(Thumelê) Parmi les termes techniques qui désignent les diverses parties du théâtre grec, le mot thumelê, en raison de la multiplicité des sens que lui attribuent les textes, est un des plus difficiles et des plus obscurs. Autel, degré (bêma), table de sacrifice, estrade pour les musiciens, orchestra, scène ou logéion, lieu de spectacle d'une façon générales, terrain sacré : telles sont ses principales acceptions chez les lexicographes. Pour les concilier il faut remonter au sens primitif. Or ce sens primitif, ainsi que l'a montré M. C. Robert, en s'autorisant surtout des emplois poétiques du mot au Ve siècle, est très vraisemblablement celui de «base, fondation, soubassement» (krêpidôma) : en sorte que, contrairement à l'étymologie communément acceptée thuein, il paraît rationnel de rattacher thumelê à la racine tithêmi et d'y voir un doublet et synonyme de themelion. Ce point de départ établi, la série des sens dérivés se déduit logiquement. Nous comprenons dès lors ce qu'était cette thumelê tou bômou tou en tê nêsô, dont parle une inscription déliaque des débuts du IIIe siècle avant J.-C. : c'est évidemment la prothusis, autrement dit la large base sur laquelle reposait l'autel et où avait lieu l'immolation. Que de la base de l'autel le nom de thumelê ait été ensuite transporté à l'autel lui-même, c'est-à-dire de la partie au tout, rien de plus naturel. Et on s'explique également que Pollux appelle cette base bêma, puisque en effet elle formait un degré, une marche surélevée entourant l'autel. Mais cette plate-forme ne servait pas seulement aux sacrifices. C'est là aussi que, dans les concours dithyrambiques tenus au théâtre, se placaient les aulètes et citharèdes : d'où un sens nouveau du mot thumelê, celui d'estrade pour les musiciens. D'un autre côté, beaucoup d'autels, qui n'avaient pas ce soubassement ou piédestal, étaient en revanche précédés d'une table basse destinée à recevoir les gâteaux, fruits et offrandes (iera ou thuôros trapeza) [Ara]. Et, sur cette table, les monuments figurés nous montrent qu'à l'occasion (probablement dans les spectacles rustiques) montaient aussi les musiciens. Par analogie avec la base d'autel, on a donc pu lui donner le nom de thumelê. Lorsque, au Ve siècle, Périclès fit construire pour les concours musicaux un théâtre rond et couvert [Odeon], on conserva aussi tout naturellement le nom de thumelê à l'estrade élevée au milieu de l'édifice, sur laquelle siégeaient les exécutants. Mais, par un nouveau développement, on en vint à étendre le nom de la thumelê, partie centrale de l'orchestra, à l'orchestra elle-même tout entière. Celte extension de sens, qui se rencontre isolément, dès le VIe siècle dans un fragment de Pralinas, devint par la suite tout à fait usuelle, comme le prouve la distinction, si souvent faite par les auteurs anciens, entre les skênikoi agônes et les thumelikoi agônes : la première expression s'appliquant aux spectacles dramatiques qui se donnent sur la scène, la seconde aux spectacles musicaux, rhapsodiques et autres, dont le siège était l'orchestra. Mais par quelle nouvelle déviation le mot thumelê a-t-il pu finir par désigner la scène elle-même ? Une telle confusion n'a pu, à coup sûr, se produire qu'à l'époque romaine, alors que l'orchestra, ou du moins une partie de l'orchestra, fut affectée aux spectateurs [Theatrum]. Les musiciens ayant dû, de ce fait, monter eux aussi sur la scène agrandie, on appela quelquefois celle-ci par abus thumelê. Dans un sens élargi encore, les écrivains de basse époque nomment thumelê tout local aménagé pour un spectacle. Et comme les jeux dionysiaques en Grèce avaient toujours lieu dans le téménos du dieu, on comprend qu'Hésychius définisse la thumelê «un endroit sacré». Enfin, par métonymie, le terme thumelê a même pris le sens abstrait de «spectacle, chant, danse». - Chez les modernes, on donne généralement au mot thumelê le sens d'autel, et par là on entend l'autel de Dionysos, au au centre de l'orchestra. Cependant C. Robert et Thiersch ont, dans ces derniers temps, nié absolument cette signification, et n'admettent pas qu'il y ait jamais eu d'autel dans l'orchestra. On peut cependant leur opposer, outre les textes des lexicographes, les traces matérielles subsistantes qui, dans maints théâtres, semblent attester qu'au milieu de l'orchestra s'élevait jadis un autel [Theatrum]. - A l'un des sens énumérés plus haut se rattache sans doute le nom de thumelê que les comptes épigraphiques d'Epidaure attribuent àla Tholos [Tholos]. Mais toute hypothèse à ce sujet serait arbitraire, tant que la destination de cet édifice restera l'objet de controverses. - Enfin aux multiples significations du mot thumelê, attestées par les textes anciens, il faut en joindre une dernière qui, bien que forgée de toutes pièces par les archéologues modernes, a été à peu près unanimement acceptée pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle. Pour résoudre la difficulté que créent, dans les théâtres grecs [Theatrum], l'excessive hauteur du proscaenium et l'absence d'escalier entre ce proscaenium et l'orchestra, G. Hermann supposa un plancher artificiel ou plate-forme, qui aurait recouvert la surface de l'orchestra, ou du moins la partie de l'orchestra située entre l'autel et la scène : c'est sur cette partie exhaussée que se serait tenu le choeur. Et Wieseler, arguant d'une notice, obscure et d'ailleurs mutilée, de Suidas et de l'Etymologicum magnum, appliqua au plancher en question le nom de thumelê. Bien qu'elle ait été défendue encore par Alb. Müller et par Oehmichen, cette hypothèse n'a plus aujourd'hui qu'un intérêt historique, et nous ne la rappelons ici que pour mémoire. Elle a été surabondamment réfutée depuis quelques années par Petersen, Haigh, Dörpfeld, Pickard, Bethe.
Article d'Octave Navarre