'entrée, il y a là des salles
voûtées qui formaient les substructions de
quelque édifice considérable.
Non loin de la station s'élève une colline ;
elle porte le village d'Ayassoulouk, c'est le seul point que
l'homme n'ait pas complètement déserté
dans cette plaine funèbre qui fut une ville
florissante. Près de là, à mi-côte
de la colline, un monument apparaît, presque intact,
semble-t-il, au moins quand on l'aperçoit de loin. Ce
n'est ni un temple grec ni un temple romain, mais un ouvrage
de la conquête turque, une mosquée et la plus
importante qui soit aux environs de Smyrne.
Lorsque l'on approche, les blessures se découvrent ;
la mosquée est en ruine, et cette ruine,
considérable encore, ne durera certainement pas autant
que durèrent les temples des dieux aujourd'hui
proscrits. Les monuments musulmans, même les plus
admirables, sont presque toujours d'une extrême
fragilité. Arabes ou Turcs n'ont qu'un médiocre
souci de la solidité, ils se souviennent
peut-être qu'ils ont été des peuplades
nomades, une ville pour eux est une sorte de campement. Que
leur importe le lendemain ?
La mosquée d'Ayassoulouk présente une
façade toute de marbre. La porte, ouverte sur un
perron double, est surmontée d'une niche ogivale qui
imite les découpures symétriques d'un
gâteau d'abeilles. Les fenêtres, disposées
sur deux rangs, ont des claveaux bicolores et des rinceaux
d'une délicatesse charmante ; cette ornementation
reste sobre, tout en accusant une certaine richesse. Le
marbre a pris une patine jaunâtre, et les herbes,
germées dans les joints, y font de petites taches
vertes. Le minaret, tout de briques, aujourd'hui sans toit,
sans logette où chante le muezzin, ressemble,
hélas ! à la cheminée éteinte de
quelque usine abandonnée.
L'intérieur a plus souffert encore. Il y avait une
cour carrée entourée de portiques ; mais ces
portiques ont croulé, semant leurs fûts dans
l'herbe et faisant au loin rouler leurs chapiteaux. Ce qui
était le sanctuaire de la mosquée
présente deux coupoles de brique que des carreaux de
faïence recouvraient d'une mosaïque luisante.
Presque tous ont été arrachés ; les
invocations pieuses s'arrêtent, brusquement
interrompues, et les oiseaux de proie nichent entre deux
versets du Coran. Les coupoles portent sur des arcs ogivaux ;
de beaux monolithes de granit en reçoivent la
retombée. Que de fois ces colonnes ont changé
de culte et de Dieu ! - Païennes au premier jour qui les
vit majestueusement s'aligner, elles ont dû être
chrétiennes plus tard et encadrer l'autel de quelque
basilique ; puis, la loi de Mahomet triomphant, elles ont
pris place dans une mosquée ; cette mosquée
tombe à son tour, une nouvelle apostasie leur est-elle
réservée ?
Tout est à l'abandon maintenant, et je
pénètre à cheval jusque dans le
sanctuaire. Les dallages ont disparu sous un épais
gazon, le mihrab reste sans prière.
Cette mosquée, par son importance et sa richesse,
atteste qu'après l'arrivée des Turcs, il y eut
à Ephèse une ville ou tout au moins une
bourgade que peuplèrent les conquérants.
Près de la mosquée, une enceinte subsiste
encore, flanquée de tours, c'est Ayassoulouk. Quelques
rares habitants y vivent, parqués dans des masures
misérables. Les murailles, qui n'ont plus rien
à défendre, se lézardent et pierre
à pierre roulent dans la plaine. Ayassoulouk
s'étendait jusque-là. Quel-ques coupoles
étoilées y marquent l'emplacement des bains ;
quelques minarets décapités y annoncent des
mosquées, et l'une d'elles est
précédée d'un portique dont les colonnes
coiffent des chapiteaux ramassés dans les ruines. Tout
cela est ébréché, débile et ne
tient que par grâce. Les cigognes cependant y posent
leurs nids, confiance téméraire ; quelque jour,
le poids de leurs oeufs suffira à tout faire
crouler.
Mais nous sommes à Ephèse, et nous parlons de
toutes ces misères ! Les bâtisses des Turcs,
cela importe bien ! Des constructions byzantines, des
théâtres romains, est-ce donc là ce que
nous sommes venus chercher ? Ce grand nom d'Ephèse
n'appelle-t-il pas de plus dignes souvenirs ? N'est-il rien
qui puisse noblement l'encadrer ! Le temple! le temple de
Diane où est-il ? Ce temple dont les anciens nous
parlent tant, et Pline et Lucien, et Philon de Byzance et
Vitruve, et les apôtres qui l'avaient vu regorgeant de
richesses et assiégé par un concours immense de
fidèles.
Le temple, nous dit Vitruve, était octostyle et
diptère, c'est-à-dire qu'il avait huit colonnes
sur ses faces et que, sur ses flancs, les colonnes formaient
deux rangs parallèles. Pausanias le proclame le plus
magnifique édifice du monde, Ampelius le vante avec
enthousiasme, Pline enfin nous en donne une description assez
détaillée :
«Ce temple, nous dit-il, qui nécessita deux cent
vingt ans de travaux, avait été
élevé aux frais des rois et des principales
cités de l'Asie. On le plaça sur un sol humide
pour le mettre à l'abri des tremblements de terre ; et
pour que cependant les fondements d'une masse aussi
considérable ne portassent pas sur un terrain
glissant, on établit d'abord un lit de charbon
broyé et de la laine par dessus. Le temple entier a
quatre cent vingt-cinq pieds de long et deux cent vingt de
large. Cent vingt-sept colonnes, présents d'autant de
rois, s'y alignent ; elles sont hautes de soixante pieds. De
ces colonnes trente-six sont sculptées ; une l'a
été par Scopas. L'architecte fut Chersiphron.
On eut une grande difficulté pour placer le linteau de
la porte. C'était une masse énorme, et tout
d'abord elle ne portait pas d'aplomb. L'artiste
désespéré songeait à se tuer ;
mais Diane lui apparut en songe, l'exhortant à vivre
et lui promettant qu'elle-même allait mettre la main
à l'ouvrage. En effet, le lendemain, le linteau
était en place et parfaitement d'aplomb».
Le temple d'Ephèse que Pline décrit
était le septième temple. Six autres temples
antérieurement construits avaient été
successivement détruits ; un d'eux, le jour même
où naissait Alexandre, avait péri dans
l'incendie allumé par Erostrate. Ce pauvre Erostrate,
on le traite de fou ; il raisonnait cependant fort bien. Il
voulait immortaliser son nom, n'y a-t-il pas réussi ?
Dira-t-on que cette immortalité, achetée au
prix d'un temple dévasté, coûta bien cher
? Mais la Grèce, l'Asie devaient payer plus cher
encore l'immortalité d'Alexandre, Erostrate fut
immortel à meilleur marché.
Temple de Diane
On citait le temple d'Ephèse comme un modèle ; c'est là que, pour la première fois, les colonnes (elles étaient d'ordre ionique) reçurent des tores, et que, réglant leurs proportions, on leur donna un diamètre égal à la huitième partie de la hauteur. La charpente était en bois de cèdre, on en pouvait atteindre le faite par un escalier taillé, disait-on, dans un seul cep de vigne provenant de Chypre.
Et quelles richesses prodigieuses on gardait dans cette enceinte entre toutes sacrée ! C'était après la Diane fameuse, faite de bois de cèdre, une statue d'Hécate par Ménestrate ; les gardiens prétendaient qu'il y avait péril à la regarder en face, tant était vif l'éclat de ses yeux de marbre. C'était un Apollon de Myron qu'Antoine enleva, mais qu'Auguste fit restituer, désireux sans doute de se montrer, une fois dans sa vie, moins rapace que son rival. C'étaient les statues des Amazones fondatrices légendaires de la cité ; Polyclèle, Phidias, Crésilas les avaient sculptées, et celle de Polyclète, proclamée la pius belle, était au premier rang. |
On voyait des colonnes des marbres les plus précieux ;
quelques-unes enlevées par Justinien, se dressent
maintenant dans la basilique de Sainte-Sophie. D'autres
colonnes, mais celles-ci de marbre blanc, portaient sur la
partie inférieure de leur fût des sculptures en
ronde bosse, ornementation singulière que Pline semble
indiquer, et que l'on ne rencontrait peut-être dans
aucun autre temple antique.
Les peintres, non moins que les sculpteurs, avaient pris part
à la décoration du temple d'Ephèse.
Apelle y avait représenté Alexandre le Grand,
la foudre à la main, comme Jupiter que la
légende lui donnait pour père ; et cette main
menaçante, posée dans un raccourci audacieux,
semblait, nous dit-on, sortir du cadre. Cette peinture avait
été payée vingt talents d'or, environ un
million de francs de notre monnaie. Quelle toile aujourd'hui,
fût-elle signée d'un nom aimé entre tous,
atteindrait une pareille somme ? On voyait encore un Ulysse
attelant, dans sa folie simulée, un boeuf avec un
cheval, des hommes en manteau qui
réfléchissent, un capitaine remettant son
épée au fourreau, et combien d'autres
trésors, dont le souvenir même a disparu !
Le temple de Diane était renommé par ses
richesses, mais plus encore par sa sainteté ; les
flâneurs curieux y étaient nombreux sans doute,
mais plus nombreux encore les pèlerins dévots,
cela jusqu'aux derniers jours du paganisme. Jupiter,
plaisamment mis en scène par le grand railleur Lucien,
se plaint de cette concurrence redoutable :
«Il fut un temps, dit-il dans
l'Icaroménippe, où je leur semblais
être prophète, médecin, où
j'étais tout en un mot : Rue, agora, partout on voyait
Jupiter. Alors Dodone et Pise étaient brillantes et
célèbres ; la fumée des sacrifices
m'obstruait la vue. Mais depuis qu'Apollon a établi
à Delphes une agence de prophéties, qu'Esculape
tient à Pergame une boutique de médecin, que la
Thrace a élevé un Bendidéon, l'Egypte un
Anubidéon et Ephèse un Artémiséon
(Artémise est un des noms de Diane), tout le monde
court à ces dieux nouveaux ; on convoque des
assemblées solennelles ; on décrète des
hécatombes ; quant à moi, dieu
décrépit, on s'imagine m'avoir suffisamment
honoré en m'offrant, tous les cinq ans, un sacrifice
à Olympie, et mes autels sont devenus plus froids que
les lois de Platon ou les syllogismes de
Crysippe».
On imagine aisément quelle réception
trouvèrent les premiers apôtres chrétiens
au milieu de cette ville toute pleine du culte de Diane et
qui vivait luxueusement de sa déesse, de son temple et
des dévots pèlerins. Les actes des
apôtres nous disent quelle hostilité souleva
saint Paul. Vive la grande Diane des Ephésiens
! s'écrièrent les païens
fidèles et plus bruyamment encore, cette population de
marchands d'amulettes, d'orfèvres qui vendaient par
milliers de petits temples d'argent ou des statuettes de la
déesse, Vive la grande Diane des Ephésiens
! Et cette clameur retentit avec un tel fracas au
théâtre, au gymnase, au forum, qu'il nous semble
encore en entendre dans le texte sacré un écho
furieux.
Ce n'est pas cependant par des cris ni des supplices que l'on
sauve un culte suranné ; la coalition même des
intérêts privés, si puissante, ne saurait
prévaloir contre la loi d'une
irrémédiable décadence. On chassa saint
Paul, mais non pas avec lui la foi qu'il prêchait. Les
jours de la grande Diane étaient désormais
comptés. Le christianisme triompha, Ephèse eut
un évêque et compta entre les Eglises les plus
célèbres d'Asie Mineure.
Mais le temple d'Ephèse avait joui d'une trop grande
réputation, d'une vogue trop longtemps persistante,
pour qu'il pût échapper à la proscription
et à la ruine.
Le zèle des iconoclastes fit pieusement rage sur ces
marbres tout frémissants de souvenirs païens, sur
ces autels tièdes encore de l'encens des sacrifices.
L'Artémiséon avait été une des
plus illustres citadelles des dieux déchus, et une
citadelle qui tombe dans un assaut suprême ne saurait
espérer de quartier.
Des fouilles, avons-nous dit, ont été
entreprises à Ephèse en ces dernières
années. Un architecte anglais, M. Wood, les dirigeait.
Il rechercha l'emplacement du temple et paraît avoir
été assez heureux pour le retrouver. Il
recueillit aussi divers fragments, maintenant
déposés au British Muséum et qui, en
toute évidence, ont appartenu au monument disparu. Ce
sont : un chapiteau ionique très beau, très
riche, de proportions colossales, car il mesure deux
mètres quatre-vingts de longueur et la volute seule
quatre-vingts centimètres ; un morceau d'architrave
avec des figures drapées ; la partie inférieure
d'une colonne décorée de figures en bas-relief,
de grandeur naturelle, d'un très noble style et
formant sur le marbre comme une ronde solennelle, c'est
là sans doute une de ces colonnes sculptées que
vante Pline. Les autres débris retrouvés ont
moins d'importance.
Relief d'un tambour de colonne du temple d'Artémis
Nous avons longuement parlé du
passé, que dire du présent ? Nous savons
à peu près, par le témoignage des
anciens, ce qu'était le temple d'Ephèse,
qu'est-il aujourd'hui ? Un si prodigieux entassement de
marbre, de bronze, d'or, n'a pu disparaître sans
laisser quelques fastueux vestiges. Il est temps de les
chercher.
Montons sur les pentes rocailleuses de la colline où
végète Ayassoulouk. Au-dessous de nous, dans un
bas-fond humide, se dessine une sorte d'enceinte
carrée ; quelques blocs sont là épars,
et les grenouilles sautent sur les cannelures qui les
sillonnent. Une eau jaunâtre s'est répandue tout
alentour, par des infiltrations souterraines ; quand approche
la nuit, les sangliers immondes viennent s'y vautrer ; les
joncs, les chardons géants s'écartent, comme
s'ils craignaient de souiller leur feuillage dans la fange.
Cette mare infecte, c'est le temple de Diane.
Ruines du temple de Diane
Et pour compléter cette visite, vous pouvez voir sur la toile
- Une page de Wikipedia en anglais.
- Et surtout l'excellent dossier de Musagora