VIII. Les mystères et l'autre vie
«Le sens mystique des cérémonies sacrées, dit Strabon, est un hommage à la divinité, dont il imite la nature qui se dérobe aux sens». Et Diodore de Sicile : «On dit que ceux qui ont participé aux mystères en deviennent plus pieux, plus justes et meilleurs en toutes choses». Enfin, plusieurs siècles auparavant, Andocide disait aux Athéniens ses juges : «Vous êtes initiés et vous avez contemplé vos rites sacrés, célébrés en l'honneur des deux déesses, afin que vous punissiez ceux qui commettent l'impiété et que vous sauviez ceux qu'on accuse injustement».
Si les Pères de l'Eglise ont été justement révoltés de l'indécence de certains symboles ou de certaines scènes présentées aux regards des initiés, d'un autre côté, étant donnée la société antique et ses croyances, on doit accepter l'exactitude de ce que disent tant de philosophes et de grands esprits du paganisme au sujet de l'heureuse influence des initiations d'Eleusis. Surtout, ce qui reste l'honneur et l'incontestable mérite des mystères d'Eleusis, c'est l'affirmation énergique, qui s'y maintint depuis le premier jusqu'au dernier jour, de la vie divine après le trépas et de l'immortalité de l'âme humaine. Dans le Rituel funéraire égyptien, l'homme, au moment de sa mort, est représenté comme un grain qui tombe dans la terre, afin de puiser dans son sein une nouvelle vie. Sans qu'il faille pour cela en chercher l'origine sur les bords du Nil, la symbolique des mystères d'Eleusis était la même, et la fable de Proserpine est aussi bien l'image de la destinée de l'homme après la mort que celle de la reproduction de la vie végétative par la semence confiée à la terre. Mais dès que l'on s'élève au-dessus de l'idée grossière et primitive d'une palingénésie purement terrestre, d'un retour à l'existence de ce monde, l'immortalité, la vie par delà la tombe se présente à l'esprit de l'homme avec des peines et des récompenses, des élus et des damnés. Il était naturel qu'en proclamant l'existence de l'autre vie, les mystères affirmassent leur pouvoir de donner la béatitude à ceux qui participaient à leurs purifications et à leurs rites.
Ce sont là les «belles espérances» (kalai elpides) qui accompagnaient dans la tombe les initiés de Déméter. L'auteur de l'hymne homérique s'écrie en finissant :
«Heureux celui des hommes qui a vu ces mystères ; mais celui qui n'est point initié, qui ne participe point aux rites sacrés, ne jouira point de la même destinée après sa mort dans le séjour des ténèbres». Sophocle dit de même : «0 trois fois heureux ceux des hommes qui descendent dans l'Hadès après avoir contemplé ces spectacles ; seuls ils ont la vie ; quant aux autres, il n'y a pour eux que des souffrances». Platon nous représente celui qui n'a pu être initié croupissant dans le bourbier des Enfers, tandis que celui qui a été purifié et initié jouit, dans l'autre vie, de la société des dieux. Suivant l'Axiochos, les initiés devaient avoir la première place dans l'empire de Pluton. Les Athéniens, pour engager Diogène à se faire initier aux mystères, lui assuraient que ceux qui avaient accompli ces cerémonies sacrées présidaient, après leur mort, sur les autres hommes dans les Enfers. Plutarque dit aussi : «Mourir, c'est être initié aux grands mystères... Toute notre vie n'est qu'une suite d'erreurs, d'écarts pénibles, de longues courses par des chemins tortueux et sans issue. Au moment de la quitter, les craintes, les terreurs, les frémissements, les sueurs mortelles, une stupeur léthargique viennent nous accabler ; mais dès que nous en sommes sortis, nous passons dans des prairies délicieuses, où l'on respire l'air le plus pur, où l'on entend des concerts et des discours sacrés, enfin où l'on est frappé de visions célestes. C'est là que l'homme, devenu parfait par sa nouvelle initiation, rendu à la liberté, vraiment maître de lui-même, célèbre, couronné de myrte, les plus augustes mystères, converse avec des âmes justes et pures et voit avec mépris la troupe impure des profanes, ou non initiés, toujours plongée et s'enfonçant d'elle-même dans la houe et dans de profondes ténèbres». Aristophane, dans ses Grenouilles, n'est pas moins explicite, qu'il fasse parler Hercule ou le choeur des initiés jouissant de la béatitude dans les Enfers.
Cette béatitude est celle qui est promise aux justes (dikaioi), aux saints (osioi), aux bons (chrêstoi). Mais ne nous exagérons pas la signification morale de ces dernières expressions, employées par des écrivains qui se font l'écho des mystères. Les qualifications que nous venons d'énumérer appartiennent de droit aux initiés, que les cérémonies sacrées et le spectacle des choses divines ont purifiés, justifiés, rendus parfaits ; l'immortalité bienheureuse leur est définitivement acquise par le seul fait d'avoir participé aux mystères. Si l'on a, sous l'influence des doctrines éleusiniennes, ajouté Triptolème après Eaque aux juges des Enfers, ce n'est pas tant pour prononcer une sentence que pour reconnaître les siens et pour leur assurer le sort qui leur a été promis. L'effet de l'initiation est exactement la grâce inamissible de certaines sectes chrétiennes, avec ses dangereuses conséquences morales, qui portent si profondément atteinte à la responsabilité humaine et à la justice de la rémunération dans l'autre vie. Diogène comprenait bien l'écueil d'une telle doctrine, quand il disait ne pas pouvoir admettre que le sort du brigand Patécion, parce qu'il avait été initié, pût être meilleur dans l'autre vie que celui d'Epaminondas, qui ne l'avait point été.
Plutarque nous a dépeint sous quels traits on se figurait la béatitude des justes, c'est-à-dire des initiés. Le choeur des mystes, chez Aristophane, décrit aussi ces jardins délicieux, où règnent tous les plaisirs, et sur lesquels s'étendent encore avec complaisance Pindare et l'auteur de l'Axiochos. Il y a là un thème de description consacré, qui est devenu plus tard un lieu commun poétique et que Virgile a repris pour ses Champs-Elysées, mais qui à l'origine était intimement lié avec la doctrine mystique et y occupait une place essentielle.
Polygnote, dans les scènes des Enfers qu'il avait peintes à la Lesché de Delphes, avait retracé le supplice de ceux qui avaient méprisé les mystères d'Eleusis et négligé de s'y faire initier ; ils portaient de l'eau dans des vases brisés ou en versaient, comme les Danaïdes, dans un pithos sans rond. L'idée essentielle de ce supplice est facile à pénétrer et, sans aucun doute, était empruntée à quelqu'un des préceptes (paraggelmata) énoncés dans les mystères mêmes. C'est celle du plérome ou de la plénitude de science et de perfection, donné comme le résultat de l'initiation. L'on discerne ainsi où les gnostiques ont été chercher leur notion du plérome, qui existait déjà avant eux, puisque saint Paul y fait clairement allusion. C'est en vain que ceux qui sont restés étrangers aux mystères s'efforcent d'atteindre à l'état parfait exprimé par ce mot. Leur âme, avide de connaissances et de biens imaginaires, est comme le tonneau des Danaïdes qui ne se remplit jamais. Mais si le vase brisé ou sans fond, ne pouvant plus contenir l'eau, est le symbole de l'âme non initiée qui ne peut point parvenir à la béatitude, le vase entier, qui ne laisse pas échapper le liquide qu'on y dépose, doit être naturellement celui de l'âme initiée, en possession de la science religieuse, et par conséquent de l'âme arrivée après la mort à ce bonheur dont l'initiation donnait la garantie.
En somme, malgré l'emploi de certains symboles grossiers, qui choquaient moins les anciens que nous, les Eleusinies peuvent être considérées comme une des fêtes les plus graves et les plus morales du paganisme et c'est avec raison que le culte de Déméter, fondement de ces mystères, passait encore aux yeux des plus sages Romains pour un agent puissant de civilisation et de progrès social.
Article de F. Lenormant [E. Pottier]