- Zagreus ou Dionysos Zagreus est le grand dieu des Orphiques [Orphici]. La plupart des auteurs qui nous renseignent sur lui sont de basse époque ; ils ne nous ont transmis que des données éparses et difficiles à relier. Le mythe qu'ils nous font connaître est le suivant.
Zeus et Rhéa, unis sous la forme de serpents, avaient eu une fille, Perséphone, être monstrueux qui avait quatre yeux et des cornes. S'étant une seconde fois métamorphosé en serpent, Zeus fit violence à sa fille, et de cette union naquit Dionysos Zagreus, qui, comme sa mère, avait des cornes ; Nonnos l'appelle keroen brephos, le petit cornu. Craignant pour lui les pièges de Hèra, Zeus lui donna comme gardiens les Curètes qui l'avaient gardé lui-même dans son enfance ; néanmoins le jeune dieu fut surpris par les Titans envoyés par Hèra, qui l'amusèrent en lui présentant des jouets. Il chercha à leur échapper, en se transformant successivement en lion, en tigre, en cheval, en serpent, en taureau ; mais il fut tué par eux, et ses meurtriers, après l'avoir dépecé, en dévorèrent les morceaux. Zeus ordonna à Apollon de recueillir et d'ensevelir ses membres ; le dieu de Delphes les ensevelit à côté du trépied. Quant au coeur, resté intact, Pallas l'emporta et le remit à Zeus qui, après l'avoir absorbé, donna naissance à un second Dionysos, destiné à partager désormais la gloire et la souveraineté de son père. D'après une variante de la légende, Sémélè aurait avalé le coeur de Zagreus, et aurait enfanté ainsi le second Dionysos, le Dionysos thébain. Les Titans furent précipités dans le Tartare, réduits en cendres, et de leurs cendres naquit le genre humain. - Tel est le mythe que l'orphisme, né du culte de Dionysos, s'appropria, lorsque cette secte se constitua autour des mystères et des légendes du dieu. Or, parmi les différentes légendes relatives à Dionysos, celle de Zagreus était celle qui répondait le mieux aux idées essentielles des Orphiques, et c'est pourquoi ils l'adoptèrent, en y rattachant, par une interprétation symbolique et philosophique, toute une doctrine morale. Dionysos fut pour eux l'expression du principe vital ; «il réunit en lui la source éthérée de vie qui lui a été transmise par Zeus son père et la source infernale qui lui vient de sa mère Perséphone». Il règne souverainement sur les Enfers et il est même parfois conçu comme un fils de Hadès, ou comme un autre Hadès. Mais il partage aussi le trône céleste de Zeus. Il est le dieu premier-né ; avant sa mort comme après sa résurrection, il est associé au pouvoir souverain de son père ; il est le monarque universel, le maître de tous les immortels. Il est l'âme du monde et en assure la perpétuité. Sa lutte contre les Titans, sa mort, sa résurrection expriment les vicissitudes de la vie dans la nature, dans le monde physique et moral. Car il est aussi le principe du bien, tandis que les Titans représentent l'énergie destructrice du mal. C'est pourquoi l'homme, né des cendres des Titans qui s'étaient nourris de Dionysos, est un composé du bien et du mal. Il doit expier la peine du crime de ses ancêtres déicides, s'affranchir de ce péché, dégager en lui les bons éléments en se consacrant à Dionysos. Tel est le but de l'initiation orphique.
Cette initiation comprenait différents rites, que nous connaissons fort mal. Des gâteaux en forme de coeur, que l'on portait dans une ciste, rappelaient la légende d'après laquelle Pallas avait emporté dans une ciste le coeur palpitant de Zagreus. Quelquefois on portait dans la ciste les jouets mystérieux de l'enfant divin [Cista]. Mais la cérémonie la plus importante du culte orphique de Zagreus était le repas où les fidèles dépeçaient et mangeaient la chair crue d'un taureau, qui, divinisé par les apprêts du sacrifice, devenait le symbole même de la passion du dieu. C'était l'omophagie, par laquelle on s'identifiait, en quelque sorte, à Zagreus, rite connu au cinquième siècle par des textes d'Euripide et d'Aristophane, mais probablement très ancien [Omophagia]. Ceux qui réussissaient à purifier leur âme goûtaient en ce monde le calme et la paix, qu'ils devaient à Zagreus, dieu de l'universelle harmonie ; quand ils arrivaient dans l'autre monde, Zagreus, reconnaissant les siens, leur facilitait le passage dans un autre corps. Car les Orphiques croyaient à la transmigration des âmes, et l'éternelle renaissance de Zagreus était, à leurs yeux, le symbole de ces incessantes palingénésies.
On possède un fragment d'Euripide, qui est une invocation à Zagreus. «A toi, souverain ordonnateur, j'apporte cette offrande et cette libation, à toi, Zeus ou Hadès, suivant le nom que tu préfères. Accepte ce sacrifice sans feu, ces fruits de toute sorte offerts à pleines corbeilles. C'est toi qui parmi les dieux du ciel tiens dans ta main le sceptre de Zeus, et c'est toi aussi qui dans les Enfers partages le trône de Hadès. Envoie la lumière de l'âme aux hommes qui veulent apprendre les épreuves de leur destinée mortelle, révèle-leur dès maintenant doit ils sont venus, quelle est la racine des maux, laquelle des divinités bienheureuses ils doivent se concilier par des sacrifices, pour obtenir le repos de leurs souffrances». Un autre fragment d'Euripide semble combiner des données appartenant au vieux culte crétois de Dionysos-Zagreus avec une peinture de la vie orphique telle que la menaient au Ve siècle les initiés à la secte.
Avec le temps la fable de Zagreus donna naissance à des interprétations de plus en plus philosophiques et abstraites. Elle servit à exprimer l'idée de l'essence divine se répartissant dans la multiplicité des phénomènes eL se subdivisant dans la matière, tout en gardant toujours sa simplicité et son unité. - Ce fut, paraît-il, Onomacrite qui, au VIe siècle, arrêta les traits essentiels de la légende de Zagreus, auxquels se mêlèrent par la suite des adjonctions, qu'il n'est pas toujours aisé de distinguer. Où les premiers Orphiques et Onomacrite avaient-ils eux-mêmes emprunté ce mythe ? Un peu partout, si l'on en croit les traditions anciennes : en Crète, en Egypte, en Thrace. La légende de Dionysos-Zagreus avait d'ailleurs pu se constituer, avant eux, dans la Grèce continentale, d'apports divers, et s'y présenter à eux plus ou moins déterminée.
Il y a des analogies certaines entre Zagreus et le Cabire de Samothrace, tué par ses frères, appelé parfois Dionysos, et auquel un Hymne orphique est adressé [Cabiri]. On a voulu aussi, dans l'antiquité et dans les temps modernes, établir une relation entre lui et le Dionysos thrace, Sabazios. C'est cette relation que Clément d'Alexandrie essayait de faire ressortir en écrivant : «Dèmèter enfanta Korè, et le père de celle-ci s'unit à elle sous la forme d'un serpent. Ce qu'il v a de certain, c'est que dans les mystères de Sabazios le symbole du dieu est un serpent sacré, que l'initié faisait glisser sous les plis de son vêtement». Ce rite, symbole de l'union mystique du dieu avec une déesse, puis avec l'initié, fait songer à l'union du serpent avec Perséphone. Zagreus, le produit de cette union, n'aurait-il pas été, lui aussi, un dieu serpent ? C'est l'opinion de M. S. Reinach, qui interprète des textes d'Athénagoras et de Nonnos comme faisant naître Zagreus (keroen brephos) du commerce de deux serpents (Zeus et Perséphone). M. Reinach indique à ce propos des analogies avec l'oeuf-serpent des Gaulois, né de l'accouplement de serpents divins. Y aurait-il eu quelque influence de l'orphisme sur la religion gauloise ? Ne faudrait-il pas plutôt songer au souvenir commun de quelque tradition primitive ? En tout cas, Zagreus, en tant que serpent cornu, aurait, sans doute, un caractère chthonien, qui s'accorderait avec celui que nous savons par ailleurs avoir été le sien.
Des analogies manifestes existent, d'autre part, entre Zagreus et le Dionysos crétois [Bacchus]. Ce dernier, fils de Zeus et de Perséphone, ou de Zeus et de Dèmèter, aurait, été mis en pièces par les fils de la Terre ; mais Dèmèter aurait réuni ses membres déchirés, et le dieu aurait été rendu à la vie. Telle est la forme la plus simple du mythe crétois, selon le récit de Diodore, qui fait remarquer la ressemblance de cette légende avec celle que rapportent les poèmes orphiques. C'est la mort violente, puis la renaissance d'un dieu. Les Orphiques ont-ils directement emprunté à la Crète son Dionysos ? Tout ce que l'on peut dire, c'est que Zagreus paraît avoir été une divinité crétoise. Des monnaies de la ville de Priansos et différents témoignages semblent l'attester ; le culte de Dionysos-Zagreus était même associé en Crète à celui de la Mère des Dieux et du Zeus de l'Ida ; peut-être s'accompagnait-il, depuis une époque reculée, du rite de l'omophagie et de diverses cérémonies, comme le transport dans la ciste du coeur ou des jouets de l'enfant divin. Euripide parle des prêtres crétois de Zagreus, qui formaient sans doute un collège de Curètes.
Les prétendues origines égyptiennes de l'orphisme ne contrediraient pas ce que nous venons de dire de la Crète, car le Dionysos crétois (comme le Dionysos attique) était peut-être d'importation égyptienne ; Osiris, qu'on a supposé être le prototype des différents Dionysos helléniques, était, comme Zagreus, un dieu sujet à la mort, qui tombe sous les coups de ses ennemis, dont les membres épars sont rassemblés et qui est rappelé à la vie.
N'oublions pas non plus que les influences asiatiques furent sensibles dans les religions crétoises. On a fait remarquer que le nom de Zagreus, qui signifie le «Grand Chasseur» (Za augmentatif et agreus, d'après les étymologistes anciens) rappelle la qualité de chasseur attribuée à Adonis. La légende de Zagreus se rattacherait à la famille des récits sur le dieu mourant et ressuscitant, dogme des religions de l'Asie antérieure. Elle serait une forme particulière du grand mythe auquel s'attache en Syrie le nom d'Adonis, en Phrygie celui d'Attis, en Egypte celui d'Osiris. Le Zagreus orphique se relierait ainsi, à travers la Crète, à de très anciennes traditions, égyptiennes ou asiatiques.
Il semble que, dans la formation du culte orphique, Delphes ait directement joué un rôle assez important. C'est à l'Apollon de Delphes que Zeus, après le meurtre de Dionysos-Zagreus par les Titans, ordonna de recueillir les restes mutilés de son fils. Au temps de Plutarque, on montrait encore, dans l'adyton du temple de Delphes, le tombeau de Dionysos, avec une inscription : Ci-gît Dionysos, fils de Sémélè. Cette épitaphe s'explique par le syncrétisme, avec lequel les anciens ramenaient à l'unité des divinités différentes ; comme l'a établi M. Foucart, le Dionysos, dont les restes passaient pour avoir été ensevelis dans le temple de Delphes, était non le Dionysos thébain, fils de Sémélè, mais le Dionysos-Zagreus des Crétois, le dieu mourant et renaissant. Des rapports religieux ont uni Delphes à la Crète et des parties importantes du culte de Dionysos paraissent avoir passé de la Crète à Delphes, par l'Eubée et la Béotie. En tout cas l'enterrement de Dionysos par Apollon est, à l'intérieur de l'orphisme, une tradition spécialement delphique.
Le plus ancien témoignage sur le nom de Zagreus est le vers d'un Alcméonide (VIe siècle) qui semble tiré d'une invocation aux dieux de Delphes. On en a conclu que Zagreus était un des dieux anciennement adorés à Delphes. Il est associé, dans le vers de l'Alcméonide, à la déesse Gê et appelé «supérieur à tous». Ce nom de Zagreus, que vraisemblablement porta aussi le dieu crétois ne fut pas donné seulement à Dionysos ; on l'attribua à Hadès, ou à un fils de Hadès dont parle Eschyle. Comme Dionysos-Zagreus avait, entre autres caractères, celui d'une divinité chthonienne, on a voulu l'identifier avec ce fils de Hadès. Des affinités certaines existent entre Hadès et le Zeus dont Zagreus était le fils et qui, dans le mythe de sa naissance et de celle de Perséphone, était un Zeus Chthonios [Ceres]. Plusieurs textes assimilent Dionysos ou Dionysos-Zagreus à Hadès lui-même ; l'épithète de Isodaitês est également donnée à Hadès, au fils de Hadès et à Dionysos-Zagreus, appelé encore Nuktelios (nocturne). L'appellation de chasseur, qui venait peut-être à Zagreus de ses lointaines origines orientales, a donc pu servir à le caractériser surtout comme Dionysos infernal, dieu des morts qui, dans sa chasse, pousse devant lui et frappe ceux qu'il destine à son empire. M. Maas pense que le Zagreus de Delphes fut primitivement un Hadès, confondu ensuite avec Dionysos ; il croit aussi (hypothèse assez discutable) que le culte d'un Hadès-Zagreus, qui se serait transformé plus tard en celui d'un Dionysos-Zagreus, aurait très anciennement existé en Attique, à Agra.
Textes et monuments figurés font parfois de Zagreus un dieu tauromorphe, Clément d'Alexandrie déclare même que ce fils d'un serpent était né sous la forme d'un taureau. Cette assertion paraît fausse. Dans le récit de Nonnos, ce n'est qu'après s'être métamorphosé en taureau que Zagreus est déchiré par les Titans et ce mythe même du taureau Zagreus, dépecé par les Titans, loin d'être primitif, est un mythe exégétique, provoqué par le rituel barbare qui s'était répandu de la Crète ou de la Thrace dans le monde grec. «Comme les fidèles de Zagreus, écrit M. S. Reinach, déchiraient un taureau, divinisé par les apprêts mêmes du sacrifice, on imagina la légende sacrée qui devait rendre compte de cet usage aux yeux des Grecs raisonneurs». A l'origine, il n'était donc pas question d'un Zagreus polymorphe et finalement tauromorphe. Au reste l'analogie avec d'autres Dionysos helléniques, parfois conçus et représentés sous l'aspect d'un taureau, contribue à expliquer l'attribution à Zagreus de ce même caractère.
Quant au mythe de Sémélè avalant le coeur de Zagreus et donnant naissance au second Dionysos, il est dû à une contamination de légendes : c'est une invention destinée à concilier l'histoire de la naissance du Dionysos thébain, fils de Sémélè, avec celle de Zagreus, lorsque les différents Dionysos furent confondus et identifiés par les Grecs. Les documents témoignent assez souvent de cette identification.
Le problème des rapports de l'orphisme et des mystères éleusiniens est lié à la question de l'existence en Attique du culte de Dionysos-Zagreus. F. Lenormant, qui admet une influence très grande des idées orphiques sur Eleusis, croit que la légende de Zagreus était représentée dans les mystères [Eleusinia]. Selon M. Maas, les petits mystères d'Agra auraient été des mystères orphiques de Zagreus. M. Foucart combat l'opinion de ces deux savants. On peut croire, en adoptant un moyen terme, que les Orphiques ont agi sur Eleusis, mais qu'Eleusis a peut-être contribué à la formation des doctrines et des dogmes orphiques. Le Dionysos attique a pu fournir des éléments à la conception que les Orphiques se firent de leur Dionysos [Orphici]. - L'art figuré n'a presque pas traité la légende de Zagreus. Signalons pourtant des tétradrachmes de la ville crétoise de Priansos, où l'on a cru voir l'image de Perséphone caressant le serpent qui se dresse devant elle. Des monnaies de Sélinonte portent une représentation analogue et ont suggéré la même interprétation. On a expliqué un bas-relief (d'époque tardive) comme représentant le dieu nouveau-né, gardé par les Curètes, qui exécutent autour de lui une danse armée, comme, sur d'autres monuments, autour de Zeus enfant. Le Satyre et le Silène qu'on voit sur le même bas-relief prouvent que le Zagreus crétois y est complètement identifié avec le Dionysos thébain. Un ivoire combine également les données de la naissance de Zagreus avec celles de l'éducation du Dionysos thébain. Une des scènes représentées nous fait voir Perséphonè venant de mettre au monde Dionysos, qu'Ilithyie tient dans ses bras ; une autre nous fait assister à la danse des Curètes autour de l'enfant couché ; un personnage agenouillé lui donne un petit miroir, ainsi que tirent les Titans pour amuser Zagreus et s'emparer de lui ; les scènes suivantes sont relatives au fils de Sémélè. La danse des Curètes autour de Zagreus figure, croit-on, dans une sculpture du théâtre d'Athènes et sur un relief de sarcophage, où l'on voit aussi le jeune dieu saisi par les Titans qui le mettent en pièces.
On a publié une peinture de vase qui montrerait Perséphonè, tenant sur ses genoux un Zagreus à tête de taureau, mais qui, d'après d'autres, se rapporterait au Minotaure enfant avec Pasiphaè. Une tête en marbre rouge représente un Dionysos enfant couronné de pampres, et, comme derrière cette tête est sculptée une face de taureau, Gerhard y a vu un Zagreus.
Article de Ch. Dubois