IV. Les initiés et leurs obligations
L'initiation d'Eleusis était accessible aux femmes comme aux hommes. Originairement elle constituait un privilège exclusif des citoyens d'Athènes ; à l'époque de la guerre du Péloponnèse, elle était regardée comme un acte religieux presque obligatoire. Les étrangers et les enfants illégitimes, que leur naissance privait des droits civiques, étaient rigoureusement exclus des mystères. Il fallait donc qu'un individu né hors de l'Attique se fît adopter par un Athénien pour être admis à l'initiation, et la légende mythologique racontait qu'Hercule et les Dioscures s'étaient soumis à cette formalité. La naturalisation produisait le même effet, et l'on prétend qu'elle fut accordée à Hippocrate et à Anacharsis pour leur permettre de se présenter aux mystères. Plus tard, la rigueur de ces préceptes se relâcha dans la pratique. La loi d'exclusion des étrangers, qu'on faisait remonter à Eumolpe, fut toujours maintenue, mais on l'entendit comme faisant de l'initiation un privilège, non plus exclusivement attique, mais hellénique. L'exclusion des étrangers fut celle des barbares en général et de plus, à la suite des guerres médiques, on en prononça une spéciale, et plus absolue encore, contre les Mèdes et les Perses. Tous les Grecs étrangers à l'Attique furent admis dans le sanctuaire d'Eleusis à condition d'être présentés par un mystagogue athénien. Les isotèles étaient alors placés à ce point de vue sur le même pied que les citoyens et pouvaient servir de mystagogues. Le grand nombre d'exemples que l'on connaît de Romains qui furent reçus sans difficulté à l'initiation prouve que plus tard encore, quand la puissance de Rome s'étendit sur la Grèce, on leur appliqua le privilège des Hellènes, cessant de les considérer comme barbares. Et c'est ainsi que Cicéron pouvait dire que les habitants des contrées les plus lointaines accouraient à Eleusis pour se faire initier.
Les esclaves, sauf les esclaves publics (dêmisioi) dont la condition sociale était plus relevée, étaient formellement frappés d'exclusion, ainsi que les courtisanes. Mais ces dernières défenses étaient constamment enfreintes. On laissait, en effet, les maîtres se faire suivre jusque dans le télestérion par l'esclave attaché à leur service personnel, et dès lors celui-ci avait le droit de se considérer comme initié. Quant aux femmes de mauvaise vie, il suffisait de la complaisance d'un mystagogue peu scrupuleux pour les introduire malgré les prescriptions contraires ; les exemples de ce genre ne manquent pas.
La proclamation de l'hiérophante et du daduque, au premier jour de la fête, repoussait des initiations, avec les barbares, les homicides, volontaires ou non, du moins jusqu'à ce qu'ils eussent accompli les expiations auxquelles Hercule lui-même avait de se soumettre. Etaient également exclus tous ceux qui avaient encouru la peine capitale pour conspiration ou trahison. En revanche, les exilés, que ne frappait pas une condamnation de ce genre, pouvaient librement venir aux Eleusinies, sans être inquiétés pendant tout le temps de la fête. L'exclusion frappait encore les magiciens, et celle qui les atteignait paraît dans la suite s'être étendue nommément aux épicuriens et aux chrétiens.
Excepté, du reste, dans le cas où il s'agissait de personnes que leur notoriété pouvait faire reconnaître à première vue par les ministres du culte, comme les citoyens condamnés pour haute trahison, ou comme Apollonius de Tyane, que l'hiérophante empêcha d'entrer en tant que suspect de magie, les défenses que nous venons d'énumérer étaient à l'état de recommandations dénuées de sanction directe et positive, par lesquelles on s'adressait à la conscience des candidats à l'initiation. C'était une autre forme de celles qui, dans la proclamation initiale, demandaient aux mystes la pureté des mains et de l'âme, avec la qualité d'hommes civilisés, c'est-à-dire de Grecs, attestée par le langage. Il est certain qu'il n'y avait aucun examen tant soit peu détaillé, ni sévère, de tous ceux qui se présentaient en foule pour être admis aux Eleusinies et qui venaient, hommes et femmes, de toutes les parties de la Grèce. On peut admettre qu'on leur demandait de jurer qu'ils étaient purs, ainsi que le faisait, dans les Anthestéries, la femme de l'Archonte-Roi. Mais il n'y avait et ne pouvait matériellement y avoir rien de plus ; la confession n'était pas en usage dans les mystères d'Eleusis comme dans ceux de Samothrace.
De ce qui vient d'être dit et des nombreux exemples que l'on cite de personnes indignes et incapables de l'initiation qui y furent pourtant admises par une complaisance répréhensible des mystagogues, il résulte que l'accès aux mystères d'Eleusis offrait dans la pratique d'étranges facilités, et que la masse des mystes présentait un pêle-mêle qui devait être quelquefois fort peu édifiant. Lobeck l'a sans doute exagéré, mais Ottfried Müller et Gnigniaut, bien que très favorables aux Eleusinies, sont obligés de l'admettre. Déjà Diogène en faisait un grief très juste contre cette institution.
Ce qui resta toujours un privilège particulier aux Athéniens, ce fut la possibilité d'être initiés dès l'enfance, sur la présentation de leur père. C'était pour les parents l'occasion d'une fête de famille dans laquelle ils recevaient des présents de leurs amis et de leurs proches. Le même usage existait dans les mystères de Samothrace. Aux Eleusinies même, chaque année, un ou deux enfants, choisis par la voie du sort dans les familles d'Eupatrides, étaient présentés officiellement par l'Etat et avaient leur rôle déterminé ; c'étaient les muêthentes aph'Hestias. Mais on ne pouvait recevoir dans l'enfance que le premier degré d'initiation aux grands mystères, muêsis ; pour être admis au second, à l'époptie, il fallait avoir atteint l'âge d'homme.
C'est ici le lieu de dire un mot des différents termes par lesquels on désignait les initiés. L'expression la plus générale et la plus compréhensive était celle de mustês, qui s'appliquait à tous ceux qui avaient reçu un degré d'initiation quelconque, même à ceux qui avaient assisté à l'époptie, même aux mystagogues. Comme on n'était reçu aux Eleusinies qu'après avoir passé par l'initiation préparatoire d'Agrae, ceux qui se présentaient aux grands mystères étaient déjà qualifiés de mustai dès le début des cérémonies, avant le spectacle nocturne qui constituait la muêsis proprement dite ; c'est ce que prouve le nom donné au second jour des Eleusinies, Alade mustai.
Mais on prenait aussi mustês dans une signification plus restreinte et plus précise, quand on l'opposait à epoptês. La désignation consacrée des deux degrés d'initiation, à Eleusis même, était muêsis pour le premier et epopteia pour le second. Il en résultait que mustês, au sens spécial, désignait l'initié du premier degré, tandis que le nom d'epoptês, ou le synonyme plus rare, ephoros, était réservé à celui qui avait reçu la seconde initiation, catégorie encore plus haute et plus parfaite.
A l'origine l'initiation était absolument gratuite ; mais cet état de choses cessa dans le cours du IVe siècle avant l'ère chrétienne. Les finances publiques supportaient les frais des Eleusinies ; on chercha dans ces fêtes une source de revenus qui en couvrit les dépenses. En vertu d'une loi que proposa l'orateur Aristogiton, on ne fut plus admis aux mystères qu'en acquittant un droit au fisc. [Dans une inscription d'Eleusis, datant de l'an 329, on trouve mentionnés les frais de l'initiation aux petits mystères de deux esclaves publics pour la somme de trois drachmes.] Les rhéteurs prétendent que cette proposition fut d'abord vue d'un assez mauvais oeil et qu'elle exposa son auteur à une accusation d'impiété. Mais il est certain qu'une fois établi, l'usage de payer pour être initié fut maintenu jusqu'à la fin de la célébration des Eleusinies. Pour les muêthentes aph'Hestias, le droit devait être acquitté par l'Etat. S'il y avait dans le produit des recettes ainsi encaissées un excédent sur les frais des Eleusinies, les finances de la République en bénéficiaient.
Les initiés étaient soumis à diverses observances diététiques, soit avant, soit pendant les mystères. Ils devaient notamment s'abstenir de la chair des animaux, même des oiseaux domestiques, de poisson, du moins de certaines espèces, des fèves, des grenades et des pommes. Les femmes qui fêtaient les Thesmophories se soumettaient à des privations et des jeûnes analogues. Ainsi qu'on l'a déjà remarqué, ces abstinences n'étaient pas fondées, comme chez les chrétiens, sur un principe de mortification : elles tenaient à certaines idées mystiques, attachées aux aliments dont l'usage était défendu. Ainsi l'interdiction des grenades était rapportée à la légende qui disait que Proserpine goûtait ce fruit lorsqu'elle fut découverte par Ascalabos, ou bien à celle qui le faisait naître du sang de Dionysos-Zagreus répandu à terre. L'origine de l'abstinence des fèves était de même nature [Faba]. Quant aux poissons, on les interdisait aux initiés parce qu'ils étaient, en vertu de leur action aphrodisiaque, des emblèmes de génération et de fécondité. «Il n'est pas invraisemblable que quelques-unes de ces prescriptions aient été d'origine asiatique ou égyptienne, puisqu'elles sont tout à fait particulières aux religions de l'Orient. Comme les témoignages qui en établissent l'existence ne remontent pas à l'époque de Périclès, on peut croire qu'elles se sont introduites sous l'influence des doctrines syroégyptiennes».
Les observances que nous venons d'indiquer devaient être les mêmes pour les prêtres d'Eleusis et sans doute encore plus rigoureuses. La chasteté absolue était même exigée de quelques-uns d'entre eux à partir de leur entrée en fonctions ; c'est ce qui est probable pour l'hiérophante et certain pour l'hiérophantis.
Mais la condition la plus absolue et la plus rigoureusement imposée aux initiés dans les mystères d'Eleusis était celle du secret. L'hiérokéryx, au début des cérémonies, le premier jour, dans une proclamation publique, recommandait aux mystes de retenir leur langue et présentait ce silence absolu comme une partie même de l'initiation. Un peu plus tard, au moment où les spectacles secrets de l'initiation allaient être montrés aux mystes, le mystagogue exigeait de ceux-ci le serment individuel du secret. Telle était la rigueur avec laquelle ce secret était gardé, que Démosthène déclarait que ceux qui n'avaient pas été initiés ne pouvaient rien savoir des mystères par ouï dire. Et c'est à bon droit que, prenant les choses dans leur généralité, plusieurs écrivains ont affirmé que la loi du silence n'avait jamais été sérieusement violée. Il est vrai que le législation y veillait avec une sévérité terrible. La peine de mort, accompagnée de la confiscation des biens, frappait les révélateurs des mystères aussi bien que les profanateurs. On ne devait pas seulement se taire, en présence des non-initiés, sur le sens et l'ensemble de la cérémonie, mais encore sur les moindres détails. Eschyle fut traduit en justice pour avoir dévoilé ou imité sur le théâtre certains détails des mystères ; il n'échappa au supplice que par le beau mouvement de son frère Aminias, et il dut prouver de plus que, n'étant pas initié, il n'avait pas contrevenu à l'obligation du secret. Par ces raisons on conçoit facilement les réticences de tous les écrivains antiques au sujet des mystères, le caractère énigmatique et obscur de leurs expressions toutes les fois qu'ils sont obligés d'en parler. Ce qui rendait les accusations pour crime d'avoir révélé les mystères encore plus dangereuses, c'était la définition vague et élastique que la loi donnait de ce crime, en employant l'expression omologein peri tôn mustêriôn. On pouvait incriminer autre chose qu'une révélation formelle faite à des profanes. De là le thème ancien de composition oratoire qui se conserva traditionnellement dans les écoles des rhéteurs grecs, et même dans celles des latins, et qu'au VIe siècle après notre ère Sopater développait encore pour l'usage de ses élèves : «La loi punit de mort quiconque aura révélé les mystères : quelqu'un à qui l'initialion s'est montrée dans un rêve, demande à l'un des initiés si ce qu'il a vu est conforme à la réalité ; l'initié acquiesce par un signe de tête, et c'est pour cela qu'il est accusé d'impiété».
Article de F. Lenormant [E. Pottier]