I. Origine et histoire des mystères d'Eleusis

La tradidition attribuait à Eumolpe la fondation de ces mystères ; la famille sacerdotale [Eumolpides] qui demeura, jusqu'à l'extinction du paganisme, en possession de l'office d'hiérophante à Eleusis, prétendait descendre de ce personnage héroïque. On faisait d'Eumolpe un Thrace ; la qualité de fils de Poseidon et de Chioné, c'est-à-dire de la mer et de la neige, ou bien de Borée, que lui donnent les mythographes postérieurs, se rapporte clairement à une contrée plus septentrionale que l'Attique, c'est-à-dire à la Thrace des premiers siècles de la Grèce, qui n'était pas celle des âges historiques, voisine de l'Hellespont, mais la Thessalie et la Piérie et même la Phocide et le nord de la Béotie. Il y a là sans doute le souvenir de la migration d'une de ces tribus thraces qui exercèrent tant d'influence sur les origines religieuses de la Grèce, sous la conduite de chefs qui étaient en même temps pontifes et poètes sacrés (aoidoi). Le nom même d'Eumolpe, comme celui de Musée, semble devoir faire reconnaître dans ce personnage une personnification des premiers aèdes, dont on place toujours l'origine en Thrace. [C'est sans doute pour cette raison qu'un cygne est placé auprès d'Eumolpe, comme une allusion aux chants harmonieux de l'aède, dans la peinture d'une coupe attique signée par Hiéron, où l'on voit réunis et désignés par des inscriptions Eleusis, personnifiée sous les traits d'une femme, Déméter et sa fille avec Triptolème, Zeus, Dionysos, Poseidon et Amphitrite.]


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Il faut remarquer ici, conformément à ce qu'a déjà fait Ottfried Müller, que le nom d'Eleusis se retrouve, en même temps que celui d'Athènes et celui du fleuve Céphise, dans les plus vieilles traditions de la Béotie des bords du lac Copaïs, c'est-à-dire d'un des cantons de la Thrace mythique ; on y prétendait l'Eleusis béotienne, engloutie sous les eaux du lac, antérieure à l'Eleusis de l'Attique.

«S'il n'est pas possible, dit M. Maury, d'assigner une personnalité distincte aux aèdes de l'époque qui a précédé Homère et Hésiode, l'existence d'aèdes qui avaient été, dans la Thessalie et la péninsule livadique, les pères de la religion hellénique et de la poésie théogonique, n'en demeure pas moins constatée. Il est vraisemblable que ces aèdes, prêtres d'Apollon, présidant aux purifications et aux expiations qui caractérisaient le culte de ce dieu, avaient composé des charmes et des rites expiatoires (teletai), qui furent l'origine des mystères. C'est donc à cette école sacerdotale qu'il faut rattacher l'institution des mystères d'Eleusis. L'hymne homérique à Déméter, un des plus curieux monuments de cette poésie lyrique sacrée, sortie de l'école thrace, me paraît en être la preuve. Un autre fait vient à l'appui de l'origine que j'attribue aux mystères éleusiniens ; c'est que les mystères de Dionysos étaient aussi regardés comme ayant pour fondateur un Thrace, Orphée».

Mais il est manifeste qu'en fondant cette institution, en la régularisant, en la développant et en lui donnant son caractère de mystères purificatoires, les aèdes thraces travaillèrent sur un fond antérieur, celui des croyances et du culte de la population pélasgique. Il y a quelque chose de vrai dans les théories d'Ottfried Müller et de Preller qui rapportent aux Pélasges, avant le triomphe des tribus proprement helléniques, la première origine des cultes mystiques. L'adoration des divinités chthoniennes et productrices est le fond de tous les mystères grecs, et en particulier de ceux d'Eleusis. C'était certainement la religion essentiellement propre aux Pélasges. Or ce culte avait généralement un caractère secret et quelque peu effrayant, qui devint naturellement le point de départ de formes mystérieuses. Déméter était une des plus vieilles divinités pélasgiques ; il semble même que son adoration avait été précédée à Eleusis par celle d'une autre personnification de la divinité féminine chthonienne, Daeira, reléguée plus tard sur un plan tout à fait effacé. Dans l'Arcadie, où la religion des Pélasges s'était conservée plus intacte que nulle part ailleurs en Grèce, avec ses formes primitives, le culte national de Déméter comprenait certains rites, entourés d'un caractère secret qui en faisait de véritables mystères. Pausanias dit qu'il n'était pas permis à ceux qui n'avaient point été initiés de savoir le nom de la fille que Déméter, transformée en cavale, avait eue de Poseidon. Le mythe avait un sens symbolique que l'on révélait sans doute dans les mystères ; il rappelle beaucoup celui qui avait cours sur la même déesse à Eleusis et qui servait de fondement au culte mystique.

Ainsi que l'a montré O. Mûller, la parenté originaire entre le culte mystérieux de la Déméter d'Eleusis et celui de la Déméter Erinnys de l'Arcadie n'est pas seulement attestée par la ressemblance des fables. Elle ressort aussi des traditions relatives à Cercyon, l'un des ancêtres de Musée et l'un des héros autochthones d'Eleusis. De Poseidon et d'Alopé, fille de Cercyon, est né Hippothoon, l'éponyme de la tribu Hippothoontide, de laquelle dépendait la cité des mystères. Rapprochons de ces noms celui de Poseidon Hippios, époux de Déméter en Arcadie et adoré aussi dans l'Attique. Quand nous voyons qu'au temps de Pausanias, il y avait encore un temple de Poseidon Pater à Eleusis, on est induit à penser qu'il subsistait comme dernier vestige d'un temps primitif où le dieu des eaux avait eu dans les légendes éleusiniennes un rôle pareil à celui que lui donnaient les mythes arcadiens, rôle qu'il cessa de bonne heure d'avoir dans les fables sur lesquelles étaient fondés les mystères, car on n'en retrouve plus de trace à l'époque pleinement historique. [Remarquons encore que dans la peinture du vase précédemment cité, Poseidon figure parmi les divinités spécialement attachées à la protection d'Eleusis.]

En somme, on ne doit sans doute attribuer aux aèdes venus de la Thrace à Eleusis et personnifiés par Eumolpe que la réglementation définitive d'un culte existant antérieurement et déjà marqué d'une tendance mystique, une organisation plus savante et l'institution de mystérieux rituels, faits qui ne durent pas se produire sans une certaine fusion d'idées religieuses entre les nouveaux venus et les premiers occupants du sol.

[M. Foucart est arrivé à des conclusions analogues en s'appuyant sur l'étude des textes épigraphiques. Il montre qu'au début on entrevoit un culte antérieur à l'organisation attique de la religion éleusinienne, culte commun aux tribus ioniennes, peut-être emprunté aux anciennes populations de la Carie, aux Lélèges et Pélasges. C'est le culte d'une divinité chthonienne double, qui réunissait en elle le principe mâle et le principe féminin comme beaucoup de divinités asiatiques ; c'est le dieu et la déesse, o theos kai ê thea, sans épithètes, auxquels s'adjoint bientôt une déesse fille. Cette triade est essentiellement agricole. Lorsque ces divinités commencent à être adorées à Eleusis, le rôle des deux déesses devient prédominant, la mère et la fille usurpent une place de plus en plus grande, aux dépens du dieu, sorte de Zeus chthonien, que l'introduction de Dionysos et plus tard d'Iacchos achèvera de reléguer dans l'ombre. On a eu tort de croire qu'il était complètement oublié. Il subsiste encore des traces de la tradition primitive pendant le Ve et le IVe siècle ; on ordonne encore des sacrifices «au dieu et à la déesse» auxquels sont adjoints Triptolème et le héros Euboulos. Enfin, sous l'administration de Lycurgue, on assiste à une véritable restauration du dieu chthonien sous le nom de Ploutôn, qui n'est pas l'Hadès destructeur, mais le dieu qui veille sur la semence jetée dans le sol, le dieu de la richesse. On lui construit un temple, on associe son autel à celui de Déméter et Coré. Jusqu'à l'époque macédonienne et même romaine on retrouve les vestiges de ce culte fondamental, que les mythes locaux d'Eleusis n'ont pas réussi à obscurcir complètement. Il subsiste plus vivace qu'ailleurs dans les îles de l'Archipel et en Carie, région où la race ionienne avait importé le même culte initial, qui se garda plus intact et plus fort qu'à Eleusis, n'ayant pas subi au même degré l'influence dionysiaque. Ajoutons que ces réflexions sur la persistance du culte plutonien sont confirmées par la découverte récente de bas-reliefs éleusiniens d'une époque assez tardive, où l'on voit le dieu associé à Proserpine sous les noms mystérieux de theos et thea, puis le même dieu sous le nom de Ploutôn uni à la thea et à Triptolème.]

Quand les mystères de Dionysos s'introduisirent à Eleusis, que ce dieu fut donné comme époux à Proserpine et prit la place de Pluton, qu'il reparut ensuite enfant dans le personnage d'Iacchos, l'imagination n'en devint que plus empressée à forger des légendes qui confirmassent l'origine thrace des mystères. Eumolpe fut transformé en un prêtre de Dionysos et de Déméter, auquel cette déesse avait révélé son culte et qui avait découvert la culture de la vigne et l'élève des bestiaux. On représenta Orphée comme le fondateur par excellence des mystères d'Eleusis. Le dévot Pausanias lui-même reprochait aux Eleusiniens la facilité avec laquelle ils avaient inventé des généalogies mythiques pour expliquer toutes les origines de leur culte.

La part de l'ancien culte d'Eleusis resta toujours marquée, du reste, dans les mythes qu'on racontait et qui servaient de base aux mystères ; à côté des Eumolpides descendant du Thrace Eumolpe, une partie des familles sacerdotales attachées à la religion éleusinienne revendiquait une origine purement autochthone. Guigniaut a eu raison d'attacher sous ce rapport une importance considérable aux données de l'hymne homérique ou posthomérique à Déméter ; Eumolpe y est représenté comme établi déjà dans Eleusis quand y arrive Cérès après l'enlèvement de sa fille ; aucune allusion n'y est faite à sa venue d'un autre pays. Plus tard, certaines formes de la légende allèrent jusqu'à le faire descendre de Triptolème, en rattachant ensuite à lui les principaux personnages de la légende de Déméter.

En tous cas, c'est Triptolème qui est le représentant par excellence des autochthones dans les mythes éleusiniens. Dans l'hymne homérique il n'est encore que l'un des princes (anaktes) d'Eleusis, auxquels la déesse elle-même confie le dépôt de son culte mystérieux. Tout indique en lui à l'origine une personnification du blé semé dans le champ de Rharos, dans un sillon trois fois labouré (tripolos). De là on en fit, par un enchaînement d'idées assez naturel, l'élève et le favori de la déesse, presque une sorte d'autre Iasion [Ceres]. Fils de l'Océan et de la Terre dans sa signification symbolique primitive, on le représenta dans ce nouveau rôle comme le type même de l'indigène d'Eleusis. C'est à lui que la famille des daduques rattachait son origine, comme celle des hiérophantes à Eumolpe. Une fois en possession du précieux enseignement de la déesse, Triptolème, disait-on, l'avait communiqué aux hommes en parcourant la Grèce et porté jusqu'en Italie, en Sicile, même en Ligurie et en Scythie. Nous montrerons ailleurs l'importance qu'ont, dans le cycle des représentations éleusiniennes sur les monuments figurés, celles qui se rapportent à Triptolème et à son voyage [Triptolemus]. Ce héros autochthone eut, comme les grandes déesses, son temple à Eleusis. [L'importance donnée à Triptolème dans les mythes éleusiniens atteste surtout la survivance du principe tellurique et agricole, qui est le fondement même de toute cette religion et qu'il ne faut jamais perdre de vue. Les rites sanctionnés par les décrets athéniens en sont la preuve. A plusieurs reprises, des lois rappelèrent à tous les membres de la confédération athénienne que les prémices des récoltes étaient chaque année dues aux deux déesses, à raison d'un setier au moins pour 100 médimnes d'orge et d'un demi-setier pour 100 médimnes de froment. Les grains perçus étaient déposés dans trois fosses à blé. Nous verrons plus loin que le dernier spectacle de l'époptie dans les mystères, qui résumait toute la fable sacrée, était un épi moissonné que l'on présentait en silence à la foule assemblée.]

«Lorsque l'histoire, remarque M. Maury, eut commencé à avoir pour les Grecs plus d'attrait que la fable, on chercha à concilier les légendes mythologiques sur la fondation des Eleusinies et les traditions tout aussi incertaines qui couraient sur les premiers rois de l'Attique. Eleusis ayant perdu en importance ce qu'Athènes avait gagné, cette dernière ville revendiqua l'honneur d'avoir contribué à la fondation des mystères. On mêla au récit d'une guerre entre les Athéniens et les Eleusiniens, récit dont on ne sait si le fond est vrai ou supposé, le nom du fabuleux roi Erechthée. Ce fut, suivant la légende, au prix d'un sacrifice humain accompli sur l'aînée de ses filles, que ce monarque obtint la victoire. Ces souvenirs constatent l'admission dans Athènes du culte éleusinien et le respect qu'eurent ses habitants pour le droit héréditaire, dont étaient en possession les Eumolpides, de présider à la cérémonie». [D'après M. Foucart, les hiéropes chargés de l'administration du temple devaient être choisis parmi les habitants d'Eleusis. A l'époque historique, les Eleusiniens continuèrent à frapper des monnaies spéciales à leur ville. Peut-être même avaient-ils tenu à maintenir leurs fêtes nationales, patrios agôn, à côté des grandes solennités communes à tous les Athéniens.]

La soumission d'Eleusis à Athènes et l'adoption du culte éleusinien dans cette dernière ville sont, malgré l'affirmation de Lobeck qui rajeunit outre mesure l'institution des mystères, des faits d'une haute antiquité, qui remontent au moins à la période ionienne représentée par les noms d'Egée et de Thésée. Les Ioniens adopèrent certainement ce culte, en organisant le pays sur le plan d'une royauté fédérative. La meilleure preuve de la réalité comme de la date reculée du fait, c'est que ces mêmes Ioniens, lors de leur émigration en Asie Mineure, portèrent, avec l'organisation politique qui leur était propre, le culte et les fêtes de Déméter dans les établisements qu'ils formèrent sur les rivages de la contrée appelée de leur nom Ionie. Telle est la conclusion qu'O. Müller et Boeckh se sont crus l'un et l'autre autorisés à tirer du passage de Strabon où l'on voit que, de son temps même, les Nélides ou Androclides d'Ephèse, descendants des anciens rois de l'Attique, conservaient, avec le titre de basileis, comme l'archonte d'Athènes, le privilège des sacrifices en l'honneur de Déméter Eleusinienne. On voit aussi dans Hérodotes Philiste, fils de Pasiclès, venu à la suite de Nélée, fils de Codrus et fondateur de Milet, consacrer un temple à la même déesse sur le promontoire de Mycale. Ce furent les colonies ioniennes, parties de l'Attique, qui propagèrent au loin la légende, d'abord toute locale, de Triptolème et les initiations formées sur le modèle de celles d'Eleusis. Celles-ci étaient déjà établies en Messénie avant la première guerre Messénienne, survenue dans le VIIIe siècle av. J.-C. ; elles n'y venaient même pas directement de l'Attique, mais de Phlionte en Argolide, où elles avaient été apportées plus anciennement encore.

Ces faits achèvent d'enlever toute signification décisive au silence d'Homère et d'Hésiode sur les mystères d'Eleusis, d'où quelques érudits, comme Lobeck, ont cherché à tirer cette conclusion que l'institution des mystères fut postérieure à l'époque où naquirent les poésies placées sons ces deux noms. On l'a très bien montré d'ailleurs : le silence d'Homère s'explique fort naturellement, car ses poèmes n'embrassent pas un exposé complet de la religion hellénique, et le théâtre de l'Iliade et de l'Odyssée nous transporte fort loin d'Eleusis. Athènes, qui était encore privée à cette époque de toute importance, n'avait pu valoir au sanctuaire des grandes déesses la célébrité qui contribua tant à populariser les mystères. D'ailleurs le culte d'Eleusis, sombre autant que solennel, n'avait rien à voir avec les héros achéens, avec les dieux favoris de l'épopée. L'absence de toute mention des mystères chez Hésiode a droit d'être considérée comme un fait plus grave. Ce poète, natif de la Béotie et y ayant passé sa vie, devait connaître Eleusis, et l'on s'étonne qu'il n'ait fait aucune allusion au culte mystique en parlant de Déméter. Mais ceci peut s'expliquer par le rôle effacé que l'Attique jouait encore de son temps, par le défaut du rayonnement et d'influence extérieure de cette contrée. Tout ce qu'on doit conclure du silence d'Hésiode, c'est qu'au temps où il composait ses vers, les mystères d'Eleusis, bien qu'existant déjà, étaient encore obscurs, d'un caractère local et exclusivement bornés à l'Attique, bien que de véritables missionnaires les eussent déjà portés sur quelques autres points de la Grèce. En un mot, ce n'était encore aucunement, comme ils le devinrent plus tard, une institution panhellénique. Mais il est difficile de ne pas admettre, avec Voss et Guigniaut, que l'hymne à Déméter, compris dans la collection homérique, est de peu postérieur à Hésiode, composé à la fin du VIIIe siècle ou au commencement du VIIe, entre ce poète et Archiloque. Or, l'hymne tout entier se rattache aux mystères ; il a été fait en vue de ces cérémonies, il se termine par un appel aux initiations. Quand il a été composé, les mystères étaient une institution déjà ancienne, complètement organisée et revêtue du caractère le plus auguste.

L'importance et la célébrité des mystères éleusiniens dans le monde grec a toujours été étroitement liée au rôle d'Athènes. L'éclat de ce rôle fut tardif, et c'est seulement à l'époque où la cité de Minerve prit la tête du mouvement de l'hellénisme que les mystères d'Eleusis devinrent la première des institutions religieuses de la Grèce, celle où tous aspiraient à être admis et celle à laquelle on attribuait généralement les effets les plus grands et les plus enviables. Au temps des guerres médiques ils étaient peu connus des Grecs autres que les Athéniens. Mais avant de voir leur gloire et leur importance se développer tout à coup avec celle d'Athènes vers le milieu du Ve siècle avant notre ère, les mystères d'Eleusis, gardant encore leur premier caractère exclusivement local et renfermé dans l'Attique, avaient déjà subi des modifications intérieures importantes, qui en avaient élargi le cadre et dont on peut reconstituer les principales phases.

L'hymne soi-disant homérique à Déméter nous offre, comme l'a si bien établi Guigniaut, le tableau presque complet des mystères des grandes déesses sous leur forme primitive, telle qu'elle se maintenait encore à l'époque oit il fut composé. On peut restituer en partie les cérémonies qui les constituaient alors, ta drômena, et les spectacles qu'on y présentait aux initiés, ta deiknumena, au moyen des allusions directes qui sont faites, dans l'hymne, à ces cérémonies et à ces spectacles. Le savant interprète de Creuzer signale ainsi les principales : «Cérès cherche sa fille pendant neuf jours par toute la terre, portant des flambeaux dans ses deux mains, et le dixième elle arrive à Eleusis, où elle se repose et où elle rompt son long jeûne en buvant le cycéon réparateur, dont elle a elle-même prescrit la formule. Ce sont là autant de points de rapport, mais non point de correspondance rigoureuse, entre la légende si poétiquement développée par l'auteur de l'hymne, et les rites observés durant les neuf premiers jours de la grande fête éleusiniaque. Les flambeaux donnés, non seulement à Déméter, mais à Hécate, peuvent être, en outre, comme l'observe M. Preller, une allusion à la nature de ces divinités chthoniennes et à leurs représentations mystiques. Iambé, qui, par ses plaisanteries, distrait la déesse de la morne douleur où l'avait plongée la perte de sa fille, personnifie, avec les vers iambiques, les scènes comiques qui interrompaient le deuil, comme le cycéon rompait le jeûne des initiés ; scènes communes, d'ailleurs, aux Eleusinies et aux Thesmophories. Le pannychisme ou la veillée sainte semble indiqué aussi dans les vers où les filles de Céléus passent la nuit en prières, pour fléchir la nourrice divine qui a rejeté loin de son sein Démophon, qu'elle voulait rendre immortel, et que la faiblesse de sa mère mortelle a frustré de ce grand bienfait. Cette nourriture de Démophon par Cérès, les moyens qu'elle emploie pour donner au fils de Céléus et de Métanire l'immortalité, avec une éternelle jeunesse, les flammes par lesquelles elle le fait passer, et surtout l'honneur sans fin qu'elle promet à son nourrisson, même déchu, «d'une guerre, d'un combat terrible, que se livreront à jamais en son nom les enfants d'Eleusis», ce sont là, sous la forme mythologique et prophétique à la fois de la légende, des articles fondamentaux, soit des dogmes, soit des cérémonies symboliques des mystères. Voss lui-même a compris que l'idée de la vertu purifiante du feu est mise en rapport avec la grande idée de l'immortalité, de la vie divine. Triptolème fut, dans la suite, substitué à Démophon, et comme fils de Céléus, et comme nourrisson ou favori de Cérès. Mais la mémoire de Démophon demeura attachée à une fête manifestement symbolique, si l'on en juge par la manière dont s'exprime Athénée, fête qui était célébrée à Eleusis en l'honneur du héros. C'était une lithobolie, c'est-à-dire un combat dont les acteurs s'attaquaient réciproquement à coups de pierres, comme dans la fête analogue de Trézène, dont il est question chez Pausanias. Est-ce là le combat périodique prédit par Cérès dans l'hymne, ce combat terrible que doivent à jamais se livrer entre eux, et pour Démophon, les enfants d'Eleusis ? Il nous paraît, comme à Ottfried Müller, qu'il n'y a pas lieu d'en douter».

L'époque périodique de la descente (kathodos) de Coré auprès de son époux infernal et de la montée (anodos) à la lumière pour rejoindre sa mère, époque déterminée par la succession des saisons et qui entraînait celle des grands et des petits mystères, est égaiement indiquée par l'hymne avec une précision remarquable et presque de nature à faire supposer qu'il y avait déjà deux cérémonies mystiques. Enfin l'institution des mystères, révélés par la déesse elle-même, y est placée après le premier retour de Proserpine, tandis que Déméter s'est installée dans le temple que lui ont élevé Céléus et les Eleusiniens au plus fort de sa douleur, qui la portait à refuser le développement de toutes les productions de la nature. Il semble, comme l'a discerné Guigniaut, qu'il y ait dans cette dernière circonstance comme un souvenir de la plus ancienne idole qui ait représenté la déesse dans le temple d'Eleusis, idole qui lui aurait donné le type d'Achaia ou désolée.

Ainsi par l'hymne à Déméter on peut se rendre compte de presque toutes les cérémonies qui composaient la fête des mystères à l'époque encore reculée où ce poème fut composé, avant les premières additions qui commencèrent à la modifier. On est également en droit d'en conclure qu'à cette époque la représentation symbolique de la nuit des initiations, le drame mystique, comme on l'appelait, se composait presque exclusivement des scènes du mythe raconté dans l'hymne, scènes que l'on sait y avoir été toujours représentées jusqu'à la fin de l'institution des mystères. C'était la légende des deux déesses sous la forme qu'on peut dire typique, l'enlèvement de Proserpine, les courses de Déméter à la recherche de sa fille, le sombre deuil de la mère affligée, sa réception chez Céléus et Métanire, le cycéon que lui offrait Iambé, l'éducation de Démophon, remplacé, semble-t-il, plus tard par Triptolème, la révélation de la divinité d'abord dissimulée de Déméter, enfin le retour de Coré à la lumière, après que son époux infernal lui a fait manger le pépin de grenade qui la lie à lui pour jamais, et l'établissement de la loi éternelle et immuable qui périodiquement la ramènera des bras de sa mère à ceux de son époux [Ceres]. C'est le mythe dans sa donnée essentielle, la plus simple et la plus antique, tel que l'a inspiré l'observation des phénomènes naturels de la végétation. Les semences de la terre demeurent cachées sous le sol durant l'une des trois saisons entre lesquelles se partageait l'année primitive des Grecs, c'est- à-dire pendant l'hiver. Durant les deux autres saisons, la semence germe et s'épanouit au grand jour. Tant que Proserpine est absente, qu'elle habite dans les enfers, Cérès est désolée, c'est-à-dire que la terre est sans culture et ne produit rien, mais sitôt que le printemps renaît, la fille de la terre, Proserpine, c'est-à-dire la graine, lève et se dresse en plante vers les cieux. C'est la pure conception du naturalisme primitif ; c'est un fait physique dont la poésie s'est emparée et qu'elle a embelli des couleurs de l'anthropomorphisme le plus brillant.

Mais il est une idée plus haute et plus générale qui dès l'origine existait en germe dans la légende de Déméter et de sa fille et qui s'y était graduellement developpée. C'est celle du vaste ensemble de phénomènes qui l'ont continuellement succéder la mort à la vie, puis la vie à la mort, dans le sein de la nature, phénomènes an milieu desquels l'homme se sentait lui-même emporté. Par une assimilation qui s'imposa de bonne heure à l'esprit, car nous la retrouverons chez des peuples très divers, en Egypte aussi bien qu'en Grèce, la destinée humaine après la tombe fut comparée au grain qui, déposé en terre, renaît en produisant une plante nouvelle. Cette dernière notion, développée dans ses dernières conséquences, est empreinte partout dans l'hymne homérique, et avec elle l'autre dogme, connexe et exprimé en termes formels, de la double destinée des âmes, le bonheur des initiés et le malheur des non-initiés.

La première modification que subirent les mystères d'Eleusis, postérieurement à la composition de l'hymne homérique, mais à une époque encore assez reculée et avant les débuts de leur grande renommée extérieure, consista dans l'introduction d'un élément bachique qui y tint désormais une place importante. Les origines des cultes de Dionysos et de Déméter sont si distinctes, qu'il est difficile de croire, surtout avec les données de l'hymne que nous avons longuement étudié, à la présence primitive du dieu du vin dans la religion mystérieuse des grandes déesses. Bien qu'également sortis de la Thrace mythique, les mystères de Dionysos et de Déméter étaient cependant rapportés à des fondateurs différents. Mais, à dater d'une certaine époque, les orgies dionysiaques furent intimement unies aux mystères des grandes déesses et fournirent une large part de cérémonies nouvelles à la fête publique des Eleusinies. Développant, comme ils ne l'avaient pas été d'abord, certains allés du personnage d'Iacchos-Pluton et ajoutant des traits nouveaux à sa physionomie, on l'identifia à Dionysos, on en fit le Bacchus des mystères. Mais là même ne se borna pas l'oeuvre de transformation, atteignant jusqu'aux mythes essentiels et aux doctrines fondamentales qui avaient servi de point de départ à l'institution. Il y eut un véritable travail de syncrétisme, où les deux déesses, si intimement unies, se confondirent partiellement en une seule, donnée pour épouse au Zeus infernal, assimilé à Dionysos. Le dieu de la végétation se trouva naturellement substitué, dans un mythe qui représentait le phénomène de la germination, au dieu des enfers, à Hadès ou Aïdoneus, dont le caractère de divinité de la terre et de la production, rappelé par le nom de Pluton, allait en s'effaçant de plus en plus. Se divisant lui-même en deux personnages, en père et en fils, ce dieu se manifesta sous la forme ordinaire de Dionysos comme époux de Perséphoné dans les mystères d'Agrae aussi bien que dans les Anthestéries, et, sous la forme d'Iacchos, comme enfant de la même déesse et nourrisson de Déméter dans les grandes Eleusinies.

A l'époque des guerres médiques la procession d'Iacchos n'était plus une nouveauté, mais une institution déjà complètement passée dans les moeurs. En prenant ce fait pour point de départ d'un côté, et de l'autre la date approximative que nous avons été amené à attribuer à l'hymne homérique, l'association du culte dionysiaque à celui d'Eleusis et l'introduction des rites nouveaux qui en fut la conséquence semblent devoir être rapportées à la première moitié du VIe siècle. C'est précisément l'époque où tous les cultes de l'Attique furent soumis à un travail général de réforme et de coordination systématique, tendant à les amalgamer ou du moins à les affilier les uns aux autres, malgré la diversité de leurs origines.

Dès le temps de la guerre du Péloponnèse, les cerémonies de la partie publique des Eleusinies paraissent avoir été toutes constituées et organisées d'une manière complète, telles qu'elles se maintinrent jusqu'aux derniers jours du polythéisme grec. Mais postérieurement à l'association des rites dionysiaques à l'ancien fonds des Eleusinies, les doctrines fondamentales des mystères, les mythes qui les exprimaient et le drame secret représenté dans les initiations subirent encore une transformation radicale sous l'influence de l'orphisme [Orphici]. MM. Preller, Maury et J. Girard ont retracé, mieux que personne, le tableau de l'influence des idées de l'école orphique sur la religion grecque. Nous ne pouvons que renvoyer aux pages où ils ont exposé les doctrines de cette secte, qui eut tant d'action à partir du Ve siècle, et le caractère de sa tentative pour restaurer, sous une forme plus systématique et plus élevée, le naturalisme des anciens âges. Ainsi qu'ils l'ont montré, l'orphisme n'arriva pas à influer sérieusement sur le culte populaire, mais il parvint à se rendre maître de la religion des mystères, et en particulier de ceux d'Eleusis. Il y fit prévaloir ses conceptions dogmatiques sur la nature des dieux de la théogonie.

Les Orphiques introduisirent dans le sanctuaire d'Eleusis leur Dionysos Zagreus qu'ils avaient été chercher en Crète, dont la première apparition dans le Péloponnèse avait eu lieu vers le temps de Clisthène de Sicyone (600 ans av. J.-C.), mais qui dut surtout la diffusion de son culte au succès des prétendus poèmes d'Orphée, forgés par Onomacrite à la cour des Pisistratides. Sa légende se greffa sur les anciens mythes éleusiniens comme une continuation et un développement. On la représenta dramatiquement dans les nuits des initiations.

Les innovations orphiques semblent avoir été facilitées par la mode de croyance à l'origine égyptienne de la religion grecque, et en particulier des mystères d'Eleusis, qui commença à se répandre parmi les lettrés grecs vers le milieu du Ve siècle. Les hellènes instruits qui visitèrent l'Egypte ne purent manquer d'être frappés de la ressemblance singulière qui existait entre le symbolisme du culte mystique de Déméter et celui des livres sacrés égyptiens relatifs au sort de l'âme après la mort. Aussi Hérodote n'hésita-t-il pas à proclamer que les Thesmophories avaient été importées d'Egypte en Grèce. A Saïs et sur d'autres points des bords du Nil, il y avait des mystères dont l'institution offrait une certaine analogie extérieure avec ceux des contrées helléniques. Plus d'un Grec, à la suite d'Hérodote, en remarquant toutes ces analogies, accepta l'idée que les initiations mystérieuses d'Eleusis avaient eu leur berceau en Egypte. Les Orphiques avaient beaucoup emprunté à cette dernière contrée ; l'histoire de leur Zagreus, qu'ils tendaient à appliquer à l'Iacchos des mystères, n'était autre, en particulier, que celle de la mort d'Osiris, le dieu dans le culte duquel le blé, comme symbole de la vie future et de la science nécessaire au salut, jouait un rôle qui rappelait si étroitement les données des Eleusinies. Malgré la faveur dont Onomacrite et les Orphiques jouirent auprès des fils de Pisistrate, ils ne parvinrent pas dès cette époque à faire pénétrer leurs doctrines et leurs légendes dans le sanctuaire mystique d'Eleusis. Aristophane, les tragiques et, les autres écrivains de même date parlent souvent d'Iacchos, mais on chercherait vainement chez eux une seule allusion qui puisse faire croire qu'alors au nom du Dionysos des mystères s'attachait un mythe pareil à celui que prônaient les Orphiques. Au contraire, pour les auteurs postérieurs à Alexandre, pour les poètes comme Callimaque, Iacchos est déjà certainement le même que Zagreus. L'époque où eut lieu l'établissement et le triomphe définitif de l'orphisme, dans la partie secrète des Eleusinies, est circonscrite par cette observation dans des limites de temps assez étroites.

Dans la période historique que nous venons de déterminer, la transformation que subirent les mystères et l'introduction de nouveaux mythes dans le draine sacré furent puissamment favorisées par deux faits auxquels il ne semble pas que l'on ait attaché jusqu'ici l'importance qu'ils méritent.

Ce fut d'abord le renouvellement du local où avaient lieu les initiations. L'ancien temple de Déméter à Eleusis, de proportions fort restreintes, avait été brûlé par les Perses. Pendant le temps qui suivit, les cérémonies mystiques durent avoir lieu dans un local provisoire et sans doute très imparfait. Sous l'administration de Périclès, Ictinos projeta la construction d'un telestêrion ou sanctuaire des initiations, de proportions énormes, permettant pour le drame mystique un développement du spectacle jusqu'alors inconnu (voy. plus loin sect. V). Il mourut sans l'avoir commencé, et le monument, édifié par Coroebos et par Métagère de Xypète, fut seulement terminé par Xénoclès de Cholarge, succession d'architectes qui reporte certainement la dédicace du télestérion après la guerre de Péloponnèse. Il est probable qu'il y eut alors un règlement nouveau de la liturgie et particulièrement des spectacles des nuits mystiques, pour leur donner la splendeur que permettait le théâtre où ils allaient se déployer désormais. C'était une occasion naturelle pour des changements et des inovations que l'on préméditait peut-être depuis quelque temps. Déjà une première révision du règlement des mystères avait eu lieu après les guerres médiques, par un décret dont nous possédons une partie. Ce règlement s'appliquait sans doute à l'installation provisoire résultant des ravages des Perses. L'achèvement du télestérion en appelait nécessairement un nouveau.

Vers la même époque, une race sacerdotale, qui y avait été jusqu'alors étrangère, fut introduite dans les rangs supérieurs du sacerdoce éleusinien. L'ancienne famille des daduques, qui prétendait descendre de Triptolème, s'étant éteinte vers 380 av. J.-C., dans la personne du quatrième Hipponicos connu, on confia l'office de la daduchie, le plus important de tous après celui de l'hiérophante, à la famille des Lycomides, qui avait jusque-là ses propres mystères dans le pastos de Phlya. C'est dire que, malgré l'analogie de ces mystères avec ceux d'Eleusis, ils avaient leurs usages, leurs traditions et leurs doctrines propres, qu'ils apportèrent nécessairement avec eux dans leurs nouvelles fonctions et qu'ils introduisirent dans les Eleusinies. Or, les Lycomides se prétendaient dépositaires des hymnes attribués à Pamphos, à Orphée et à Musée, qui depuis lors se chantèrent dans les cérémonies des mystères. Ils étaient donc affiliés à l'orphisme, possesseurs d'une branche des poésies falsifiées qu'invoquait cette école pour attribuer une haute antiquité à ses doctrines. Il nous semble alors qu'on est en droit de considérer le moment où la daduchie leur fut confiée comme celui même où l'orphisme s'établit avec eux en maitre à Eleusis. Et c'est précisément dans la période suivante que Démosthène nomme aux Athéniens Orphée comme le fondateur des mystères d'Eleusis, à la façon d'un homme qui exprime un fait généralement admis.

Dans le tableau des Eleusinies que nous allons essayer de reconstituer, nous devrons prendre les mystères sous leur forme définitive et dernière, après les innovations orphiques, puisque c'est la seule forme de cette grande institution sur laquelle nous possédions des renseignements assez complets pour permettre d'entreprendre un pareil travail. C'est pour cela que nous avons cru nécessaire d'insister ici sur les époques antérieures et de préciser les phases successives qui amenèrent les mystères jusqu'à ce point de leur développement.

Considérés désormais comme l'institution religieuse la plus auguste et la plus sainte de la Grèce, les mystères d'Eleusis ne subirent plus de modification sérieuse jusqu'à la fin du paganisme. Tout au plus, au temps de Lycurgue, de Démétrius Poliorcète et sous les Romains, ajouta-t-on quelques jours aux jeux gymniques et aux représentations théâtrales qui succédaient aux journées des initiations. La splendeur et la gloire des Eleusinies survécurent à la puissance politique d'Athènes et même à l'indépendance de la Grèce. Les plus illustres des Romains et les empereurs même, comme Hadrien, tinrent à honneur de s'y faire initier. [Même après que le caractère fondamental de l'institution eut disparu, comme le prouve l'exemple typique d'Hadrien unissant le culte funéraire de sa femme Sabine aux cérémonies même des mystères, l'aspect extérieur du culte resta presque immuable.] En étudiant les détails de l'organisation des mystères, nous constaterons plusieurs faits qui sont de nature à faire croire qu'en présence des progrès du christianisme et pour les besoins de la lutte avec la religion nouvelle, on réforma certains abus qui s'étaient introduits et que l'on tendit à renforcer l'institution en lui donnant plus de rigueur. Dans la même lutte, le sacerdoce d'Eleusis s'appuya aussi sur le mouvement de la philosophie néoplatonicienne et sur sa tentative de régénération du polythéisme par un nouveau système de doctrines. Aussi voit-on à cette époque plusieurs philosophes de l'école platonicienne élevés à la dignité d'hiérophantes.

Les Romains de la fin de la République, comme Appius Claudius Pulcher (voy. plus loin le § V), avaient ajouté par des constructions coûteuses à la splendeur des édifices sacrés d'Eleusis. On fit de même à l'époque impériale. L'incendie du grand temple sous le règne d'Antonin le Pieux, attribué aux chrétiens, fut rapidement réparé sous la direction du rhéteur Aristide qui exécuta des travaux somptueux, au nombre desquels il faut peut-être compter la réédification des Propylées de l'enceinte extérieure.

La célébration des mystères se continua fort tard. Interrompue momentanément, à la suite des édits rendus par Jovien contre les cérémonies du paganisme, elle reprit après les constitutions par lesquelles Valens, cherchant à se procurer l'appui des païens contre les catholiques, permit la célébration des mystères, des jeux et des rites de toute sorte se rattachant à l'ancienne religion. On ne tint aucun compte à Eleusis de l'édit de Théodose prohibant l'exercice du culte païen et, malgré cet édit, les mystères furent célébrés encore avec éclat pendant quelque temps. Dans la décomposition de l'Empire au IIIe siècle, l'hiérophante était devenu le premier magistrat civil d'Eleusis, de même que le professeur public de philosophie fut jusqu'à Justinien celui d'Athènes, après la cessation des archontes éponymes. Aussi était-ce un hiérophante qui avait repoussé les Goths de la ville sacrée, en 269, lors de leur première invasion, quand Athènes fut également sauvée par l'historien Dexippe.

A la fin du IVe siècle de l'ère chrétienne la famille sacerdotale des Lycomides subsistait encore et se maintenait en possession de la daduchie. L'hiérophante qui initia le philosophe Maxime et Eunape, vers le milieu du IVe siècle, était un Eumolpide, mais le dernier de sa race. Après lui on se vit obligé de faire venir de Thespies, pour lui confier cette fonction, un chef des mystères mithriaques, qui n'était plus même Athénien.

Ce personnage apporta sans doute avec lui les rites auxquels il était attaché jusqu'alors et les installa à Eleusis (voy. ce que nous disons dans le § V de l'existence d'une fosse taurobolique dans le péribole sacré de Déméter). Les Eleusinies, à ce dernier moment de leur existence, durent quelque peu ressembler à ces mystères syncrétiques révélés par les peintures d'une catacombe non chrétienne de Rome, où la légende éleusinienne de l'enlèvement de Proserpine s'associe au culte de Sabazios et à celui de Mithra. Mais le nouvel hiérophante n'était pas depuis longtemps en fonctions lorsqu'en 396 Alaric envahit l'Attique avec ses Goths. On sait qu'il épargna Athènes ; mais à Eleusis les moines qui accompagnaient son armée obtinrent de lui la destruction complète des temples et des édifices où se célèbraient les mystères. On a retrouvé sous les décombres des grands Propylées les cadavres, reconnaissables à leurs armes, des guerriers goths surpris par l'écroulement de l'édifice. Après cette catastrophe, personne n'essaya de faire revivre les Eleusinies.


Article de F. Lenormant [E. Pottier]