Ce dieu de la religion éleusinienne a déjà été étudié par F. Lenormant dans différents articles auxquels nous renvoyons pour le détail et pour les références de textes [Bacchus, Ceres, Eleusinia]. Nous rappellerons d'abord les traits essentiels de cette analyse.
- La personnalité d'Iacchos est extrêmement complexe, si l'on s'en rapporte aux témoignages souvent contradictoires des auteurs. Tantôt il est fils de Déméter, tantôt de Perséphone, tantôt époux de l'une ou l'autre déesse. Ailleurs il est synonyme de Dionysos ou de Zagreus et se confond entièrement avec ce dieu, ou bien il est son fils. Sous ces différents aspects, il reste une des plus hautes personnifications des Grands Mystères.
Il est l'archêgetês tôn mustêriôn. Un des jours de la fête des Eleusinies, le 20 du mois Boédromion, lui est spécialement consacré et c'est un des épisodes les plus importants de la cérémonie. On venait prendre dans le Iaccheion d'Athènes (Iakcheion) la statue du jeune dieu et on la portait processionnellement jusqu'à Eleusis, en même temps que les objets sacrés qui avaient leur rôle dans la légende mystique. Les mystes chantaient l'hymne appelé lui-même iakchos et poussaient de grands cris d'invocation (iakchoi kai boai) où revenait incessamment le nom du dieu. A Eleusis même, parmi les sacrifices offerts aux divinités du sanctuaire, on compte l'offrande d'un verrat à Iacchos et aux Grandes Déesses. Dans les représentations dramatiques que l'on suppose avoir fait partie des nuits d'initiation, un texte de Claudien donne à penser que l'on voyait apparaître le jeune Iacchos couronné, aux côtés de Triptolème, et peut-être un vase de Panticapée permet-il de se figurer l'aspect du fils divin de Perséphone.La cause de la grande vogue dont jouit à Athènes le culte d'Iacchos tient surtout aux circonstances qui transformèrent la religion attique au VIe siècle. Sous l'influence de l'Orphisme, les idées relatives à la vie et à la mort, à la destinée de l'âme après la tombe, prirent un développement considérable. Les cultes de Dionysos et de Déméter, distincts à l'origine, s'unirent sous l'empire de la même préoccupation, celle du mystère de l'au-delà. Le Zagreus des Orphiques, le Dionysos thrace, l'Iacchos-Pluton des primitifs Pélasges arrivèrent à se fondre et à s'amalgamer dans un concept qui, n'excluant pas les différences d'origine, aboutissait naturellement à des personnalités mystiques très complexes, mais en qui dominait finalement le caractère chthonien et funéraire. Iacchos a même pu, avec ce caractère, se manifester sous la forme du serpent.
- Telle est la thèse soutenue par F. Lenormant et appuyée par lui sur les nombreuses recherches de ses devanciers. Mais des travaux plus récents tendent à modifier sur un point capital les conclusions précédemment admises : c'est l'importance d'Iacchos lui-même dans la religion d'Eleusis. Actuellement on le considère comme un dieu essentiellement attique, peu mêlé au rituel de l'initiation, introduit tardivement, au Ve siècle, dans le cérémonial de la grande procession.
Pour M. Foucart, la religion éleusinienne aux origines a un caractère surtout agraire. Le culte le plus ancien est celui du dieu et de la déesse, reproduisant le couple égyptien d'Osiris et d'Isis, présidant à l'agriculture et régnant sur le monde souterrain. Après l'invasion dorienne, la déesse du couple primitif se dédouble en Déméter et Coré. Le caractère chthonien et mystérieux subsiste, mais les mystères ne paraissent avoir aucun rapport avec la vie future ; les rites et les symboles expriment surtout l'idée de la fécondité universelle. L'Attique jouit de la possession des objets sacrés, confiés aux descendants du roi Codrus, et, après la chute de la royauté, aux familles sacerdotales des Eumolpides et des Kérykes. C'est entre leurs mains que s'accomplissent de notables changements. Sur les anciennes fêtes de Déméter se greffent de nouveaux mystères, accessibles aux hommes comme aux femmes, réservés d'abord aux Athéniens, puis ouverts aux étrangers de race hellénique. L'initiation comporte plusieurs degrés de purification et elle garantit à celui qui les a franchis une vie heureuse après la mort ; détail très important, promesse nouvelle qui distingue la religon d'Eleusis de toutes les autres. Les deux déesses alors ont pris le premier rang. Le dieu s'est effacé, mais il n'a pas cessé d'exister ; on le retrouve sous les noms d'Eubouleus, de Pluton, de Dionysos.
Et Iacchos ? «Quant à Iacchos, dit M. Foucart, c'est un nouveau venu. Absent de l'hymne homérique, il paraît pour la première fois dans le récit d'Hérodote comme le génie qui conduit d'Athènes à Eleusis la procession du 20 Boédromion. Les poètes l'ont célébré dans ce rôle ; puis on lui créa une légende qui a toujours été en grandissant. A une époque assez basse on en fit un Dionysos juvénile, tantôt le fils, tantôt l'époux de Déméter ou de Coré ; quelques modernes ont même vu en lui une sorte de médiateur mystique entre l'homme et la divinité. C'est beaucoup exagérer la nature et l'importance de Iacchos. Il est plus exact de s'en tenir à la définition donnée par Strabon : «Iakchon te kai Dionuson kalousi kai ton archêgetên tôn mustêriôn, tês Dêmêtros daimona». C'était un simple génie du cycle de Déméter ; c'était lui qui marchait en tête des mystes, une torche à la main. On peut même croire qu'à l'origine il ne fut que la personnification du cri mille fois répété par le cortège qui se déroulait sur la Voie Sacrée. Une inscription du IIIe siècle achève de prouver qu'il n'avait pas de place dans le culte d'Eleusis et encore moins dans l'initiation. Parmi les services rendus par les épimélètes à l'occasion des Mystères, le décret rappelle qu'ils se sont occupés de la réception de Iacchos à Eleusis : epimelêthêsan tês Eleusini tou Iakchou upodochês. Le dieu n'avait donc pas un temple, une demeure à lui dans la cité des Mystères ; il y était reçu comme un hôte, c'est-à-dire comme un étranger». M. Foucart note aussi qu'au temps des guerres Médiques on est encore obligé d'expliquer au spartiate Démarate ce que c'était que la grande procession d'Iacchos, ce qui semble prouver que la célébrité du dieu n'avait pas dépassé les frontières de l'Attique.
De son côté M. 0. Kern est arrivé à des conclusions analogues en étudiant les monuments retrouvés dans les fouilles d'Eleusis qui lui ont permis de reconstituer l'image essentielle du culte dans le Télestérion : c'était le groupe de Déméter assise sur la ciste sacrée, ayant à côté d'elle sa fille Coré debout qui tenait de chaque main une torche le petit Iacchos ne s'est pas rencontré une seule fois dans les sculptures ou peintures qui reproduisent ce groupe. Il est possible que des découvertes ultérieures modifient nos informations sur ce point ; mais actuellement de fortes présomptions portent à croire que Iacchos était absent du sanctuaire. «On fait donc fausse route, dit M. Kern, en croyant que la personnalité d'Iacchos aurait imprimé aux Mystères un caractère de moralité plus élevé. Vainement on cherche l'élément nouveau que le culte d'Iacchos aurait introduit dans les Mystères d'Eleusis et le fait que l'idole du sanctuaire représentait les deux déesses sans leur paredros, tant de fois célébré, nous conduit à réviser la tradition très ancienne sur le culte éleusinien d'Iacchos». La conclusion est que la procession d'Iacchos fut avant tout une fête attique, essentiellement nationale ; la victoire de Salamine mit en lumière la personnalité jusqu'alors obscure du dieu, comme dix ans auparavant la bataille de Marathon avait créé la légende de Pan combattant aux côtés des Grecs.
On voit combien cette nouvelle façon d'interpréter le personnage d'Iacchos est différente de la première. Si elle est exacte, il en résulte que les localités où nous retrouvons les traces du culte d'Iacchos l'ont revu de l'Attique et à une époque qui n'est pas antérieure au Ve siècle. Par exemple, on ne s'étonne pas de rencontrer à Lerne, dont les mystères sont très apparentés à ceux d'Eleusis, le nom d'Iacchos, si toutefois il n'est pas pris ici comme un simple doublet du nom de Bacchus ; de même à Sicyone, où se vendaient sous le nom de iakcha ou iakchai des couronnes de feuillages destinées aux fête. A Cyzique, une légende locale faisait naître Iacchos des amours de Dionysos avec la nymphe Aura. Après le suicide de la mère, qui se jette dans les flots du fleuve Sangaris, Bacchus enlève «ce Bacchus qui porte le nom de son père et le présente à Minerve au sein des mystères de l'Attique ; tandis qu'il balbutie le cri d'evohé, Pallas dans son temple hospitalier le reçoit sur ses bras qui ne connaissent pas l'hymen, lui tend son sein... Elle le confie aux bacchantes d'Eleusis. Les nymphes de Marathon entourent le jeune Iacchos de leurs danses ; elles élèvent la torche nocturne de l'Attique en l'honneur de la divinité qui vient de naître et l'invoquent comme un dieu, après le rejeton de Proserpine et le fils de Sémélé. Elles établissent des sacrifices pour l'antique Lyéos et elles chantent pour le troisième Iacchos un hymne nouveau. Athènes s'anime à ce triple culte ; ses citoyens instituèrent plus tard des choeurs pour glorifier Zagreus, Bromios et Iacchos tout ensemble». Tout ce texte est très instructif pour montrer : 1° l'expansion de la légende attico-éleusinienne ; 2° le caractère bachique donné au jeune dieu ; 3° le concept des trois Iacchos superposés. On saisit sur le vif la formation de la mythologie grecque, qui nous apparaît si touffue et souvent si confuse parce que, indifférente à l'unité des dogmes et à la logique des croyances, elle enchevêtre une foule de légendes issues, à l'origine, du particularisme religieux des principaux centres helléniques, greffées plus tard les unes sur les autres et présentées dans un même corps de doctrine par les écrivains de basse époque. - Comment l'art antique a-t-il représenté Iacchos ? A l'entrée d'Athènes, près de l'édifice réservé aux préparatifs des processions, se trouvait le temple de Déméter, et dans ce temple trois statues faites par Praxitèle, représentant la déesse, sa fille et Iacchos tenant une torche. Sur la Voie Sacrée, après avoir passé le pont du Céphise, on arrivait devant le tombeau du médecin Mnésithéos qui avait consacré et érigé plusieurs statues, parmi lesquelles un Iacchos. Voilà tout ce que l'antiquité nous a légué sur les représentations du dieu.
Pourtant si l'on énumérait toutes les oeuvres d'art sur lesquelles on a mis le nom d'Iacchos, la liste serait longue. Mais si l'on voulait en restreindre le nombre aux attributions tout à fait sûres, il ne resterait à peu près rien. Nous n'avons pas, pour nous renseigner avec pleine certitude, un seul monument où le nom du dieu figure à côté de lui. Il en résulte qu'entre tant de daemones et de héros locaux qui se groupent autour des deux grandes déesses, Ploutos, Eubouleus, Triptolème, etc., Iacchos n'est pas facile à distinguer. Autrefois Gerhard en a restitué l'image sous les traits les plus variés : homme barbu, éphèbe, jeune garçon, enfant à la mamelle, ayant pour attributs tantôt une couronne, tantôt des fleurs, une corne d'abondance, une torche, parfois même ailé ou cornu, androgyne, etc. Dans les articles précédents, F. Lenormant a plusieurs fois désigné comme Iacchos des figures d'enfants placés aux pieds des Grandes Déesses. Récemment M. Furtwaengler a essayé d'en préciser la physionomie en cherchant dans quelques têtes de musées aux cheveux longs et bouclés la copie du Iacchos de Praxitèle. Il attribue aussi le même nom à des figurines d'éphèbes tenant le porc à lustration. Dans les peintures de vases il signale des éphèbes debout près de Déméter et Coré, tenant le porc ou des torches, comme des représentations probables d'Iacchos. L'anodos du dieu né de Perséphone dans le monde souterrain, remis par Gè aux mains d'Hermès lui s'apprête à le confier à Athéna, serait peint sur une amphore de Saint-Pétersbourg souvent commentée. Il faut bien reconnaître que toutes ces attributions, anciennes et nouvelles, ne sortent pas du domaine des conjectures et qu'en l'état de nos connaissances nous devons considérer le mot de Pausanias sur la statue de Praxitèle l'Ancien comme le seul et trop laconique renseignement : dada echôn Iakchos.
Article de E. Pottier