Ninus, premier roi de l'Asie ; ses exploits. - Naissance de Sémiramis ; son élévation. - Ninus épouse Sémiramis. - Sémiramis succède à Ninus et accomplit une multitude de grandes choses. - Fondation de Babylone. - Jardin suspendu et autres monuments merveilleux de Babylone. - Expédition de Sémiramis en Egypte, en Ethiopie et dans l'Inde. - Des trois descendants de Sémiramis ; leur vie luxurieuse. - Sardanapale, le dernier de ces rois, est détrôné par Arbace le Mède. - Des Chaldéens ; observation des astres. - Des rois de la Médie : divergence des historiens à leur sujet. - Topographie de l'Inde ; produits du sol ; moeurs des Indiens. - Des Scythes, des Amazones et des Hyperboréens. - De l'Arabie ; produits naturels et récits fabuleux. - Des îles situées au midi dans l'Océan.
I. Le livre précédent, qui est le premier de tout l'ouvrage, renferme l'histoire de l'Egypte. Nous y avons raconté la mythologie des Egyptiens, la nature du Nil et les singularités que présente ce fleuve. Nous avons donné une description de l'Egypte, et fait connaître les anciens rois de ce pays et leurs actions. Nous avons parlé de la construction des pyramides, comptées au nombre des sept merveilles du monde ; ensuite, nous avons passé en revue les lois, les tribunaux, le culte singulier des animaux sacrés et le rite des funérailles. Enfin, nous avons mentionné les Grecs les plus célèbres qui ont voyagé en Egypte et y ont appris les connaissances qu'ils ont importées en Grèce. Dans le livre présent nous traiterons de l'histoire la plus ancienne de l'Asie, en commençant par les Assyriens.
Il ne nous reste des rois primitifs de l'Asie aucun fait remarquable, aucun nom digne de mémoire. Le premier dont l'histoire fasse mention est Ninus, roi des Assyriens ; il a accompli des exploits que nous essaierons de décrire en détail. Né avec des dispositions guerrières et jaloux de se distinguer, il arma une troupe choisie de jeunes gens, les prépara pendant longtemps par des exercices du corps et les habitua à toutes les fatigues et aux dangers de la guerre. Ayant ainsi composé une armée redoutable, il conclut un traité d'alliance avec Ariéus, roi de l'Arabie, contrée qui, vers ces temps, passait pour peuplée d'hommes robustes. La nation arabe est en général jalouse de sa liberté et toujours opposée à reconnaître un chef étranger. Aussi, ni les rois des Perses, ni les rois macédoniens, malgré leur puissance, ne sont-ils jamais parvenus à la subjuguer. ll faut de plus ajouter, que l'Arabie est d'un accès difficile pour une armée ennemie ; car c'est un pays en grande partie désert, et privé d'eau ; les puits se trouvent cachés à de grandes distances et ne sont connus que des indigènes.
Ninus, roi des Assyriens, menant avec lui le chef des Arabes, marcha à la tête d'une puissante armée contre les Babyloniens qui habitaient un pays limitrophe. A cette époque, Babylone n'était pas encore fondée ; mais il y avait d'autres villes remarquables dans la Babylonie. Ninus défit sans peine des hommes non aguerris, leur imposa un tribut annuel, emmena prisonnier le roi avec ses enfants, et le tua. De là, il conduisit ses troupes en Arménie et épouvanta les indigènes par le sac de quelques villes. Barzanès, leur roi, se voyant hors d'état de résister, alla au-devant de son ennemi avec des présents, et lui offrit sa soumission. Ninus se conduisit à son égard avec générosité ; il lui accorda la souveraineté de l'Arménie et n'exigea qu'un envoi de troupes auxiliaires. Son armée grossissant de plus en plus, il dirigea une expédition contre la Médie. Pharnus, qui en était roi, s'avança avec une armée considérable ; mais abandonné des siens et ayant perdu la plupart de ses troupes, il fut fait prisonnier avec sa femme et ses sept enfants ; il fut lui-même mis en croix.
II. Ces succès inspirèrent à Ninus le violent désir de subjuguer toute l'Asie, comprise entre le Tanaïs et le Nil. Tant il est vrai que la prospérité ne fait qu'augmenter l'ambition de l'homme. Il établit un de ses amis satrape de la Médie, et s'avança lui-même vers la conquête des nations de l'Asie ; dans un espace de dix-sept ans, il se rendit maître de toute la contrée, à l'exception des Indes et de la Bactriane. Aucun historien n'a décrit en détail les batailles qu'il a livrées, ni le nombre des peuples qu'il a vaincus ; nous ne signalerons de ces derniers que les principaux sur l'autorité de Ctésias de Cnide. Parmi les contrées littorales, il soumit à sa puissance l'Egypte, la Phénicie, la Coelé-Syrie, la Silicie, la Pamphylie, la Lycie, la Carie, la Phrygie, la Mysie et la Lydie ; il ajouta encore à ces conquêtes la Troade, la Phrygie sur l'Hellespont, la Propontide, la Bithynie, la Cappadoce et les nations barbares qui habitent le Pont jusqu'au Tanaïs. Il se rendit aussi maître du pays des Cadusiens, des Tapyrs, des Hyrcaniens, des Drangiens, des Derbices, des Carmaniens, des Choromnéens, des Borcaniens et des Parthes. Il pénétra jusque dans la Perse, dans la Susiane et dans la région Caspienne où se trouvent les défilés connus sous le nom de Portes Caspiennes. Il réduisit encore bien d'autres peuples de moindre importance et dont nous ne parlerons point. Quant à la Bactriane, contrée d'un accès difficile et peuplée de guerriers, après plusieurs tentatives inutiles, il ajourna la guerre, ramena sa troupe dans la Syrie et choisit un emplacement convenable pour fonder une grande ville.
III. Après avoir, par l'éclat de sa victoire, effacé ses prédécesseurs, il conçut le dessein de construire une ville si considérable que non seulement elle devait surpasser toutes les autres villes du monde alors connues, mais encore il devait être difficile à la postérité d'en voir jamais une pareille. Il renvoya le roi des Arabes dans ses Etats avec ses troupes, après l'avoir comblé de présents et de magnifiques dépouilles. Quant à lui, il rassembla de tous côtés, sur le bord de l'Euphrate, des ouvriers et des matériaux pour bâtir une ville bien fortifiée, à laquelle il donna la forme d'un quadrilatère oblong. Les plus longs côtés de la ville étaient de cent cinquante stades et les plus courts de quatre-vingt-dix, de telle façon que la totalité de l'enceinte était de quatre cent quatre-vingts stades. Et le fondateur ne se trompa point dans son attente, car aucune ville n'a jamais égalé celle-ci en grandeur et en magnificence ; ses murs avaient cent pieds de haut et étaient assez larges pour que trois chariots attelés pussent y marcher de front. Les tours, qui les défendaient, étaient au nombre de quinze cents, et avaient chacune deux cents pieds d'élévation. La plus grande partie de la ville était habitée par les plus riches Assyriens, mais le roi y admit tous les étrangers qui voulurent s'y établir. Il appela cette ville de son nom Ninus, et partagea entre les habitants une grande partie des pays environnants.
IV. Après la fondation de cette ville, Ninus se mit en marche contre la Bactriane, où il épousa Sémiramis. Comme c'est la plus célèbre de toutes les femmes que nous connaissions, il est nécessaire de nous y arrêter un moment et de raconter comment d'une condition humble elle arriva au faîte de la gloire. Il existe dans la Syrie une ville nominée Ascalon ; dans son voisinage est un vaste lac profond et abondant en poisson.
Sur les bords de ce lac se trouve le temple d'une déesse célèbre que les Syriens appellent Dercéto ; elle a le visage d'une femme, et surtout le reste du corps la forme d'un poisson. Voici les motifs de cette représentation : les hommes les plus savants du pays racontent que Vénus, pour se venger d'une offense que cette déesse lui avait faite, lui inspira un violent amour pour un beau jeune homme qui allait lui offrir un sacrifice ; que Dercéto, cédant à sa passion pour ce Syrien, donna naissance à une fille, mais que honteuse de sa faiblesse, elle fit disparaître le jeune homme et exposa l'enfant dans un lieu désert et rocailleux ; enfin, qu'elle-même, accablée de honte et de tristesse, se jeta dans le lac et fut transformée en un poisson. C'est pourquoi les Syriens s'abstiennent encore aujourd'hui de manger des poissons qu'ils vénèrent comme des divinités. Cependant l'enfant fut élevé miraculeusement par des colombes qui avaient niché en grand nombre dans l'endroit où elle avait été exposée ; les unes réchauffaient dans leurs ailes le corps de l'enfant, les autres, épiant le moment où les bouviers et les autres bergers quittaient leurs cabanes, venaient prendre du lait dans leur bec et l'introduisaient goutte à goutte à travers les lèvres de l'enfant qu'elles élevaient ainsi. Quand leur élève eut atteint l'âge d'un an et qu'il eut besoin d'aliments plus solides, les colombes lui apportèrent des parcelles de fromage qui constituaient une nourriture suffisante. Les bergers furent fort étonnés à leur retour de voir leurs fromages becquetés à l'entour. Après quelques recherches, ils en trouvèrent la cause et découvrirent un enfant d'une beauté remarquable ; l'emportant avec eux dans leur cabane, ils le donnèrent aux chefs des bergeries royales, nommé Simma ; celui-ci n'ayant point d'enfants l'éleva comme sa fille avec beaucoup de soins, et lui donna le nom de Sémiramis, qui signifie colombe, dans la langue syrienne. Depuis lors, tous les Syriens accordent à ces oiseaux les honneurs divins.
Telle est à peu près l'origine fabuleuse de Sémiramis.
V. Cependant Sémiramis était arrivée à l'âge nubile et surpassait en beauté toutes ses compagnes. Un jour le roi envoya visiter ses bergeries. Menonès, président du conseil royal et administrateur de toute la Syrie, fut chargé de cette mission ; il descendit chez Simma, aperçut Sémiramis et fut épris de ses charmes. Il pria Simma de la lui donner en mariage ; il l'épousa, la mena à Ninive et eut d'elle deux enfants, Hyapate et Hydaspe. Sémiramis, qui joignait à la beauté de son corps toutes les qualités de l'esprit, était maîtresse absolue de son époux qui, ne faisant rien sans la consulter, réussissait dans tout. Vers l'époque où la fondation de Ninive fut achevée, le roi songea à conquérir la Bactriane. Informé du nombre et de la valeur des hommes qu'il allait combattre, ainsi que de la difficulté des contrées dans lesquelles il allait pénétrer, il fit lever des troupes dans toutes les contrées de son empire ; car, ayant échoué dans sa première expédition, il avait résolu d'attaquer les Bactriens avec des forces considérables. Il rassembla donc de tous les points de son empire une armée qui, au rapport de Ctésias, s'éleva à un million sept cent mille fantassins, à plus de deux cent dix mille cavaliers, et à près de dix mille six cents chariots armés de faux. Une armée aussi nombreuse semble incroyable à celui qui en entend parler ; mais elle ne paraît pas impossible à celui qui considère l'étendue de l'Asie et le nombre des nations qui habitent cette région. Et, sans parler de l'armée de huit cent mille hommes que Darius conduisit contre les Scythes, ni des troupes innombrables avec lesquelles Xercès descendit dans la Grèce, si l'on veut seulement jeter un regard sur ce qui s'est passé, pour ainsi dire, hier en Europe, on ajoutera peut-être plus de foi à ce que nous avons dit. Ainsi, dans la Sicile, Denys tira de la seule ville de Syracuse une armée de cent vingt mille hommes de pied et de douze mille cavaliers ; d'un seul port il fit sortir quatre cents vaisseaux longs dont quelques-uns à quatre et même à cinq rangs de rames. Un peu avant l'époque d'Annibal, les Romains, prévoyant l'importance de la guerre qu'ils avaient à soutenir, firent en Italie le recensement de tous les citoyens et auxiliaires en état de porter les armes, et le nombre total n'en fut guère moins d'un million. Or, la population entière de l'Italie n'est pas comparable à une seule nation de l'Asie. Cela doit suffire à ceux qui veulent estimer la population ancienne comparativement aux villes actuellement dépeuplées de l'Asie.
VI. Ninus, s'étant donc mis en marche contre la Bactriane avec une aussi puissante armée, fut obligé de partager celle-ci en plusieurs corps à cause des défilés qu'il avait à traverser. Parmi les grandes et nombreuses villes dont la Bactriane est remplie, on remarquait surtout celle qui servait de résidence royale ; elle se nommait Bactres et se distinguait de toutes les autres par sa grandeur et ses fortifications. Oxyarte, qui était alors roi, appela sous les armes tous les hommes adultes, qui s'élevaient au nombre de quatre cent mille. Avec cette armée, il s'avança à la rencontre de l'ennemi, vers les défilés qui défendent l'entrée du pays ; il y laissa s'engager une partie des troupes de Ninus ; et lorsqu'il pensa que l'ennemi était arrivé dans la plaine en nombre suffisant, il se rangea en bataille. Après un combat acharné, les Bactriens mirent en fuite les Assyriens, et les poursuivant jusqu'aux montagnes qui les dominaient, ils tuèrent jusqu'à cent mille hommes. Mais, peu à peu tout le reste de l'armée de Ninus pénétra dans le pays ; accablés par le nombre, les Bactriens se retirèrent dans les villes, et chacun ne songea qu'à défendre ses foyers. Ninus s'empara facilement de toutes ces villes ; mais il ne put prendre d'assaut Bactres, à cause de ses fortifications et des munitions de guerre dont cette ville était pourvue. Comme le siège traînait en longueur, l'époux de Sémiramis, qui se trouvait dans l'armée du roi, envoya chercher sa femme qu'il était impatient de revoir. Douée d'intelligence, de hardiesse et d'autres qualités brillantes, Sémiramis saisit cette occasion pour faire briller de si rares avantages. Comme son voyage devait être de plusieurs jours, elle se fit faire un vêtement, par lequel il était impossible de juger si c'était un homme ou une femme qui le portait. Ce vêtement la garantissait contre la chaleur du soleil ; il était propre à conserver la blancheur de la peau, ainsi que la liberté de tous les mouvements et il seyait à une jeune personne ; il avait d'ailleurs tant de grâce, qu'il fut adopté d'abord par les Mèdes lorsqu'ils se rendirent maîtres de l'Asie, et plus tard par les Perses. A son arrivée dans la Bactriane, elle examina l'état du siège ; elle vit que les attaques se faisaient du côté de la plaine et des points d'un accès facile, tandis que l'on n'en dirigeait aucune vers la citadelle, défendue par sa position ; elle reconnut que les assiégés, ayant en conséquence abandonné ce dernier poste, se portaient tous au secours des leurs qui étaient en danger à l'endroit des fortifications basses. Cette reconnaissance faite, elle prit avec elle quelques soldats habitués à gravir les rochers : par un sentier difficile, elle pénétra dans une partie de la citadelle, et donna le signal convenu à ceux qui attaquaient les assiégés du côté des murailles de la plaine. Epouvantés de la prise de la citadelle, les assiégés désertent leurs fortifications et désespèrent de leur salut. Toute la ville tomba ainsi au pouvoir des Assyriens. Le roi, admirant le courage de Sémiramis, la combla d'abord de magnifiques présents ; puis, épris de sa beauté, il pria son époux de la lui céder, en promettant de lui donner en retour, sa propre fille, Sosane. Menonès ne voulant pas se résoudre à ce sacrifice, le roi le menaça de lui faire crever les yeux, s'il n'obéissait pas promptement à ses ordres. Tourmenté de ces menaces, saisi tout à la fois de chagrin et de fureur, ce malheureux époux se pendit. Sémiramis parvint aux honneurs de la royauté.
VII. Ninus s'empara des trésors de Bactres, consistant en une grande masse d'argent et d'or ; et, après avoir réglé le gouvernement de la Bactriane, il congédia ses troupes. Ninus eut de Sémiramis un fils, Ninyas ; en mourant il laissa sa femme souveraine de l'empire. Sémiramis fit ensevelir Ninus dans le palais des rois, et fit élever sur sa tombe une terrasse immense qui avait, au rapport de Ctésias, neuf stades de haut et dix de large. Comme la ville est située dans une plaine sur les rives de l'Euphrate, cette terrasse s'aperçoit de très loin, semblable à une citadelle ; elle existe, dit-on, encore aujourd'hui, bien que la ville de Ninus eût été détruite par les Mèdes, lorsqu'ils mirent fin à l'empire des Assyriens. Sémiramis, dont l'esprit était porté vers les grandes entreprises, jalouse de surpasser en gloire son prédécesseur, résolut de fonder une ville dans la Babylonie ; elle fit venir de tous côtés des architectes et des ouvriers au nombre de deux millions, et fit préparer tous les matériaux nécessaires. Elle entoura cette nouvelle ville, traversée par l'Euphrate, d'un mur de trois cent soixante stades, fortifié, selon Ctésias de Cnide, de distance en distance par de grandes et fortes tours. La masse de ces ouvrages était telle que la largeur des murs suffisait au passage de six chariots de front, et leur hauteur paraissait incroyable. Au rapport de Clitarque et de quelques autres, qui suivirent plus tard Alexandre en Asie, le mur était d'une étendue de trois cent soixante-cinq stades qui devaient représenter le nombre des jours de l'année. Il était construit avec des briques cuites et enduites d'asphalte. Son élévation était, d'après Ctésias, de cinquante orgyes ; mais selon des historiens plus récents, elle n'était que de cinquante coudées, et sa largeur était de plus de deux chariots attelés ; on y voyait deux cent cinquante tours d'une hauteur et d'une épaisseur proportionnées à la nasse de la muraille. Il ne faut pas s'étonner si le nombre des tours est si petit comparativement à l'étendue de l'enceinte ; car, dans plusieurs endroits, la ville était bordée de marais, en sorte que la nature rendait inutile la fortification de main d'homme. On avait laissé un espace de deux plèthres entre les maisons et le mur d'enceinte.
VIII. Pour hâter l'exécution de ces travaux, la reine avait assigné l'espace d'un stade à chacun de ses amis, et leur fournissait les matériaux nécessaires avec l'ordre d'achever leur tâche dans l'année. Pendant qu'ils s'acquittaient de leur devoir avec zèle, elle construisit dans la partie la plus étroite du fleuve, un pont de cinq stades de longueur, reposant sur des piles enfoncées à une grande profondeur et à un intervalle de douze pieds l'une de l'autre ; les pierres étaient assujetties par des crampons de fer, et les jointures souciées avec du plomb fondu. Les faces de chaque pile, exposées au courant de l'eau, étaient construites sous forme de saillies anguleuses qui, coupant les flots et amortissant leur impétuosité, contribuaient à la solidité de la construction. Le pont était recouvert de planches de cèdre et de cyprès, placées sur d'immenses madriers de palmiers ; il avait trente pieds de large, et n'était pas le moins beau des ouvrages de Sémiramis. De chaque côté du fleuve elle éleva des quais magnifiques, presque aussi larges que les murailles, dans une étendue de cent soixante stades. Elle fit construire à chaque extrémité du pont, un palais d'où elle pouvait voir toute la ville. Ces deux palais étaient, pour ainsi dire, les clefs des deux quartiers les plus importants ; comme l'Euphrate, traversant Babylone, coule vers le Midi, l'un de ces palais regardait l'Orient, l'autre l'Occident, et tous deux étaient d'une grande magnificence. Celui qui était situé au couchant, avait soixante stades de circuit ; il était fortifié par de beaux murs, très élevés et construits en briques cuites. En dedans de ce mur était une autre enceinte, faite avec des briques crues, sur lesquelles étaient imprimées des figures de toutes sortes d'animaux ; ces figures étaient peintes avec tant d'art qu'elles semblaient être vivantes. Cette enceinte avait quarante stades de longueur. Son épaisseur était de trois cents briques, et sa hauteur, suivant Ctésias, de cinquante orgyes ; la hauteur des tours était de soixante et dix orgyes. Enfin, en dedans de cette seconde enceinte, il y eut une troisième qui entourait la citadelle, dont le périmètre était de vingt stades et qui dépassait en hauteur le mur intermédiaire. Sur les tours et les murailles, on avait représenté toutes sortes d'animaux, parfaitement imités par les couleurs et le relief. On y voyait une chasse, composée de différents animaux qui avaient plus de quatre coudées de haut. Dans cette chasse, Sémiramis était figurée à cheval, lançant un javelot sur une panthère ; auprès d'elle était Ninus son époux, frappant un lion d'un coup de lance. On pénétrait dans la citadelle par une triple porte, derrière laquelle étaient des chambres d'airain, s'ouvrant par une machine ; enfin, ce palais l'emportait de beaucoup en étendue et en beauté sur celui qui était situé sur la rive opposée. Ce dernier n'avait qu'un mur d'enceinte en briques cuites, de trente stades de circuit. Au lieu de figures d'animaux, on y voyait les statues d'airain de Ninus, de Sémiramis, des gouverneurs de province et la statue de Jupiter que les Babyloniens appellent Bélus. On y remarquait, cependant, des représentations de combats et de chasses très agréables à la vue.
IX. Sémiramis choisit ensuite le lieu le plus bas des environs de Babylone pour y construire un réservoir carré, dont chaque côté était de trois cents stades. Ce réservoir était fait de briques cuites et d'asphalte ; sa profondeur était de trente-cinq pieds. Elle fit détourner le fleuve pour le conduire dans ce réservoir, et construire une paierie souterraine, communiquant avec les palais situés sur chaque rive ; les voûtes de cette galerie étaient bâties en briques cuites de quatre coudées d'épaisseur et enduites d'une couche d'asphalte bouilli. Les parois de la galerie avaient vingt briques d'épaisseur, douze pieds de haut, jusqu'à l'arc de la voûte, et la largeur de la galerie était de quinze pieds. Cet ouvrage fut terminé en sept jours ; elle fit rentrer le fleuve dans son lit, de telle façon qu'au moyen de la galerie souterraine, elle pouvait se rendre d'un palais à l'autre sans traverser l'eau. Les deux extrémités de la galerie étaient fermées par des portes qui ont subsisté jusqu'à la domination des Perses. Après cela, Sémiramis éleva au milieu de la ville un temple consacré à Jupiter que les Babyloniens nomment Bélus, ainsi que nous l'avons dit. Comme les historiens ne sont pas d'accord sur ce monument, et qu'il est tombé en ruines par la suite des temps, il est impossible d'en donner ici une description exacte. On convient, cependant, qu'il était extraordinairement élevé, et qu'à cause de son élévation, les Chaldéens y faisaient leurs travaux astronomiques, en observant soigneusement le lever et le coucher des astres. Tout l'édifice était construit avec beaucoup d'art, en asphalte et en brique ; sur son sommet se trouvaient les statues de Jupiter, de Junon et de Rhéa, recouvertes de lames d'or. Celle de Jupiter représentait ce dieu debout et dans la disposition de marcher ; elle avait quarante pieds de haut et pesait mille talents babyloniens. Celle de Rhéa, figurée assise sur un char d'or, avait le même poids que la précédente ; sur ses genoux étaient placés deux lions, et à côté d'elle étaient figurés d'énormes serpents en argent, dont chacun pesait trente talents. La statue de Junon, représentée debout, pesait huit cents talents ; elle tenait dans la main droite un serpent par la tête, et dans la main gauche un sceptre garni de pierreries. Devant ces trois statues était placée une table d'or plaqué, de quarante pieds de long, sur quinze de large, et pesant cinq cents talents. Sur cette table étaient posées deux urnes du poids de trente talents ; il y avait aussi deux vases à briller des parfums, dont chacun pesait trois cents talents ; et trois cratères d'or, dont l'un, consacré à Jupiter, pesait douze cents talents babyloniens, et les autres, chacun six cents. Tous ces trésors furent plus tard pillés par les rois des Perses. Quant aux résidences royales et autres édifices, ils disparurent par l'injure du temps, ou ils tombèrent en ruines. Aujourd'hui, une petite partie seulement de Babylone est habitée ; le reste de l'espace compris dans ses murs est converti en champs cultivés.
X. Il y avait dans la citadelle le jardin suspendu, ouvrage, non pas de Sémiramis, mais d'un roi syrien postérieur à celle-ci : il l'avait fait construire pour plaire à une concubine. On raconte que cette femme, originaire de la Perse, regrettant les prés de ses montagnes, avait engagé le roi à lui rappeler par des plantations artificielles la Perse, son pays natal. Ce jardin, de forme carrée, avait chaque côté de quatre plèthres ; on y montait, par des degrés, sur des terrasses posées les unes sur les autres, en sorte que le tout présentait l'aspect d'un amphithéâtre. Ces terrasses ou plates-formes, sur lesquelles on montait, étaient soutenues par des colonnes qui, s'élevant graduellement de distance à distance, supportaient tout le poids des plantations ; la colonne la plus élevée, de cinquante coudées de haut, supportait le sommet du jardin, et était de niveau avec les balustrades de l'enceinte. Les murs, solidement construits à grands frais, avaient vingt-deux pieds d'épaisseur, et chaque issue dix pieds de largeur. Les plates-formes des terrasses étaient composées de blocs de pierres dont la longueur, y compris la saillie, était de seize pieds sur quatre de largeur. Ces blocs étaient recouverts d'une couche de roseaux mêlés de beaucoup d'asphalte ; sur cette couche reposait une double rangée de briques cuites, cimentées avec du plâtre ; celles-ci étaient, à leur tour, recouvertes de lames de plomb, afin d'empêcher l'eau de filtrer à travers les atterrissements artificiels, et de pénétrer dans les fondations. Sur cette couverture se trouvait répandue une masse de terre suffisante pour recevoir les racines des plus grands arbres. Ce sol artificiel était rempli d'arbres de toute espèce, capables de charmer la vue par leur dimension et leur beauté. Les colonnes s'élevaient graduellement, laissaient par leurs interstices pénétrer la lumière, et donnaient accès aux appartements royaux, nombreux et diversement ornés. Une seule de ces colonnes était creuse depuis le sommet jusqu'à sa base ; elle contenait des machines hydrauliques qui faisaient monter du fleuve une grande quantité d'eau, sans que personne pût rien voir à l'extérieur. Tel était ce jardin qui, comme nous l'avons dit, fut construit plus tard.
XI. Sémiramis fonda, sur les rives de l'Euphrate et du Tigre, beaucoup d'autres villes, dans lesquelles elle établissait des entrepôts pour les marchandises venant de la Médie, de la Parétacène et des pays voisins. Après le Nil et le Gange, les fleuves les plus célèbres de l'Asie sont l'Euphrate et le Tigre ; ils ont leurs sources dans les montagnes de l'Arménie, et sont à la distance de deux mille cinq cents stades l'un de l'autre. Après avoir arrosé la Médie et la Parétacène, ils entrent dans la Mésopotamie, contrée qu'ils embrassent et qui doit son none à cette circonstance. Traversant ensuite la Babylonie, ils se jettent dans la mer Erythrée. Comme ces fleuves sont considérables, et qu'ils parcourent une vaste étendue de pays, ils offrent de grandes facilités pour les relations commerciales ; aussi voit-on sur leurs rives de riches entrepôts qui ne contribuent pas peu à la splendeur de Babylone. Sémiramis fit extraire des montagnes de l'Arménie et tailler un bloc de pierre de cent trente pieds de longueur sur vingt-cinq d'épaisseur ; l'ayant fait traîner par un grand nombre d'attelages de mulets et de boeufs, sur les rives de l'Euphrate, elle l'embarqua sur un radeau, et le conduisit, en descendant le fleuve, jusqu'à Babylone, où elle le dressa dans la rue la plus fréquentée. Ce monument, admiré de tous les voyageurs, et que quelques-uns nomment obélisque, en raison de sa forme, est compté au nombre des sept merveilles du monde.
XII. Parmi les curiosités de la Babylonie, ou remarque surtout la quantité d'asphalte qui s'y produit. Cette quantité est telle, qu'elle suffit non seulement pour des constructions aussi immenses que nombreuses, mais encore le peuple recueille cette matière en abondance et la brûle en guise de bois, après l'avoir desséchée. Un nombre infini d'habitants la puise dans une grande source qui reste intarissable. Dans le voisinage de cette source se trouve une fontaine jaillissante qui, quoique petite, présente un phénomène extraordinaire : elle jette une épaisse vapeur sulfureuse qui tue sur-le-champ tout animal qui s'en approche, car la violence des vapeurs arrête la respiration et produit l'asphyxie : aussitôt le corps enfle et devient enflammé, surtout autour des poumons. On montre au delà du fleuve un lac, environné d'un terrain parfaitement solide ; si un homme, ignorant la localité y descend, il y nage d'abord quelque temps, et s'avançant vers le milieu, se sent entraîné en bas comme par une force inconnue ; et s'il cherche à se sauver en revenant sur ses pas, il lui semble que quelqu'un l'entraîne ; d'abord les pieds, puis les jambes et les cuisses sont paralysés jusqu'aux hanches ; enfin, tout le corps, atteint de torpeur, plonge au fond, expire et revient un moment après à la surface. Voilà ce que nous avions à dire des curiosités de la Babylonie.
XIII. Sémiramis, après avoir achevé ces ouvrages, entreprit, à la tête d'une armée considérable, une expédition contre les Mèdes. Arrivée en face du mont Bagistan, elle y établit son camp et construisit un parc de douze stades de circonférence ; il était situé dans une plaine, et renfermait une source considérable qui fournissait de l'eau pour les plantations. Le mont Bagistan, qui est consacré à Jupiter, forme une des faces de ce parc par des rochers escarpés taillés à pic, de dix-sept stades de hauteur. Sémiramis fit tailler le pied de ces rochers et y sculpta son image entourée de cent gardes. Elle grava sur ces rochers une inscription en caractères syriens, signifiant que Sémiramis, ayant réuni tous les bagages et tous les trains de son armée en un monceau, s'en était servie comme d'une échelle pour monter depuis la plaine jusqu'au sommet de la montagne. En partant de là elle arriva devant Chavon, ville de la Médie, et aperçut dans une vaste plaine une pierre d'une hauteur et d'une grosseur prodigieuses. Elle bâtit dans ce lieu un immense parc au milieu duquel cette pierre fut placée. Elle y construisit de riches palais de plaisance, d'où elle pouvait voir les plantations de son jardin et son armée campée dans la plaine. Sémiramis séjourna longtemps dans cet endroit, en se livrant à toutes sortes de réjouissances. Elle ne voulut jamais se marier légitimement, afin de ne pas être privée de la souveraineté ; mais elle choisissait les plus beaux hommes de son armée, et après leur avoir accordé ses faveurs, elle les faisait disparaître. Elle se mit ensuite en marche pour Ecbatane et arriva au pied du mont Zarkée. Cette montagne, occupant une étendue de plusieurs stades, est remplie de gouffres et de précipices, et nécessite un long détour. Jalouse de laisser un monument immortel de son passage, et pressée d'abréger sa route, Sémiramis fit sauter les rochers, combler les précipices, et établit une route très belle, qui porte encore aujourd'hui le nom de cette reine. Arrivée à Ecbatane, ville située dans une plaine, elle y fonda une résidence royale et s'occupa avec un soin particulier de l'administration du pays. Comme la ville manquait d'eau et qu'il n'y avait aucune fontaine dans le voisinage, elle amena, avec beaucoup de travail et à grands frais, de l'eau pure et abondante dans tous les quartiers. A douze stades environ d'Ecbatane est une montagne appelée Oronte, taillée à pic et d'une hauteur remarquable ; car elle a, mesurée en ligne droite de la base au sommet, vingt-cinq stades ; sur le revers opposé se trouvait un grand lac qui communiquait avec une rivière. Elle perça la racine de cette montagne, y creusa un canal de quinze pieds de largeur sur quarante de profondeur ; ce canal servait à conduire dans la ville les eaux du lac et de la rivière. Tels sont les travaux que Sémiramis fit exécuter dans la Médie.
XIV. De là elle se dirigea vers la Perse et parcourut toutes les contrées qu'elle possédait en Asie. Perçant partout les montagnes et brisant les rochers, elle pratiquait de belles routes. Dans les plaines, elle érigeait des collines qui servaient, soit de tombeaux à ses généraux morts pendant l'expédition, soit de fondements à de nouvelles villes. Dans ses campements, elle avait l'habitude d'élever des tertres considérables sur lesquels elle plaçait sa tente, et d'où elle pouvait apercevoir toute son armée rangée à l'entour. On voit encore aujourd'hui en Asie des tertres de ce genre ; on leur donne le nom d'ouvrages de Sémiramis.
Elle passa ensuite en Egypte, soumit presque toute la Libye et se rendit au temple d'Ammon pour interroger l'oracle sur le temps de sa mort. Elle reçut, dit-on, pour réponse, qu'elle disparaîtrait du séjour des hommes, et que plusieurs peuples de l'Asie lui rendraient des honneurs divins, du moment où son fils Ninyas conspirerait contre elle. De là, Sémiramis marcha vers l'Ethiopie, dont elle réduisit la plus grande partie. Elle s'arrêta dans ce pays pour en examiner les curiosités. On y voit, à ce que l'on raconte, un lac quadrangulaire, de près de cent soixante pieds de tour ; son eau est de la couleur du cinabre, et d'une odeur extrêmement agréable, analogue à celle du vin vieux ; elle a une propriété singulière : celui qui en boit est atteint d'une manie étrange : il s'accuse publiquement de tous les délits qu'il avait auparavant intérêt à cacher. Il est cependant difficile d'ajouter foi à un pareil récit.
XV. Les funérailles se pratiquent d'une façon particulière chez les Ethiopiens. Après avoir embaumé les corps, ils font couler à l'entour une grande quantité de verre, et les placent sur un cippe ; de cette manière les passants peuvent apercevoir le corps du défunt à travers le verre, comme l'a dit Hérodote ; mais Ctésias de Cnide démontre que cet historien se trompe ; il soutient que le corps est en effet d'abord embaumé, mais qu'on ne fait pas fondre du verre autour du corps nu ; car celui-ci serait brûlé, entièrement défiguré, et ne conserverait plus aucune trace de ressemblance. On fabrique donc, ajouta-t-il, une image d'or creuse, dans laquelle on met le cadavre ; c'est cette statue qu'on enveloppe d'une couche de verre fondu ; on place ensuite le tout dans un tombeau, et on voit à travers le verre l'image en or du défunt. Ctésias ajoute encore que ce mode de sépulture n'est employé que par les riches ; ceux qui sont moins fortunés reçoivent une image d'argent, et les pauvres l'ont en terre de poterie. Au reste, il y a du verre pour tout le monde ; car il existe abondamment en Ethiopie, et les indigènes le ramassent presque à la surface du sol. Nous traiterons des coutumes, des institutions, et d'autres choses remarquables de l'Ethiopie, lorsque nous parlerons de la mythologie et de l'histoire de ce pays.
XVI. Après avoir réglé le gouvernement de l'Ethiopie et de l'Egypte, Sémiramis retourna, avec son armée, à Bactres en Asie. Possédant d'immenses troupes, elle était impatiente, après une longue paix, de se signaler par de nouveaux exploits. Informée que les Indiens sont une des plus grandes nations de la terre, et qu'ils habitent les régions les plus vastes et les plus belles, elle résolut d'y diriger une expédition. Stabrobatès était alors roi de l'Inde ; il avait à sa disposition une armée innombrable et un grand nombre d'éléphants, magnifiquement équipés et armés de tout l'attirail de la guerre. L'Inde est un pays admirable de beauté ; il est arrosé par de nombreux fleuves et le sol produit annuellement une double récolte. Aussi y trouve-t-on beaucoup de vivres et les habitants jouissent de la plus grande abondance. On assure qu'il n'y a jamais eu de famine ni de disette dans ce pays si fertile. Il y existe une quantité incroyable d'éléphants, qui surpassent de beaucoup ceux de la Libye en courage et en force. On y trouve également de l'or, de l'argent, du fer, du cuivre, et, en outre, un grand nombre de pierres précieuses de différentes sortes, ainsi que beaucoup d'autres objets appartenant au luxe et à la richesse. Ces renseignements décidèrent Sémiramis à déclarer, sans provocation, la guerre aux Indiens. Sentant la nécessité de déployer de grandes forces, elle dépêcha des messagers dans tous les camps, avec l'ordre, adressé à tous les commandants, de faire enrôler l'élite de la jeunesse en raison du nombre de la population. Au bout d'un terme de trois ans, toutes ces troupes, munies d'armures nouvelles et magnifiquement équipées, devaient se rassembler à Bactres. Elle fit aussi venir de la Phénicie, de la Syrie, de Cypre, et de la contrée littorale, des constructeurs de navires, auxquels elle fournissait d'immenses matériaux, avec l'ordre de construire des bateaux propres à naviguer sur des fleuves et qui pussent se démonter.
Il fallait un grand nombre de ces bateaux, tant pour traverser l'Indus, le fleuve le plus considérable de ces régions, et servant de limite à l'empire de Sémiramis, que pour se défendre contre les Indiens qui auraient voulu s'opposer à ce passage. Et comme il n'y avait pas de matériaux aux environs du fleuve, il était nécessaire de faire venir ces barques de la Bactriane, en les transportant par terre. Se voyant dépourvue d'éléphants, Sémiramis eut l'idée de faire imiter la figure de ces animaux, dans l'espérance d'épouvanter les Indiens, qui s'imaginaient qu'il n'y avait d'éléphants que dans leur pays. Elle choisit donc trois cent mille boeufs noirs, dont la chair fut distribuée aux ouvriers chargés d'exécuter le plan de la reine ; elle fit coudre ensemble plusieurs peaux, et remplir l'intérieur de foin, de manière à représenter parfaitement l'image d'un éléphant. Chaque mannequin contenait un homme pour le diriger, et était porté par un chameau ; vu de loin, il présentait l'aspect d'un véritable éléphant. Les ouvriers, auxquels était commis le soin de ces travaux, étaient renfermés dans une enceinte murée ; les portes étaient étroitement gardées, afin qu'aucun d'eux n'en pût sortir, et que personne du dehors ne pût y entrer. La reine avait pris cette précaution pour que son plan ne fût pas divulgué et que la nouvelle n'en parvint pas jusqu'aux Indiens.
XVII. Après avoir employé deux ans à la construction des barques et de ces figures d'éléphants, elle assembla, dans le cours de la troisième année, toutes ses troupes dans la Bactriane. La force de son armée se composait, suivant Ctésias de Cnide, de trois millions de fantassins, de cinq cent mille cavaliers et de cent mille chars de guerre. Il y avait, de plus, cent mimé hommes montés sur des chameaux et armés d'épées de quatre coudées de long. Les barques qu'elle avait fait construire et qui pouvaient se démonter, étaient au nombre de deux mille, et transportées jusqu'au fleuve sur des chameaux. Les figures d'éléphants étaient également portées sur des chameaux ; les cavaliers marchaient à côté, afin d'accoutumer leurs chevaux à la vue des éléphants, qui auraient pu les effrayer. Beaucoup d'années après, Persée, roi des Macédoniens, usa d'un stratagème semblable, pendant la guerre contre les Romains qui avaient dans leur armée des éléphants de Libye. Mais il ne fut pas plus heureux que Sémiramis, comme nous le dirons plus loin en détail.
Stabrobatès, roi des Indiens, instruit des immenses préparatifs de Sémiramis, songea de son côté à les surpasser. Il commença d'abord par construire quatre mille barques de roseaux. L'Inde produit, aux environs des fleuves et des endroits marécageux, une grande quantité de roseaux d'une telle épaisseur qu'un homme peut à peine en embrasser une tige ; et les navires bâtis avec ces roseaux passent pour être d'un excellent usage, ces matériaux ne pourrissant pas. Il fit ensuite fabriquer des armes avec beaucoup de soin ; et, parcourant toute l'Inde, il assembla une armée de beaucoup supérieure à celle de Sémiramis. Il ordonna des chasses d'éléphants sauvages, afin d'augmenter le nombre de ceux qu'il possédait déjà ; et il les équipa tous magnifiquement d'un terrible attirail guerrier. C'était un spectacle inouï de voir ces animaux se mettre en marche, ornés de tout leur appareil de guerre.
XVIII. Après ces préparatifs, il envoya des messagers à Sémiramis qui s'était déjà mise en marche, pour lui rappeler qu'elle commençait une guerre injuste, et sans y avoir été provoquée. Il lui reprochait aussi, dans une lettre, les débauches de sa vie privée, et il la menaça, en prenant les dieux pour témoins, de la mettre en croix dans le cas où il serait vainqueur. Sémiramis se mit à rire à la lecture de cette lettre, en disant qu'elle ferait bientôt savoir à l'Indien si elle a de la vertu. Arrivée avec ses troupes sur les rives de l'Indus, elle y trouva la flotte ennemie prête à combattre. Faisant aussitôt mettre les barques en état, et les monter par les meilleurs soldats de marine, elle engagea un combat naval auquel prenaient part les fantassins, occupant les rives du fleuve. Le combat dura longtemps et fut vaillamment soutenu de part et d'autre. Enfin, Sémiramis remporta la victoire ; elle détruisit plus de mille navires et fit mn grand nombre de prisonniers. Enhardie par ce succès, elle réduisit en esclavage les îles de ce fleuve et les villes qui y étaient situées, et réunit plus de cent mille captifs. Le roi des Indiens éloigna ses troupes du fleuve, simulant une fuite, dans le dessein d'engager l'ennemi à passer l'Indus. Voyant que tout allait à son gré, Sémiramis fit jeter sur le fleuve un pont immense et beau, sur lequel elle fit passer toute son armée. Elle laissa soixante mille hommes à la garde de ce pont, et se mit à la poursuite des Indiens avec le reste de ses troupes, en les faisant précéder des images d'éléphants, afin que les espions annonçassent au roi le grand nombre de ces animaux se trouvant dans l'armée ennemie. En effet, elle ne se trompa point : les espions firent ce rapport et personne ne pouvait comprendre d'où l'ennemi avait tiré un si grand nombre d'éléphants. Mais la supercherie se découvrit bientôt. Quelques soldats de Sémiramis, accusés de faire mauvaise garde pendant la nuit et pris en flagrant délit, désertèrent à l'ennemi pour se soustraire au châtiment mérité et dénoncèrent le stratagème. Là-dessus, le roi des Indiens reprit courage, fit connaître cette nouvelle à toute son armée, et marcha, en ordre de bataille, contre les Assyriens.
XIX. Sémiramis était préparée à recevoir l'ennemi. Les deux armées étant en présence, Stabrobatès détacha de son corps d'armée ses cavaliers et ses chars. Sémiramis soutint courageusement le choc ; elle avait placé les faux éléphants en tête de sa phalange et à des intervalles égaux ; cette disposition frappa de terreur la cavalerie indienne. Ces mannequins ressemblant de loin à de véritables éléphants, les chevaux indiens, familiarisés avec ces animaux, s'en approchèrent sans s'effrayer ; mais l'odeur inaccoutumée des chameaux et d'autres différences qui les frappaient, les mirent dans un désordre complet. Ainsi, les uns jetèrent par terre leurs cavaliers ; les autres, n'obéissant plus à la bride, les emportèrent avec eux, au hasard, dans les rangs ennemis. Sémiramis profita habilement de cet avantage ; elle se précipita au combat avec l'élite de ses soldats et mit les Indiens en déroute. Le roi Stabrobatès, sans s'épouvanter de cet échec, fit avancer ses fantassins, précédés de ses éléphants ; lui-même, à la tête de l'aile droite et monté sur l'éléphant le plus beau, inspira de la terreur à la reine que le hasard avait amenée devant lui. Les autres éléphants suivirent celui du roi : Sémiramis ne soutint pas longtemps le choc de ces animaux qui, fiers de leur force, renversaient tout ce qui leur résistait. Ce fut un carnage universel : les éléphants foulaient sous leurs pieds les ennemis, les éventraient avec leurs défenses, et les lançaient en l'air avec leurs trompes. Les cadavres jonchaient le sol, tout le monde était saisi d'épouvante, et personne n'osait garder les rangs. Toute l'armée étant mise en fuite, le roi des Indiens s'attaqua à Sémiramis ; il tira d'abord une flèche et l'atteignit au bras ; ensuite il lança un javelot qui, ayant porté obliquement, la blessa au dos ; mais sa blessure n'étant pas grave, elle se sauva promptement sur un cheval qui laissa bientôt en arrière l'animal qui le poursuivait. Toute l'armée fuyait vers le pont de l'Indus, et les soldats de la reine se pressaient dans un si grand désordre au milieu d'un passage étroit, qu'ils périssaient pêle-mêle, se foulant aux pieds les uns les autres, fantassins et cavaliers. Connue les Indiens les serraient de près, la mêlée devint si affreuse sur le pont, qu'un grand nombre d'hommes fut, des deux côtés, précipité dans le fleuve. Voyant les débris de sou armée en sûreté au delà du fleuve, Sémiramis fit couper les liens qui retenaient le pont. Celui-ci s'écroula et entraîna dans sa chute un grand nombre d'Indiens, trop ardents à la poursuite de l'ennemi, et qui furent tous noyés par la rapidité du courant. La rupture de ce pont donna du répit aux Assyriens et mit Sémiramis hors de danger. Le roi des Indiens, averti par des signes parus au ciel, qui, selon l'interprétation des devins, lui interdisaient le passage du fleuve, cessa la poursuite. Sémiramis échangea ses prisonniers, et revint à Bactres, après avoir perdu les deux tiers de son armée.
XX. Quelque temps après, son fils Ninyas conspira contre elle, par l'entremise d'un eunuque. Sémiramis se rappela alors la réponse de l'oracle d'Ammon, et, loin de punir le conspirateur, elle lui remit l'empire, ordonnant à tous les gouverneurs d'obéir au nouveau souverain, et disparut subitement, comme si elle avait été, suivant l'oracle, reçue au nombre des dieux. Quelques mythologues racontent, qu'elle fut changée en colombe et qu'elle s'envola avec plusieurs de ces oiseaux qui étaient descendus dans son palais. C'est pourquoi les Assyriens, immortalisant Sémiramis, vénèrent la colombe comme une divinité. Souveraine de toute l'Asie, à l'exception de l'Inde, elle termina sa vie, de la façon indiquée, à l'âge de soixante-deux ans et après un règne de quarante-deux. Voilà ce que Ctésias de Cnide rapporte de Sémiramis. Athénée et quelques autres historiens prétendent, que Sémiramis était une belle courtisane dont les charmes avaient captivé le roi des Assyriens ; qu'elle n'avait d'abord qu'une influence médiocre dans le palais ; mais que, devenue ensuite épouse légitime, elle avait prié le roi de lui céder l'empire pendant cinq jours. S'étant alors revêtue du sceptre et du manteau royal, Sémiramis employa le premier jour à donner des festins magnifiques, auxquels elle invita les chefs de l'armée et les personnages les plus considérables de l'Etat, afin de les mettre dans ses intérêts. Le second jour, au moment on le peuple et les grands lui rendaient leurs hommages en qualité de reine, elle fit jeter son mari en prison ; et comme elle était naturellement faite pour les grandes entreprises et pleine d'audace, elle s'empara de l'empire, et régnant jusqu'à sa vieillesse, elle accomplit beaucoup de grandes choses. C'est ainsi que les récits des historiens varient au sujet de Sémiramis.
XXI. Après la mort de Sémiramis, son fils Ninyas, qu'elle avait eu de Ninus, hérita de l'autorité royale. Il régna en paix et ne fut nullement jaloux d'imiter l'humeur entreprenante et guerrière de sa mère. Il passait toute sa vie dans son palais, et ne se montrait qu'à ses femmes et à ses eunuques. Il n'ambitionnait que les plaisirs, l'oisiveté et une vie exempte de souffrances et de soucis ; il ne faisait consister le bonheur de régner que dans la jouissance incessante des voluptés de la vie. Pour la sécurité de son empire et dans le but de maintenir ses sujets dans l'obéissance, il levait annuellement un certain nombre de soldats dont les chefs étaient choisis dans chaque province : il rassemblait toutes ses troupes en dehors de la ville, et donnait à chaque nation un gouverneur très dévoué à sa personne ; à la fin de l'année, il congédiait ses troupes et en faisait lever de nouvelles en nombre égal. Par ce moyen, il maintenait tous ses sujets en respect, et, par la présence de ses soldats campés en plein air, il montrait aux insubordonnés et aux rebelles une vengeance toute prête ; le renouvellement annuel de ces troupes avait pour résultat, que les chefs et les soldats étaient licenciés avant d'avoir appris à se connaître mutuellement, car un long séjour dans les camps donne aux chefs l'expérience de la guerre et les dispose souvent à se révolter et à conspirer contre leur souverain. Le soin qu'il avait de ne jamais se montrer en public avait pour but de cacher ses débauches ; et personne n'osait maudire le roi, comme si c'eût été un dieu invisible. Cependant il nommait dans chaque province les commandants de l'armée, les satrapes, les administrateurs, les juges, et pourvoyait à tous les besoins du gouvernement ; quant à lui, il passait toute sa vie à Ninive. Tous ses successeurs, qui ont régné de père en fils pendant trente générations jusqu'à Sardanapale, se sont conduits de la même manière. Sous ce dernier roi, l'empire des Assyriens tomba au pouvoir des Mèdes, après avoir subsisté plus de treize cent soixante ans, comme l'indique Ctésias de Cnide, dans le second livre de son ouvrage.
XXII. Il est inutile de dire les noms de tous ces rois, et la durée de chaque règne, car ils n'ont rien fait qui soit digne de mémoire. Le seul événement qui mérite d'être rapporté est le secours envoyé par les Assyriens aux Troyens, sous le commandement de Memnon, fils de Tithon. Teutam, vingtième successeur de Ninyas, fils de Sémiramis, régnait en Asie à l'époque de l'expédition des Grecs sous Agamemnon contre Troie ; l'empire des Assyriens en Asie existait alors depuis plus de mille ans. Priam, roi de Troie, et soumis au roi des Assyriens, envoya à celui-ci des ambassadeurs pour lui demander des secours ; Teutam lui donna dix mille Ethiopiens, autant de Susiens et deux cents chars de guerre, qu'il fit partir sous la conduite de Memnon, fils de Tithon. Tithon, commandant de Perse, jouissait alors de la plus grande faveur auprès du roi ; et son fils Memnon, dans la fleur de l'âge, se distinguait par sa valeur et ses qualités brillantes. Ce fut lui qui éleva, dans la citadelle de Suse, un palais qui a subsisté, jusqu'à la domination des Perses, sous le nom de Memnonium ; il construisit aussi une grande route qui, encore aujourd'hui, porte le nom de chaussée de Memnon. Cependant les Ethiopiens, voisins de l'Egypte, doutent de ce fait et prétendent que Memnon est né dans leur pays : ils montrent d'anciens palais qui, encore maintenant, s'appellent palais memnoniens. Quoi qu'il en soit, Memnon vint, dit-on, au secours des Troyens avec vingt mille fantassins et deux mille chars, se rendit célèbre par sa bravoure, tua dans les combats un grand nombre de Grecs, et périt enfin dans une embuscade que les Thessaliens lui avaient dressée ; les Ethiopiens s'étant emparés de son corps, le brûlèrent et rapportèrent ses ossements à Tithon. Telle est l'histoire de Memnon qui, comme l'assurent les Barbares, se trouve consignée dans les annales royales.
XXIII. Sardanapale, le dernier roi des Assyriens et le trentième depuis Ninus, qui avait fondé la monarchie, surpassa tous ses prédécesseurs en luxure et en fainéantise. Non seulement il se dérobait aux yeux du public, mais il menait tout à fait la vie d'une femme ; passant son temps au milieu de ses concubines, il travaillait la pourpre et la laine la plus fine, portait une robe de femme, se fardait le visage avec de la céruse et s'enduisait tout le corps avec des préparations dont se servent les courtisanes, enfin il se montrait plus mou que la femme la plus voluptueuse. De plus, il s'efforçait de donner à sa voix un timbre féminin et s'abandonnait sans réserve, non seulement au plaisir que peuvent procurer les boissons et les aliments, mais encore aux jouissances de l'amour des deux sexes, abusant sans pudeur de l'un et de l'autre. Enfin, il était arrivé à un tel degré de honteuses débauches et d'impudence, qu'il composa lui-même son épitaphe, qu'il fit mettre sur son tombeau par ses successeurs. Cette épitaphe, écrite en langue barbare, fut plus tard ainsi traduite par un Grec : «Passant, sûr que tu es né mortel, ouvre ton âme au plaisir, il n'y a plus de jouissances pour celui qui est mort. Je ne suis que de la cendre, moi, jadis roi de la grande Ninive ; mais je possède tout ce que j'ai mangé, tout ce qui m'a diverti ainsi que les plaisirs que l'amour m'a procurés. Ma puissance et mes richesses seules ne sont plus».
Tel était Sardanapale. Non seulement il termina honteusement sa vie, mais encore il perdit l'empire des Assyriens, qui est de tous les empires celui qui a duré le plus longtemps.
XXIV. Arbace, Mède d'origine, homme remarquable par sa valeur et son caractère, commandait le corps des Mèdes qui étaient tous les ans envoyés à Ninive. Il s'était, dans le camp, lié d'amitié avec le commandant des Babyloniens, lequel lui fit part du projet de renverser la dynastie des Assyriens. Ce commandant se nommait Bélésys ; il était le plus considéré parmi les prêtres que les Babyloniens appellent Chaldéens. Versé dans l'astrologie et la divination, il avait bien des fois prédit l'avenir. Ainsi devenu un objet d'admiration, il se mit à prédire au commandant des Mèdes, que lui, son ami, régnerait un jour sur tous les pays dont Sardanapale était roi. Arbace accueillit cette prédiction avec joie, et promit au devin le gouvernement de la Babylonie, dans le cas où l'entreprise réussirait ; aussitôt, comme encouragé par la voix d'un dieu, il rechercha l'amitié des autres chefs, les invita à des réunions et à des festins, en essayant de les attirer dans son parti. Il fut aussi curieux de voir le roi dans l'intérieur de son palais et d'examiner tout son genre de vie. Il fut introduit dans le palais par un eunuque auquel il avait donné une coupe d'or ; et témoin de la mollesse et des moeurs efféminées de Sardanapale, il méprisa ce roi indigne et s'affermit plus que jamais dans les espérances que lui avait données le Chaldéen. Enfin, le plan de la conspiration fut arrêté : Arbace devait soulever les Mèdes et les Perses, tandis que Bélésys ferait entrer les Babyloniens dans cette conspiration, à laquelle il tâcherait aussi d'entraîner son ami, le roi des Arabes. Cependant le terme du service annuel des troupes était expiré ; d'autres troupes arrivaient pour relever celles qui rentraient dans leurs foyers. De retour dans sa patrie, Arbace engagea les Mèdes à secouer le joug du roi des Assyriens, et il appela les Perses à la liberté. Bélésys, de son côté, en fit autant pour les Babyloniens ; et il envoya des députés en Arabie, pour solliciter le roi de ce pays, son ami et hôte, à seconder son entreprise. Au bout d'une année, tous les chefs de la conspiration ayant rassemblé leurs soldats, arrivèrent en masse devant Ninive, sous le prétexte de relever, selon la coutume, les troupes anciennes, mais en réalité pour renverser le trône des Assyriens. Les quatre nations désignées se concentrèrent sur un seul point, au nombre de quatre cent mille combattants ; ils délibérèrent ainsi en commun sur leur entreprise.
XXV. Averti de cette trahison, Sardanapale marcha aussitôt contre les révoltés, à la tête de l'armée qui lui restait. Un premier combat fut livré dans la plaine ; les rebelles furent battus, perdirent beaucoup de monde et se réfugièrent sur une montagne, éloignée de soixante-dix stades de Ninive. Ils en descendirent bientôt, et se préparèrent à un second combat. Sardanapale rangea son armée en bataille et envoya des hérauts dans le camp ennemi, pour annoncer qu'il donnerait deux cents talents d'or à ceux qui tueraient Arbace, le Mède, et le double avec le gouvernement de la Médie à ceux qui le lui amèneraient vivant. Il promit des récompenses semblables à ceux qui tueraient Bélésys, le Babylonien, ou qui le prendraient vivant. Personne ne se rendant à cette invitation, Sardanapale engagea le combat et tua un grand nombre de rebelles ; le reste se retira dans les montagnes. Découragés par ces défaites, Arbace et les siens se consultèrent sur le parti qu'ils devaient prendre. La plupart étaient d'avis de retourner chez eux, de s'emparer des places fortes, et d'y faire tous les préparatifs nécessaires pour soutenir la guerre. Mais Bélésys, le Babylonien assura que les dieux lui avaient déclaré par des signes manifestes, qu'à la suite de longs efforts et de beaucoup de fatigues, on arriverait à la lin de l'entreprise, et il les exhorta tous à braver le péril. Il se fit donc un troisième combat, dans lequel le roi fut de nouveau vainqueur ; il se rendit maître du camp des rebelles et les poursuivit jusqu'aux frontières de la Babylonie. Arbace, après avoir fait des prodiges de valeur et tué un grand nombre d'Assyriens, fut lui-même blessé. Découragés par tant de revers, les chefs des conjurés désespérèrent de la victoire et songèrent à se retirer chacun dans ses foyers. Mais Bélésys, qui avait passé toute la nuit à observer les astres, leur déclara que, s'ils voulaient tenir encore cinq jours, il leur arriverait du secours inopiné et que la fortune changerait en leur faveur. Il assurait que ce changement de fortune était annoncé par les astres, et qu'il ne leur demandait que ce délai pour leur donner une preuve de sa science et de la faveur des dieux.
XXVI. Au moment où ces promesses rappelèrent les soldats sous les armes, et que tous consentirent à tenir la campagne pendant le terme fixé par le devin, il arriva la nouvelle qu'un puissant renfort, envoyé de la Bactriane pour seconder le roi, approchait en diligence. Arbace et les autres conjurés jugèrent à propos d'aller à sa rencontre avec l'élite des troupes légères, afin que, s'ils ne parvenaient pas à persuader les Bactriens d'embrasser leur parti, on eût recours aux armes pour les y contraindre. Cet appel à la liberté fut joyeusement accueilli par les chefs des Bactriens, et leur exemple fut suivi par les troupes qu'ils commandaient. Cependant, le roi des Assyriens, ignorant la défection des Bactriens, et enflé de ses succès, était retombé dans sa mollesse ; il distribuait aux soldats, pour leurs festins, les animaux immolés, une grande quantité de vin et beaucoup d'autres provisions. Averti par quelques transfuges que le camp ennemi s'abandonnait à l'oisiveté et à l'ivresse, Arbace vint l'attaquer à l'improviste pendant la nuit. Ses colonnes s'avançant en bon ordre, tombèrent sur les troupes relâchées, s'emparèrent du camp, tuèrent un grand nombre de soldats et poursuivirent le reste jusqu'à la ville. Après cette défaite, le roi remit le commandement de son armée à Salémène, frère de sa femme, et lui-même s'enferma dans Ninive pour la défendre. Les rebelles livrèrent, sous les murs de la ville, deux combats dont ils sortirent vainqueurs, tuèrent Salémène et massacrèrent une partie des fuyards ; les autres, coupés dans leur retraite sur la ville, furent forcés de se jeter dans l'Euphrate où ils périrent presque tous. Le nombre des morts fut si grand que le fleuve conserva dans un long trajet la couleur du sang dont il était teint. Le roi, assiégé dans l'enceinte de la ville, fut abandonné de presque toutes les provinces, impatientes de recouvrer leur liberté. Réduit à la dernière extrémité, Sardanapale envoya ses trois fils et deux filles, ainsi que beaucoup de ses trésors, dans la Paphlagonie, auprès de Cotta, le plus dévoué de ses gouverneurs. En même temps, il dépêcha dans toutes les provinces des courriers, chargés d'un ordre écrit, pour y faire lever des troupes, et préparer tout ce qui était nécessaire pour soutenir un siège. Un ancien oracle avait dit que Ninive ne serait jamais prise d'assaut, à moins que le fleuve lui-même ne se déclarât ennemi de la ville. Or, ne s'imaginant pas que pareille chose pût jamais avoir lieu, et plein d'espérance, il se disposa à soutenir le siége en attendant les secours qu'il avait ordonnés.
XXVII. Exaltés par leurs succès, les rebelles pressèrent l'attaque, mais ils ne purent faire aucun mal aux assiégés, défendus par leurs fortifications ; car les catapultes, les tortues et les béliers, machines destinées à battre les murs en brèche, n'étaient point encore inventés, et le roi avait eu soin de fournir la ville de vivres et de provisions en abondance. Le siège traînait ainsi en longueur : pendant deux ans on se contentait d'attaquer les murs et de couper les convois. La troisième année, il tomba des pluies si abondantes que les eaux de l'Euphrate inondèrent une partie de la ville et renversèrent le mur dans une étendue de vingt stades ; ce fut alors que le roi, persuadé de l'accomplissement de l'oracle, désespéra de son salut ; et pour ne pas tomber vivant au pouvoir de l'ennemi, il fit dresser, dans son palais, un immense bûcher sur lequel il plaça son or, son argent et tous ses vêtements royaux ; s'enfermant avec ses femmes et ses eunuques dans une chambre construite dans le milieu du bûcher, il se fit ainsi réduire en cendres avec ses gens et son palais. Instruits de la mort de Sardanapale, les rebelles entrèrent par la brèche dans la ville, et s'en emparèrent ; ils revêtirent Arbace du manteau royal, le proclamèrent roi et lui déférèrent l'autorité souveraine.
XXVIII. Le nouveau roi distribua à ses compagnons des récompenses et nomma les gouverneurs des provinces. Bélésys, le Babylonien, celui qui avait prédit l'avènement d'Arbace, se présenta alors à lui pour lui rappeler ses services et réclamer le gouvernement de la Babylonie, qui lui avait été promis. Il lui déclara aussi que dans le temps où le sort était encore incertain, il avait fait voeu à Bélus que, si on réussissait à se rendre maître de Sardanapale et à brûler ses palais, il en transporterait les cendres à Babylone, et qu'il élèverait, auprès du temple de ce dieu, un monument destiné à rappeler aux navigateurs de l'Euphrate le souvenir immortel de la destruction de l'empire des Assyriens. Il faisait cette demande, parce qu'il avait appris d'un eunuque, qui s'était réfugié chez lui, que de l'or et de l'argent avaient été mis dans le bûcher. Arbace ne sachant rien de tout cela, parce que le roi s'était fait brûler dans son palais avec tous les siens, remit les cendres à Bélésys et lui accorda toute la Babylonie exempte de tribut. Bélésys fit aussitôt appareiller des barques et les envoya à Babylone, chargées de la plus grande partie de ces cendres avec l'or et l'argent y contenus. Cependant, la chose s'étant ébruitée, le roi nomma pour juges de cette affaire les chefs qui avaient été ses compagnons d'armes. L'accusé avoua son crime devant le tribunal, qui le condamna à mort. Mais le roi, plein de magnanimité, et voulant signaler le commencement de son règne par un acte de générosité, fit grâce à Bélésys et lui laissa l'argent et l'or dérobés. Il ne lui ôta pas non plus le gouvernement de la Babylonie, jugeant les services rendus plus grands que les torts qu'il avait reçus. Le bruit de cette modération se répandit partout ; il en recueillit une estime universelle : tout le monde jugeait digne de la royauté celui qui savait ainsi pardonner. Arbace se conduisit avec douceur à l'égard des habitants de Ninive ; il leur remit tous leurs biens, et, après leur avoir assigné pour demeure les villages d'alentour, il fit raser la ville. Il fit ensuite transporter à Ecbatane en Médie, l'or et l'argent sauvés du bûcher et dont la somme s'élevait à plusieurs talents. L'empire des Assyriens, qui fut ainsi détruit par les Mèdes, avait, depuis Ninus, subsisté pendant trente générations, comprenant un intervalle de plus de treize cents ans.
XXIX. Il ne sera pas hors de propos de donner ici quelques détails sur les Chaldéens de Babylone et sur leur antiquité, afin de ne rien omettre de ce qui est digne de mémoire. Les Chaldéens sont les plus anciens des Babyloniens ; ils forment, dans l'Etat, une classe semblable à celle des prêtres en Egypte. Institués pour exercer le culte des dieux, ils passent toute leur vie à méditer les questions philosophiques, et se sont acquis une grande réputalion dans l'astrologie. Ils se livrent surtout à la science divinatoire et font des prédictions sur l'avenir ; ils essaient de détourner le mal et de procurer le bien, soit par des purifications, soit par des sacrifices ou par des enchantements. Ils sont versés dans l'art de prédire l'avenir par le vol des oiseaux ; ils expliquent les songes et les prodiges. Expérimentés dans l'inspection des entrailles des victimes, ils passent pour saisir exactement la vérité. Mais toutes ces connaissances ne sont pas enseignées de la même manière que chez les Grecs. La philosophie des Chaldéens est une tradition de famille ; le fils qui en hérite de son père est exempté de toute charge publique. Ayant pour précepteurs leurs parents, ils ont le double avantage d'apprendre toutes ces connaissances sans réserve et d'ajouter plus de foi aux paroles de leurs maîtres. Habitués à l'étude dès leur enfance, ils font de grands progrès dans l'astrologie, soit à cause de la facilité avec laquelle on apprend dans cet âge, soit parce que leur instruction dure plus longtemps. Chez les Grecs, au contraire, on entre dans cette carrière sans connaissances préliminaires, on aborde très tard l'étude de la philosophie, et, après y avoir travaillé pendant quelque temps, on l'abandonne pour chercher dans une autre occupation les moyens de subsistance ; quant au petit nombre de ceux qui s'absorbent dans l'étude de la philosophie et qui, pour gagner leur vie, persévèrent dans l'enseignement, ils essaient toujours de faire de nouveaux systèmes et ne suivent point les doctrines de leurs prédécesseurs. Les Chaldéens demeurant toujours au même point de la science, reçoivent leurs traditions sans altération ; tandis que les Grecs, ne songeant qu'au gain, créent de nouvelles sectes et se contredisent entre eux sur les doctrines les plus importantes, et jettent le trouble dans l'âme de leurs disciples qui, ballottés dans une incertitude continuelle, finissent par ne plus croire à rien. En effet, celui qui veut examiner de près les sectes les plus célèbres de nos philosophes, pourra se convaincre qu'elles ne s'accordent nullement entre elles, et qu'elles professent des opinions contradictoires sur les points les plus essentiels de la science.
XXX. Les Chaldéens enseignent que le monde est éternel de sa nature, qu'il n'a jamais eu de commencement et qu'il n'aura pas de fin. Selon leur philosophie, l'ordre et l'arrangement de la matière sont dus à une providence divine ; rien de ce qui s'observe au ciel n'est l'effet du hasard ; tout s'accomplit par la volonté immuable et souveraine des dieux. Ayant observé les astres depuis les temps les plus reculés, ils eu connaissent exactement le cours et l'influence sur les hommes, et prédisent à tout le monde l'avenir. La doctrine qui est, selon eux, la plus importante, concerne le mouvement des cinq astres que nous appelons planètes, et que les Chaldéens nomment interprètes. Parmi ces astres, ils regardent comme le plus considérable et le plus influent, celui auquel les Grecs ont donné le nom de Kronos, et qui est connu chez les Chaldéens sous le nom de Hélus. Les autres planètes sont appelées, comme chez nos astrologues, Mars, Vénus, Mercure et Jupiter. Les Chaldéens les appellent interprètes, parce que les planètes, douées d'un mouvement particulier déterminé que n'ont pas les autres astres qui sont fixes et assujettis à une marche régulière, annoncent les événements futurs et interprètent aux hommes les desseins bienveillants des dieux. Car les observateurs habiles savent, disent-ils, tirer des présages du lever, du coucher et de la couleur de ces astres ; ils annoncent aussi les ouragans, les pluies et les chaleurs excessives. L'apparition des comètes, les éclipses de soleil et de lune, les tremblements de terre, enfin les changements qui surviennent dans l'atmosphère, sont autant de signes de bonheur ou de malheur pour les pays et les nations aussi bien que pour les rois et les particuliers.
Au-dessous du cours des cinq planètes sont, continuent les Chaldéens, placés trente astres, appellés les dieux conseillers ; une moitié regarde les lieux de la surface de la terre ; l'autre moitié, les lieux qui sont au-dessous de la terre ; ces conseillers inspectent à la fois tout ce qui se passe parmi les hommes et dans le ciel. Tous les dix jours, un d'eux est envoyé, comme messager des astres, des régions supérieures dans les régions inférieures, tandis qu'un autre quitte les lieux situés au-dessous de la terre pour remonter dans ceux qui sont au-dessus ; ce mouvement est exactement défini et a lieu de tout temps, dans une période invariable. Parmi les dieux conseillers il y a douze chefs dont chacun préside à un mois de l'année et à un des douze signes du zodiaque. Le soleil, la lune et les cinq planètes passent par ces signes. Le soleil accomplit sa révolution dans l'espace d'une année, et la lune dans l'espace d'un mois.
XXXI. Chaque planète a son cours particulier ; les planètes diffèrent entre elles par la vitesse et le temps de leurs révolutions. Les astres influent beaucoup sur la naissance des hommes et décident du bon ou du mauvais destin ; c'est pourquoi les observateurs y lisent l'avenir. Ils ont ainsi fait, disent-ils, des prédictions à un grand nombre de rois, entre autres, au vainqueur de Darius, Alexandre, et aux rois Antigone et Séleucus Nicator, prédictions qui paraissent toutes avoir été accomplies et dont nous parlerons en temps et lieu. Ils prédisent aussi aux particuliers les choses qui doivent leur arriver, et cela avec une précision telle que ceux qui en ont fait l'essai en sont frappés d'admiration, et regardent la science de ces astrologues comme quelque chose de divin. En dehors du cercle zodiacal, ils déterminent la position de vingt quatre étoiles dont une moitié est au nord et l'autre au sud ; ils les appellent juges de l'univers : les étoiles visibles sont affectées aux êtres vivants, les étoiles invisibles aux morts. La lune se meut, ajoutent les Chaldéens, au-dessous de tous les autres astres ; elle est la plus voisine de la terre en raison de la pesanteur, elle exécute sa révolution dans le plus court espace de temps, non pas par la vitesse de son mouvement, mais parce que le cercle qu'elle parcourt est très petit ; sa lumière est empruntée, et ses éclipses proviennent de l'ombre de la terre, comme l'enseignent aussi les Grecs. Quant aux éclipses de soleil, ils n'en donnent que des explications très vagues : ils n'osent ni les prédire, ni en déterminer les époques. Ils professent des opinions tout à fait particulières à l'égard de la terre : ils soutiennent qu'elle est creuse, sous forme de nacelle, et ils en donnent des preuves nombreuses et plausibles, comme de tout ce qu'ils disent sur l'univers.
Nous nous éloignerions trop de notre sujet, si nous voulions entrer dans tous ces détails ; il suffit d'être convaincu que les Chaldéens sont plus que tous les autres hommes versés dans l'astrologie, et qu'ils ont cultivé cette science avec le plus grand soin. Il est cependant difficile de croire au nombre d'années pendant lesquelles le collège des Chaldéens aurait enseigné la science de l'univers ; car depuis leurs premières observations astronomiques jusqu'à l'invasion d'Alexandre, ils ne comptent pas moins de quatre cent soixante-treize mille ans. Nous avons assez parlé des Chaldéens ; revenons à l'empire des assyriens qui, comme nous l'avons dit avant notre digression, fut détruit par les Mèdes.
XXXII. Comme les plus célèbres historiens ne s'accordent pas sur la grande monarchie des Mèdes, nous croyons utile, pour ceux qui veulent scruter la vérité dans le passé, de signaler ici les différences de ces historiens et de les mettre en regard les unes des autres. Au rapport d'Hérodote, les Assyriens, après avoir régné sur l'Asie pendant cinq cents ans, furent renversés par les Mèdes ; puis, pendant plusieurs générations, aucun roi n'ayant essayé de se rendre maître du pouvoir, les villes se gouvernèrent elles-mêmes démocratiquement, et enfin, au bout d'un grand nombre d'années, les Mèdes élurent roi un homme d'une justice remarquable, nominé Cyaxare. Cyaxare soumit les peuples voisins de la Médie et devint le chef de la nouvelle monarchie. Ses descendants agrandirent l'empire par de nouvelles conquêtes, jusqu'à Astyage, qui fut vaincu par Cyrus et par les Perses. Nous parlerons de ces événements plus en détail en temps convenable ; car ce n'est que dans la seconde année de la XVIIe olympiade que, suivant Hérodote, Cyaxare fut nommé roi par les Mèdes. Ctésias de Cnide vivait vers le temps de l'expédition entreprise par Cyrus contre son frère Artaxercès ; il fut fait prisonnier, et comme il était distingué pour ses connaissances médicales, il fut reçu à la cour du roi, où il vécut dix-sept ans comblé d'honneurs. Ctésias consulta scrupuleusement, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même, les diphthères royaux dans lesquels les Perses ont consigné leur histoire conformément à une certaine loi ; il composa avec ces matériaux l'ouvrage qu'il apporta avec lui en Grèce. Or, voici ce que Ctésias nous apprend. Après la dissolution de l'empire des Assyriens, les Mèdes furent maîtres de l'Asie sous le roi Arbace, le même qui avait vaincu Sardanapale, comme nous l'avons dit. Après un règne de vingt-huit ans, Arbace eut pour successeur son fils Mandaucès, qui gouverna l'Asie pendant cinquante ans. Après ce roi régnèrent successivement, Sosarme, trente ans, Artycas, cinquante, Arbiane, vingt-deux et Artée, quarante.
XXXIII. Sous le règne d'Artée, une grande guerre s'éleva entre les Mèdes et les Cadusiens. En voici l'origine : un Perse nommé Parsode, homme éminent par son courage, par sa prudence et d'autres qualités, avait gagné l'amitié du roi, et exerçait la plus grande influence dans son conseil. Offensé par un jugement que le roi avait prononcé contre lui, Parsode se réfugia avec trois mille fantassins et mille cavaliers auprès des Cadusiens où il avait marié sa soeur à un des personnages les plus considérables du pays. Le rebelle exhorta cette nation à se rendre indépendante, et il fut choisi pour chef. Apprenant qu'on dirigeait contre lui des forces nombreuses, il appela aux armes tous les Cadusiens et établit son camp au passage donnant accès dans le pays, avec une armée qui ne s'élevait pas à moins de deux cent mille hommes. Il battit le roi Artée qui avait marché contre lui avec huit cent mille hommes, il en tua plus de cinquante mille et chassa le reste du pays des Cadusiens. Devenu par cette victoire un objet d'admiration, il fut choisi par les indigènes pour leur roi, et depuis lors il fit des incursions continuelles dans la Médie qu'il dévasta. Il parvint à une grande renommée ; vers la fin de sa vie il fit prononcer à son successeur le serment solennel d'entretenir sans cesse la haine des Cadusiens contre les Mèdes, vouant sa race et tous les Cadusiens à la malédiction si jamais ils faisaient la paix avec les Mèdes. Voilà pourquoi les Cadusiens ont toujours été les ennemis des Mèdes, et ne se sont jamais soumis à leurs rois jusqu'à l'époque où Cyrus transporta l'empire chez les Perses.
XXXIV. Après la mort d'Artée, Artynès occupa le trône des Mèdes pendant vingt-deux ans, et Astibaras, pendant quarante. Sous ce dernier roi, les Parthes secouèrent le joug des Mèdes et livrèrent leur pays et leur ville aux Saces. Cet événement occasionna, entre les Saces et les Mèdes, une guerre de plusieurs années, pendant laquelle de nombreux combats furent livrés ; beaucoup de monde périt de part et d'autre, jusqu'à ce qu'enfin la paix fût stipulée aux conditions suivantes : les Parthes devaient rentrer sous l'obéissance des Mèdes ; les uns et les antres devaient conserver leurs anciennes possessions et conclure une alliance perpétuelle.
Il régnait alors chez les Saces une reine nommée Zarine, exercée dans l'art de la guerre, et se distinguant de toutes les autres femmes de sa nation par son audace et son activité. En général, les femmes des Saces sont vaillantes et partagent avec leurs maris les périls de la guerre. Zarine les surpassait toutes par sa beauté, et se faisait admirer par son génie entreprenant et fécond en ressources. Elle avait défait les peuples voisins qui tenaient insolemment les Saces sous le joug ; elle avait civilisé une grande partie du pays, avait fondé de nombreuses villes, et adouci les moeurs de ses concitoyens. En reconnaissance et en mémoire de ces bienfaits, les habitants lui érigèrent, après sa mort, le tombeau le plus magnifique. Ce tombeau consistait en une pyramide triangulaire, dont chaque côté avait trois stades de long et un stade de haut ; le sommet se terminait en pointe. Ils avaient placé sur ce monument une statue d'or colossale, à laquelle ils rendaient les honneurs qu'on rend aux héros, et avec plus de pompe qu'à aucun de ses prédécesseurs. Astibaras, roi des Mèdes, étant mort de vieillesse à Ecbatane, laissa pour successeur son fils Aspadas, que les Grecs nomment Astyage. Ce dernier roi fut vaincu par Cyrus, qui fit passer l'empire aux Perses. Nous en parlerons plus loin en détail. Nous croyons nous être suffisamment étendu sur l'empire des Assyriens et des Mèdes, ainsi que sur le dissentiment des historiens à cet égard. Nous allons maintenant aborder l'Inde, et dire ce qu'on en raconte de fabuleux.
XXXV. La contrée de l'Inde a la figure d'un quadrilatère. Les côtés qui regardent l'orient et le midi, sont baignés par la Grande mer. Le troisième côté, tourné vers le nord, est séparé par le mont Hémodus de la Scythie, habitée par les Scythes qui sont connus sous le nom de Suces. Le quatrième côté, qui regarde le couchant, est borné par l'Indus, peut-être le plus grand de tous les fleuves après le Nil. Toute cette contrée comprend, dit-on, depuis le levant jusqu'au couchant, une étendue de vingt-huit mille stades, et trente-deux mille, du nord au midi. En raison de sa vaste étendue, l'Inde semble comprendre la plus grande partie des pays situés sous le tropique d'été ; en effet aux dernières limites de l'Inde on ne voit point souvent les gnomons jeter de l'ombre, et la constellation de l'Ourse est invisible pendant la nuit ; Arcturus même cesse de paraître et les ombres sont tournées vers le midi. L'Inde possède de grandes et de nombreuses montagnes, couvertes d'arbres fruitiers de toute espèce, et autant de plaines fertiles, d'une beauté remarquable et traversées par une multitude de fleuves. La plus grande partie de cette contrée, étant parfaitement arrosée, donne deux récoltes par an ; elle est riche en animaux de toute espèce, distingués par leur taille et leur force : les uns vivent sur le continent, les autres volent dans les airs. L'Inde nourrit en abondance des éléphants grands et nombreux, qui sont plus robustes que ceux de la Libye. Les Indiens les prennent à la chasse, et les dressent au combat, dans lesquels ces animaux décident souvent de la victoire.
XXXVI. L'abondance des vivres donne aux habitants de l'embonpoint. Comme ils respirent un air pur et qu'ils boivent des eaux très légères, ils ont l'esprit disposé aux travaux des arts. Le sol, si fertile en fruits excellents, renferme, dans son intérieur, des veines métalliques de toute nature. On y trouve beaucoup d'argent et d'or, autant d'airain et de fer ; il y a aussi de l'étain et beaucoup d'autres matières employées pour l'ornement et les besoins ordinaires de la vie, ainsi que pour les usages de la guerre. Outre les céréales ordinaires, l'Inde, arrosée par ses nombreux fleuves, produit une grande quantité de millet, des légumes variés, du riz, une plante qu'on appelle bospore et beaucoup d'autres végétaux comestibles. On y trouve aussi en abondance beaucoup d'autres fruits propres à la nourriture des animaux et qu'il serait trop long de décrire ici. Aussi ce pays n'est-il jamais, dit-on, désolé par la famine ou la disette. Des pluies régulières y tombent deux fois par an ; les unes en hiver, dans la saison où, comme ailleurs, on fait la semaille du blé ; les autres à l'époque du solstice d'été où l'on sème le riz, le bospore, le sésame et le millet. Les deux récoltes sont également bonnes d'ordinaire, et si l'une manque l'autre y supplée abondamment. Les fruits sauvages et les racines, qui croissent dans les lieux marécageux et se distinguent par leur saveur sucrée, offrent aux hommes une nourriture abondante. Presque toute la campagne est imprégnée des douces vapeurs qui s'élèvent des rivières et qui se résolvent annuellement à l'époque de l'été en des pluies régulières périodiques ; et la chaleur du soleil développe dans les marais les racines des plantes et principalement celles des grands roseaux. D'ailleurs, les lois que les Indiens observent chez eux contribuent beaucoup à les préserver de la famine : les autres nations, quand elles se font la guerre, détruisent les champs et les rendent incultivables, tandis que chez les Indiens les agriculteurs, réputés sacrés et inviolables, peuvent sans danger continuer de se livrer à leurs travaux dans le voisinage des armées rangées en bataille ; les guerriers se massacrent les uns les autres dans les combats, mais ils ne font aucun mal aux laboureurs, qu'ils regardent connue leurs bienfaiteurs communs ; ils n'incendient jamais les champs de leurs ennemis, et n'y coupent point les arbres.
XXXVII. L'Inde a plusieurs rivières navigables, qui ont leur source dans les montagnes situées au nord et se répandent dans les plaines ; quelques-unes de ces rivières se réunissent et se jettent dans le fleuve appelé Gange. Ce fleuve a trente stades de largeur, il coule du nord au midi pour se jeter dans l'Océan ; il borde, à l'orient, le pays des Gandarides, qui est rempli d'éléphants d'une taille extraordinaire. Aucun roi étranger ne s'est jamais rendu maître de ce pays, tant les autres nations redoutent le nombre et la force de ces animaux. Alexandre le Macédonien, qui avait conquis toute l'Asie, épargna les seuls Gandarides ; car, après s'être dirigé avec toutes ses troupes vers le Gange, et dompté tous les autres peuples indiens, il renonça au projet d'attaquer les Gandarides, lorsqu'il eut appris que ce peuple mettait en campagne quatre mille éléphants. Un autre fleuve, semblable au Gange, est l'Indus ; il vient également du nord, et, se jetant dans l'Océan, forme la limite de l'Inde. Dans son cours à travers de vastes plaines, il reçoit plusieurs rivières navigables, dont les plus célèbres sont l'Hypannis, l'Hydaspe et l'Acésine ; le pays est en outre traversé par beaucoup d'autres rivières qui arrosent une foule de jardins et entretiennent la fertilité du sol. Les physiciens et philosophes indiens expliquent de la manière suivante l'origine de ce grand nombre de rivières et cette abondance des eaux : les pays voisins, disent-ils, comme ceux des Scythes, des Bactriens et des Arianiens, étant plus élevés que l'Inde, il est naturel de penser que les eaux découlent des régions élevées dans les régions basses de l'Inde dont elles arrosent le sol, et où, en se réunissant, elles forment un grand nombre de rivières. Une de ces rivières, qui s'appelle Silla, et qui dérive d'une source de même nom, présente une particularité singulière : les eaux ne laissent surnager aucun des corps qu'on y jette ; tout y tombe au fond, contre l'ordre naturel.
XXXVIII. L'Inde, pays d'une immense étendue, est, dit-on, habitée par des peuples nombreux et divers, dont aucun n'est d'origine étrangère, car ils passent tous pour autochthones. Les Indiens n'ont jamais reçu de colonies et n'en ont jamais envoyé nulle part. On raconte que les plus anciens habitants se nourrissaient des fruits sauvages de la terre, et se couvraient de peaux d'animaux du pays, comme on l'a dit des premiers Grecs. Ils inventèrent bientôt les arts et d'autres pratiques utiles à la vie, le besoin servant de guide à un animal tel que l'homme, doué de mains aptes à tout travail, de raison et d'intelligence.
Nous devons rapporter ici brièvement les traditions des plus célèbres mythologues indiens. A une époque très reculée, lorsque, disent-ils, les hommes vivaient encore épars dans des villages, Bacchus, parti des pays occidentaux, arriva chez eux avec une puissante armée, et visita toute l'Inde, qui ne renfermait encore aucune ville considérable pour lui résister. Des chaleurs excessives étant survenues, et une maladie pestilentielle ayant ravagé ses troupes, Bacchus, en chef prudent, leva son camp dans les plaines et s'établit sur les montagnes. Les vents frais qui y soufflaient, et les eaux pures puisées aux sources mêmes, éloignèrent la maladie du camp. Cet endroit, où Bacchus sauva ainsi son armée, s'appelle Méros ; d'où vient la tradition grecque, selon laquelle Bacchus fut nourri dans une cuisse. Après cela, s'étant livré à la culture des fruits, il enseigna aux Indiens l'art de faire du vin, et d'autres choses utiles à la vie. De plus, il devint le fondateur de villes importantes ; il transporta les villages dans des endroits mieux situés, institua le culte divin, et établit des lois et des tribunaux. Enfin, l'auteur de tant de bienfaits fut compté au nombre des dieux, et reçut les honneurs qu'on décerne aux immortels. On raconte aussi qu'il avait emmené avec son armée un grand nombre de femmes, et que, dans les batailles, il se servait de tambours et de cymbales, la trompette n'étant pas encore inventée. Il mourut de vieillesse, après avoir régné sur toute l'Inde pendant cinquante-deux ans. Ses fils lui succédèrent et continuèrent à transmettre le règne comme un héritage ; enfin, après un grand nombre de générations, cette dynastie fut détruite et les villes se gouvernèrent démocratiquement.
XXXIX. Voilà les traditions que les Indiens des montagnes ont conservées sur Bacchus et ses descendants. Ils disent aussi qu'Hercule est né chez eux ; comme les Grecs, ils lui donnent pour attributs la massue et la peau de lion. Suivant ces mêmes récits, Hercule surpassa tous les hommes en force et en courage, et purgea de monstres la terre et la mer. Epoux de plusieurs femmes, il eut un grand nombre de fils et une seule fille ; quand ses enfants furent arrivés à l'âge viril, Hercule partagea entre eux son royaume en portions égales ; il établit de même sa fille unique reine du pays qui lui était échu en partage. Parmi les nombreuses villes que fonda Hercule, la plus célèbre et la plus grande est Palibothra. Il y avait construit un palais magnifique ; il avait peuplé la ville d'habitants et l'avait entourée de fossés profonds qui recevaient les eaux d'un fleuve. Après avoir quitté le séjour des hommes, Hercule fut mis au nombre des dieux et reçut les honneurs divins ; ses descendants régnèrent pendant plusieurs générations et exécutèrent des travaux remarquables ; mais ils ne portèrent jamais la guerre à l'étranger et n'expédièrent aucune colonie hors du pays. Plus tard, après de longues années, la plupart des villes adoptèrent le gouvernement démocratique ; quelques peuples cependant conservaient encore la royauté à l'époque de l'expédition d'Alexandre.
Parmi les lois singulières qui existent chez les Indiens, il y en a une bien étonnante, enseignée par les anciens philosophes du pays. Suivant cette loi, il n'y a point d'esclaves ; tous les hommes sont libres et doivent respecter l'égalité. Chez les Indiens les hommes qui apprennent à n'être ni les maîtres ni les esclaves de leurs semblables, offrent la garantie de la meilleure société, et qu'il est absurde de faire des lois égales pour tous et instituer en même temps l'inégalité des droits.
XL. Toute la population de l'Inde se divise en sept classes. La première comprend les philosophes ; c'est la plus petite en nombre, mais la première par son rang. Exempts de toute charge publique, les philosophes ne sont les maîtres ni les esclaves de personne. Ils sont employés par les particuliers pour les sacrifices publics et pour les funérailles, parce qu'ils sont regardés comme les favoris des dieux et instruits dans les connaissances relatives aux enfers. Ils reçoivent en récompense de leurs services des dons et des honneurs considérables. Ils remplissent aussi des fonctions utiles à la société : dans une assemblée générale qui se tient au commencement de chaque année, ils prédisent les sécheresses, les pluies, les vents, les maladies et tout ce qui peut intéresser les citoyens qui les entendent. Le peuple et le roi, ainsi prévenus de l'avenir, pourvoient aux besoins futurs et disposent à l'avance tout ce qui peut être utile. Le philosophe qui se trompe dans ses prédictions est, pour tout châtiment, condamné à rester muet tout le reste de sa vie.
La seconde classe est celle des laboureurs, qui paraît être de beaucoup la plus nombreuse ; dispensés de la guerre et des autres serices publics, ils appliquent tous leurs soins à l'agriculture. Jamais un ennemi ne fait de mal à un laboureur qu'il rencontre dans les champs, et il s'abstient de toute injure en le considérant comme un bienfaiteur de la société. Aussi la campagne est-elle bien cultivée ; riche en fruits de toute espèce, elle offre à l'homme des aliments abondants. Les agriculteurs passent leur vie à la campagne avec leurs femmes et leurs enfants, et il ne leur arrive jamais de s'établir dans les villes. Ils paient une redevance au roi, qui est propriétaire de toutes les terres de l'Inde ; il n'est permis à aucun particulier de posséder une terre.
Outre cette redevance, ils versent dans les magasins royaux le quart de la récolte.
La troisième classe se compose des pasteurs du grand et du menu bétail, en un mot de tous les bergers qui n'habitent ni les villes ni les villages, et qui passent leur vie sous des tentes ; comme ils se livrent aussi à la chasse, ils purgent les champs des oiseaux et des animaux malfaisants. Par ce moyen, ils rendent cultivable le sol infesté de toute sorte d'animaux et d'oiseaux qui mangent les semences des laboureurs.
XLI. La quatrième classe comprend les artisans, dont les uns fabriquent des armes, et les autres les instruments nécessaires à l'agriculture et à d'autres usages de la vie. Ils sont non seulement exempts de tribut, mais ils reçoivent des magasins du roi une mesure de blé. La cinquième classe est celle des militaires ; elle est la seconde pour le nombre. Dans les temps de paix ils s'abandonnent à l'oisiveté et au jeu. Tous les soldats, ainsi que les chevaux et les éléphants de guerre, sont nourris aux frais du trésor royal. La sixième classe comprend les éphores ; ce sont des hommes chargés d'inspecter et de surveiller tout ce qui se passe dans l'Inde, et d'en faire un rapport aux rois, ou aux magistrats, si l'Etat n'est pas monarchique. La septième classe est celle des sénateurs qui délibèrent en conseil sur les affaires publiques ; c'est la classe la moins nombreuse, mais la plus distinguée par la noblesse de son origine et par sa sagesse. Les uns sont les conseillers des rois, les autres, les administrateurs de l'Etat, et les chefs des tribunaux ; enfin, c'est parmi eux que sont choisis les gouverneurs et les magistrats suprêmes. Telle est à peu près la division de l'état politique des Indiens. Il est défendu à chacun de se marier en dehors de sa classe, de changer de profession ou d'exercer deux métiers à la fois, de telle sorte qu'un soldat ne peut labourer la terre ni un artisan enseigner la philosophie.
XLII. On trouve dans l'Inde un grand nombre d'éléphants d'une taille et d'une force remarquables. Ces animaux n'ont pas, comme quelques-uns le prétendent, un mode de propagation particulier ; car ils s'accouplent comme les chevaux et les autres animaux quadrupèdes. Les femelles portent au moins seize fois et le plus souvent dix-huit ; comme les cavales, elles ne font le plus ordinairement qu'un seul petit, et les mères le nourrissent jusqu'à six ans. La plupart des éléphants parviennent à un âge aussi avancé auquel un homme puisse atteindre ; les plus vieux arrivent jusqu'à deux cents ans.
Il y a chez les Indiens des magistrats qui ont pour fonction de recevoir les étrangers et de veiller à ce qu'on ne leur fasse aucune injustice. Ils mènent des médecins auprès des étrangers qui sont malades ; ils en ont bien d'autres soins encore ; ils les ensevelissent quand ils meurent, et rendent aux héritiers les biens que les étrangers laissent en mourant. Ces détails sur l'histoire ancienne de l'Inde doivent suffire.
XLIII. Nous parlerons maintenant des Scythes qui habitent un pays voisin de l'Inde. Les Scythes n'occupaient dans l'origine qu'un territoire assez restreint, mais prenant peu à peu de l'accroissement, grâce à leur force et à leur courage, ils entrèrent en possession d'une contrée étendue, et la nation s'éleva au rang d'un Etat puissant et glorieux. Les Scythes n'habitaient d'abord qu'en très petit nombre sur les rives du fleuve Araxe, et ne jouissaient d'aucune considération. Mais sous le règne d'un de leurs anciens rois, d'un esprit belliqueux et habile dans la guerre, ils conquirent tout le pays qui s'étend dans les montagnes jusqu'au Caucase, et dans les plaines jusqu'à l'Océan et aux Palus-Méotides, ainsi que tout le territoire qui va jusqu'au fleuve Tanaïs. D'après les traditions mythologiques des Scythes, il naquit parmi eux une vierge, fille de la terre, ayant le corps d'une femme depuis la tête jusqu'à la ceinture, et pour le reste la forme d'un serpent. Jupiter eut d'elle un fils appelé Scythes qui, s'étant rendu plus célèbre qu'aucun de ses devanciers, laissa son nom à la nation des Scythes. Parmi les descendants de ce roi se trouvaient deux frères distingués par leurs qualités ; l'un se nommait Palus et l'autre Napès. Ces deux frères, après plusieurs actions d'éclat, se partagèrent le royaume et appelèrent leurs peuples chacun de son nom en les divisant en Paliens et en Napiens. Quelque temps après, leurs successeurs, renommés pour leur courage et leur habileté stratégique, étendirent leurs conquêtes au delà du Tanaïs jusqu'à la Thrace ; et, portant leurs armes sur un autre point, ils pénétrèrent en Egypte jusqu'au Nil. Ayant subjugué toutes les grandes et puissantes nations situées entre ces deux points extrêmes, l'empire des Scythes s'étendit d'un côté jusqu'à l'Océan oriental, et de l'autre jusqu'à la mer Caspienne et aux Palus-Méotides. La nation des Scythes s'accrut considérablement sous des rois célèbres qui laissèrent leur nom aux Saces, aux Massagètes, aux Arimaspes et à plusieurs autres peuplades. Sous le règne de ces rois, plusieurs colonies furent tirées du sein des peuples conquis ; les deux plus considérables de ces colonies sont : 1° celle des Assyriens, envoyée dans les pays situés entre la Paphlagonie et le Pont ; 2° celle des Mèdes, transplantée sur les rives du Tanaïs. De cette dernière colonie descendent les Sauromates. Les Sauromates, s'étant considérablement accrus par la suite des temps, ravagèrent une grande partie de la Scythie ; ils massacrèrent les habitants, et changèrent presque toute la contrée en un désert.
XLIV. Après ces événements, la Scythie fut livrée à l'anarchie ; la royauté fut exercée par des femmes distinguées par leur courage. Car, chez ces nations, les femmes s'habituent aux fatigues de la guerre, comme les hommes, auxquels elles ne cèdent pas en valeur. Aussi beaucoup de ces femmes se sont-elles illustrées par leurs exploits, non seulement chez les Scythes, mais encore dans les contrées limitrophes. Cyrus, roi des Perses, plus puissant qu'aucun autre roi de son temps, ayant dirigé une armée formidable contre la Scythie, fut battu, fait prisonnier et mis en croix par la reine de ce pays. C'est là que s'est formée la nation des Amazones, si remarquable par son courage ; elle fit non seulement des incursions dans les pays voisins, mais encore elle soumit une grande partie de l'Europe et de l'Asie. Puisque nous en sommes aux Amazones, il ne sera pas hors de propos de faire connaître ici les choses incroyables qu'on en raconte.
XLV. Sur les rives du fleuve Thermodon habitait jadis un peuple gouverné par des femmes, exercées, comme les hommes, au métier de la guerre. L'une d'elles, revêtue de l'autorité royale, et remarquable par sa force et son courage, forma une armée composée de femmes, l'accoutuma aux fatigues de la guerre et s'en servit pour soumettre quelques peuplades du voisinage. Ce succès ayant augmenté sa renommée, elle marcha contre d'autres peuples limitrophes. La fortune, qui lui était encore favorable dans cette expédition, l'enfla d'orgueil : la reine se prétendit fille de Mars, contraignit les hommes à filer la laine et à se livrer à des travaux de femmes ; elle fit des lois d'après lesquelles les fonctions militaires appartenaient aux femmes, tandis que les hommes étaient tenus dans l'humiliation et l'esclavage. Les femmes estropiaient les enfants mâles, dès leur naissance, des jambes et des bras, de manière à les rendre impropres au service militaire ; elles brûlaient la mamelle droite aux filles, afin que la proéminence du sein ne les gênât pas dans les combats. C'est pour cette dernière raison qu'on leur donna le nom d'Amazones. Enfin, leur reine, si célèbre par sa sagesse et son esprit guerrier, fonda, à l'embouchure du fleuve Thermodon, une ville considérable, nommée Themiscyre, et y construisit un palais fameux. Elle eut soin d'établir une bonne discipline, et avec le concours de son armée elle recula jusqu'au Tanaïs les limites de son empire. Enfin, après de nombreux exploits, elle eut une mort héroïque dans un combat, en se défendant vaillamment.
XLVI. Sa fille qui lui succéda au trône, jalouse d'imiter sa mère, la surpassa même en beaucoup de choses. Elle exerçait les jeunes filles à la chasse dès leur plus tendre enfance, et les accoutumait à supporter les fatigues de la guerre. Elle institua des sacrifices somptueux en honneur de Mars et de Diane, surnommée Tauropole. Portant ses armes au delà du Tanaïs, elle soumit de nombreuses peuplades, en étendant ses conquêtes jusqu'à la Thrace. De retour dans son pays, et chargée de dépouilles, elle éleva à Mars et à Diane des temples splendides, et se concilia l'amour de ses sujets par la justice de son gouvernement. Entreprenant ensuite une expédition d'un côté opposé, elle conquit une grande partie de l'Asie, et étendit sa domination jusqu'à la Syrie. Les reines qui lui succédèrent comme héritières directes régnèrent avec éclat, et ajoutèrent encore à la puissance et à la renommée de la nation des Amazones. Après un grand nombre de générations, le bruit de leur valeur s'étant répandu par toute la terre, Hercule, fils d'Alcmène et de Jupiter, reçut, dit-on, d'Eurysthée la tâche de lui apporter la ceinture de l'Amazone Hippolyte. En conséquence, Hercule entreprit une expédition, et gagna une grande bataille dans laquelle il détruisit l'armée des Amazones, prit Hippolyte vivante, lui enleva sa ceinture et porta un coup mortel à la nation des Amazones. Car les Barbares du voisinage, méprisant les Amazones ainsi domptées, et se souvenant des injures passées, leur firent une guerre implacable et parvinrent jusqu'à effacer le nom même des Amazones. Cependant on raconte que, plusieurs années après l'expédition d'Hercule, on remarqua dans la guerre de Troie Penthésilée, fille de Mars et reine des Amazones, qui avait échappé à l'extermination ; qu'elle s'était enfuie de sa patrie pour se soustraire à la vengeance d'un meurtre, et que, combattant vaillamment dans les rangs des Troyens, après la mort d'Hector, elle tua un grand nombre de Grecs, et tomba enfin glorieusement sous le fer d'Achille. Ce fut la dernière Amazone renommée pour son courage ; ce qui restait de cette nation a fini par disparaître entièrement. C'est pourquoi, lorsqu'on parle aujourd'hui de l'histoire antique des Amazones, on croit entendre des contes forgés à plaisir.
XLVII. Puisque nous sommes arrivés à parler des contrées septentrionales de l'Asie, il ne sera pas hors de propos de dire un mot des Hyperboréens. Parmi les historiens qui ont consigné dans leurs annales les traditions de l'antiquité, Hécaté et quelques autres prétendent qu'il y a au delà de la Celtique, dans l'Océan, une île qui n'est pas moins grande que la Sicile. Cette île, située au nord, est, disent-ils, habitée par les Hyperboréens, ainsi nommés parce qu'ils vivent au delà du point d'où souffle Borée. Le sol de cette île est excellent, et si remarquable par sa fertilité qu'il produit deux récoltes par an. C'est là, selon le même récit, le lieu de naissance de Latone, ce qui explique pourquoi les insulaires vénèrent particulièrement Apollon. Ils sont tous, pour ainsi dire, les prêtres de ce dieu : chaque jour ils chantent des hymnes en son honneur. On voit aussi dans cette île une vaste enceinte consacrée à Apollon, ainsi qu'un temple magnifique de forme ronde et orné de nombreuses offrandes ; la ville de ces insulaires est également dédiée à Apollon ; ses habitants sont pour la plupart des joueurs de cithare, qui célèbrent sans cesse, dans le temple, les louanges du dieu en accompagnant le chant des hymnes avec leurs instruments. Les Hyperboréens parlent une langue qui leur est propre ; ils se montrent très bienveillants envers les Grecs, et particulièrement envers les Athéniens et les Déliens ; et ces sentiments remontent à un temps très reculé. Ou prétend même que plusieurs Grecs sont venus visiter les Hyperboréens, qu'ils y ont laissé de riches offrandes chargées d'inscriptions grecques, et que réciproquement, Abaris, l'hyperboréen, avait jadis voyagé en Grèce pour renouveler avec les Déliens l'amitié qui existait entre les deux peuples. On ajoute encore que la lune, vue de cette île, paraît être à une très petite distance de la terre, et qu'on y observe distinctement des soulèvements de terrain. Apollon passe pour descendre dans cette île tous les dix-neuf ans. C'est aussi à la fin de cette période que les astres sont, après leur révolution, revenus à leur point de départ. Cette période de dix-neuf ans est désignée par les Grecs sous le nom de Grande année. On voit ce dieu, pendant son apparition, danser toutes les nuits en s'accompagnant de la cithare, depuis l'équinoxe du printemps jusqu'au lever des Pléiades, comme pour se réjouir des honneurs qu'on lui rend. Le gouvernement de cette ville et la garde du temple sont confiés à des rois appelés Boréades, les descendants et les successeurs de Borée.
XLVIII. Nous allons parler maintenant des autres contrées de l'Asie dont nous n'avons pas encore fait mention ; commençons par l'Arabie. Ce pays est situé entre la Syrie et l'Egypte ; de nombreuses peuplades se le distribuent. Les Arabes qui habitent la partie orientale, et qui sont connus sous le nom de Nabatéens, occupent une région déserte, sans eau et très peu fertile ; ils vivent de brigandage en pillant les territoires voisins. Ils sont difficiles à dompter dans les combats : ils ont creusé dans leurs plaines des puits qui ne sont connus que d'eux, et se mettent à l'abri du danger en se réfugiant dans l'intérieur du pays privé d'eau ; ils trouvent ainsi abondamment à boire, tandis que les étrangers qui les poursuivent meurent de soif dans ces sables arides, ou sont fort heureux de revenir chez eux après bien des fatigues. C'est ce qui explique pourquoi les Arabes de cette contrée sont inexpugnables ; ils n'obéissent à aucun maître, et n'ayant jamais voulu reconnaître l'autorité de souverains étrangers, ils conservent une indépendance absolue. Les Assyriens, les rois des Mèdes, les rois des Perses et des Macédoniens, malgré leurs forces et leur adresse, furent impuissants à réduire les Arabes en esclavage. Il existe dans le pays des Nabatéens un rocher immense, forteresse naturelle ; on n'y monte que par un sentier étroit ; quelques hommes y passent à peine en se dépouillant de leurs armes. Il y a aussi un grand lac qui produit beaucoup d'asphalte dont ils tirent de grands revenus. Ce lac a cinq cents stades de longueur sur soixante de large ; son eau est fétide et amère ; aucun poisson ni animal aquatique ne peut y vivre. Bien que ce lac reçoive un grand nombre de fleuves dont l'eau est excellente, sa mauvaise odeur persiste. Tous les ans il s'élève du milieu du lac en bouillonnant une grande couche d'asphalte de deux et quelquefois de plus de trois plèthres d'étendue ; la plus grande de ces couches est appelée Taureau par les habitants des environs, et la plus petite, l'eau. Cette masse prodigieuse d'asphalte, nageant sur l'eau, apparaît au loin comme une île ; le moment de son éruption s'annonce vingt jours d'avance : il se répand alors à l'entour du lac, à plusieurs stades à la ronde, une vapeur fétide qui altère la couleur de l'argent, de l'or et du cuivre qui en approchent ; mais la couleur de ces métaux reparaît dès que l'éruption de l'asphalte a cessé. Les lieux environnants, remplis d'exhalaisons inflammables et fétides, sont malsains et nuisibles à la santé des habitants, qui n'y vivent pas longtemps. La contrée, dans toute l'étendue où elle est arrosée par des sources et des fleuves bienfaisants, est bonne et riche en palmiers ; il y a une vallée où se trouve ce qui s'appelle le baume, dont les Arabes tirent de grands profits ; car cette plante, si utile aux médecins comme remède, ne croît dans aucune autre partie du monde.
XLIX. La partie de l'Arabie, limitrophe de cette contrée déserte et privée d'eau, offre un aspect si différent qu'en raison de l'abondance des fruits et des biens qui s'y trouvent, elle a reçu le nom d'Arabie Heureuse. C'est là que naissent le calamus, le jonc, la matière de beaucoup d'autres aromates, les plantes à feuilles odoriférantes et celles desquelles distillent des larmes parfumées. A l'extrémité de cette région se trouve la myrrhe, si agréable aux dieux, et l'oliban qui s'envoie dans tous les pays du continent. Les tiges du cossus, de la casie, du cinnamomum et d'autres plantes semblables, y parviennent à une telle grosseur que ces matières, qui, ailleurs, sont mises avec parcimonie sur l'autel des dieux et sont montrées comme des raretés, sont employées, chez les Arabes, à chauffer les fours et à former les lits des domestiques. Le cinnamomum, qui sert à tant d'usages, la résine et le térébinthe odorant, croissent en abondance dans ce pays. Les montagnes sont chargées de pins, de sapins, de cèdres, de genévriers et de boratus. On y trouve une multitude d'autres végétaux odoriférants qui portent des fruits, laissent suinter des sucs et répandent des émanations très agréables à sentir pour ceux qui s'en approchent. Toute la nature est imprégnée d'émanations aussi suaves que l'encens brûlé sur l'autel des dieux. Aussi, lorsqu'on creuse le sol dans certaines localités de l'Arabie, on découvre des veines odoriférantes qui conduisent les mineurs à de vastes carrières. Les Arabes en tirent leurs pierres à bâtir, qui, étant mouillées par la rosée, laissent couler, dans l'intervalle des jointures, un ciment qui se durcit et lie étroitement entre elles toutes les parties du mur.
L. En Arabie on extrait aussi des mines l'or qu'on appelle apyre. Ce métal ne s'y trouve point, comme ailleurs, sous forme de sable qu'on réunit par la fusion, mais on le retire du sol sous forme de morceaux de la grosseur d'une châtaigne. Cet or a une couleur si brillante que les ouvriers qui s'en servent pour enchâsser les pierres précieuses fabriquent les plus beaux joyaux.
On y rencontre des bestiaux de toute espèce et en telle abondance que ces bestiaux suffisent amplement à l'entretien de nombreuses tribus nomades qui se passent de l'usage du blé. La partie de l'Arabie limitrophe de la Syrie est remplie de bêtes féroces ; les lions, les léopards y sont plus nombreux, plus grands et plus forts qu'en Libye. On y trouve aussi le tigre, appelé le tigre babylonien, et des animaux d'une double nature et qui semblent provenir d'un mélange de formes diverses. De ce nombre est l'autruche, qui tient à la fois de la nature des oiseaux et des chameaux, comme l'indique son nom de struthocamelus. Les autruches sont à peu près de la grosseur d'un chameau nouveau-né ; la tête est couverte de poils légers ; les yeux sont grands, noirs et ont l'expression de ceux du chameau ; le cou est long, le bec court et effilé ; les ailes se composent de plumes molles et poilues ; le corps, supporté par deux pieds bifides, semble appartenir tout à la fois à un animal terrestre destiné à marcher et à vivre sur la terre, et à un oiseau. En raison de sa lourdeur, l'autruche ne peut ni s'élever ni s'envoler ; mais elle court rapidement à la surface du sol ; comme avec une fronde, elle lance avec ses pieds des pierres contre ceux qui la poursuivent à cheval, et cela avec tant d'adresse qu'elle fait souvent tomber ses agresseurs sous ses coups violents. Quand elle est sur le point d'être prise, elle cache sa tête dans un buisson ou sous quelque autre abri, non pas, comme quelques-uns le prétendent, par stupidité, s'imaginant qu'elle n'est pas vue parce qu'elle ne voit personne, mais par l'instinct qui la porte à garantir la tête, comme étant la partie la moins protégée de son corps. En effet, la nature est un excellent maître : elle apprend aux animaux leur propre conservation ainsi que celle de leurs petits ; et par cet instinct inné elle assure à jamais la propagation des espèces.
LI. On trouve aussi dans l'Arabie le camélo-pardalis, qui partage en quelque sorte la nature des deux animaux dont il porte les noms. Il est plus petit de taille que le chameau et son cou est plus court ; sa tête et ses yeux rappellent ceux de la panthère ; comme le chameau, il a une bosse au dos ; la couleur de sa peau et son pelage ressemblent à ceux de la panthère, dont il se rapproche encore par la longueur de sa queue. On trouve dans cette même contrée des tragélaphes, des bubales et plusieurs autres animaux de même sorte, qui semblent chacun réunir deux types différents. Mais il serait trop long de nous y arrêter. C'est une opinion générale que les pays méridionaux, étant vivifiés par l'action fécondante du soleil, produisent les espèces d'animaux les plus nombreuses, les plus variées et les plus belles. Ainsi on voit en Egypte des crocodiles et des hippopotames ; en Ethiopie et dans le désert de la Libye, des éléphants, des serpents, des dragons, et tant d'autres animaux d'une taille et d'une force extraordinaires. C'est par la même raison que l'Inde possède cette multitude d'éléphants qui l'emportent sur les autres animaux en grandeur et en puissance.
LII. Indépendamment des animaux de formes si singulières, l'Inde produit, grâce à l'influence bienfaisante du soleil, des pierres de couleurs différentes et remarquables par leur éclat ou leur transparence. Tels sont les cristaux ; ils se composent d'eau pure congelée, non par le froid, mais par l'action d'un feu divin qui les rend inaltérables ; ils sont diversement colorés par la pénétration d'une matière volatile. L'émeraude et le béryl se forment dans les mines de cuivre, et se colorent par l'action de substances sulfureuses tinctoriales. Les chrysolithes, engendrés par la chaleur du soleil, doivent aussi, dit-on, leur couleur à une matière volatile. C'est pourquoi on fabrique les chrysolithes artificielles, en teignant les cristaux par le moyen du feu produit par l'homme. Les escarboucles empruntent à la lumière qui s'y trouve fixée le plus ou moins d'éclat qu'elles présentent. Il en est de même des couleurs que revêtent les oiseaux ; les uns paraissent absolument de couleur pourpre ; les autres sont chatoyants de diverses couleurs ; ceux-ci sont d'un jaune de flamme, ceux-là d'un jaune de safran ; ils prennent la couleur de l'émeraude et de l'or, suivant les diverses réflexions de la lumière. Enfin, il serait difficile de trouver un nom à chacune des colorations qui se produisent de cette manière. On observe la même chose dans la formation de l'arc-en-ciel par la lumière du soleil. De tous ces phénomènes les physiciens ont conclu que la chaleur innée et naturelle est le principe colorant des corps (dont nous venons de parler), mis en action par le soleil qui vivifie tous les êtres. Les couleurs variées des fleurs et des terrains ont la même origine. C'est donc en imitation de la puissance naturelle du soleil que les arts pratiqués par l'homme, disciple de la nature, arrivent à colorer la matière et à la faire varier d'aspect ; car la lumière est la cause des couleurs ; de plus, elle développe le parfum des fruits, les propriétés des sucs, la taille et les instincts des animaux. La lumière et la chaleur du soleil produisent les différentes qualités du sol ; elles rendent, par leur douce influence, la terre fertile et l'eau fécondante ; enfin, le soleil est l'architecte de la nature. Ni la pierre lygdienne de Paros, ni ancun marbre célèbre, n'est comparable aux pierres des Arabes : elles sont supérieures aux autres par leur blancheur éclatante, par leur poids et leur poli. Tout cela tient, comme nous l'avons dit, à l'action du soleil qui cimente les corps, les rend compactes par la sécheresse et leur donne de l'éclat.
LIII. Ce principe s'applique aussi aux oiseaux. Avant obtenu en partage la plus grande portion de chaleur ils sont, en raison de leur légèreté, destinés au vol ; ils ont, par l'action du soleil, le plumage diversement nuancé, surtout dans les contrées méridionales. C'est ainsi que la Babylonie produit une multitude de paons, ornés des plus beaux plumages ; et l'on voit sur les confins de la Syrie des perroquets, des porphyriens, des pintades et beaucoup d'autres animaux dont les corps brillent de mille couleurs variées. La même chose se remarque dans les autres pays qui se trouvent dans les mêmes conditions ; je veux parler de l'Inde, des bords de la mer Rouge, de l'Ethiopie et de certaines contrées de la Libye. Les pays situés vers l'orient, ayant un sol plus gras, produisent des animaux plus nobles et plus grands. Partout ailleurs, les qualités des êtres sont en rapport avec la bonté de la terre qui les nourrit. Ainsi, pour emprunter des exemples aux arbres, les palmiers de la Libye donnent des fruits secs et petits, tandis que les palmiers de la Coelé-Syrie appelés Caryotes, donnent des fruits remarquables par leur saveur, leur volume et l'abondance du suc. Mais on trouve de ces fruits bien plus grands encore en Arabie et dans la Babylonie ; on en recueille qui ont jusqu'à six doigts de longueur, et leur couleur est tantôt d'un jaune de miel, tantôt d'un rouge de pourpre, de manière à charmer tout à la fois la vue et le palais. Les tiges des palmiers s'élèvent à une hauteur considérable ; elles sont nues et sans feuilles jusqu'à la cime ; le sommet de la tige se compose d'un faisceau de feuilles, qui est comme une chevelure dont la disposition varie. Chez les uns, ces feuilles ou rameaux sont disposés circulairement ; au milieu se trouve le fruit, qui sort, sous forme de grappe, d'une enveloppe déchirée ; chez les autres, cette chevelure du sommet est penchée de côté, semblable à un brandon dont le vent fait incliner la flamme ; dans d'autres palmiers enfin, elle est divisée en deux parties, et paraissant ainsi double, elle présente un aspect pittoresque.
LIV. La partie méridionale de l'Arabie se nomme Arabie Heureuse. L'intérieur est peuplé d'Arabes nomades, qui vivent sous des tentes, élèvent de grands troupeaux de bétail et habitent des plaines immenses. L'espace compris entre ces plaines et l'Arabie Heureuse, est désert et privé d'eau, comme nous l'avons dit. La région occidentale de l'Arabie est formée de plaines sablonneuses, immenses comme l'Océan, et où, comme sur la mer, le voyageur ne peut diriger sa route que d'après la constellation de l'Ourse. La partie de l'Arabie qui avoisine la Syrie est peuplée d'agriculteurs et de Inarchands qui, par un échange opportun de leurs marchandises, entretiennent partout une égale abondance. Enfin, la partie de l'Arabie qui, située au delà de l'Arabie Heureuse, borde l'Océan, est traversée par de grands et de nombreux fleuves donnant naissance à plusieurs lacs et à des marais immenses. Arrosé par des canaux, tirés de ces fleuves, ou par les pluies d'été, le sol donne une double récolte. Ce pays nourrit des troupeaux d'éléphants et d'autres animaux terrestres monstrueux, et remarquables par leurs formes. On y trouve beaucoup de bestiaux, particulièrement des boeufs et des moutons à queue longue et épaisse. Il y a des espèces nombreuses et variées de chameaux ; les uns sont sans poil, les autres velus ; d'autres enfin ont sur le dos une double bosse, ce qui leur a valu le nom de chameaux dityles. Leur lait et leur chair fournissent aux habitants une nourriture abondante. Ceux qui sont habitués à recevoir des fardeaux portent sur leur dos jusqu'à dix médimnes de froment, y compris cinq hommes qui les montent. Les dromadaires, étant plus légers et ayant les jambes plus grêles, supportent de grandes marches à travers les contrées désertes et sans eau. Ces animaux servent même dans la guerre ; ils sont alors montés par deux archers, placés dos à dos, dont l'un combat dans l'attaque et l'autre dans la retraite.
En voilà assez sur l'Arabie. Si nous nous sommes un peu étendu sur les productions de ce pays, c'était afin de fournir au lecteur studieux un sujet intéressant.
LV. Nous allons maintenant donner quelques détails sur les merveilles d'une île découverte dans l'Océan méridional, en commençant par l'origine de cette découverte. Iambulus était, dès son enfance, curieux de s'instruire ; à la mort de son père, qui était marchand, il se livra au commerce. Passant par l'Arabie pour se rendre dans la contrée d'où viennent les aromates, il fut, avec ses compagnons de voyage, saisi par des brigands.
Il fut d'abord employé à garder les troupeaux avec un de ses compagnons. Ils tombèrent ensuite tous deux entre les mains de quelques brigands éthiopiens, qui les emmenèrent dans la partie maritime de l'Ethiopie. Ainsi enlevés, ils furent, comme étrangers, destinés à la pratique d'une cérémonie expiatoire pour purifier le pays. Cette cérémonie, dont l'usage est établi parmi ces Ethiopiens depuis un temps immémorial et sanctionné par des oracles, s'accomplit toutes les vingt générations ou tous les six cents ans, en comptant trente ans par génération. A cet effet, on emploie deux hommes pour lesquels on équipe un navire de dimensions proportionnées, capable de résister aux tempêtes et d'être aisément conduit par deux rameurs, ils l'approvisionnent de vivres pour six mois, y font entrer les deux hommes désignés, et leur ordonnent, conformément à l'oracle, de se diriger vers le midi. En même temps, ces deux hommes reçoivent l'assurance qu'ils arriveront dans une île fortunée, habitée par une race d'hommes doux, parmi lesquels ils passeront une vie heureuse. On déclare aussi aux voyageurs que s'ils arrivent sains et saufs dans cette île, l'Ethiopie jouira, pendant six cents ans, d'une paix et d'un bonheur continuels ; mais que si, effrayés de l'immensité de l'Océan, ils ramenaient leur navire en arrière, ils s'exposeraient, comme des impies et comme des hommes funestes à l'Etat, aux plus terribles châtiments. Les Ethiopiens célébrèrent donc cette fête solennelle sur les bords de la mer, et après avoir brûlé des sacrifices pompeux, ils couronnèrent de fleurs les deux hommes chargés du salut de la nation, et les embarquèrent. Après avoir navigué pendant quatre mois, et lutté contre les tempêtes, ils abordèrent dans l'île désignée, qui est de figure ronde et qui a jusqu'à cinq mille stades de circonférence.
LVI. En s'approchant de cette île, ils virent quelques naturels venir à leur rencontre pour tirer leur barque à terre. Tous les insulaires accoururent et admirèrent l'entreprise des deux étrangers, qui furent bien accueillis et pourvus de toutes les choses nécessaires. Ces insulaires diffèrent beaucoup des habitants de nos contrées par les particularités de leurs corps et par leurs moeurs. Ils ont tous à peu près la même conformation, et leur taille est au delà de quatre coudées. Leurs os peuvent se courber et se redresser, comme des cordes élastiques. Leurs corps paraissent extrêmement faibles, mais ils sont beaucoup plus vigoureux que les nôtres ; car lorsqu'ils saisissent quelque chose dans leurs mains, personne ne peut le leur arracher. Ils n'ont de poils que sur la tête, aux sourcils, aux paupières et à la barbe ; tout le reste du corps est si lisse qu'on n'y aperçoit pas le moindre duvet. Leur physionomie est belle, et toutes les parties du corps sont bien proportionnées. Leurs narines sont beaucoup plus ouvertes que les nôtres, et on y voit pendre une excroissance semblable à une languette. Leur langue a aussi quelque chose de particulier, en partie naturel, en partie artificiel : elle est fendue dans sa longueur de manière à paraître double jusqu'à la racine. Cette disposition leur donne la faculté de produire une grande variété de sons, d'imiter non seulement tous les dialectes, mais encore les chants de divers oiseaux, en un mot, tous les sons imaginables. Ce qu'il y a de plus merveilleux, c'est que le même homme peut causer avec deux personnes à la fois, leur répondre et soutenir la conversation, en se servant d'une moitié de la langue pour parler au premier, et de l'autre moitié pour parler au second.
Le climat y est très tempéré, parce que l'île est située sous la ligne équinoxiale ; les habitants ne souffrent ni de trop de chaleur ni de trop de froid. Il y règne un automne perpétuel, et comme dit le poète : «La poire mûrit près de la poire, la pomme près de la pomme, la grappe succède à la grappe, la figue à la figue». Les jours sont constamment égaux aux nuits, et à midi les objets ne jettent point d'ombre, parce que le soleil se trouve alors perpendiculairement sur leur tête.
LVII. Les habitants sont distribués en familles ou en tribus, dont chacune ne se compose que de quatre cents personnes au plus. Ils vivent dans des prairies, où ils trouvent tout ce qui est nécessaire à l'entretien de la vie, car la bonté du sol et la température du climat produisent plus de fruits qu'il ne leur en faut. Il croît surtout dans cette île une multitude de roseaux portant un fruit semblable à l'orobe blanche. Les habitants le recueillent et le laissent macérer dans l'eau chaude jusqu'à ce qu'il acquière la grosseur d'un oeuf de pigeon ; après l'avoir moulu et pétri avec leurs mains, ils en cuisent des pains d'une saveur très douce. On y trouve aussi beaucoup de sources dont les unes, chaudes, sont employées pour les bains de délassement ; les autres, froides, agréables à boire, sont propres à entretenir la santé. Les insulaires s'appliquent à toutes les sciences, et particulièrement à l'astrologie ; leur alphabet se compose de sept caractères, mais dont la valeur équivaut à vingt-huit lettres, chaque caractère primitif étant modifié de quatre manières différentes. Les habitants vivent très longtemps ; ils parviennent ordinairement jusqu'à l'âge de cent cinquante ans, et sans avoir éprouvé de maladies. Une loi sévère condamne à mourir tous ceux qui sont contrefaits ou estropiés. Leur écriture consiste à tracer les signes, non pas comme nous transversalement, mais perpendiculairement de haut en bas. Lorsque les habitants sont arrivés à l'âge indiqué, ils se donnent volontairement la mort par un procédé particulier. Il croît dans ce pays une plante fort singulière : lorsqu'on s'y couche, on tombe dans un sommeil profond, et l'on meurt.
LVIII. Le mariage n'est point en usage parmi eux ; les femmes et les enfants sont entretenus et élevés à frais communs et avec une égale affection. Les enfants encore à la mamelle sont souvent changés de nourrices, afin que les mères ne reconnaissent pas ceux qui leur appartiennent. Comme il ne peut y avoir ni jalousie ni ambition, les habitants vivent entre eux dans la plus parfaite harmonie. Leur île renferme une espèce d'animaux de petite taille, dont le corps et le sang présentent des propriétés fort singulières. Ces animaux sont de forme arrondie, parfaitement semblable aux tortues ; leur dos est marqué de deux raies jaunes, disposées en forme de X : aux extrémités de chaque raie se trouve un oeil et une bouche, de manière que l'individu a quatre yeux pour voir, et autant de bouches pour introduire les aliments dans un seul gosier qui les porte tous dans un estomac unique. Les intestins, ainsi que les autres viscères, sont également simples. Les pieds, disposés circulairement, donnent à cet animal la faculté de marcher là où l'instinct le conduit ; son sang a une propriété fort extraordinaire : il agglutine sur-le-champ un membre coupé en deux, tel que la main ou toute autre partie du corps, pourvu que la coupure soit récente, et qu'elle n'intéresse pas des organes essentiels à la vie. Chaque tribu d'insulaires nourrit une espèce particulière de très grands oiseaux qui servent à découvrir les dispositions naturelles de leurs enfants. A cet effet ils mettent les enfants sur le dos de ces oiseaux, qui les enlèvent aussitôt dans les airs ; les enfants qui supportent cette manière de voyager sont conservés, et on les élève, tandis que ceux auxquels ce voyage aérien donne le mal de mer et qui se laissent choir de frayeur, sont abandonnés comme n'étant pas destinés à vitre longtemps, et comme dépourvus des bonnes qualités de l'âme. Le plus âgé est le chef de chaque tribu ; il a l'autorité d'un roi auquel tous les autres obéissent ; lorsqu'il atteint cent cinquante ans, il renonce, suivant la loi, volontairement à la vie, et le plus ancien le remplace immédiatement dans sa dignité.
La mer qui environne cette île est orageuse, et a des flux et des reflux considérables ; mais ses eaux sont douces. Les constellations des deux Ourses, ainsi que beaucoup d'autres astres que l'on ne voit que chez nous, y sont invisibles. On compte sept îles de ce genre, toutes de même grandeur et séparées par des intervalles égaux, et qui sont toutes régies par les mêmes moeurs et les mêmes lois.
LIX. Quoique le sol fournisse à tous les habitants des vivres en abondance et sans exiger aucun travail, ils n'en usent point d'une manière désordonnée ; ils ne prennent que ce qui est nécessaire, et vivent dans une grande frugalité. Ils mangent de la viande et d'autres aliments, rôtis ou cuits dans l'eau ; mais ils ne connaissent point les sauces recherchées ni les épices de nos cuisiniers. Ils vénèrent comme des divinités la voûte de l'univers, le soleil, et en général tous les corps célestes. La pêche leur procure toutes sortes de poissons, et la chasse un grand nombre d'oiseaux. Parmi les arbres fruitiers sauvages, on remarque l'olivier et la vigne, qui fournissent de l'huile et du vin en abondance. On y trouve aussi des serpents énormes qui ne font aucun mal à l'homme ; leur chair est bonne à manger et d'un excellent goût. Les vêtements de ces insulaires sont fabriqués avec certains joncs qui renferment au milieu un duvet brillant et doux ; on recueille ce duvet, et en le mêlant avec des coquillages marins pilés, on en retire des toiles de pourpre admirables. Les animaux qu'on trouve dans ces îles ont tous des formes extraordinaires et incroyables. La manière de vivre des habitants est soumise à des règles fixes, et on ne se sert pas tous les jours des mêmes aliments. Il y a des jours déterminés d'avance pour manger du poisson, de la volaille ou de la chair d'animaux terrestres ; enfin, il y a des jours auxquels on ne mange que des olives ou d'autres aliments très simples. Les emplois sont partagés ; les uns vont à la chasse, les autres se livrent à quelques métiers mécaniques ; d'autres s'occupent d'autres travaux utiles ; enfin, à l'exception des vieillards, ils exercent tous, alternativement et pendant un certain temps, les fonctions publiques. Dans les fêtes et les grandes solennités, ils récitent et chantent des hymnes et des louanges en l'honneur des dieux, et particulièrement en honneur du soleil auquel ils ont consacré leurs îles et leurs personnes. Ils enterrent les morts dans le sable au moment de la marée basse, afin que la mer, pendant le reflux, leur élève en quelque sorte leur tombeau. Ils prétendent que les roseaux, dont ils tirent en partie leur nourriture et qui sont de l'épaisseur d'une couronne, se remplissent à l'époque de la pleine lune, et diminuent pendant son déclin. L'eau douce et salutaire des sources chaudes, qui existent dans ces îles, conserve constamment le même degré de chaleur ; elle ne se refroidit même pas lorsqu'on la mélange avec de l'eau ou du vin froids.
LX. Après un séjour de sept ans dans ces îles, Iambulus et son compagnon de voyage en furent expulsés comme des hommes méchants et de mauvaises habitudes. Ils furent donc forcés d'équiper de nouveau leur barque, et de l'approvisionner pour le retour. Au bout de plus de quatre mois de navigation, ils échouèrent, du côté de l'Inde, sur des sables et des bas-fonds. L'un périt dans ce naufrage ; l'autre, Iambulus, se traîna jusqu'à un village ; les habitants le conduisirent devant le roi, résidant dans la ville de Palibothra, éloignée de la mer de plusieurs journées. Ce roi, aimant les Grecs et l'instruction, lui fit un très bon accueil, et finit par lui donner une escorte chargée de le conduire jusqu'en Perse. De là Iambulus gagna la Grèce sans accident. Tel est le récit que Iambulus a consigné lui-même dans son histoire, où il donne sur l'Inde des renseignements ailleurs inconnus. Ayant ainsi rempli la promesse que nous avions donnée au commencement, nous terminons ici le second livre.