V. Les sanctuaires d'Eleusis et la Voie Sacrée

Avant d'aborder la restitution des cérémonies qui composaient les Eleusinies, il est nécessaire d'esquisser le tableau des édifices sacrés d'Eleusis qui en étaient le théâtre, d'après les indications des auteurs anciens et les vestiges encore subsistants. Il y a eu trois explorations successives des ruines d'Eleusis accompagnées de fouilles : la première, en 1814, par une commission d'architectes anglais, qu'avait envoyés la Société des Dilettanti et qui publièrent les résultats de leurs travaux dans le bel ouvrage des Antiquités inédites de l'Attique ; la seconde, en 1860, par l'auteur du présent article, aux frais communs des gouvernements français et grec, [la troisième en 1883-1888 par la Société archéologique d'Athènes].

Pausanias dit : «A Eleusis, il y a un temple de Triptolème, un autre d'Artémis Propylaia et un de Poseidon Pater, ainsi que le puits appelé Callichoron, où, pour la première fois, les femmes d'Eleusis instituèrent les choeurs de chant et de danse en l'honneur de la déesse. Quant à la plaine dite Rharienne, on raconte que ce fut la première semée et la première à produire des moissons ; c'est pourquoi il est établi que c'est l'orge qu'on y récolte qui sert à faire les gâteaux pour les sacrifices. On y montre l'aire et l'autel de Triptolème. Pour ce qui est à l'intérieur des murs de l'enceinte sacrée, un songe m'a défendu d'en écrire, car à ceux qui n'ont pas été initiés et qui sont exclus de le voir il n'est pas même permis de s'en informer ni d'en entendre parler». Le périégète ajoute un peu plus loin qu'en sortant d'Eleusis pour aller à Mégare on trouvait immédiatement le puits Anthion, auprès duquel les filles de Céléus avaient rencontré Déméter. Ce puits, de grande dimension, subsiste encore sur le bord de la route moderne de Mégare et sert aux habitants du village ; on distingue autour les arasements d'un portique carré, ayant douze colonnes sur chaque côté et s'interrompant sur une de ses faces pour faire place à un petit sacellum que Pausanias dit avoir été consacré à Métanire. L'emplacement du temple de Poseidon est encore douteux, mais le temple de Triptolème a laissé des vestiges certains, à l'endroit où s'élève une petite chapelle à demi ruinée dédiée à saint Zacharie ; c'était l'entrée de la ville en venant d'Athènes. On y a découvert le grand bas-relief qui représente Déméter remettant à Triptolème, en présence de Proserpine, le grain de blé qu'il doit semer [Triptolemus], quelques fragments mutilés de l'architecture du temple et plusieurs ex-voto plus ou moins brisés où figurent Triptolème, assis sur un char ailé que traînent des serpents, entre les deux grandes déesses debout. En avant du temple se dressaient deux torchères en marbre de l'Hymette, de 2m 50 de haut, imitant la forme des flambeaux que les monuments de l'art mettent souvent aux mains des déesses d'Eleusis. Ces deux torchères subsistent encore dans la chapelle

Par bonheur, tous les écrivains antiques n'ont pas gardé sur les édifices contenus dans les enceintes sacrées le même silence que le superstitieux Pausanias ; on peut donc s'aider de leurs témoignages pour l'intelligence des ruines. Le grand temple où se célébraient les initiations était à mi-côte, sur le flanc sud-est de la colline où s'élevait la ville du temps des Pélasges et qui fut plus tard l'Acropole. Adossé au rocher, il avait sa façade tournée à l'est-sud-est (H du plan ci-joint). Une double enceinte ou péribole (Q, U, Y) enveloppait le temple, et deux propylées successifs (C, E), situés à l'angle nord-est, y donnaient accès. Ces propylées n'étaient pas dans l'axe l'un de l'autre ; le plus intérieur amenait, non sur la façade, mais sur le flanc du grand temple, disposition évidemment intentionnelle, qui avait pour but, aux jours de grandes fêtes religieuses, lorsque les portes des différents propylées étaient ouvertes à deux battants pour le passage des processions, que les profanes non initiés et consignés à l'entrée ne plissent apercevoir de l'extérieur rien de ce qui se faisait dans le péribole le plus reculé, et à plus forte raison dans l'intérieur du sanctuaire. [Une balustrade ou grille, appuyée sur une base de marbre, reposait sur l'avant-dernière marche devant les colonnes extérieures des grands propylées ; mais c'est sans doute une addition de date postérieure, car on remarque que les pieds des pèlerins avaient usé déjà les arêtes des gradins sur toute la longueur].

En avant des grands propylées de l'enceinte extérieure, était une vaste place pavée, au milieu de laquelle s'élevait le petit temple d'Artémis Propylaea (A), d'ordre dorique, d'une architecture très fine et de la meilleure époque. [On ne peut décider s'il était construit in antis, ou avec quatre colonnes de face ; ce qu'on est en droit d'affirmer, c'est que le vestibule antérieur a une largeur environ double du vestibule postérieur]. Aux temps romains, la place fut en outre décorée de deux autels monumentaux dédiés par les Achéens, de deux colonnes isolées surmontées de Victoires, enfin d'édicules d'ordre corinthien. Les propylées eux-mêmes, entièrement bâtis en marbre pentélique, reproduisaient trait pour trait le plan, les dispositions et les proportions de la partie centrale des propylées de l'Acropole d'Athènes. Des indications d'un caractère très positif prouvent que ceux dont on retrouve les débris avaient été bâtis seulement à l'époque romaine et sous l'empire, mais ils avaient succédé à un édifice antérieur. A côté des propylées, on a retrouvé le logement des pylores ou gardiens des portes. En dedans de l'enceinte et sur le flanc gauche des premiers propylées, les fouilles ont également fait découvrir une construction souterraine de la plus basse époque, dont on ne peut expliquer la destination qu'en la considérant comme une fosse taurobolique, établie là quand les mystères mithriaques se greffèrent sur ceux d'Eleusis, bien peu de temps avant la destruction du sanctuaire des grandes déesses par Alaric.

En pénétrant par les propylées, précisément dans l'axe de cet édifice, on aperçoit en face de soi une grotte peu profonde, dans le pied du rocher dont le sommet portait un dernier temple dont nous reparlerons tout à l'heure : cette grotte présente des traces incontestables de consécration, et l'on a découvert à l'entrée un puits profond, creusé dans le roc, surmonté d'une margelle cylindrique en marbre de l'Hymette, fort simple, mais dont les moulures accusent par la finesse de leur profil la belle époque hellénique. Des raisons topographiques, dont la principale se tire de l'hymne homérique à Déméter, ont conduit l'auteur des fouilles de 1860 à y reconnaître la fontaine Callichoros. En effet, la Callichoros était située juste au pied du rocher où avait été bâti le plus ancien temple. A côté, se trouve une autre grotte, plus large, mais également peu profonde, qui avait aussi un caractère sacré ; c'est peut-être celle à l'entrée de laquelle se dressent Déméter et Coré dans les représentations du célèbre vase d'onyx dit de Mantoue. Cicéron parle à deux reprises d'un propylée que fit construire à Eleusis son prédécesseur dans le gouvernement de la Cilicie, Appius Claudius Pulcher, frère du fameux démagogue Clodius. C'était celui de l'enceinte intérieure (E), ainsi que l'établit l'inscription dédicatoire latine découverte dans les fouilles. Cet édifice était de plus petite dimension que les propylées du premier péribole. En combinant les données recueillies par les architectes anglais et celles qui proviennent des excavations plus récentes, on peut se faire une idée complète de la disposition du bâtiment et de son architecture, d'une élégance étrange, avec son entablement composite et ses chapiteaux corinthiens dont l'abaque est soutenu aux angles par des lions ailés et cornus. La frise, à triglyphes et métopes, présente une série de symboles relatifs au culte des grandes déesses. Ces propylées ont eu, à une certaine époque, trois portes ; mais à l'origine, il n'y en avait probablement qu'une, car les deux passages latéraux sont exécutés d'une façon très maladroite. M. Julius a exprimé l'opinion que ces petits propylées existaient déjà à l'époque grecque et qu'Appius Pulcher s'est contenté de les restaurer et de les agrandir].

A l'occasion des propylées d'Appius, il faut signaler une curieuse méprise des architectes de la Société des Dilettanti, qui a eu son écho jusque dans quelques-uns des travaux les plus savants dont les Eleusinies ont été l'objet. On remarque sur leur plan deux longues rainures régulières et parallèles, taillées avec soin, disent-ils, dans le pavé en pente de l'entrée centrale. Ces mystérieuses rainures ont beaucoup préoccupé les savants et les architectes. On y a vu les traces d'une machinerie compliquée, destinée à épouvanter les initiés par des effets de fantasmagorie grossière, en leur faisant croire que la terre allait céder sous leurs pas. Mais le premier fondement de toutes ces hypothèses, les fameuses rainures, n'existent pas. Il y a seulement dans le pavé deux sillons peu profonds, irréguliers et serpentants, dus manifestement à l'usure produite par le passage des eaux pluviales qui descendaient de l'intérieur de l'enceinte.

Le grand temple ou sékos (L) occupait une très notable partie du téménos enveloppé par le second péribole. De nombreuses édicules (P) se pressaient autour ; on distingue encore les vestiges de quelques-unes, mais malheureusement aucun texte antique ne nous renseigne sur leur destination. Nous savons seulement qu'un certain nombre de corporations religieuses attachaient un très grand prix à posséder leur petit sanctuaire propre dans l'enceinte mystique, à coté de l'Anactoron. C'est ainsi qu'une inscription parle de l'autel et de la chapelle particulière que les Dionysiakoi technitai y possédaient dans ces conditions. De plus, comme à l'Acropole d'Athènes, à Delphes, à Olympie, tout un peuple de statues et d'offrandes de toute nature dédiées aux grandes déesses remplissait les parties du téménos où ne s'élevaient pas des édifices. En 1860, on a poussé des recherches dans l'intérieur de cette enceinte, partout où l'on pouvait espérer rencontrer l'ouverture des souterrains admis par un si grand nombre d'érudits, et l'on est arrivé à se convaincre pleinement de leur non-existence.

A très peu de distance après les propylées d'Appius, on remarque un morceau de rocher détaché en avant du promontoire qui domine toutes les enceintes et la grotte du puits Callichoron. C'est sur ce rocher que s'élevait la statue colossale de Déméter, dont la partie supérieure, après être demeurée pendant des siècles gisante sur le sol, tout auprès, a été transportée en Angleterre et se voit dans la bibliothèque de Cambridge. Le sommet du rocher a été, en effet, coupé horizontalement de main d'homme pour porter la statue et on y voit une cavité circulaire, très profondément creusée, dans laquelle était encastré l'énorme tesson qui fixait le colosse. Dans le fragment conservé, Déméter a la tête surmontée du Calathus mystique, que décorent une série de symboles sculptés en relief. Le gorgoneion placé sur sa poitrine la caractérise, ainsi que l'a remarqué M. Guigniaut, comme la déesse représentée sous sa forme sombre et terrible, en Déméter Achaea ou Affligée, retenant les germes confiés à la terre et en empêchant le développement, telle que l'hymne homérique nous la montre, assise dans son temple d'Eleusis, jusqu'à ce que Jupiter eût ordonné à Mercure de lui ramener pour un temps sa fille.

Il est certain qu'on montrait dans l'enceinte mystique d'Eleusis, non loin du puits Callichoron, un rocher consacré, appelé agelastos petra, «la pierre triste», où l'on racontait que Cérès était venue s'asseoir, absorbée dans la douleur de la perte de sa fille, pendant le temps qu'elle avait passé dans la demeure de Céléus. On faisait voir à Salamine une autre agelastos petra, consacrée par la même tradition, et Mégare se vantait de posséder également, sous le nom d'anaklêthris petra, une roche d'où Déméter avait appelé sa fille avec de grands cris de désespoir. En rencontrant dans le téménos le plus saint d'Eleusis, tout auprès du Callichoron, au pied du promontoire rocheux où s'élevait le plus ancien sanctuaire du culte mystique, un rocher isolé, consacré par la piété des adorateurs de Déméter et sur lequel on avait dressé un colosse de la déesse sous sa forme d'«affligée», il est bien difficile de ne pas considérer ce rocher comme étant la «pierre triste» elle-même.

C'est en avant de la façade du grand temple, tout auprès de l'angle est de l'enceinte, qu'était situé l'autel monumental destiné aux sacrifices, dont il a été déjà question dans cet ouvrage [Ara] et dont la frise portait une série de symboles du culte de Déméter.

Venons maintenant au grand temple lui-même (H,L), dans lequel se célébrait la partie essentielle des mystères, les représentations des nuits sacrées. Strabon l'appelle mustikos sêkos, d'autres auteurs telestêrion ou megaron, ce dernier mot plus spécialement appliqué aux temples de Cérès et de Proserpine ; mais le nom qu'on lui voit le plus habituellement donné est celui d'anaktoron ou «palais» des Grandes Déesses. C'était le plus vaste des édifices sacrés de la Grèce, celui que ses dimensions rendaient capable de contenir le plus de monde dans ses murs. Strabon dit qu'il pouvait renfermer la même foule qu'un théâtre. Aristide, exagérant ces données, rapporte que toute la population d'Athènes eût tenu dans le temple d'Eleusis ! En effet, l'aire que cet édifice occupait, facilement reconnaissable, surpasse les dimensions de tous les autres temples de la Grèce. Elle a 68 mètres de long et 54m 66 de large, c'est-à-dire 3716 mc 88 de superficie, espace dont la cella tient 2915mc 02, c'est-à-dire 53m 33 de longueur sur la même largeur de 54m 66. [Les fouilles de la Société archéologique, dirigées par M. Philios, ont permis de constater, d'après le rapporteur, que le sèkos avait contenu 42 colonnes et que l'on distingue plusieurs époques successives dans les constructions : 1° un édifice primitif dont la date reste indéterminée ; 2° les substructions du temple détruit par les Perses; 3° la reconstruction du même sanctuaire, qui date sans doute du temps de Cimon ; 4° le nouveau temple élevé sous Périclès ; 5° la construction du portique de Philon ; 6° la transformation de la partie extérieure du sèkos qui date probablement de l'époque romaine.]

Strabon attribue à Ictinus la construction du temple d'Eleusis comme celle du Parthénon. Vitruve rapporte qu'Ictinus avait fait cet édifice d'ordre dorique, mais sans colonnes à l'extérieur, et que ce fut sous l'administration de Demétrius de Phalère que l'architecte Philon ajouta un portique en avant de la facade (F). Plutarque nous a conservé les plus précieux détails sur l'histoire de la construction du corps de l'édifice avant l'addition du portique de Philon ; il résulte de son texte que, si ce fut Ictinus qui conçut le plan de l'Anactoron d'Eleusis, ce ne fut pas lui qui l'exécuta. «Coroebos commença les travaux et éleva le premier ordre des colonnes intérieures avec leurs architraves. Après sa mort, Métagène de Xypète y ajouta la frise qui séparait les deux ordres et les colonnes supérieures ; enfin Xénoclès de Cholarge construisit le toit avec son ouverture centrale».

L'édifice avait sa façade regardant la chaîne du mont Corydallos. Le fond de la cella était adossé au rocher (K) taillé perpendiculairement de main d'homme à cet endroit et formant, derrière le temple, une longue terrasse qui dominait l'ensemble du téménos. L'anactoron n'avait pas de colonnes latérales et présentait sur ses flancs, comme sur sa face postérieure, un simple mur, revêtu intérieurement et extérieurement de marbre noir, couronné d'une frise dorique, à triglyphes et à métopes, en marbre pentélique. On possède tous les éléments de la restitution de la façade du temple (H) et du portique de Philon (F), entièrement exécuté en marbre pentélique.

[Sur l'intérieur de la cella les connaissances sont aujourd'hui plus complètes qu'en 1814 et en 1860, où l'on n'avait pu faire aucun sondage dans le centre et dans la partie antérieure. Les travaux de la Société archéologique d'Athènes, si bien résumés et éclaircis par le plan dû à M. Blavette, ont déblayé toute la partie occupée par le sèkos et par le portique de Philon. On a constaté que l'édifice, avant l'addition du portique de Philon (309 av. JC.) n'avait ni portique, ni cella, ni opisthodome, ni rien qui rappelât l'ordonnance accoutumée d'un temple grec. Il se composait d'une immense salle, sans division intérieure, munie sur tout le périmètre intérieur de huit gradins taillés dans le roc (K) ; le plafond était supporté par six rangées de sept colonnes, chacune en pierre poreuse reposant sur des hases cylindriques en marbre noir d'Eleusis. La plantation des colonnes offre quelque irrégularité dans les rangs qui vont de l'est à l'ouest, bizarrerie de disposition dont on n'a pas encore trouvé l'explication. La décoration intérieure n'a jamais été achevée, comme le prouve la présence des tenons destinés à disparaitre au moment du ravalement définitif : il en est de même pour le portique de Philon, dont les colonnes ne sont cannelées qu'en haut et en bas. Au milieu de la salle une saillie du rocher (L) subsiste, haute de 0m 28 ; elle supporta probablement un motif central. M. Blavette a démontré au moyen des nouvelles fouilles, que l'ouvrage des Dilettanti supposait à tort une erreur de Vitruve mentionnant l'adjonction d'un portique de douze colonnes en avant de la façade. Il n'y a pas non plus d'espacement anormal entre la colonne d'angle et celle de la façade principale, car un a retrouvé entre les deux la trace d'une autre colonne qui ne figure pas sur le plan de l'ouvrage anglais. Le même plan est encore inexact en ce qui concerne les portes de la salle : outre la façade principale, qui avait une porte à gauche et une à droite (H), et non pas une seule au milieu, chaque façade latérale portait une ouverture dans l'axe de l'avant-dernier entrecolonnement du fond (J,J). Enfin, contrairement à ce qu'avancent les Dilettanti, le sol du sèkos n'est pas à un niveau plus bas que celui du portique ; au contraire, vers le fond, il est plus haut d'un demi-mètre. Il ne peut donc plus être question de la crypte établie en sous-sol et destinée aux apparitions des pannychies, dont on fondait l'existence sur un texte d'Itimérius mentionnant to katô temenos. La différence des niveaux sur ce sol mouvementé dans toute la périphérie de l'enceinte sacrée suffit à expliquer ce terme.]

La terrasse longue et étroite qui régnait derrière le temple et à laquelle donnent accès des escaliers (X,X) taillés dans le roc, en dehors du sèkos, n'offre aucune trace de constructions. A sept mètres environ au delà de l'angle nord de la cella d'Ictinus, cette terrasse aboutit à un perron de six marches qui conduisait à un dernier petit temple tétrastyle, occupant la plate-forme supérieure du promontoire de rochers qui dominait le puits Callichoron et la Pierre Triste. Ce temple (S), auquel a succédé une église dédiée à la Vierge, avait son entrée an sud-ouest, juste en face de la plus grande longueur de la terrasse. C'est là, d'après les expressions formelles de l'hymne à Déméter, qu'avait été construit le premier temple de la déesse, temple épargné par les Doriens dans leur invasion, suivant le dire du rhéteur Aristide, mais dévasté par Cléomène, roi de Sparte, et brûlé par les Perses avant la bataille de Platées. En effet, cet édifice s'élevait sur un rocher projeté en avant, sous le mur de la ville pélasgique, qui devint plus tard celui de l'Acropole, et immédiatement au-dessus du Callichoron. Strabon, du reste, distingue soigneusement «dans l'intérieur du téménos mystique», comme deux monuments tout à fait séparés, le temple de Déméter Eleusinienne, c'est-à-dire l'ancien temple reconstruit, et le mustikos sêkos ou Anactoron, projeté par Ictinus.

Ce temple de Déméter, distinct de l'Anactoron, ne peut absolument être que celui qui couronnait la plate-forme culminante.

A Athènes même, il y avait un temple qui jouait un grand rôle dans les fêtes des mystères ; on l'appelait «1'Eleusinion de l'Asty», en astei Eleusinion, ou bien «l'Eleusinion sous la ville», to Eleusinion to upo tê polei.

Il était situé au bas de l'Acropole, et en même temps à l'extrémité de l'agora opposée à celle où se terminait la rue des Hermès. Son emplacement précis est fort difficile à déterminer dans l'état actuel et dépend de l'obscure question du site de l'Agora. Le tombeau d'Immarados, fils d'Eumolpe, se montrait dans l'enceinte de l'Eleusinion d'Athènes.

La route qui menait d'Athènes à Eleusis était jalonnée de sanctuaires sur tout son parcours et participait de la sainteté de la ville à laquelle elle aboutissait ; ou l'appelait par excellence en Grèce la «Voie Sacrée». Les autres voies sacrées, comme celle de Delphes, devaient être désignées par des épithètes spéciales. Polémon le Périégète avait consacré un ouvrage entier à décrire les édifices qui bordaient cette voie et à raconter les traditions qui s'y rapportaient. Pausanias y emploie deux chapitres. Un certain nombre d'érudits modernes se sont occupés des vestiges antiques qui subsistent encore aujourd'hui sur la route d'Athènes à Eleusis et ont essayé de les rapprocher des indications de Pausanias et d'autres auteurs.

La voie partait de la porte Dipyle, appelée aussi Thriasienne et Porte Sacrée. Immédiatement au sortir de la porte était le tombeau d'Anthémocrite, héraut mis à mort par les Mégariens au début de la guerre du Péloponnèse, quand il leur apporta la défense de mettre en culture les champs sacrés d'Eleusis appelés hiéra orgas. On a retrouvé tout un ensemble de monuments funéraires importants qui bordaient la route après la sortie du Dipylon. Traversant ensuite le bourg de Skiron auquel se rattachait le souvenir d'un devin nommé Skiros, venu de Dodone à Eleusis et tué dans les rangs des Eleusiniens lors de leur guerre contre Erechthée, et où se célébrait la fête des Skirophoria, la Voie Sacrée gagnait le bois des oliviers, si poétiquement décrit par Sophocle, qui le met en rapport avec les traditions du culte éleusinien. Elle y rencontrait d'abord le dème des Lakiades, avec le téménos du héros éponyme Lakios puis un autel de Zéphyre, et arrivait à l'endroit que marque aujourd'hui l'église de Saint-Sabas, laquelle a succédé au temple consacré à Déméter, Coré, Poseidon et Athéné dont parle Pausanias. Ce temple avait été bâti sur le site de la maison du héros Phytalos, que l'on prétendait avoir hébergé Cérès pendant ses courses à la recherche de sa fille et avoir reçu de la déesse, en récompense de son hospitalité, le premier plant de figuier. On montrait encore à cet endroit le figuier donné par Déméter, d'où le lieu avait reçu le nom de «Figuier Sacré», Iera Sukê. Ce n'était pourtant pas la famille des Phytalides, prétendant descendre de Phytalos, qui desservait le temple, car elle avait été attachée au culte d'Egée, père de Thésée. Le sanctuaire du Figuier Sacré était le siège des sacra gentilitia des Géphyréens, venus de la Béotie en Attique et descendants, d'après Hérodote, des compagnons de Cadmus. La Déméter du temple était appelée Géphyraea ; on y conservait un palladium tombé, disait-on, du ciel sur le pont du Céphise.

Le pont lui-même, théâtre des Gephyrismoi, était situé à peu de distance. La tradition le disait bâti d'abord par les Géphyréens, mais il avait été refait magnifiquement au IIIe siècle avant l'ère chrétienne par un certain Xénoclés de Lindos, probablement le même que le Rhodien anonyme dont Pausanias signale le vaste tombeau un peu plus loin, sur la Voie Sacrée. Entre le figuier sacré et le pont était le lieu nommé Echo, d'après les cymbales mystiques, êcheion, que les ministres sacrés d'Eleusis y faisaient retentir au retour de la procession des mystes à Athènes.

Un peu au delà du Céphise athénien venait l'autel de Zeus Meilichios où Thésée avait été purifié par les enfants de Phytalos du meurtre des brigands et en particulier de celui de son parent Sinis, puis un petit temple consacré à Iacchos Kyamitès, au dieu déchiré par les Titans dont le sang avait fait naître la fève. Les réticences superstitieuses de Pausanias au sujet du mythe essentiel de ce temple en prouvent l'importance mystique [Faba]. A partir de cet endroit la route s'élevait pour atteindre le défilé du mont Corydallos.

Nous attachant exclusivement aux lieux sacrés qui bordaient la voie, nous ne nous arrêterons pas aux deux sépultures monumentales que Pausanias signale à l'entrée du défilé. Un peu plus loin, dans sa partie culminante, se trouvait un temple d'Apollon, temple considérable auquel a succédé le monastère de Daphni. Ce temple était d'abord, suivant ce que nous apprend Pausanias dédié à Apollon seul. Il n'avait aucune relation avec la religion d'Eleusis et il se rattachait directement au culte national des conquérants ioniens pour l'Apollon Patroos, culte que ceux-ci avaient installé dans l'Acropole d'Athènes, où ils l'avaient enté sur les vieux cultes pélasgiques des Cécropides. Le dieu y était seulement associé alors à Minerve, la compagne habituelle d'Apollon Patroos et sa mère dans les mythes spéciaux à cette forme d'Apollon. Plus tard le sanctuaire du mont Corydallos fut agrégé à la religion d'Eleusis. Déméter et Coré y devinrent, à côté d'Athèné, les compagnes associées d'Apollon, ce que facilitèrent certainement les analogies que l'on tendit à développer entre Apollon Patrons et Dionysos ou l'Iacchos des mystères. Au reste, l'association d'Apollon aux grandes déesses est le point caractéristique du culte triopien, l'une des formes les plus importantes de la religion de Déméter ; le nom de Triopas, qui se fit, lui et sa descendance, fondateur du culte de la déesse à Argos et à Cnide, indique un rapport certain avec l'Attique.

En descendant le défilé dans la direction de la baie d'Eleusis, on rencontrait un temple d'Aphrodite, dont on voit aujourd'hui encore les décombres, avec les restes d'une muraille d'un style aussi primitif que celles de Tirynthe, signalée déjà par Pausanias comme étant en avant du temple. Le rocher auquel était adossé le sanctuaire est rempli de niches pour les offrandes votives, dont quelques-unes accompagnées d'inscriptions. Débouchant ensuite au bord de la mer, la Voie Sacrée tournait à droite et longeait le rivage jusqu'à ce qu'elle atteignît les Rheitoi. On appelait ainsi deux petits lacs salés, alimentés par des sources situées au pied du Corydallos, qui se déversent dans la mer ; comme le niveau de leurs eaux change plusieurs fois par jour, à cause du caractère intermittent des sources, on croyait à une communication mystérieuse entre ces lacs et l'Euripe. On leur attribuait un caractère de sainteté toute particulière ; l'un était consacré à Déméter et l'autre à Coré ; les prêtres d'Eleusis seuls avaient le droit d'en pêcher les poissons.

Les Rheitoi dépassés, l'endroit précis où la Voie entrait dans la plaine Thriasienne est appelé par Pausanias «le palais de Crocon», héros donné pour mari à Saesara, fille de Céléus, et qui, d'après le périégète, jouait un rôle spécial dans les traditions du dème urbain des Scambonides. C'était l'ancienne frontière des royaumes mythiques d'Athènes et d'Eleusis. La plaine Thriasienne devait son nom au dème de Thria, qui en occupait le centre. La Voie Sacrée, dans cette plaine qu'elle traversait jusqu'à Eleusis, se tenait à peu de distance du rivage de la mer et rencontrait encore trois lieux consacrés, dont les deux premiers ont laissé des vestiges reconnaissables. C'étaient l'héroon d'Eumolpe, recouvrant, disait-on, sa sépulture, celui d'Hippothoon héros éponyme de la tribu Hippothoontide à laquelle appartenait Eleusis, enfin celui de Zarex qu'on disait avoir été instruit dans la musique par Apollon lui-même. On atteignait ainsi la petite rivière du Céphise éleusinien, sur laquelle l'empereur Hadrien fit construire, l'année de son initiation, un pont monumental enfoui maintenant en grande partie dans le sol. C'est au passage de ce Céphise que se trouvait le lieu nommé Erinéos, où la tradition locale d'Eleusis plaçait la descente aux enfers de Pluton enlevant Proserpine, et aussi la victoire de Thésée sur le brigand Procruste. Quelques pas encore, et l'on arrivait à l'entrée de la cité d'Eleusis, à la porte voisine du temple de Triptolème. Les champs de Rharos, si fameux dans la légende éleusinienne, avec leur «aire de Triptolème», s'étendaient immédialement sous les murs de la ville, du côté du nord.


Article de F. Lenormant [E. Pottier]