Mythes relatifs à la Sicile ; configuration et étendue de cette île. - Cérès, Proserpine et la découverte du froment.- Lipare et les autres îles Eoliennes. - Mélite, Gaulos et Cercine. - Ethalie, Cyrnus (la Corse) et la Sardaigne. - Pityuse, et les îles gymnésiennes, qu'on appelle aussi Baléares. - Iles situées à l'ouest dans l'Océan. - Ile Britannique ; île Basilée où se trouve le succin. - Gaule, Celtibérie, Ibérie, Ligurie, Tyrrhénie ; habitants de ces pays et leurs moeurs. - Iles situées au midi dans l'Océan ; île sacrée (Hiéra) ; ile Panchaïa ; des choses qu'on en raconte. - Samothrace et ses mystères. - Naxos, Syme et Calydne.- Rhodes ; traditions mythologiques concernant cette île. - Chersonèse située en face de Rhodes. - Crète ; son histoire mythologique jusqu'à des temps plus récents. - Lesbos ; des colonies conduites par Macarée à Chio, Samos, Cos et Rhodes. - Tenedos et ses anciens habitants. - Iles Cyclades.


I. Tous ceux qui écrivent l'histoire doivent considérer comme un point très utile la disposition des parties ou l'économie des détails. Ce principe d'ordre est aussi avantageux pour l'historien que pour l'économe qui cherche la prospérité de la maison. Quelques écrivains recueillant des éloges mérités pour l'exposition et la variété des faits qu'ils racontent, sont justement critiqués pour cette économie qui leur manque. Le lecteur qui apprécie leur exactitude, censure avec raison le défaut de méthode. Ainsi, Timée met le plus grand soin dans la rédaction de la partie chronologique, et fait preuve d'une grande érudition ; mais ses critiques déplacées et trop longues lui ont fait donner par quelques-uns le surnom d'Epitimée. Ephore, au contraire, qui a écrit une histoire universelle, se distingue non seulement par la beauté du style, mais encore par la sage économie des détails : chaque livre est consacré à un ordre de faits distinct. Comme nous préférons ce genre de méthode à tout autre, nous tâcherons de le suivre autant que possible.

II. Nous avons intitulé ce livre le Traité des îles : nous commencerons par la Sicile, qui est la plus puissante et la première par l'ancienneté de son histoire et de ses mythes.

La Sicile s'appelait anciennement Trinacrie, à cause de sa forme. Elle fut ensuite nommée Sicanie par les Sicaniens qui l'habitèrent ; enfin les Siciliens, arrivés de l'Italie dans cette île, lui donnèrent le nom de Sicile. Elle a environ quatre mille trois cent soixante stades de circonférence ; car de ses trois côtés, celui qui s'étend du cap Pelore au cap Lilybée, a mille sept cents stades ; celui qui s'étend du Lilybée à Pachinum, sur le territoire de Syracuse, en a mille cinq cents ; enfin le troisième côté en a onze cent soixante. Les Siciliens ont appris, par tradition, de leurs ancêtres, que leur île est consacrée à Cérès et à Proserpine. Quelques poètes prétendent qu'au mariage de Pluton et de Proserpine, Jupiter donna à la jeune épouse la Sicile pour présent de noces. Les historiens les plus célèbres soutiennent que les Sicaniens qui habitaient jadis cette île étaient autochthones ; que c'est en Sicile que Cérès et Proserpine firent leur première apparition, et que le sol, en raison de sa fertilité, y produisit le premier blé. Le plus célèbre des poètes appuie cette tradition par son témoignage, lorsqu'il dit : «La terre y est féconde, sans être ensemencée ni labourée ; elle produit le froment, l'orge, la vigne, dont les grappes abondantes donnent le vin ; et la pluie de Jupiter fait croître ces fruits». En effet on voit encore aujourd'hui du froment sauvages dans la plaine de Léontium et dans beaucoup d'autres lieux de la Sicile. Il était naturel d'attribuer à un sol si fertile l'origine du blé ; et l'on voit d'ailleurs que les déesses qui nous en ont découvert l'usage y sont particulièrement vénérées.

III. C'est dans la Sicile qu'on a placé l'enlèvement de Proserpine ; on en allègue comme la preuve la plus évidente que les déesses avaient établi leur résidence dans ce séjour de prédilection. Ce fut, selon le récit mythologique, dans les prairies d'Enna que Pluton ravit Proserpine. Cet endroit, voisin de la ville de ce nom, est émaillé de violettes et de fleurs de toutes espèces ; c'est un séjour digne d'une déesse. On dit que ces fleurs répandent un tel parfum, qu'il fait perdre aux chiens de chasse la piste des animaux. Cette prairie offre une surface unie, de forme arrondie, bien arrosée et bordée de précipices. Elle passe pour occuper le centre de l'île ; et c'est pourquoi quelques-uns la nomment l'Ombilic de la Sicile. Non loin de là, on voit des bocages, des prés entourés de marais, enfin une grotte spacieuse présentant une ouverture souterraine inclinée vers le nord. Ce fut par cette ouverture que, selon la tradition mythologique, Pluton, monté sur son char, vint pour enlever Proserpine. Les violettes et les autres plantes odorantes y fleurissent toute l'année, et charment tout à la fois la vue et l'odorat.

C'était là le séjour délicieux de Proserpine et de ses compagnes, Minerve et Diane ; se vouant à la virginité, elles y cueillirent des fleurs et firent un vêtement à Jupiter, leur père. Vivant ensemble, elles chérissaient toutes cette île comme leur séjour de prédilection, et elles choisirent par le sort chacune un district. Minerve eut en partage le district d'Himère, où les nymphes, pour plaire à cette déesse, firent, à l'arrivée d'Hercule, jaillir des sources d'eaux chaudes. Les indigènes lui ont consacré en cet endroit une ville, et ce territoire s'appelle encore aujourd'hui Atheneum. Diane reçut des dieux l'île de Syracuse, que les oracles et les hommes ont appelée Ortygie, du nom de cette déesse ; les nymphes ouvrirent également dans cette île, pour plaire à Diane, une source très abondante, appelée Aréthuse. Depuis un temps immémorial cette source nourrit des poissons énormes et nombreux, auxquels aujourd'hui encore personne n'oserait toucher, parce qu'ils sont sacrés et inviolables. Ceux qui, pendant les troubles de la guerre, en ont osé manger, ont été frappés, par la divinité, de grands malheurs. Mais nous en parlerons avec détail en temps convenable

IV. Proserpine reçut en partage les prairies d'Enna. On lui a consacré sur le territoire de Syracuse une grande source que l'on appelle Cyané ; d'après la tradition, Pluton, ayant enlevé Proserpine, la conduisit sur son char dans le voisinage de Syracuse. Là il entr'ouvrit la terre, et prit avec elle le chemin des enfers ; de cette ouverture jaillit la source appelée Cyané. Près de cette source, les Syracusains célèbrent une fête annuelle ; les particuliers apportent de légères offrandes, et l'Etat fait submerger des taureaux dans le lac. Hercule leur avait enseigné ce mode de sacrifice, lorsqu'il parcourut la Sicile avec les vaches de Géryon. Après l'enlèvement de Proserpine, Cérès, ne sachant où trouver sa fille, alluma des torches au cratère de l'Etna et parcourut beaucoup de contrées de la terre. L'île répandit ses bienfaits sur les hommes et particulièrement sur ceux qui la reçurent hospitalièrement et leur communiqua l'usage du blé. Les Athéniens, qui l'avaient accueillie très généreusement, furent, après les Siciliens, les premiers auxquels elle découvrit l'usage du blé. Reconnaissant de ce bienfait, le peuple institua en honneur de cette déesse les sacrifices les plus splendides, et les mystères d'Eleusis si renommés par leur antiquité et leur sainteté. Les Athéniens, dont les moeurs s'adoucirent par l'usage du blé, en distribuèrent les semences à leurs voisins, et remplirent ainsi de ce fruit toute la terre.

Les habitants de la Sicile, qui, en récompense du séjour de Cérès et de Proserpine dans leur île, avaient les premiers appris l'usage du blé, instituèrent des fêtes solennelles. Ils offrent des sacrifices agréables à ces déesses, et dans des saisons qui indiquent le genre d'offrandes. Ils célèbrent l'enlèvement de Proserpine vers le temps où le blé atteint sa maturité. Cette fête est célébrée avec sainteté et avec zèle, comme il convient aux hommes qui se montrent reconnaissants pour un si grand bienfait. La fête de Cérès tombe à l'époque des semailles. Cette fête solennelle dure dix jours ; l'appareil en est splendide et magnifique ; et les habitants imitent, dans leur maintien, la vie antique. Il est d'usage, pendant toute la durée de cette fête, de faire des discours indécents dans les réunions : parce que ce fut avec des propos trop libres que l'on fit rire Cérès, quoiqu'elle fût alors affligée de la perte de sa fille.

V. Beaucoup d'historiens anciens et de poètes rapportent, comme nous, l'histoire de l'enlèvement de Proserpine. Voici ce qu'en dit Carcinus, poète tragique qui visita souvent Syracuse, et qui a été témoin de la dévotion avec laquelle les habitants célèbrent les sacrifices et les panégyriques de Cérès et de Proserpine. Il s'exprime ainsi dans ses poèmes : «On dit que Pluton ravit jadis, par de secrètes trames, la vierge sacrée, et qu'il descendit avec elle dans les antres obscurs de la terre. Cérès, affligée de la disparition de sa fille, la chercha par toute la terre. La Sicile entière, couverte de torrents de feu, vomis par l'Etna, poussait des gémissements. Et la race de Jupiter, pieurant Proserpine, tombait privée d'aliments. C'est en mémoire de cet événement que l'on célèbre encore aujourd'hui les fêtes de ces déesses». Mais il ne serait pas juste de passer sous silence les immenses bienfaits de Cérès ; car, outre la découverte du blé, les Siciliens lui doivent la culture du sol et les lois qui les ont habitués à la pratique de la justice. C'est pourquoi elle a reçu le nom de Thesmophore. Il serait impossible d'offrir aux boulines de plus grands bienfaits que de leur fournir de quoi vivre et de leur enseigner à bien vivre. Voilà ce que nous avions à dire des traditions mythologiques des Siciliens.

VI. Il faut maintenant dire un mot des Sicaniens, qui ont les premiers habité la Sicile, d'autant plus que plusieurs historiens diffèrent d'opinion à ce sujet.

Philistus prétend que les Sicaniens étaient une colonie d'Ibériens habitant jadis les bords d'un fleuve de l'Ibérie, Sicanus, dont ils auraient pris le nom. Mais Timée, critiquant l'ignorance de cet historien, démontre rigoureusement que les Sicaniens étaient autochthones. Il en allègue de nombreuses preuves, que nous ne croyons pas nécessaire de rapporter ici. Les anciens Sicaniens, divisés en tribus, occupaient des bourgs et des villes construits sur des lieux élevés, pour se garantir contre les brigands. Ils n'obéissaient point à un même roi ; car chaque ville avait son chef. Ils occupaient d'abord l'île entière et vivaient de l'agriculture. Mais, plus tard, l'Etna, ayant ravagé par sa lave brûlante une assez vaste étendue de terrain, la culture fut en grande partie détruite. Et, comme le volcan continuait, pendant plusieurs années de suite, à couvrir le pays de ses flammes, les Sicaniens épouvantés abandonnèrent les parties orientales de l'île pour se retirer vers l'occident. Plusieurs générations après, une colonie de Siciliens, quittant l'Italie, traversa la mer et vint occuper la contrée qui avait été abandonnée par les Sicaniens. Poussés par l'ambition de nouvelles conquêtes, ils envahirent le territoire voisin, ce qui fut la source de guerres fréquentes avec les Sicaniens, jusqu'à l'époque où un traité de paix régla les limites du territoire. Nous nous arrêterons davantage sur ce sujet, dans un temps plus convenable. Les Grecs ont les derniers envoyé des colonies considérables en Sicile, et ils y ont fondé plusieurs villes maritimes. Le grand nombre de Grecs qui abordaient dans cette île, et le commerce qu'ils entretenaient avec les habitants du pays, engagèrent bientôt ces derniers à renoncer à leur langue barbare, à adopter les moeurs des Grecs, et à changer jusqu'à leur nom en celui de Siciliens.

VII. Après cet exposé, passons à la description des îles Eoliennes. Ces îles sont au nombre de sept : Strongyle, Evonyme, Didyme, Phoenicodès, Ericodès, Hiéra, consacrée à Vulcain, et Lipare, dans laquelle a été fondée la ville de même nom. Elles sont situées entre la Sicile et l'Italie, presqu'en ligne droite du levant au couchant. Elles sont à environ cent cinquante stades de la Sicile. Elles sont presque toutes de même étendue ; la plus grande a environ cent cinquante stades de tour. Toutes ces îles ont éprouvé des éruptions volcaniques ; et l'on y voit encore aujourd'hui des bouches de cratères. Dans Strongyle et Hiéra, il existe encore actuellement des gouffres d'où sort un vent violent et un bruit effroyable. Il en sort aussi du sable et des produits ignés, comme on en voit autour de l'Etna. Aussi quelques-uns disent-ils que ces îles communiquent avec l'Etna par des voies souterraines, et que la plupart du temps les cratères de ces îles et l'Etna vomissaient alternativement. Les îles Eoliennes étaient, dit-on, autrefois désertes ; dans la suite, Liparus, fils du roi Auson, ayant été exilé par ses frères, s'enfuit de l'Italie avec des vaisseaux longs et avec quelques soldats, et vint s'établir dans l'île à laquelle il donna le nom de Lipare. Il fonda une ville du même nom, et défricha les autre îles. Liparus était déjà vieux, lorsqu'Eole, fils d'Hippotus, aborda avec quelques amis dans l'île de Lipare, et épousa Cyané, fille de Liparus. Réunissant ses compagnons et les habitants du pays sous les mêmes lois, il devint roi de l'île. Liparus désirant revoir l'Italie, Eole l'aida à s'établir dans le pays de Surrentum, où ce roi mourut, après un règne glorieux. Liparus reçut des funérailles magnifiques, et les habitants lui rendirent les honneurs héroïques. L'Eole dont nous parlons est, dit-on, le même qui reçut chez lui Olysse errant. Il était pieux, juste, et hospitalier ; il introduisit dans la navigation l'usage des voiles ; il prédisait avec certitude les vents par l'indice des flammes qu'il observait. C'est pourquoi la mythologie lui attribua l'empire des vents. Son extrême piété lui fit donner le surnom d'ami des dieux.

VIII. Eole eut six fils, Astyochus, Xuthus, Androclès, Phérémon, Jocastus et Agathyrnus ; tous furent célèbres en raison de la gloire de leur père et par leurs propres vertus. Jocastus régna sur le littoral de l'Italie jusqu'au territoire de Rhégium. Phérémon et Androclès étaient maîtres de la Sicile, depuis le détroit jusqu'à Lilybée. Les Siciliens habitaient la contrée orientale, et les Sicaniens la contrée occidentale. Ces peuples étaient en guerre entre eux. Mais ils se soumirent volontairement aux enfants d'Eole, connus par la piété de leur père et par leur propre douceur. Xuthus fut roi du pays des Léontins, qui s'appelle encore aujourd'hui Xuthie. Agathyrnus donna le nom d'Agathyrnitis au pays dont il fut roi, et fonda la ville d'Agathyrnum. Enfin, Astyochus eut la souveraineté de l'île de Lipare. Tous imitèrent la piété et la justice de leur père, et s'acquirent une grande gloire. Leurs descendants jouirent pendant de longues générations des royaumes de leurs ancêtres, jusqu'à ce que la race d'Eole s'éteignît en Sicile.

IX. Les Siciliens appelèrent alors au pouvoir les citoyens les plus distingués. Quant aux Sicaniens, ne s'accordant pas entre eux au sujet de la souveraineté, ils se firent longtemps la guerre les uns aux autres. Les îles Eoliennes étant, beaucoup d'années après, devenues de nouveau désertes, quelques Cnidiens et Rhodiens, impatients du joug des rois de l'Asie, résolurent de s'expatrier. Ils choisirent pour leur chef Pentathlus le Cnidien, qui rapportait son origine à Hippotès, fils d'Hercule. Ceci arriva dans la cinquantième olympiade, Epitélidas, le Lacédémonien, étant vainqueur à la course du stade. Pentathlus et ses compagnons firent voile pour la Sicile, et abordèrent près de Lilybée. Les Egestiens et les Sélinontins étaient alors en guerre ; Pentathlus fut engagé par les Sélinontins à prendre leur parti. Il se livra une bataille dans laquelle périt beaucoup de monde, et Pentathlus lui-même perdit la vie. Ceux qui restaient, après la défaite des Sélinontins, songèrent à retourner chez eux. Ils se remirent en mer sous la conduite de Gorgus, de Thestor et d'Epitherside, familiers de Pentathlus. En naviguant sur la mer Tyrrhénienne, ils relâchèrent à l'île de Lipare, dont les habitants les reçurent hospitalièrement. Comme il ne restait plus qu'environ cinq cents hommes de ceux qu'Eole avait emmenés dans cette île, les Lipariens engagèrent ces étrangers à demeurer avec eux à Lipare. Par la suite, ils équipèrent une flotte pour combattre les pirates Thyrrhéniens qui infestaient la mer. Ils se partagèrent eux-mêmes leur besogne : les uns cultivaient les îles, les autres tenaient tête aux pirates. Leurs biens et leur vie étaient pendant quelque temps en commun. Mais plus tard, ils se partagèrent au sort l'île de Lipare, où était leur ville, en cultivant toutefois en commun les autres îles ; enfin ils se distribuèrent toutes les îles pour vingt ans, après lesquels le sort devait décider de nouveau. Du reste, ils défirent les Thyrrhéniens dans un grand nombre de combats sur mer, et déposèrent souvent la dixième partie de leurs dépouilles dans le temple de Delphes.

X. Il nous reste à présent à expliquer pourquoi la ville des Lipariens est devenue si florissante et si célèbre dans la suite des temps. D'abord la nature l'a ornée de beaux ports et de sources d'eaux chaudes très renommées. Ces eaux sont non seulement très salutaires pour les malades, mais encore elles procurent des jouissances à ceux qui s'y baignent. Aussi un grand nombre de Siciliens affectés de maladies d'une nature particulière passent dans l'île de Lipare, et font usage de ces eaux qui leur rendent miraculeusement la santé. Les Lipariens et les Romains tirent de grands revenus des célèbres mines d'alun qui sont dans cette île. Car, comme l'alun ne se trouve en aucun autre endroit de la terre, et qu'il est d'un fréquent usage, les Lipariens qui en exercent le monopole, élèvent le prix arbitrairement, et gagnent nécessairement d'immenses richesses. L'île de Mélos seule possède aussi une petite mine d'alun mais cette mine n'est pas assez abondante pour suffire à beaucoup de villes. L'île des Lipariens est de peu d'étendue ; mais elle produit tout ce qui est nécessaire à la nourriture des habitants. Ceux-ci pêchent une multitude de poissons de toute espèce, et le sol produit des arbres dont les fruits sont délicieux. Voilà ce que nous avons à dire de Lipare et des autres îles appelées les îles d'Eole.

XI. Au delà de Lipare, vers le couchant, on rencontre dans la haute mer une petite île déserte à qui l'événement que nous allons raconter, a fait donner le nom d'Ostéode. Dans le temps de leurs longues et sanglantes guerres contre les Syracusains, les Carthaginois entretenaient des armées de terre et de mer considérables et composées de gens de toutes nations, hommes turbulents et habitués à se révolter, surtout lorsqu'ils n'étaient pas payés à temps. Six mille de ces soldats indisciplinés, n'ayant pas reçu leur solde, s'attroupèrent et la réclamèrent hautement de leurs généraux ; mais ceux-ci étant sans argent et remettant la paie de jour en jour, les mercenaires menacèrent de tourner leurs armes contre les Carthaginois, et portèrent la main sur leurs chefs. Le sénat s'assembla ; mais la rébellion continuant à s'échauffer, il envoya aux généraux l'ordre secret de faire périr les mutins. Les généraux s'embarquèrent aussitôt avec leurs troupes, sous prétexte d'une expédition. Quand ils furent arrivés devant l'île dont nous parlons, ils y débarquèrent les coupables, et se remirent en mer, en les abandonnant. Ces malheureux, accablés de misère et impuissants à se venger des Carthaginois, y périrent de faim. Comme l'île où ces captifs moururent est petite, elle fut couverts d'ossements ; et c'est de là qu'elle reçut son nom. Tel fut le sort terrible de ces soldats indignement trompés, qui périrent par le manque d'aliments.

XII. Après avoir parlé des îles Eoliennes, nous allons décrire les îles situées des deux côtés de la Sicile. Au midi de la Sicile, on découvre dans la haute mer trois îles. Chacune d'elles a une ville et des ports servant de refuge aux navires assaillis des tempêtes. La première est Mélite, à huit cents stades environ de Syracuse, et qui a plusieurs excellents ports. Ses habitants sont riches. On y trouve des ouvriers de tous les métiers ; mais principalement ceux qui fabriquent des toiles d'une souplesse et d'une finesse remarquables. Les maisons de cette île sont belles, garnies d'auvents et enduites de chaux. Cette île est une colonie de Phéniciens, dont le commerce s'étendait jusque dans l'Océan occidental ; cette île, par sa situation et la bonté de ses ports, était pour eux une station sûre. Par leurs relations commerciales, les habitants de cette île sont devenus bientôt riches et célèbres. La seconde île s'appelle Gaulos ; elle est voisine de la première, et pourvue de bons ports. C'est aussi une colonie des Phéniciens. Plus loin, et du côté de la Libye, est l'île de Cercina, qui renferme une ville régulièrement bâtie ; ses ports sont excellents et peuvent recevoir, non seulement des bâtiments marchands, mais encore des navires de guerre.

Après avoir parlé des îles situées au midi de la Sicile, nous allons retourner à celles que l'on trouve dans la mer Tyrrhénienne en partant de Lipare.

XIII. En face de la ville de Poplonium dans la mer Tyrrhénienne, est située l'île d'Ethalie, ainsi nommée de la quantité de suie qui s'y produit. Elle est à cent stades environ de l'île de Lipare. On y rencontre beaucoup de minerais de fer, que l'on exploite pour en retirer le métal. Les ouvriers attachés à ces travaux brisent la mine, et brûlent les morceaux ainsi divisés dans des fourneaux particuliers, construits avec art. Ils les y font fondre par un feu violent, ils partagent la fonte en plusieurs pièces de même dimension, de la forme de grosses éponges. Cette fonte est achetée à prix d'argent ou en échange de marchandises, par des négociants qui la transportent à Dicéarchies, et en d'autres entrepôts. Ceux qui ont acheté cette marchandise réunissent un grand nombre de forgerons, qui donnent au fer toutes sortes de formes. Car les uns en font des figures d'oiseaux, les autres en fabriquent des bêches, des faux, et beaucoup d'autres outils que les marchands exportent dans tous les pays, car ces instruments sont d'une utilité universelle.

A trois cents stades environ de l'île Ethane, est une autre île que les Grecs appellent Kyrnos, et les Romains et les indigènes Corsica. L'abord de cette île est très facile ; on y trouve un très beau port, connu sous le nom de port Syracusain. Il y a deux villes considérables, Calaris et Nicée. Calaris fut fondée par les Phocéens, qui, quelque temps après, furent chassés de l'île par les Tyrrhéniens ; Nicée fut bâtie par les Tyrrhéniens dans le temps où, maîtres de la mer, ils s'approprièrent les îles situées dans la mer Tyrrhénienne. Pendant leur domination sur les villes de Kyrnos, ils recevaient des habitants, sous forme de tribut, de la résine, de la cire et du miel, qui sont des produits très abondants dans cette île. Les esclaves Kyrniens ne sont pas aptes, à cause de leur caractère naturel, aux mêmes travaux que les autres esclaves. L'île est très grande, montagneuse, pleine de bois touffus, et arrosée par de petits fleuves.

XIV. Les habitants de cette île se nourrissent de miel, de lait et de chair, que le pays leur fournit abondamment. Ils vivent ensemble selon les règles de la justice et de l'humanité, contrairement aux moeurs de presque tous les autres Barbares. Celui qui trouve le premier des ruches de miel sur les montagnes et dans le creux des arbres, ne se voit disputer sa propriété par personne. Les propriétaires ne perdent jamais leurs troupeaux marqués par des signes distinctifs, lors même que personne ne les garde. Du reste, dans toutes les rencontres de la vie, ils cultivent la pratique de la justice. A la naissance de leurs enfants ils observent une coutume fort étrange : ils n'ont aucun soin de leurs femmes en couches ; dès qu'une femme a accouché, le mari se couche sur le lit, comme s'il était malade, et s'y tient pendant un nombre fixe de jours comme une accouchée. Il croît dans cette île une grande quantité de buis d'une espèce particulière, qui rend amer le miel que l'on y recueille. Les Barbares qui habitent cette île sont au nombre de plus de trente mille. Ils parlent une langue particulière et difficile à comprendre.

XV. Tout près de l'île de Corse est l'île de Sardaigne, presque aussi grande que la Sicile. Elle est habitée par des Barbares appelés Ioléens. On croit qu'ils descendent de la colonie qu'Iolaüs et les Thespiades conduisirent dans cette île, et qui surpassait en nombre les indigènes. Car à l'époque où Hercule exécutait ses fameux travaux, il envoya en Sardaigne, selon l'ordre d'un oracle, les nombreux enfants qu'il avait eus des filles de Thespius, et avec eux une armée considérable de Grecs et de Barbares. Iolaüs, neveu d'Hercule, chef de l'expédition, vint occuper le pays, y bâtit des villes considérables, et, après avoir partagé le sol entre ses compagnons, il leur donna le nom d'Ioléens. Il construisit aussi des gymnases, des temples, et exécuta d'autres travaux utiles, dont les vestiges subsistent encore aujourd'hui. Les plus belles campagnes s'appellent champs Ioléens, et le peuple conserve encore maintenant le nom d'Ioléens. L'oracle qui avait ordonné le départ de cette colonie assura que ceux qui y prendraient part conserveraient à jamais leur liberté. En effet, cet oracle a reçu son accomplissement jusqu'à nos jours. Quoique les Carthaginois, devenus très puissants, se soient rendus maîtres de la Sardaigne, ils n'ont cependant jamais pu subjuguer les anciens habitants de l'île. Les Ioléens s'enfuirent dans les montagnes, et y construisirent des habitations souterraines ; ils entretenaient de nombreux troupeaux, qui leur fournissaient du lait, du fromage et de la viande en abondance. En quittant le séjour des vallées, ils se délivrèrent des travaux pénibles des champs. Leur vie dans les montagnes et des cavernes inaccessibles les ont préservés du joug que voulaient leur imposer les Carthaginois, et même les Romains, qui leur ont fait aussi souvent la guerre, n'ont pu réussir à les soumettre. Au reste, Iolaüs, après y avoir anciennement établi sa colonie, retourna en Grèce. Quant aux Thespiades, ils régnèrent dans cette île pendant plusieurs générations ; enfin ils en furent expulsés, et, s'étant retirés en Italie, ils s'établirent près de Cumes. Le reste des habitants de l'île, redevenus barbares, élurent pour chefs les plus braves d'entre eux, et ils ont conservé jusqu'à nos jours leur liberté.

Après en avoir assez dit de la Sardaigne, nous allons continuer la description des autres îles.

XVI. On rencontre ensuite l'île Pityuse, ainsi nommée à cause de la grande quantité de pins qui y croissent. Elle est située dans la haute mer, à trois jours et trois nuits de navigation des colonnes d'Hercule, à un jour et une nuit des côtes de la Libye, et à une journée de l'Ibérie. Cette île est presque aussi grande que Corcyre, et médiocrement fertile ; le sol produit peu de vignes, il n'y croît que quelques oliviers greffés sur des oliviers sauvages ; mais on vante la beauté de ses laines. Cette île est traversée de collines et de vallées considérables. Elle renferme une ville appelée Erésus, qui est une colonie des Carthaginois ; ses ports sont spacieux, ses murailles très hautes et ses maisons nombreuses et bien bâties. Elle est habitée par des Barbares de diverses races, mais principalement par des Phéniciens. Cette colonie fut établie cent soixante ans après la fondation de Carthage.

XVII. En face de l'Ibérie sont d'autres îles appelées par les Grecs Gymnésies, parce que les habitants y vivent nus pendant tout l'été. Mais les naturels du pays et les Romains les nomment Baléares, parce que ces insulaires sont les plus habiles des hommes pour lancer de très grosses pierres avec la fronde. La plus grande de ces îles vient, en raison de son étendue, après les sept îles suivantes : la Sicile, la Sardaigne, Cypre, la Crète, l'Eubée, Cyrnus et Lesbos ; elle n'est éloignée de l'Ibérie que d'une journée de navigation. La plus petite, qui est située vers l'orient, nourrit d'excellents bestiaux de toute sorte, mais surtout des mulets d'une taille élevée et d'une force remarquable. L'une et l'autre de ces îles sont très fertiles, et ont au delà de trente mille habitants. Quant aux productions du sol, le vin y manque totalement, et en raison même de sa rareté, les habitents l'aiment beaucoup. A défaut d'huile d'olive, ils oignent leur corps avec le suc du schinus mêlé avec la graisse de porc. Ils aiment tellement les femmes, que si les pirates leur en enlèvent une, ils donnent pour la racheter trois ou quatre hommes. Ils habitent dans les creux des rochers et se fortifient dans les lieux escarpés ; en général, ils vivent dans des habitations souterraines qui leur servent de retraite, et se livrent à la chasse. L'argent et l'or monnayés ne sont point en usage chez eux, et ils s'opposent à ce que l'on en fasse entrer dans leur île. Ils donnent pour raison qu'Hercule ne déclara jadis la guerre à Géryon, fils de Chrysaor, que parce que celui-ci possédait de très grands trésors d'or et d'argent. Or, pour mettre leurs biens à l'abri de l'envie, ils s'interdisent la richesse métallique d'argent et d'or. Ce fut même pour cette raison que, avant servi autrefois dans les armées des Carthaginois, ils ne voulurent point rapporter leur solde dans leur patrie ; ils l'employèrent tout entière à acheter des femmes et du vin.

XVIII. Ils observent d'étranges coutumes dans leurs mariages. Pendant les festins de noces, les parents et les amis vont l'un après l'autre depuis le premier jusqu'au dernier, d'après le rang d'âge, jouir des faveurs de la mariée. Le jeune époux est toujours le dernier qui reçoive cet honneur. Leurs funérailles se font aussi d'une manière toute particulière : ils brisent à coups de bâton les membres du cadavre, et le jettent dans un vase qu'ils couvrent d'un tas de pierres. Ils ont pour armes trois frondes : ils en portent une autour de la tête, l'autre autour du ventre, et gardent la troisième dans leurs mains. Pendant la guerre ils lancent des pierres énormes, et avec une telle force, qu'on les croirait lancées par une catapulte. Dans les sièges des places fortes, ils atteignent ceux qui défendent les créneaux ; et dans les batailles rangées ils brisent les boucliers, les casques et toute l'armure défensive de l'ennemi. Ils visent tellement juste qu'il leur arrive rarement de manquer le but. Ce qui les rend si adroits, c'est qu'ils se livrent à cet exercice dès leur première jeunesse, et que les mères elles-mêmes forcent leurs enfants à manier continuellement la fronde. Elles leur donnent pour but un pain fixé à un poteau ; et les enfants restent à jeun jusqu'à ce qu'ils aient atteint ce pain, et obtenu de la mère la permission de le manger.

XIX. Après avoir parlé des îles situées en deçà des colonnes d'Hercule, nous allons décrire celles qui sont dans l'Océan. Du côté de la Libye, on trouve une île dans la haute mer, d'une étendue considérable, et située dans l'Océan. Elle est éloignée de la Libye de plusieurs journées de navigation, et située à l'occident. Son sol est fertile, montagneux, peu plat, et d'une grande beauté. Cette île est arrosée par des fleuves navigables. On y voit de nombreux jardins plantés de toutes sortes d'arbres, et des vergers traversés par des sources d'eau douce. On y trouve des maisons de campagne somptueusement construites et dont les parterres sont ornés de berceaux couverts de fleurs. C'est là que les habitants passent la saison de l'été, jouissant voluptueusement des biens que la campagne leur fournit en abondance. La région montagneuse est couverte de bois épais et d'arbres fruitiers de toute espèce ; le séjour dans les montagnes est embelli par des vallons et de nombreuses sources. En un mot, toute l'île est bien arrosée d'eaux douces qui contribuent non seulement au plaisir des habitants, mais encore à leur santé et à leur force. La chasse leur fournit nombre d'animaux divers, et leur procure des repas succulents et somptueux. La mer qui baigne cette île renferme une multitude de poissons, car l'Océan est naturellement très poissonneux. Enfin l'air y est si tempéré, que les fruits des arbres et d'autres produits y croissent en abondance pendant la plus grande partie de l'année. En un mot, cette île est si belle qu'elle paraît plutôt le séjour heureux de quelques dieux que celui des hommes.

XX. Jadis cette île était inconnue à cause de son grand éloignement du continent, et voici comment elle fut découverte : les Phéniciens exerçaient de toute antiquité un commerce maritime fort étendu ; ils établirent un grand nombre de colonies dans la Libye et dans les pays occidentaux de l'Europe. Leurs entreprises leur réussissaient à souhait, et, ayant acquis de grandes richesses, ils tentèrent de naviguer au delà des colonnes d'Hercule, sur la mer qu'on appelle Océan. Ils fondèrent d'abord sur le continent, près des colonnes d'Hercule, dans une presqu'île de l'Europe, une ville qu'ils nommèrent Gadira.

Ils firent toutes les constructions convenables à cet emplacement. Ils y élevèrent un temple magnifique consacré à Hercule, et instituèrent de pompeux sacrifices d'après les rites phéniciens. Ce temple est encore de nos jours en grande vénération. Beaucoup de Romains célèbres par leurs exploits y ont accompli les voeux qu'ils avaient faits à Hercule pour le succès de leurs entreprises. Les Phéniciens avaient donc mis à la voile pour explorer, comme nous l'avons dit, le littoral situé en dehors des colonnes d'Hercule, et pendant qu'ils longeaient la côte de la Libye, ils furent jetés par des vents violents fort loin dans l'Océan. Battus par la tempête pendant beaucoup de jours, ils abordèrent enfin dans l'île dont nous avons parlé. Ayant pris connaissance de la richesse du sol, ils communiquèrent leur découverte à tout le monde. C'est pourquoi les Tyrrhéniens, puissants sur mer, voulaient aussi y envoyer une colonie ; mais ils en furent empêchés par les Carthaginois. Ces derniers craignaient d'un côté qu'un trop grand nombre de leurs concitoyens, attirés par la beauté de cette île, ne désertassent leur patrie. D'un autre côté, ils la regardaient comme un asile où ils pourraient se retirer dans le cas où il arriverait quelque malheur à Carthage. Car ils espéraient qu'étant maîtres de la nier, ils pourraient se transporter, avec toutes leurs familles, dans cette île qui serait ignorée de leurs vainqueurs.

XXI. Après avoir parlé de l'océan Libyen et des îles qui s'y trouvent, nous allons passer en Europe. Près de la Gaule baignée par l'Océan, et en face des monts hercyniens, qui passent pour la plus grande forêt de l'Europe, sont plusieurs îles, situées dans l'Océan, dont la plus grande est l'île Britannique. Aucune armée étrangère n'avait anciennement pénétré dans cette île. Bacchus, Hercule, ni aucun autre héros ou souverain n'y avaient jamais porté la guerre. De nos jours, Jules César, divinisé pour ses exploits, est le premier qui ait subjugué cette île. Après avoir dompté les Bretons, il les força à payer tribut. Mais nous parlerons de cela avec détail en temps convenable.

Nous allons maintenant dire un mot de la configuration de cette île, et de l'étain qu'elle produit. L'île Britannique a la forme d'un triangle comme la Sicile ; mais ses côtés sont inégaux. Elle s'étend obliquement en face de l'Europe. On appelle Cantium le promontoire le plus proche du continent, et qui n'en est éloigné que d'environ cent stades, à partir du point où commence le lit de la mer. L'autre promontoire, appelé Bélérium, est éloigné du continent de quatre journées de navigation. Le dernier, qui s'appelle Orcas, s'avance, suivant les historiens, dans la pleine mer. Le plus petit côté de l'île est parallèle au continent de l'Europe et a sept mille cinq cents stades de longueur, le second depuis le détroit jusqu'au sommet du triangle, quinze mille, et le dernier, vingt mille ; de telle sorte que toute l'île a quarante-deux mille cinq cents stades de circonférence. Les habitants de la Bretagne sont, dit-on, autochthones et conservent leurs moeurs primitives. A la guerre ils se servent de chariots comme on le raconte des anciens héros grecs dans la guerre de Troie ; leurs maisons sont de chétive apparence, elles sont pour la plupart bâties de roseaux et de bois. Ils font la moisson des céréales en coupant les épis et en les déposant dans des lieux souterrains. Ils font sortir les grains des plus anciens épis, et en font leur nourriture journalière. Leurs moeurs sont simples et fort éloignées du raffinement et de la perversité des hommes actuels. Ils mènent une vie sobre, et ils ignorent le luxe que produit la richesse. L'île Britannique est fort peuplée ; l'atmosphère y est entièrement froide, cette île étant située sous l'Ourse. Elle est gouvernée par plusieurs rois et chefs qui la plupart du temps vivent en paix entre eux.

XXII. Mais nous parlerons en détail des coutumes et des autres particularités du pays, lorsque nous écrirons l'histoire de l'expédition de César en Bretagne. Les Bretons des environs du promontoire Bélérium aiment les étrangers, et ils sont plus civilisés par les relations qu'ils ont avec les marchands étrangers. Ce sont eux qui préparent l'étain, en traitant avec art la mine qui le contient. Cette mine est pierreuse et se trouve en filons dans le sein de la terre, où les ouvriers l'extraient et la purifient en la fondant. Après avoir donné à la masse métallique la forme d'un dé, ils la transportent dans une île située en face de la Bretague et appelée Ictis ; ils transportent ces masses d'étain sur des chariots, au moment de la marée basse, où l'espace intermédiaire est mis à sec. Car une particularité que l'on remarque dans les îles situées entre l'Europe et la Bretagne est que, dans les hautes marées, elles sont entièrement environnées d'eau. Mais lorsque dans les marées basses la mer se retire, une grande partie de terre se découvre, et ces îles présentent alors l'aspect de presqu'îles. Là les marchands achètent l'étain des indigènes, et le font transporter dans la Gaule. Enfin, ils le chargent sur des chevaux, et traversent la Gaule à pied, dans l'espace de trente jours, jusqu'à l'embouchure du Rhône. Voilà ce que nous avions à dire de l'étain.

XXIII. Nous allons maintenant donner quelques détails sur ce qu'on appelle l'électrum. En face de la Scythie et au-dessus de la Gaule est une île appelée Basilée. C'est dans cette île que les flots de la mer jettent en abondance ce qu'on appelle l'électrum, qui ne se trouve nulle part ailleurs. Beaucoup d'anciens écrivains ont débité sur cette matière des fables tout à fait incroyables et absurdes. Plusieurs poètes et historiens disent que Phaëthon, fils du Soleil, étant encore enfant, pria son père de lui confier pendant un jour la conduite de son quadrige. En ayant obtenu la permission, Phaëthon monta sur ce char mais les chevaux sentirent qu'ils étaient conduits par un enfant qui ne pouvait pas encore manier les brides, et ils sortirent de la voie ordinaire. Errants d'abord dans le ciel, ils l'embrasèrent, et y laissèrent ce cercle qu'on appelle la voie lactée. Ils mirent ensuite le feu à une grande partie de la terre et brûlèrent une vaste contrée, lorsque Jupiter, irrité, foudroya Phaëthon, et remit le soleil dans sa voie accoutumée. Phaëthon tomba à l'embouchure du Pô, appelé autrefois Eridan. Ses soeurs pleurèrent amèrement sa mort ; leur douleur fut si grande qu'elles changèrent de nature et se métamorphosèrent en peupliers. Ces arbres laissent annuellement, à la même époque, couler des larmes. Or, ces larmes solidifiées constituent l'électrum, qui surpasse en éclat les autres produits du même genre ; et il se trouve surtout dans les pays où, à la mort des jeunes gens, on porte le deuil. Mais le temps a démontré que tous ceux qui ont forgé cette fable étaient dans l'erreur, et il ne faut jamais ajouter foi qu'aux histoires véritables. L'électrum se recueille donc dans l'île Basilée, et les habitants le transportent sur le continent situé à l'opposite ; de là on l'envoie dans nos contrées, comme nous l'avons dit.

XXIV. Après avoir parlé des îles situées à l'occident, nous croyons à propos de dire un mot des nations voisines de l'Europe, que nous avons omises dans les livres précédents. Jadis régnait, dit-on, un homme célèbre dans la Celtique, qui avait une fille d'une taille et d'une beauté sans pareille. Fière de ces avantages, elle refusa la main de tous les prétendants, n'en croyant aucun digne d'elle. Dans son expédition contre Géryon, Hercule s'arrêta dans la Celtique, et y construisit la ville d'Alésia. Elle y vit Hercule, et, admirant son courage et sa force extraordinaire, elle s'abandonna à lui très volontiers, et aussi avec le consentement de ses parents. De cette union naquit un fils nommé Galatès, qui surpassa de beaucoup ses compatriotes par sa force et son courage. Arrivé à l'âge viril, il hérita du trône de ses pères. Il conquit beaucoup de pays limitrophes, et accomplit de grands exploits guerriers. Enfin, il donna à ses sujets le nom de Galates (Gaulois), desquels tout le pays reçut le nom de Galatie (Gaule)

XXV. Après avoir indiqué l'origine du nom des Gaulois, il nous faut parler des habitants mêmes du pays. La Gaule est habitée par beaucoup de tribus plus ou moins populeuses. Les plus fortes sont d'environ deux cent mille hommes, et les plus faibles de cinquante mille. Parmi ces tribus, il y en a une qui a conservé jusqu'à nos jours une ancienne amitié pour les Romains. Comme la Gaule est en grande partie située sous la constellation de l'Ourse, l'hiver y est long et extrêmement froid. Car dans la saison de l'hiver, pendant les jours nébuleux, il tombe beaucoup de neige au lieu de pluie ; et quand le ciel est serein, il se forme des masses de glace compacte, par lesquelles les fleuves congelés deviennent des ponts naturels. Non seulement des voyageurs allant par petites troupes, mais des armées nombreuses, avec chars et bagages, y passent sur la glace eu toute sécurité. La Gaule est traversée par des fleuves grands et nombreux, qui serpentent dans les plaines. Les uns ont leurs sources dans des lacs profonds, les autres jaillissent des montagnes. Ceux-ci se jettent dans l'Océan, ceux-là dans la Méditerranée. Le plus grand des fleuves qui se jettent dans notre mer est le Rhône. Il a ses sources dans les Alpes et il se jette dans la mer par cinq embouchures. Parmi les fleuves qui se jettent dans l'Océan, ceux qui passent pour les plus grands sont le Danube et le Rhin. C'est sur ce dernier fleuve que, de nos jours, Jules César, divinisé pour ses exploits, construisit un pont merveilleux, y fit passer son armée et soumit les Gaulois qui habitent sur la rive opposée. Beaucoup d'autres rivières navigables traversent la Celtique, mais il serait trop long d'en faire ici la description. Presque toutes ces rivières se gèlent et forment ainsi des ponts naturels. Afin d'empêcher les passagers de glisser sur la glace et de rendre la démarche plus assurée, on y répand de la paille.

XXVI. On remarque dans la plus grande partie de la Gaule un phénomène trop particulier pour omettre d'en parler ici. Les vents du couchant d'été et ceux du nord y soufflent habituellement avec tant de violence et de force, qu'ils soulèvent de terre et emportent des pierres grosses comme le poing et une épaisse poussière de gravier. Enfin, de violents tourbillons arrachent aux hommes leurs armes et leurs vêtements, et enlèvent les cavaliers de leurs chevaux. L'excès de froid altère tellement le climat, que la vigne et l'olivier n'y croissent pas. C'est pourquoi les Gaulois, privés de ces fruits, font avec de l'orge une boisson appelée zythos. Ils font aussi tremper du miel dans de l'eau, et s'en servent en guise de boisson. Aimant jusqu'à l'excès le vin que les marchands leur apportent sans mélange, ils en boivent si avidement que, devenus ivres, ils tombent dans un profond sommeil ou dans des transports furieux. Aussi beaucoup de marchands italiens, poussés par leur cupidité habituelle, ne manquent-ils pas de tirer profit de l'amour des Gaulois pour le vin. Ils leur en apportent soit dans des bateaux sur les rivières navigables, soit sur des chars qu'ils conduisent à travers le pays plat ; en échange d'un tonneau de vin, ils reçoivent un jeune esclave, troquant ainsi leur boisson contre un échanson.

XXVII. Il n'y a absolument aucune mine d'argent dans la Gaule, mais il y a beaucoup d'or natif que les indigènes recueillent sans peine. Comme les fleuves, dans leurs cours tortueux, se brisent contre la racine des montagnes, les eaux en détachent et charrient avec elles des fragments de roche remplis de sables d'or. Ceux qui se livrent à ces travaux brisent les roches, enlèvent ensuite la partie terreuse par des lavages, et font fondre le résidu dans des fournaux. Ils recueillent de cette sorte une masse d'or qui sert à la parure des femmes aussi bien qu'à celle des hommes ; car ils en font des anneaux qu'ils portent aux poignets et aux bras ; ils en fabriquent aussi des colliers massifs, des bagues et même des cuirasses. Les habitants de la Celtique supérieure offrent une autre singularité au sujet des temples. Dans les temples et les enceintes sacrées de ce pays se trouve entassé beaucoup d'or offert aux dieux ; et, quoique tous les Celtes aiment l'argent, pas un d'eux n'ose y toucher, tant la crainte des dieux les retient.

XXVIII. Les Gaulois sont grands de taille ; ils ont la chair molle et la peau blanche : leurs cheveux sont naturellement blonds, et ils cherchent par des moyens artificiels à rehausser cette couleur : ils les lavent fréquemment avec une lessive de chaux, ils les retirent du front vers le sommet de la tête et la nuque, de sorte qu'ils ont l'aspect de Satyres et de Pans. Grâce à ces moyens, leurs cheveux s'épaississent tellement qu'ils ressemblent aux crins des chevaux. Quelques-uns se rasent la barbe et d'autres la laissent croître modérément, mais les nobles se rasent les joues, et laissent pousser les moustaches, de manière qu'elles leur couvrent la bouche. Aussi leur arrive-t-il que, lorsqu'ils mangent, les aliments s'y embarrassent, et, lorsqu'ils boitent, la boisson y passe comme à travers un filtre. Ils prennent leurs repas non pas assis sur des sièges, mais accroupis sur des peaux de loups ou de chiens, et ils sont servis par de très jeunes enfants de l'un et de l'autre sexe. A côté d'eux sont des foyers flamboyants, avec des chaudières et des broches garnies de quartiers entiers de viande. On honore les braves en leur offrant les meilleurs morceaux de viande. C'est ainsi que le poète nous montre Ajax honoré par ses compagnons, après qu'il eut seul combattu et vaincu Hector : «Le roi fait honneur à Ajax du dos entier de la victime». Les Gaulois invitent aussi les étrangers à leurs festins ; et, après le repas, ils leur demandent ce qu'ils sont et ce qu'ils viennent faire. Souvent, pendant le repas, leurs discours font naître des querelles, et, méprisant la vie, ils se provoquent à des combats singuliers. Car ils ont fait prévaloir chez eux l'opinion de Pythagore, d'après laquelle les âmes des hommes sont immortelles, et chacune d'elles, s'introduisant dans un autre corps, revit pendant un nombre déterminé d'années. C'est pourquoi, pendant les funérailles, ils jettent dans le bûcher des lettres adressées à leurs parents décédés, comme si les morts les liraient.

XXIX. Dans les voyages et les combats, ils se servent de chars à deux chevaux, portant un conducteur et un guerrier. Ils dirigent, dans les guerres, leurs attaques contre les cavaliers, lancent le saunium et descendent ensuite pour combattre l'ennemi à l'épée. Quelques-uns d'entre eux méprisent la mort au point de s'exposer nus et n'ayant qu'une ceinture autour du corps. Ils emmènent avec eux des serviteurs de condition libre, choisis dans la classe des pauvres, ils les emploient, dans les combats, comme conducteurs et comme gardes. Avant de livrer bataille, ils ont coutume de sortir des rangs et de provoquer les plus braves des ennemis à un combat singulier, en branlant leurs armes pour effrayer leurs adversaires. Si quelqu'un accepte le défi, ils chantent les prouesses de leurs ancêtres et vantent leurs propres vertus, tandis qu'ils insultent leurs adversaires et les appellent des lâches. Aux ennemis tombés, ils coupent la tête et l'attachent au cou de leurs chevaux. Ils donnent à porter à leurs serviteurs les dépouilles tachées de sang, et chantent le péan et l'hymne de la victoire. Ils clouent ces trophées aux maisons, ainsi que d'autres le font à l'égard des animaux pris à la chasse. Quant aux têtes des ennemis les plus renommés, ils les embaument avec de l'huile de cèdre et les conservent soigneusement dans une caisse. Ils les montrent aux étrangers en se glorifiant que leurs pères eux-mêmes n'ont pas voulu donner ces trophées pour beaucoup d'argent. On dit que quelques-uns d'entre eux, montrant une fierté sauvage, se sont vantés de n'avoir pas voulu vendre une tête contre son poids d'or. Mais si, d'un côté, il n'est pas noble de mettre à prix les insignes de sa bravoure, de l'autre, il est sauvage de faire la guerre aux morts de même race.

XXX. Les Gaulois portent des vêtements singuliers ; ils ont des tuniques bigarrées de différentes couleurs, et des chausses qu'ils appellent bragues. Avec des agrafes, ils attachent à leurs épaules des saies rayées, d'une étoffe à petits carreaux multicolores, épaisse en hiver, et légère en été. Ils ont pour armes défensives des boucliers aussi hauts qu'un homme, et que chacun orne à sa manière. Comme ces boucliers servent non seulement de défense, mais encore d'ornement, quelques-uns y font graver des figures d'airain en bosse, et travaillées avec beaucoup d'art. Leurs casques d'airain sont garnis de grandes saillies et donnent à ceux qui les portent un aspect tout fantastique. A quelques-uns de ces casques sont fixées des cornes, et à d'autres des figures en relief d'oiseaux ou de quadrupèdes. Ils ont des trompettes barbares, d'une construction particulière, qui rendent un son rauque et approprié au tumulte guerrier. Les uns portent des cuirasses de mailles de fer ; les autres, contents de leurs avantages naturels, combattent nus. Au lieu d'épées, ils ont des espadons suspendus au flanc droit par des chaînes de fer ou d'airain. Quelques-uns entourent leurs tuniques de ceintures d'or ou d'argent. Ils se servent aussi de piques qu'ils appellent lances, dont le fer a une coudée de longueur, et près de deux palmes de largeur ; le fût a plus d'une coudée de longueur. Leurs épées ne sont guère moins grandes que le javelot des autres nations, et leurs saunies ont les pointes plus longues que leurs épées. De ces saunies, les unes sont droites et les autres recourbées ; de sorte que, non seulement elles coupent, mais encore déchirent les chairs, et en retirant le javelot, on agrandit la plaie.

XXXI. Les Gaulois sont d'un aspect effrayant ; ils ont la voix forte et tout à fait rude ; ils parlent peu dans leurs conversations, s'expriment par énigmes et affectent dans leur langage de laisser deviner la plupart des choses. Ils emploient beaucoup l'hyperbole, soit pour se vanter eux-mêmes, soit pour ravaler les autres. Dans leurs discours ils sont menaçants, hautains et portés au tragique ; ils sont cependant intelligents et capables de s'instruire. Ils ont aussi des poètes qu'ils appellent bardes, et qui chantent la louange ou le blâme, en s'accompagnant sur des instruments semblables aux lyres. Ils ont aussi des philosophes et des théologiens très honorés, et qu'ils appellent druides. Ils ont aussi des devins, qui sont en grande vénération. Ces devins prédisent l'avenir par le vol des oiseaux et par l'inspection des entrailles des victimes ; tout le peuple leur obéit. Lorsqu'ils consultent les sacrifices sur quelques grands événements, ils ont une coutume étrange et incroyable : ils immolent un homme en le frappant avec un couteau dans la région au-dessus du diaphragme ; ils prédisent ensuite l'avenir d'après la chute de la victime, d'après les convulsions des membres et l'écoulement du sang ; et, fidèles aux traditions antiques, ils ont foi dans ces sacrifices. C'est une coutume établie parmi eux que personne ne sacrifie sans l'assistance d'un philosophe ; car ils prétendent qu'on ne doit offrir des sacrifices agréables aux dieux que par l'intermédiaire de ces hommes, qui connaissent la nature divine et sont, en quelque sorte, en communication avec elle, et que c'est par ceux-là qu'il faut demander aux dieux les biens qu'on désire. Ces philosophes ont une grande autorité dans les affaires de la paix aussi bien que dans celles de la guerre ; amis et ennemis obéissent aux chants des bardes. Souvent, lorsque deux armées se trouvent en présence, et que les épées sont déjà tirées et les lances en arrêt, les bardes se jettent au-devant des combattants, et les apaisent comme on dompte par enchantement les bêtes féroces. C'est ainsi que, même parmi les Barbares les plus sauvages, la colère cède à la sagesse, et que Mars respecte les muses.

XXXII. Il est bon de définir ici un point ignoré de beaucoup de personnes. On appelle Celtes les peuples qui habitent au-dessus de Marseille, dans l'intérieur du pays, près des Alpes et eu deçà des monts Pyrénées. Ceux qui sont établis au-dessus de la Celtique jusqu'aux parties méridionales de cette région, et qui habitent, le long de l'Océan et la forêt Hercynienne, toutes les contrées qui s'étendent de là jusqu'à la Scythie, sont appelés Gaulois (Galates). Cependant les Romains, comprenant tous ces peuples sous une dénomination commune, les appellent tous Gaulois. Chez les Gaulois, les femmes sont presque de la même taille que les hommes, avec lesquels elles rivalisent en courage. Les enfants, à leur naissance, ont en général les cheveux blancs, qui prennent avec l'âge la couleur de ceux de leurs pères. Les peuplades qui habitent au nord, dans le voisinage de la Scythie, sont très sauvages. Il y en a, dit-on, qui mangent des hommes, comme font aussi les Bretons qui habitent l'Iris. Ces peuples, devenus fameux par leur courage et par leur férocité, ont, selon quelques auteurs, ravagé jadis toute l'Asie. Ils portaient alors le nom de Cimmériens, et, peu de temps après, on les a appelés par corruption Cimbres. De toute antiquité ils se plaisent au brigandage, en envahissant les autres pays, et méprisant toutes les nations. Ce sont eux qui ont pris Rome, pillé le temple de Delphes, rendu tributaire une grande partie de l'Europe et de l'Asie, et qui se sont établis dans le pays des peuples vaincus. De leur mélange avec les Grecs ils ont reçu le nom de Gallo-Grecs. Enfin, ils ont détruit de nombreuses et puissantes armées romaines. De même qu'ils se montrent cruels, ils sont sacrilèges dans leurs sacrifices. Après avoir gardé les malfaiteurs pendant cinq ans, ils les empalent en l'honneur des dieux, et les brûlent ensuite sur d'énormes bûchers avec beaucoup d'autres offrandes. Ils immolent aussi en honneur des dieux les prisonniers de guerre ; il en est qui, avec les hommes, égorgent ou brûlent, ou font périr par quelque autre supplice les animaux qu'ils ont pris dans la guerre. Quoique leurs femmes soient belles, ils ont très peu de commerce avec elles, mais ils se livrent à la passion absurde pour le sexe masculin, et couchés à terre sur des peaux de bêtes sauvages, ils ont d'habitude à chaque côté un compagnon de lit. Mais ce qu'il y a de plus étrange, c'est que, au mépris de la pudeur naturelle, ils prostituent avec abandon la fleur de la jeunesse. Loin de trouver rien de honteux dans ce commerce, ils se croient déshonorés si l'on refuse les faveurs qu'ils offrent.

XXXIII. Après nous être suffisamment étendus sur les Celtes, nous allons passer à l'histoire des Celtibériens, peuple limitrophe. Les Ibériens et les Celtes se sont fait anciennement longtemps la guerre au sujet de leurs territoires ; mais s'étant enfin accordés entre eux, ils occupèrent le pays en commun ; et, l'alliance par voie de mariages ayant amené la fusion des deux peuples, ils prirent le nom de Celtibériens. Cette fusion de deux peuples si belliqueux, et la fertilité du territoire qu'ils cultivaient, contribuèrent beaucoup à rendre les Celtibériens célèbres : ils résistèrent longtemps aux Romains qui ne parvinrent qu'avec peine à les subjuguer. On convient que non seulement leur cavalerie est excellente, mais encore que leur infanterie se distingue par son courage et son intrépidité. Les Celtibériens portent des saies noires, velues, et semblables aux poils de chèvre. Quelques-uns s'arment de légers boucliers gaulois, et quelques autres, de rondaches de la grandeur des boucliers. Ils enveloppent leurs jambes de chausses de poils et couvrent leurs têtes de casques d'airain, ornés de panaches couleur de pourpre. Leurs épées sont à deux tranchants et forgées d'un fer excellent. Ils se servent encore dans la mêlée de poignards de la longueur d'un spithame. La manière dont ils fabriquent leurs armes offensives et défensives est particulière. Ils enfouissent dans la terre des lames de fer et ils les laissent jusqu'à ce que la rouille ayant rongé tout le faible du métal, il n'en reste que la partie la plus solide. C'est avec ce fer qu'ils fabriquent des épées excellentes et d'autres instruments de guerre. Ces épées sont si bien fabriquées qu'elles tranchent tout ce qu'elles frappent ; il n'est ni bouclier, ni casque, ni os qui résiste à leur tranchant, tant le fer en est bon. Il savent combattre à pied et à cheval : après que les cavaliers ont rompu les rangs ennemis, ils mettent pied à terre, et devenus fantassins, ils font des prodiges de valeur. Ils ont une coutume particulière et étrange ; quoiqu'ils soient soigneux de leurs personnes et propres dans leur manière de vivre, ils pratiquent un usage dégoûtant et d'une malpropreté extrême : ils se lavent tout le corps d'urine, ils s'en frottent même les dents, l'estimant un bon moyen pour entretenir la santé du corps.

XXXIV. Quant à leurs moeurs, les Celtibériens sont très cruels à l'égard des malfaiteurs et des ennemis ; mais ils sont généreux et humains envers leurs hôtes. Ils hébergent avec plaisir les étrangers qui voyagent dans leur pays, mais ils rivalisent à qui leur donnera l'hospitalité, louent ceux que les étrangers accompagnent, et les regardent comme chéris des dieux. Ils se nourrissent de toutes sortes de viandes en abondance ; l'hydromel est leur boisson, car le pays est très riche en miel ; ils achètent le vin que les marchands leur apportent par mer. Parmi les peuples voisins, la tribu la plus civilisée est celle des Vaccéens. Ils se partagent chaque année le territoire, et, faisant la récolte en commun, ils distribuent à chacun sa part. Les cultivateurs qui détournent quelque chose à leur profit sont punis de mort.

Les plus braves des Ibériens sont les Lusitaniens. Ils portent dans la guerre de tout petits boucliers tissus de fils tendineux, assez serrés pour garantir parfaitement le corps. Ils s'en servent avec prestesse dans les combats pour parer habilement de tous côtés les traits qu'on leur lance. Leur saunium est tout de fer et terminé en forme d'hameçon ; ils portent des casques et des épées semblables à ceux des Celtibériens. Ils lancent leurs javelots avec précision, à de grandes distances, et produisent des blessures graves. Ils sont agiles et légers à la course, soit dans la fuite, soit dans la poursuite. Mais ils ont beaucoup moins de persévérance dans les conjonctures graves de la vie que les Celtibériens. En temps de paix, ils s'exercent à une danse légère, et qui exige une grande souplesse des membres. Dans la guerre, ils marchent au pas cadencé, et ils chantent le péan au moment de l'attaque. Les Ibériens, et surtout les Lusitaniens, ont une coutume singulière. Les jeunes gens, et particulièrement ceux qui, sans fortune, ont de la force et du courage, se retirent par bandes dans des contrées inaccessibles, ne comptant que sur la vigueur de leurs bras et leurs armes. Ils se réunissent en de nombreux corps, parcourent l'Ibérie, et s'enrichissent par des brigandages. Ils font ce métier impunément ; car, armés à la légère, agiles et rapides à la course, ils sont difficiles à atteindre. Enfin ils se réfugient dans des lieux inaccessibles, qu'ils regardent comme leur patrie, et où ne pourraient pénétrer des troupes nombreuses et pesamment armées. C'est pourquoi les Romains, qui les ont souvent attaqués avec des forces armées, ont bien réprimé leur audace, mais ils n'ont pu faire cesser leurs brigandages, bien qu'ils l'aient plusieurs fois essayé.

XXXV. Puisque nous parlons des Ibériens, il sera convenable de donner quelques détails sur les mines d'argent qui se trouvent dans leur pays. Ces mines sont très belles, très abondantes, et très productives pour ceux qui les exploitent.

Dans les livres précédents, à propos des actions d'Hercule, il a été fait mention des montagnes de l'Ibérie, nommées les Pyrénées. Ces montagnes surpassent les autres par leur hauteur et leur étendue : séparant les Gaules de l'Ibérie et de la Celtibérie, elles s'étendent de la mer du Midi à l'Océan septentrional, dans un espace de trois mille stades. Autrefois elles étaient en grande partie couvertes de bois épais et touffus ; mais elles furent, dit-on, incendiées par quelques pâtres qui y avaient mis le feu. L'incendie ayant duré continuellement pendant un grand nombre de jours, la superficie de la terre fut brûlée, et c'est de là que l'on a donné à ces montagnes le nom de Pyrénées. La combustion du sol fit fondre des masses de minerai d'argent et produisit de nombreux ruisseaux d'argent pur. Ignorant l'usage de ce métal, les indigènes le vendirent, en échange d'autres marchandises de peu de prix, aux marchands Phéniciens instruits de cet événement. Important cet argent en Asie, en Grèce, et chez d'autres nations, ils gagnèrent d'immenses richesses. La cupidité de ces marchands fut telle que, leurs navires étant déjà chargés, ils coupèrent le plomb de leurs ancres et y substituèrent l'argent qui s'y trouvait encore en abondance. Les Phéniciens continuèrent longtemps ce commerce, et devinrent si puissants qu'ils envoyèrent de nombreuses colonies dans la Sicile et les îles voisines, ainsi que dans la Libye, la Sardaigne et l'Ibérie.

XXXVI. Longtemps après, les Ibériens, ayant appris les propriétés de l'argent, exploitèrent des mines considérables. Presque tout l'argent qu'ils en retirèrent était très pur, et leur procura de grands revenus. Nous allons faire connaître la manière dont les Ibériens exploitent ces mines.

Les mines de cuivre, d'or, d'argent sont merveilleusement productives. Ceux qui exploitent les mines de cuivre retirent du minerai brut le quart de son poids de métal pur. Quelques particuliers extraient des mines d'argent, dans l'espace de trois jours, un talent euboïque. Le minerai est plein de paillettes compactes et brillantes. Aussi faut-il admirer à la fois la richesse de la nature et l'adresse des hommes. Les particuliers se livraient d'abord avec ardeur à l'exploitation des mines d'argent dont l'abondance et la facilité d'exploitation procuraient de grandes richesses. Mais lorsque les Romains eurent conquis l'Ibérie, ces mines furent envahies par une tourbe d'Italiens cupides qui se sont beaucoup enrichis. Ces industriels achètent des troupeaux d'esclaves et les livrent aux chefs des travaux métallurgiques. Ceux-ci, leur faisant creuser le sol en différents points, et à de grandes profondeurs, mettent à découvert des filons d'or et d'argent. Ces fouilles s'étendent aussi bien en longueur qu'en profondeur ; ces galeries ont plusieurs stades d'étendue. C'est de ces galeries longues, profondes et tortueuses que les spéculateurs tirent leurs trésors.

XXXVII. Si l'on compare ces mines avec celles de l'Attique, on trouvera une grande différence. Là, à d'énormes travaux on ajoute beaucoup de dépenses : quelquefois, au lieu d'en tirer le profit qu'on en espérait, on y perd ce que l'on avait ; de sorte qu'on peut appliquer à la mésaventure une énigme célèbre. Les exploiteurs au contraire, des mines de l'Espagne ne voient jamais leurs espérances et leurs efforts trompés ; s'ils rencontrent bien dès le commencement de leurs travaux, ils découvrent à chaque pas de nouveaux filons d'or et d'argent. Toute la terre des environs n'est qu'un tissu de ramifications métalliques. Les mineurs trouvent quelquefois des fleuves souterrains dont ils diminuent le courant rapide en les détournant dans des fossés inclinés, et la soif inextinguible de l'or les fait venir à bout de leurs entreprises. Ce qu'il y a de plus étonnant, c'est qu'ils épuisent entièrement les eaux au moyen des vis égyptiennes qu'Archimède, de Syracuse, inventa pendant son voyage en Egypte. Ils les élèvent ainsi successivement jusqu'à l'ouverture de la mine, et ayant desséché les galeries, ils y travaillent à leur aise. Cette machine est si ingénieusement construite que, par son moyen, on ferait écouler d'énormes masses d'eau et on tirerait aisément un fleuve entier des profondeurs de la terre à la surface. Mais ce n'est pas seulement en ceci qu'il faut admirer le talent d'Archimède ; on lui doit encore beaucoup d'autres ouvrages plus grands et qui sont célèbres par toute la terre. Nous les décrirons exactement et en détail lorsque nous serons arrivés à l'époque d'Archimède.

XXXVIII. Les ouvriers qui travaillent dans les mines rapportent donc à leurs maîtres d'énormes revenus. Ces malheureux, occupés nuit et jour dans les galeries souterraines, épuisent leurs forces et meurent en grand nombre d'un excès de misère. On ne leur donne aucun répit ; les chefs les contraignent, par des coups, à supporter leur infortune, jusqu'à ce qu'ils expirent misérablement. Quelques-uns, dont le corps est plus robuste et l'âme plus fortement trempée, traînent longtemps leur malheureuse existence. Cependant l'excès des maux qu'ils endurent leur doit faire préférer la mort. Parmi les nombreuses particularités de ces mines, on remarque comme un fait curieux, qu'il n'y en a aucune dont l'exploitation soit récente : toutes ces mines ont été ouvertes par l'avarice des Carthaginois, à l'époque où ils étaient maîtres de l'Ibérie. C'était la source de leur puissance, c'était de là qu'ils tiraient l'argent pour solder les puissantes et nombreuses armées dont ils se servaient dans toutes leurs guerres. Les Carthaginois ne se fiaient ni à la milice nationale, ni aux troupes de leurs alliés. Entretenant la guerre à force d'argent, ils ont exposé aux plus grands dangers les Romains, les Siciliens et les Libyens. Au reste, de tout temps les Carthaginois ont été avides d'acquérir des richesses, et les Romains ne songeaient qu'à ne rien laisser à personne.

On trouve aussi de l'étain en plusieurs endroits de l'Ibérie, non pas à la surface du sol, comme quelques historiens l'ont prétendu, mais dans des mines d'où on le retire pour le faire fondre comme l'argent et l'or. Les plus riches mines d'étain sont dans les îles de l'Océan, en face de l'Ibérie et au-dessus de la Lusitanie, et nommées, pour cette raison, les îles Cassitérides. On fait aussi passer beaucoup d'étain de l'île Britannique dans la Gaule, située en face ; les marchands le chargent sur des chevaux et le transportent à travers l'intérieur de la Celtique jusqu'à Marseille et à Narbonne. Cette dernière ville est une colonie des Romains : en raison de sa situation et de son opulence, elle est le plus important entrepôt de cette contrée.

XXXIX. Après avoir parlé des Gaulois, des Celtibériens et des Ibériens, nous passerons aux Liguriens. Les Liguriens habitent un pays montueux et inculte ; ils mènent une vie misérable, continuellement occupés à de rudes travaux. Comme leur territoire est couvert d'arbres, les uns passent tout le jour à couper du bois avec de fortes cognées de fer très lourdes ; les autres défrichent la terre en brisant la plupart du temps les roches dont le sol est hérissé ; car on n'y remue pas avec les instruments aratoires une seule motte de terre qui soit sans pierre. Cependant, à force de fatigues et de persévérance, ils viennent à bout de surmonter les obstacles que leur oppose la nature. Après de longs et pénibles efforts, ils recueillent à peine quelques fruits. La continuité d'exercices et le défaut de nourriture les rendent maigres, quoique vigoureux. Les femmes les aident dans ces rudes travaux, car elles sont habituées à faire autant de besogne que les hommes. Les Liguriens sont chasseurs, et ils suppléent, par le nombre des bêtes qu'ils tuent, à la rareté des fruits. Comme les chasseurs passent leur vie dans des montagnes couvertes de neige, et sont habitués à gravir des lieux très escarpés, ils deviennent robustes et musculeux de corps. Quelques-uns, par le manque des produits naturels du sol, ne boivent que de l'eau et ne mangent que la chair des animaux domestiques ou sauvages, et même de l'herbe des champs, car ce pays inaccessible n'a pas été visité par les plus aimables des divinités, Cérès et Bacchus. Ils passent la nuit au milieu des champs, rarement dans de chétives cabanes ou dans des huttes, et plus souvent dans les creux des rochers ou dans des cavernes naturelles capables de les abriter. Ils conservent en ceci, comme en beaucoup d'autres choses, leurs moeurs primitives et sauvages. En général, dans cette contrée les femmes sont robustes connue les hommes, et les hommes vigoureux comme les bêtes féroces. Aussi raconte-t-on que souvent, dans les armées, le pins maigre Ligurien a terrassé le plus fort Gaulois, provoqué à un combat singulier. Les Liguriens ont une armure plus légère que celle des Romains. Ils portent comme arme défensive un grand bouclier fait à la gauloise ; leur tunique est serrée par une ceinture ; ils s'habillent de peaux d'animaux, et portent une épée d'une médiocre grandeur. Cependant quelques-uns d'entre eux, ayant eu des relations avec le gouvernement des Romains, ont changé leur armure pour imiter celle de leurs chefs. Ils sont hardis et courageux non seulement dans la guerre, mais encore dans toutes les circonstances critiques de la vie. Se livrant au commerce, ils s'exposent hardiment aux plus grands périls en naviguant dans les mers de la Sardaigne et de la Libye : embarqués sur de frêles esquifs et avec de bien faibles provisions, ils bravent les plus terribles tempêtes.

XL.Il nous reste à parler des Tyrrhéniens. Les Tyrrhéniens, autrefois distingués par leur bravoure, possédaient un pays étendu et avaient fondé plusieurs villes considérables. Puissants par leurs forces navales, ils furent longtemps les maîtres de la mer, et ils appelèrent Tyrrhénienne la mer qui baigne les côtes de l'Italie. Occupés de l'organisation des troupes de terre, ils inventèrent la trompette qui fut depuis nommée tyrrhène. Pour rehausser la dignité des chefs de l'armée, ils leur donnaient des licteurs, un siège d'ivoire et une robe bordée de pourpre. Dans la construction des maisons, ils ont imaginé les vestibules, propres à éloigner le bruit incommode de la tourbe des esclaves. Les Romains ont imité la plupart de ces choses, pour l'embellissement de leur Etat. Les Tyrrhéniens se sont particulièrement appliqués à l'étude des lettres, de la nature et à la théologie ; mais ils se sont plus que tous les autres hommes occupés des présages qu'on tire de la foudre. Aussi jusqu'à nos jours les souverains de presque toute la terre les admirent et les consultent sur l'interprétation du tonnerre. Les Tyrrhéniens habitent un pays très fertile, et ils retirent de sa culture des fruits en abondance et qui suffisent non seulement pour leur propre nourriture nécessaire, mais encore pour le luxe et la somptuosité de leurs tables. On dresse les tables deux lois par jour, et on les charge richement des mets les plus délicats. Tout ce qui peut flatter les sens s'y trouve réuni : des lits de fleurs, des coupes d'argent d'une grande variété, et un nombre considérable d'esclaves dont les uns sont remarquablement beaux et les autres ornés de vêtements plus riches qu'il ne le convient à leur condition servile. Les esclaves et la plupart des personnes de condition libre occupent des appartements séparés et bien meublés. Enfin, ils ont entièrement perdu leur antique renommée de courage dont leurs pères étaient autrefois si fiers, et ils passent leur vie dans les festins et dans une lâche fainéantise. L'excellente qualité du sol ne contribue pas peu à les entretenir dans la mollesse. Habitant un pays très fertile, ils mettent en réserve une grande quantité de fruits de toute espèce. Toute la Tyrrhénie est bien cultivée ; elle est formée de vastes plaines entrecoupées de collines de facile labour. Enfin, cette contrée est modérément humide, non seulement dans la saison de l'hiver, mais encore pendant l'été.

XLI. Après avoir parlé des régions situées à l'Occident et au Nord, ainsi que des îles de l'Océan, nous allons traiter en détail des îles méridionales, situées dans l'Océan qui baigne les côtes de l'Arabie orientale et limitrophe de la Gédrosie. Cette contrée est remplie d'un nombre considérable de villages et de villes, placés soit sur des exhaussements superficiels du sol, soit sur des collines ou dans des plaines. Les plus considérables de ces villes ont des châteaux royaux magnifiquement construits, un grand nombre d'habitants et assez de richesses. La campagne est fertile et offre de riches pâturages aux troupeaux de toute sorte dont elle est remplie. Les nombreux fleuves qui arrosent le pays dans une grande étendue contribuent beaucoup à la perfection de la culture des fruits ; c'est pourquoi la plus belle partie de l'Arabie a reçu le nom d'Arabie Heureuse. Sur les confins de cette contrée, et en face du littoral, sont situées plusieurs îles, dont trois méritent une mention particulière. La première s'appelle Hiera. Il est défendu d'y enterrer les morts : on transporte les corps des défunts dans l'île voisine qui n'est éloignée de la première que d'environ sept stades. Hiéra ne produit pas de fruits ; mais elle rapporte de l'encens en si grande quantité que ce que l'on en recueille suffit pour le culte des dieux sur toute la terre. On y trouve aussi la myrrhe en abondance et toutes sortes d'autres matières odoriférantes. Voici quelle est la nature de l'encens et la manière de le recueillir : L'arbre qui le produit est petit et a l'aspect de l'épine blanche de l'Egypte ; ses feuilles ressemblent à celles du saule et sa fleur est couleur d'or. L'encens en découle sous forme de larme. L'arbre qui produit la myrrhe ressemble au schinus ; mais son feuillage est plus ténu et plus serré ; et la myrrhe découle de ses racines mises à découvert en creusant la terre à l'entour. Dans un terrain favorable, cet arbre rapporte deux fois par an, au printemps et en été ; la myrrhe qu'on recueille au printemps est de couleur rousse, à cause des rosées ; celle qu'on recueille en été est blanche. Les habitants récoltent le fruit du paliurus ; ils l'emploient dans les aliments et les boissons, en même temps qu'ils s'en servent comme d'un remède contre les diarrhées.

XLII. Le territoire de l'île est partagé entre les habitants ; mais le roi s'attribue la meilleure part ; et il prélève le dixième des fruits que l'on y recueille. On dit que cette île a deux cents stades de largeur. Elle est habitée par les Panchéens qui transportent sur la côte l'encens et la myrrhe, et les vendent là à des marchands arabes ; d'autres marchands leur achètent ces produits et les transportent dans la Phénicie, dans la Coelé-Syrie et dans l'Egypte ; enfin de ces pays on les expédie dans tout le reste de la terre.

Une autre île, assez grande, est à trente stades de l'île précédente ; elle est située dans la partie orientale de l'Océan et a plusieurs stades de longueur. Du promontoire oriental de cette île, on aperçoit l'Inde comme un nuage, à cause de la distance. Cette île, appelée Panchéa, renferme beaucoup de choses dignes d'être consignées. Elle est habitée tout à la fois par des autochthones nommés Pauchéens, par des Océanites, par des Indiens, par des Scythes et par des Crétois qui sont venus s'y établir. On y voit une ville considérable et très florissaute, nommée Panara. Ses habitants s'appellent les Suppliants de Jupiter Triphylien. De tous les Panchéens, ce sont les seuls qui se gouvernent d'après leurs propres lois et n'obéissent à aucun roi. Chaque année ils élisent trois archontes qui n'ont pas le droit de prononcer des peines de mort, mais qui, du reste, administrent toute la justice ; quant aux crimes capitaux, ils en réfèrent au collège des prêtres. Le temple de Jupiter Triphylien, situé dans une plaine, est à soixante stades environ de la ville ; il est admiré pour son antiquité et la magnificence de son architecture, et pour sa belle situation.

XLIII. Le champ qui entoure ce temple est couvert d'arbres de toute espèce, tant utiles par leurs fruits qu'agréables à la vue. Il y croît en abondance des cyprès d'une hauteur prodigieuse, des platanes, des lauriers et des myrtes. Tout cet endroit est arrosé par des eaux vives ; près de l'enceinte sacrée jaillit de terre une si grande source d'eau douce qu'elle forme un fleuve navigable. Celui-ci se divise en plusieurs branches et arrose toute la campagne, tapissée de bosquets d'arbres élevés : une foule d'habitants passent la saison de l'été ; une multitude d'oiseaux de toute espèce, remarquables par leur plumage et leurs chants ravissants, y viennent faire leurs nids. Enfin les jardins variés et les prés verdoyants et diaprés de fleurs font de cette belle campagne un séjour digne des dieux indigènes. On y voit des palmiers à tiges élancées, et chargés de fruits ; de nombreux noyers qui fournissent aux habitants une nourriture abondante. On y trouve, en outre, beaucoup de vignes de différentes espèces, qui, étant très hautes et diversement entrelacées, réjouissent la vue et forment un paysage ravissant.

XLIV. Le temple est beau et tout construit en marbre. Sa longueur est de deux plèthres sur une largeur proportionnée. Il est soutenu par de hautes et fortes colonnes, ornées de sculptures artistement travaillées. On y admire les statues des dieux, très remarquables par leur masse et comme monuments d'art. Les maisons des prêtres qui le desservent sont rangées en cercle autour du temple ; en avant du temple est une avenue longue de quatre stades sur un plèthre de large. Chaque côté de l'avenue est orné de grandes statues d'airain assises sur des bases triangulaires. A l'extrémité de l'avenue le fleuve cité a ses sources jaillissantes, dont les eaux limpides et douces ne contribuent pas peu à la conservation de la santé de ceux qui en boivent. Ce fleuve est appelé Eau du Soleil. Il est bordé de quais de marbre dans une longueur de quatre stades. Il n'est permis à aucun homme, excepté aux prêtres, de pénétrer jusqu'à l'extrémité de ces quais. La plaine voisine, dans une étendue de deux cents stades, est consacrée aux dieux, et les revenus en sont employés aux frais des sacrifices. Au delà de cette plaine est une montagne élevée et égaleraient consacrée aux dieux. Elle se nomme le Siège d'Uranus ou l'Olympe Triphylien. Suivant la tradition mythologique, Uranus, autrefois roi de l'univers, se plaisait à visiter cette montagne et y contempler le ciel et les astres. Elle reçut plus tard le nom d'Olympe Triphylien, à cause des habitants, qui tirent leur origine de trois nations différentes, les Panchéens, les Océanites et les Doïens. Ces derniers furent chassés par Ammon, qui non seulement exila toute la tribu, mais renversa de fond en comble leurs villes, Doïa et Asterusia. Chaque année les prêtres font, dit-on, sur cette montagne un sacrifice qui se célèbre avec beaucoup de solennité.

XLV. Au delà de cette montagne, et dans le reste de l'île de Panchéa, on trouve, dit-on, une multitude d'animaux de toute espèce ; on y voit beaucoup d'éléphants, des lions, des panthères, des gazelles et bien d'autres animaux, admirables par leur aspect et leur force. Cette île a encore trois villes considérables : Hyracia, Dalis et Océanis. Le territoire en est fertile et produit toutes sortes de vins. Les hommes y sont belliqueux et combattent sur des chariots à la façon antique. D'après leur constitution politique, ils sont partagés en trois classes ; la première est celle des prêtres, qui comprend aussi les artisans ; la seconde est celle des laboureurs, et la troisième celle des soldats et des pasteurs. Les prêtres sont les chefs de l'Etat ; ils jugent les procès et sont à la tête de toutes les affaires publiques. Les laboureurs cultivent le sol et récoltent en commun tous les fruits ; celui qui paraît avoir le mieux cultivé son champ reçoit, sur le jugement des prêtres, le premier prix dans la distribution des fruits ; celui qui vient après reçoit le second prix, et ainsi de suite, jusqu'à dix, pour donner de l'émulation aux autres. De même aussi les pasteurs apportent comme un impôt public les animaux destinés aux sacrifices, et exactement évalués, soit au nombre, soit au poids. En un mot, il n'est permis à personne de posséder rien en propre, à l'exception d'une maison et d'un jardin. Les prêtres reçoivent les produits du sol et les revenus de l'Etat, ils distribuent à chacun sa part, tandis qu'ils retiennent pour eux le double. Les Panchéens sont habillés d'étoffes très légères, car leurs brebis ont une laine qui se distingue par son moelleux de celle des autres pays. Non seulement les femmes, mais encore les hommes portent des ornements d'or, tels que des colliers, des bracelets et des boucles d'oreilles, à la manière des Perses. Leur chaussure, la même pour tous, est richement ornée de couleurs variées.

XLVI. Les soldats, pendant le temps fixé pour leur service, sont les gardiens du pays ; ils élèvent des forts et des retranchements ; car une partie du pays est infestée de brigands méchants et audacieux, qui attaquent les laboureurs et leur font la guerre. Les prêtres mènent une vie plus molle et plus somptueuse que le reste des habitants. Ils ont des vêtements d'un tissu de lin très blanc et très fin ; quelquefois ces vêtements sont en laine d'une souplesse extrême. Ils ont pour coiffure des mitres tissues d'or, et pour chaussure des sandales soigneusement travaillées. Ils portent des bijoux d'or, comme les femmes ; mais ils n'ont pas de pendants d'oreilles. Leur principale fonction consiste à servir les dieux, à réciter des hymnes en leur honneur, à chanter leurs actions et les bienfaits dont les hommes leur sont redevables. D'après leur tradition, ces prêtres tirent leur origine de la Crète, et Jupiter les transféra dans l'île de Pauchéa, lorsqu'il régnait encore parmi les hommes. A l'appui de cette tradition, ils font voir qu'ils ont conservé dans leur langue plusieurs mots crétois, et qu'ils entretiennent avec les Crétois une alliance étroite qui leur a été léguée par leurs ancêtres. Ils montrent aussi des inscriptions où ces faits sont indiqués, et que Jupiter, disent-ils, a tracées de sa main, lorsqu'il jeta les fondements du temple. L'île de Panchéa a de riches mines d'or, d'argent, de cuivre et de fer : mais il est défendu d'exporter hors de l'île aucun de ces métaux. Il est interdit aux prêtres de franchir l'enceinte sacrée ; celui qui la franchit peut être légalement tué par ceux qui le rencontrent. On y voit de nombreuses offrandes d'or et d'argent, qui se sont prodigieusement accumulées par la suite des temps. Les portes du temple sont ornées d'ouvrages admirables d'argent, d'or, d'ivoire et de bois odorant. Le lit du dieu a six coudées de long sur quatre de large. Il est d'or massif et artistement sculpté. Près de ce lit est la table du dieu, presque aussi magnifique et aussi grande. Du milieu du lit s'élève une haute colonne d'or sur laquelle sont gravés des caractères que les Egyptiens nomment sacrés, et qui contiennent l'histoire d'Uranus, de Jupiter, de Diane et d'Apollon, écrite par Mercure. En voilà assez sur les îles situées en face de l'Arabie.

XLVII. Nous allons maintenant parler des îles de la Grèce et de la mer Egée, en commençant par la Samothrace. Quelques-uns disent que cette île s'appelait anciennement Samos ; mais que ce nom resta à l'île plus récemment peuplée, tandis que l'ancienne Samos reçut, à cause de son voisinage de la Thrace, le nom de Samothrace. Les habitants de la Samothrace sont autochthones ; aussi n'y a-t-il chez eux aucune tradition sur les premiers hommes et leurs chefs. D'autres prétendent que cette île a tiré son nom des colonies de Samos et de Thrace qui sont venues s'y établir. Ses habitants primitifs ont un ancien idiome particulier, dont beaucoup de mots se conservent encore aujourd'hui dans les cérémonies des sacrifices. Les Samothraces racontent qu'avant les déluges arrivés chez les autres nations, il y en avait eu chez eux un très grand par la rupture de la terre qui environne les Cyanées, et par suite celle qui forme l'Hellespont. Le Pont-Euxin ne formait alors qu'un lac tellement grossi par les eaux des fleuves qui s'y jettent, qu'il déborda, versa ses eaux dans l'Hellespont, et inonda une grande partie du littoral de l'Asie. Une vaste plaine de la Samothrace fut convertie en mer ; c'est pourquoi, longtemps après, quelques pêcheurs amenèrent dans leurs filets des chapiteaux de colonnes de pierre, comme s'il y avait eu là des villes submergées. Le reste des habitants se réfugia sur les lieux les plus élevés de l'île. Puis la mer continuant à s'accroître, les insulaires invoquèrent les dieux ; et, sauvés du péril, ils marquèrent tout autour de l'île les limites de l'inondation et y dressèrent des autels, où ils offrent encore aujourd'hui des sacrifices. Il est donc évident que la Samothrace a été habitée avant le déluge.

XLVIII. Après ces événements, Saon, qui était, selon quelques-uns, fils de Jupiter et d'une nymphe, ou, selon d'autres, fils de Mercure et de Rhéné, rassembla les peuples, qui jusqu'alors avaient vécu dispersés, leur donna des lois, et prit lui-même le nom de Saon d'après celui de l'île. Il distribua la population en cinq tribus, auxquelles il donna les noms de ses propres fils. L'Etat étant ainsi constitué, il naquit chez eux, selon la tradition, Dardanus, fils de Jupiter et d'Electre, l'une des Atlantides, Iasion et Harmonie. Dardanus, homme entreprenant, passa le premier en Asie sur un radeau. Il y bâtit d'abord la ville de Dardanos, fonda une résidence royale dans la contrée qui fut ensuite appelée Troie, et nomma ses sujets Dardaniens. Il régna sur plusieurs nations de l'Asie, et fonda la colonie des Dardaniens au-dessus de la Thrace. Jupiter, voulant également illustrer le second de ses fils, lui enseigna les rites des mystères. Ces mystères existaient déjà anciennement dans l'île ; ils furent alors renouvelés d'après la tradition, mais personne, excepté les initiés, ne doit en entendre parler. Iasion paraît le premier y avoir admis des étrangers, ce qui rendit ces mystères très célèbres. Plus tard, Cadmus, fils d'Agénor, cherchant Europe, arriva chez les Samothraces, fut initié, et épousa Harmonie, soeur d'Iasion, et non soeur de Mars, comme le prétendent les mythologues grecs.

XLIX. Ce fut le premier festin de noces auquel les dieux assistèrent. Cérès, éprise d'Iasion, apporta le blé en présent de noces, Mercure la lyre, Minerve son fameux collier, un voile et des flûtes ; Electre apporta les instruments avec lesquels on célèbre les mystères de la grande mère des dieux, les cymbales et les tympanons des Orgies. Apollon joua de la lyre ; les Muses, de leurs flûtes, et les autres dieux ajoutèrent à la magnificence de ce mariage par des acclamations de joie. Ensuite, Cadmus, selon l'ordre d'un oracle, vint fonder Thèbes, en Béotie. Iasion épousa Cybèle et eu eut un fils nommé Corybas. Après la réception d'Iasion au rang des dieux, Dardanus, Cybèle et Corybas apportant en Asie le culte de la mère des dieux, vinrent aborder en Phrygie. Cybèle fut d'abord mariée à Olympus, qui la rendit mère d'Alée, et elle donna à cette déesse son nom de Cybèle. Corybas, de son côté, donna le sien aux Corybantes, qui célèbrent le culte de la Mère avec une sainte fureur ; il épousa ensuite Thébé, fille de Cilix. C'est avec ce culte que les flûtes furent introduites en Phrygie. La lyre de Mercure fut transportée dans la ville de Lyrnessus. Achille s'en empara plus tard, au sac de cette ville. Les mythes disent que Plutus fut fils d'Iasion et de Cérès ; mais le vrai sens est que Cérès, par suite de sa liaison avec Iasion, lui avait donné, aux noces d'Harmonie, le blé, source des richesses. Mais les détails des cérémonies saintes, ou ne les révèle qu'aux initiés. On préconise l'apparition de ces dieux comme un secours inattendu pour les initiés qui les invoquent dans les périls. On dit que ceux qui participent à ces mystères sont plus pieux, plus justes et en tout meilleurs. C'est pourquoi les plus célèbres des anciens héros et des demi-dieux furent jaloux de s'y faire initier. Iasion, les Dioscures, Hercule et Orphée, qui y étaient initiés, ont réussi dans toutes leurs entreprises, grâce à l'assistance des dieux.

L. L'histoire de Samothrace nous conduit naturellement à celle de Naxos. Cette île, qui s'appela d'abord Strongyle, eut pour premiers habitants les Thraces, et voici à quelle occasion. Selon les mythologues, Borée eut pour fils Lycurgue et Butès, de deux mères différentes. Butès, le plus jeune, dressa des embûches à son frère ; mais la chose se découvrit, et il ne reçut de son père d'autre punition que l'ordre de s'embarquer avec ses complices, et de chercher un autre pays pour demeure. Butès, avec les Thraces, ses complices, se mit en mer, fit voile à travers les Cyclades, et vint occuper l'île de Strongyle, où ils vécurent, lui et ses compagnons, des brigandages qu'ils exerçaient sur beaucoup de navigateurs. Mais comme ils n'avaient point de femmes, ils allèrent en enlever dans le pays du voisinage Les Cyclades étaient alors les unes entièrement désertes, les autres peu habitées. Ils tentèrent donc de plus longues courses ; repoussés de l'Eubée, ils abordèrent en Thessalie. Butès et ses compagnons descendirent à terre et rencontrèrent les nourrices de Bacchus qui célébraient les Orgies près du mont Drios, dans l'Achaïe Phthiotide. La troupe de Butès étant tombée sur ces femmes, les unes s'enfuirent en jetant à la mer les apprêts des sacrifices, et les autres se réfugièrent sur le mont Drios. Cependant une d'elles, nommée Coronis, fut saisie et violée par Butès. Pour être vengée de cet affront, elle implora le secours de Bacchus. Ce dieu frappa Butès d'une frénésie qui fit qu'il se précipita dans un puits et mourut. Cependant, les Thraces enlevèrent quelques autres femmes, dont les plus distinguées furent Iphimédée, femme d'Aloéus et sa fille Pancratis, et ils retournèrent avec leur ploie à Strongyle. Là, ils choisirent pour roi, à la place de Butès, Agassaménus, et lui donnèrent pour femme la belle Pancratis, fille d'Aloéus. Avant cette élection, les chefs les plus illustres, Sicélus et Hécétor, s'étaient tués l'un l'autre, en se disputant cette princesse. Quant à Iphimédée, Agassaménus la lit épouser à un de ses amis qu'il avait nommé son lieutenant.

LI. Cependant, Aloéus envoya ses fils, Otus et Ephialte, à la recherche de sa femme et de sa fille. Ils abordèrent dans Strongyle, vainquirent les Thraces et prirent leur ville d'assaut. Pancratis mourut quelque temps après ; Otus et Ephialte entreprirent de s'établir dans l'île, et de régner sur les Thraces. Ils changèrent alors le nom de Strongyle en celui de Dia. A la suite des dissensions qui s'étaient élevées entre eux, Otus et Ephialte se livrèrent une bataille, et, après avoir perdu beaucoup de monde, ils se tuèrent l'un l'autre ; ils furent par la suite honorés par les habitants comme des héros. Les Thraces avaient occupé cette île plus de deux cents ans, lorsqu'une grande sécheresse la leur fit quitter. Les Cariens, émigrés du pays qu'on appelle aujourd'hui Lamie, vinrent habiter l'île de Dia ; leur roi Naxius, fils de Polémon, changea le none de Dia en celui de Naxos, tiré du sien. Naxius, homme vertueux et célèbre, laissa un fils, Leucippe : le fils de celui-ci, nommé Smerdius, devint roi de l'île. C'est sous le règne de ce roi que Thésée vint de Crète à Naxos avec Ariane, et qu'il fut reçu avec hospitalité par les insulaires. Et c'est là que Thésée vit dans un songe Bacchus lui ordonner avec des menaces de renoncer à Ariane. Thésée l'abandonna et se rembarqua. Bacchus transporta Ariane nuitamment sur le mont Drios. Le dieu disparut aussitôt, et Ariane n'a plus été vue depuis.

LII. D'après leurs traditions, les Naxiens prétendent que Bacchus a été élevé chez eux, que leur île lui a toujours été très chère, et qu'elle est appelée par quelques-uns Dionysias. Ils racontent que Sémélé ayant été frappée par la foudre avant le terme de sa grossesse, Jupiter prit le foetus et le cousit dans sa cuisse ; que le terme de la naissance étant arrivé, il déposa cet enfant à Naxos pour le cacher à Junon, et qu'il le donna à nourrir à trois nymphes de cette île, Philia, Coronis et Cléis. Ils ajoutent que Jupiter frappa Sémélé par la foudre avant son accouchement, afin que l'enfant né de deux immortels reçût l'immortalité dès sa naissance. Les Naxiens furent, selon la même tradition, récompensés de l'éducation qu'ils avaient donnée à Bacchus. En effet, leur île a joui de la prospérité ; ils ont mis sur pied de grandes forces maritimes. Ce furent eux qui les premiers se détachèrent de l'alliance de Xerxès ; ils contribuèrent par un combat naval à la défaite du Barbare, et se distinguèrent à la bataille de Platée. Enfin le vin de Naxos est d'excellente qualité, ce qui est encore un indice de l'affection de Bacchus pour cette île.

LIII. L'île de Syme, autrefois déserte, eut pour premiers habitants les compagnons de Triops ; ils y arrivèrent sous la conduite de Chthonius, fils de Neptune et de Syme, de laquelle l'île a tiré son nom. Plus tard, le beau Nirée, fils de Charopus et d'Aglaïa, devint roi de cette île ; il fut aussi maître d'une partie de la Cnidie ; ce fut lui qui accompagna Agamemnon à la guerre de Troie. Après cette guerre, les Cariens occupèrent l'île de Syme, à l'époque où ils étaient maîtres de la mer. La sécheresse la leur ayant fait depuis abandonner, ils se retirèrent dans un lieu nominé Uranium, et Syme demeura déserte jusqu'à ce qu'une flotte de Lacédémoniens et d'Agriens aborda dans ce pays. Voici comment elle fut plus tard repeuplée : Nausus, l'un de ceux qui faisaient partie de la colonie d'Hippotès, rassembla ceux qui étaient arrivés trop tard pour participer à la distribution des terres, et alla avec eux s'établir dans l'île déserte de Syme. Quelque temps après, d'autres colons y arrivèrent sous la conduite de Xuthus ; Nausus les admit aux droits de cité et au partage du territoire, et l'île fut ainsi repeuplée. On dit que les Cnidiens et des Rhodiens tirent partie de cette colonie.

LIV. Les îles de Calydna et de Nisyros ont été primitivement habitées par des Cariens. Dans la suite, Thessalus, fils d'Hercule, conquit l'une et l'autre. C'est pourquoi Antiphus et Phidippe, rois de Cos, se trouvèrent, pendant la guerre de Troie, à la tête des troupes fournies par ces îles. Au retour de Troie, quatre des vaisseaux d'Agamemnon furent jetés à Calydna, et l'équipage, mêlé aux habitants, s'établit dans l'île. Les anciens habitants de Nisyros avaient péri par des tremblements de terre ; elle fut plus tard, ainsi que Calydna, repeuplée par des habitants de Cos. Cette population ayant été, par la suite, à son tour détruite, elle fut régénérée par une colonie de Rhodiens. L'île de Carpathos eut pour premiers habitants quelques compagnons de Minos, à l'époque où ce roi eut, le premier parmi les Grecs, l'empire de la mer ; et, plusieurs générations après lui, Iolcos, fils de Démoléon, Argien d'origine, envoya, d'après l'ordre d'un oracle, une colonie à Carpathos.

LV. L'île de Rhodes eut pour premiers habitants les Telchines. Selon la tradition mythologique, ils étaient fils de la Mer, et furent, avec Caphira, fille de l'Océan, chargés d'élever Neptune qu'au moment de sa naissance Rhéa leur avait confié. Ils ont inventé plusieurs arts et fait connaître quelques autres découvertes utiles aux hommes. Ils passent pour avoir les premiers fabriqué des statues de dieux : et, en effet, quelques anciennes statues portent leur nom. Ainsi, il y a chez les Lindiens un Apollon telchinien, chez les Jalysiens une Junon et des nymphes telchiniennes, et une autre Junon de même nom chez les Camiriens. Les Telchiniens passaient aussi pour des enchanteurs : on dit qu'ils avaient le pouvoir d'amener les nuages, d'attirer la pluie, la grêle et la neige. Ils faisaient des prodiges comme les magiciens. Ils changeaient de forme à leur gré, et faisaient un secret de leurs arts. Neptune, parvenu à l'âge viril, aima Halia, soeur des Telchines ; il en eut six fils et une fille nommée Rhodes qui donna son nom à l'île. A cette époque naquirent les Géants, dans la partie orientale. Après avoir vaincu les Titans, Jupiter aima une nymphe, nommée Himalia, et en eut trois fils, Spartée, Cronius et Cytus. Dans le temps où ceux-ci étaient encore jeunes, Vénus, venant de Cythère dans l'île de Cypre, voulut aborder à Rhodes ; mais les insolents fils de Neptune l'en empêchèrent ; la déesse, irritée, les jeta dans une frénésie, pendant laquelle ils violèrent leur propre mère et maltraitèrent les habitants. Apprenant leurs crimes, Neptune, pour cacher sa honte, enferma ses fils dans le sein de la terre, où on leur donna depuis le nom de démons de l'Orient. Halia, leur mère, se précipita dans l'Océan, fut appelée Leucothée et reçut des habitants les honneurs divins.

LVI. Dans la suite des temps, les Telchines, prévoyant un déluge, quittèrent l'île et se dispersèrent. L'un d'eux, Lycus, vint en Lycie : il construisit, aux bords du fleuve Xanthus, le temple d'Apollon Lycien. Les autres périrent au moment du déluge, dont les eaux couvraient toutes les campagnes de l'île. Quelques-uns cependant parvinrent à se sauver sur les montagnes, et, entre autres, les fils de Jupiter. Enfin Hélius, épris de Rhodes, dessécha l'île et lui donna le nom de celle qu'il aimait. Le vrai sens de ce mythe est que le terrain de l'île avant été primitivement marécageux, le Soleil (Hélius) le dessécha en grande partie, et rendit la terre si féconde qu'il en sortit les Héliades au nombre de sept, et les autres peuples autochthones. C'est pourquoi l'île de Rhodes a été consacrée au Soleil, et ses habitants vénèrent plus que les autres dieux Hélius, qu'ils considèrent comme l'auteur de leur race. Les sept fils d'Hélius furent Ochimus, Cercaphus, Macar, Actis, Ténagès, Triopas et Candalus. Hélius n'eut qu'une seule fille, nommée Electryone, qui mourut vierge et reçut des Rhodiens les honneurs héroïques. Lorsque les Héliades eurent atteint l'âge viril, Hélius leur prédit que Minerve habiterait parmi ceux qui les premiers lui offriraient des sacrifices, et il fit la même prédiction aux habitants de l'Attique ; les Héliades oublièrent, dans leur précipitation, d'apporter d'abord le feu et d'y mettre ensuite la victime ; au lieu que Cécrops, roi des Athéniens, plaça la victime sur le feu qu'il avait d'abord apporté, et accomplit le sacrifice. Aussi conserve-t-on, à ce que l'on dit, encore aujourd'hui à Rhodes quelques rites particuliers dans les sacrifices ; et on y trouve la statue de la déesse. Voilà ce que quelques-uns, et particulièrement Zénon, l'historien de Rhodes, rapportent des anciennes traditions des Rhodiens.

LVII. Les Héliades se distinguèrent des autres hommes par leur instruction et surtout par leurs connaissances en astrologie. Ils tirent plusieurs découvertes utiles à la navigation et réglèrent ce qui concerne les saisons. Ténagès, qui avait le plus de talent naturel, périt par la jalousie de ses frères. Le crime ayant été découvert, tous les coupables prirent la fuite. Macar se retira à Lesbos, et Candalus à Cos. Astis aborda en Egypte, et fonda la ville à laquelle il donna le nom d'Héliopolis. Les Egyptiens apprirent de lui les théorèmes de l'astronomie. Ensuite, arriva en Grèce un déluge qui fit périr, par une inondation, la plupart des hommes, ainsi que leurs monuments littéraires. Les Egyptiens, profitant de cette circonstance, se sont approprié les connaissances astronomiques, et les Grecs, dans l'ignorance des lettres, ne trouvant rien à leur opposer, l'opinion prévalut que les Egyptiens avaient les premiers observé le cours des astres. Les Athéniens, quoiqu'ils eussent fondé en Egypte la ville de Saïs, restèrent dans la même ignorance à cause du déluge. Par suite de ces souvenirs effacés, on regarda, plusieurs générations après, Cadmus, fils d'Agéuor, comme ayant le premier apporté les lettres de la Phénicie en Grèce ; et les Grecs, en raison de leur ignorance, ne passèrent que pour avoir, par la suite, ajouté à ces lettres quelques perfectionnements. Triopas aborda dans la Carie et vint occuper le promontoire appelé, d'après lui, Triopium. Quant aux autres fils d'Hélius qui n'avaient point trempé dans le meurtre de leur frère, ils demeurèrent à Rhodes et construisirent la ville d'Achaïa, dans la Jalysie, où ils étaient établis. L'aîné, Ochimus, roi de l'île, épousa Hégétorie, une des nymphes du pays. Il en eut pour fille Cydippe, qui changea ensuite sou nom en celui de Cyrbé. Cercaphus l'épousa et succéda à la couronne de son frère ; après sa mort, Cercaphus eut pour successeurs ses trois fils Lyndus, Jalysus et Camirus. Pendant leur règne, la mer déborda et rendit déserte la ville de Cyrbé ; ils se partagèrent le territoire, et chacun y fonda une ville de son nom.

LVIII. A cette même époque, Danaüs fuyait de l'Egypte avec ses filles. Il vint aborder à Lindus, dans l'île de Rhodes. Bien accueilli des habitants, il éleva un temple à Minerve, et consacra une statue à la déesse. Des filles de Danaüs, trois moururent pendant leur séjour à Lindus ; les autres débarquèrent avec leur père à Argos. Ce fut peu de temps après que Cadmus, cherchant Europe, par ordre du roi Agénor, son père, aborda à Rhodes. Assailli, pendant la traversée, par une violente tempête, il avait fait voeu d'élever un temple à Neptune. Il construisit donc ce temple dans l'île de Rhodes, et laissa quelques Phéniciens pour le desservir. Ceux-ci se mêlèrent aux Jalysiens, partagèrent leurs droits de cité ; c'est parmi eux que sont pris leurs successeurs au sacerdoce. Cadmus honora aussi par des offrandes la Minerve Lindienne ; parmi ces offrandes se trouva un magnifique bassin d'airain fabriqué à la façon antique. Ce bassin portait une inscription tracée en caractères phéniciens qu'on dit avoir été primitivement transportés de la Phénicie en Grèce. La terre de Rhodes produisit dans la suite d'énormes serpents qui dévorèrent un grand nombre d'habitants. Ceux qui avaient échappé à ces animaux envoyèrent à Délos consulter le dieu sur le moyen de détourner le fléau : Apollon leur ordonna d'accueillir Phorbas et ses compagnons, et d'habiter avec eux l'île de Rhodes. Phorbas, fils de Lapithus, demeurait alors en Thessalie avec sa troupe, cherchant un pays pour s'y établir. Les Rhodiens le firent donc venir, selon l'ordre de l'oracle, et lui donnèrent une partie de leur territoire. Phorbas extermina les serpents, et, ayant délivré Rhodes de ce fléau, il y fixa sa demeure. Il se conduisit, dans d'autres circonstances, en homme de bien, et obtint, après sa mort, les honneurs héroïques.

LIX. Quelque temps après, Althémène, fils de Catrée, roi de Crète, étant allé consulter l'oracle sur divers sujets, il reçut en réponse qu'il était condamné par le destin à tuer son père de sa propre main. Pour prévenir ce forfait, il s'exila lui-même de Crète, et s'embarqua avec une troupe de volontaires. Il aborda à Camire, dans l'île de Rhodes, et éleva sur le mont Atabyre le temple de Jupiter Atabyrien. Ce temple, placé sur une hauteur d'où l'on aperçoit Crète, est encore aujourd'hui en grande véneration. Althémène s'établit donc avec ses compagnons à Camire, et fut honoré des habitants. Cependant, Catrée, son père, qui n'avait point d'autre enfant mâle, et qui aimait beaucoup Althémène, fit voile pour Rhodes, impatient de trouver son fils et de le ramener en Crète. Mais, poussé par la fatalité du destin, Catrée débarqua la nuit dans Rhodes, et sa descente ayant excité du tumulte, il en vint à un combat avec les habitants. Althémène, arrivé à leur secours, lança son javelot, atteignit son père et le tua sans le savoir. Quand la chose fut connue, Althémène ne put supporter la grandeur de son infortune, et, fuyant la rencontre et la société des hommes, il erra seul dans les lieux déserts où il s'était retiré, et mourut de chagrin. Dans la suite, il reçut des Rhodiens, conformément à un oracle, les honneurs héroïques. Peu de temps avant la guerre de Troie, Tlépolème, fils d'Hercule, s'exila d'Argos pour avoir tué involontairement Licymnius. Après avoir consulté l'oracle sur la fondation d'une colonie, il aborda avec quelques compagnons dans Rhodes, où il fut bien accueilli des habitants, et y établit sa demeure. Devenu roi de toute file, il en partagea également le territoire et gouverna avec justice. Enfin, marchant avec Agamemnon contre Troie, il laissa le gouvernement de l'île à Butas qui l'avait suivi lorsqu'il s'exila d'Argos. Tlépolème s'illustra dans cette guerre, et mourut dans la Troade.

LX. Comme l'histoire de Rhodes se rattache en partie à celle de la Chersonèse, située en face de cette île, j'ai jugé à propos de m'arrêter sur cette dernière. La Chersonèse, selon quelques-uns, a pris anciennement ce nom de sa forme qui est celle d'un isthme. Mais, selon d'autres écrivains, c'est un roi du pays qui lui a laissé ce nom. Peu de temps après le règne de ce roi, cinq Curètes passèrent de la Crète dans la Chersonèse : ils descendaient, dit-on, de ceux qui, ayant reçu Jupiter des mains de Rhéa sa mère, l'avaient nourri sur les monts Idéens, en Crète. Arrivés avec une flotte nombreuse, ils chassèrent les Cariens, habitants de la Chersonèse, divisèrent le territoire en cinq parties, et chacun bâtit dans celle qui lui était échue en partage une ville à laquelle il donna son nom. Peu de temps après, Io, fille d'Inachus, roi d'Argos, ayant disparu, son père fit partir un de ses généraux, nommé Cyrnus, avec une flotte considérable et lui ordonna de chercher Io en tout lieu, et de ne point revenir sans s'en être emparé. Cyrnus, après avoir parcouru beaucoup de contrées de la terre sans la trouver, aborda dans la Chersonèse en Carie. Renonçant au retour dans sa patrie, il s'établit dans la Chersonèse, parvint, moitié par force et moitié par persuasion, à se faire proclamer roi d'une partie de la contrée, où il fonda la ville qu'il appela de son nom, Cyrnus. Son règne était populaire, et il fut très estimé de ses concitoyens.

LXI. Après ce temps-là, Triopas, un des fils du Soleil et de Rhodus, exilé à cause du meurtre de son frère Ténagès, arriva dans la Chersonèse. Là, avant été purifié de son crime par le roi Melisée, il s'embarqua pour la Thessalie, afin d'offrir son alliance aux enfants de Deucalion. Il les aida à chasser de la Thessalie les Pélasges, et obtint en partage le champ appelé Dotium. Là, il abattit le temple de Cérès et en employa les matériaux pour se construire un palais. Exécré par les habitants à cause de ce sacrilège, il quitta la Thessalie et vint avec plusieurs de ses anciens compagnons se réfugier dans la Cnidie. Il y construisit un fort qui fut nommé, d'après lui, Triopium. Il passa ensuite dans la Chersonèse, et en prit possession aussi bien que d'une partie de la Carie limitrophe. Beaucoup d'historiens et de poètes ne sont pas d'accord sur l'origine de Triopas. Car quelques-uns le disent fils de Neptune et de Canacé, fille d'Eole, tandis que, selon d'autres, il était fils de Lapithus, né d'Apollon, et de Stilbé, fille de Penéus.

LXII. Il y a dans Castabus, ville de la Chersonèse, un temple consacré à Hémithée, dont il ne faut pas omettre l'histoire. Les traditions varient beaucoup à ce sujet ; nous ferons connaître celle qui est la plus accréditée auprès des habitants mêmes du pays. Staphylus et Chrysothemis eurent trois filles : Molpadia, Rhoïo et Parthenos. Rhoïo fut aimée d'Apollon et devint enceinte. Son père, irrité, lui reprocha d'avoir été déshonorée par un homme ; il enferma donc sa fille dans une caisse et la jeta à la mer. La caisse ayant été apportée par les flots à Délos, Rhoïo accoucha d'un enfant mâle qu'elle nomma Anius. Sauvée contre toute attente, elle déposa l'enfant sur l'autel d'Apollon, et implora le dieu afin de le conserver s'il le reconnaissait pour son fils. Apollon cacha l'enfant ; ensuite, songeant à son éducation, il lui enseigna l'art divinatoire, ce qui lui attira de grands honneurs. Molpadia et Parthenos, soeurs de Rhoïo séduite, chargées un jour de garder le vin de leur père, boisson qui venait d'être découverte parmi les hommes, tombèrent dans un profond sommeil ; en ce moment, des pourceaux qu'on nourrissait dans la maison brisèrent le vase de terre contenant ce vin, qui fut ainsi perdu. Ces filles, voyant ce qui était arrivé et redoutant la brusquerie de leur père, s'enfuirent au bord de la mer et s'y précipitèrent du haut des rochers. Apollon, qui s'intéressait à ces filles à cause de leur soeur, les reçut dans leur chute et les transporta dans les villes de la Chersonèse ; Parthenos est vénérée à Bubaste où elle a son temple, et Molpadia à Castabus, où, à cause de l'apparition du dieu qui l'avait secourue, elle prit le nom d'Hémithée, et est vénérée de tous les habitants de la Chersonèse. En souvenir de l'aventure du vin, pendant les sacrifices qu'on lui offre, on fait les libations avec de l'hydromel, et il est défendu à tout homme qui a touché un porc ou mangé de sa chair d'entrer dans le temple d'Hémithée.

LXIII. La prospérité du temple d'Hémithée s'est accrue, dans la suite, au point que non seulement ce temple est particulièrement révéré des habitants du pays, mais encore on s'y rend de fort loin pour y faire de pompeux sacrifices et de magnifiques offrandes. Bien plus, les Perses, maîtres de l'Asie, et qui ont pillé tous les temples des Grecs, ont respecté le seul temple d'Hémithée. Les brigands mêmes, qui pourtant n'épargnent rien, se sont abstenus de violer ce sanctuaire, bien qu'il ne fût pas fortifié et qu'on pût le piller impunément. On rattache l'origine de ce culte célèbre à l'intérêt commun des hommes. En effet, la déesse apparaissait en songe aux malades, leur indiquait clairement les moyens de guérison : beaucoup d'infirmes, atteints de maladies désespérées, ont ainsi recouvré la santé ; en outre, la déesse est propice aux femmes dont les accouchements sont laborieux, et elle en écarte les dangers. Aussi son temple est-il rempli d'offrandes qu'on y conserve depuis les temps antiques ; et ces offrandes sont gardées, non par une garnison, ni par une forte muraille, mais par une superstition religieuse invétérée. Nous en avons assez dit sur Rhodes et la Chersonèse.

LXIV. Nous allons maintenant parler de l'île de Crète. Les habitants de cette île disent que leurs premiers ancêtres, appelés Etéocrètes, étaient autochthones. Leur roi, nommé Crès, fit dans l'île un grand nombre d'inventions très utiles à la société des hommes. Selon leur mythologie, la plupart des dieux sont nés chez eux et ont obtenu par leurs bienfaits les honneurs immortels. Nous rapporterons ici ces traditions en abrégé, sur l'autorité des plus célèbres historiens de la Crète. Les premiers habitants de Crète, dont la mémoire se soit conservée, demeuraient aux environs du mont Ida, et s'appelaient Dactyles idéens. Suivant les uns, ils étaient au nombre de cent ; mais selon d'autres, ils n'étaient que dix, c'est-à-dire en nombre égal aux doigts des deux mains. Quelques historiens, au nombre desquels est Ephore, soutiennent que les Dactyles idéens sont nés sur le mont Ida en Phrygie, et qu'ils passèrent avec Minos en Europe. Magiciens, ils se livraient aux enchantements, aux initiations et aux mystères ; et pendant leur séjour à Samothrace, ils n'étonnèrent pas médiocrement les habitants par leurs prestiges. Orphée, né avec un talent remarquable pour la poésie et le chant, fut dans ce temps-là leur disciple, et introduisit le premier en Grèce les initiations et les mystères. Les Dactyles idéens passent pour avoir fait connaître l'usage du feu et découvert le cuivre et le fer, ainsi que l'art de travailler ces métaux, dans la contrée des Aptéréens, près du mont Bérécynthe ; auteurs de ces grands bienfaits, ils obtinrent les honneurs divins. On rapporte que l'un d'eux, plus renommé que les autres, fut nommé Hercule ; il institua les jeux olympiques, et c'est par une similitude de noms que la postérité rapporta l'institution des jeux olympiques à Hercule, fils d'Alcmène. Des preuves de ce fait se trouvent dans les paroles magiques et les amulettes que beaucoup de femmes attribuent encore aujourd'hui à ce dieu, comme s'il avait été versé dans les mystères sacrés ; ce qui s'éloigne complètement du caractère d'Hercule, fils d'Alcmène.

LXV. Après les Dactyles idéens, il y eut neuf Curètes. Quelques mythologues les disent enfants de la Terre, d'autres les regardent comme les descendants des Dactyles. Ils habitaient les lieux boisés et abrupts des montagnes ; en un mot, on leur supposait des refuges naturels, parce qu'on n'a jamais découvert les constructions de leurs demeures. Doués d'une grande intelligence, ils ont fait connaître beaucoup d'inventions utiles. Ils ont les premiers rassemblé des troupeaux de brebis, ils ont apprivoisé d'autres genres de bestiaux pour le service des hommes, et enseigné l'éducation des abeilles ; ils ont introduit l'usage de l'arc et l'art de la chasse ; ils ont été les fondateurs de la vie commune et d'une société réglée. Ils ont inventé l'épée, le casque et les danses militaires : c'est par le bruit de ces danses qu'ils trompèrent Saturne, lorsque Rhéa leur donna à nourrir Jupiter, à l'insu de son père Cronos. Pour raconter cette histoire en détail, nous devons la reprendre d'un peu plus haut.

LXVI. Suivant la mythologie des Crétois, les Titans vivaient du temps des Curètes. Ils habitaient d'abord le pays des Cnossiens, où l'on montre encore aujourd'hui les fondements de l'édifice de Rhéa et un bois de cyprès anciennement plantés. Leur famille était composée de six hommes et de cinq femmes, tous enfants d'Uranus et de la Terre ; ou, selon d'autres, d'un des Curètes et de Titéa, qui leur laissa son nom. Les enfants mâles étaient Saturne, Hypérion, Coïus, Iapet, Crius et Océanus. Les filles étaient Rhéa, Thémis, Mnémosyne, Phoebé et Téthys. Chacun des Titans fut l'auteur de quelque découverte utile aux hommes ; ce qui leur valut un souvenir et des honneurs immortels. Saturne, l'aîné de tous, devint roi, et, après avoir adouci les moeurs de ses sujets, qui vivaient auparavant à l'état sauvage, il acquit une grande réputation. Il visita beaucoup de lieux de la terre et introduisit partout la justice et la simplicité des moeurs ; les hommes qui ont vécu sous le règne de Saturne passent pour avoir été doux, exempts de vices et parfaitement heureux. Il a régné surtout dans les pays de l'occident, où sa mémoire est en très grande vénération. En effet, jusque dans ces derniers temps, les Romains, les Carthaginois lorsque leur ville subsistait encore, et tous les peuples de ces contrées, célébraient des fétes et des sacrifices en son honneur, et plusieurs lieux ont pris le nom de Saturne. La stricte observation des lois fit que personne ne commit d'injustice ; et les sujets de Saturne goûtèrent sans obstacle tous les plaisirs d'une vie heureuse. Le poète Hésiode le témoigne dans ces vers : «Dans le temps où Saturne régnait dans le ciel, les hommes vivaient heureux comme les immortels, sans souci, sans labeur, sans misère, et ne vieillissaient point ; leurs mains et leurs pieds étaient toujours vigoureux ; ils se réjouissaient dans les festins, loin de tous les maux ; ils mouraient comme surpris par le sommeil. Ils avaient tous les biens en abondance. La terre donnait du blé sans culture. Leurs travaux se partageaient entre eux volontairement et sans trouble. Ils étaient riches en fruits et chers aux dieux». Voilà ce que les mythologues racontent de Saturne.

LXVII. Hypérion passe pour avoir reconnu par une observation exacte les mouvements du soleil, de la lune et des autres astres, ainsi que les saisons subordonnées à ces mouvements ; et il transmit ces connaissances aux autres hommes. On l'appelle le Père des astres, parce qu'il est l'auteur des premières observations astronomiques. Latone fut fille de Coïus et de Phoebé. Iapet fut père de Prométhée, qui, selon quelques mythographes, déroba aux dieux le feu pour en faire présent aux hommes ; ce qui veut dire que Prométhée a découvert les matières combustibles avec lesquelles on produit le feu. Parmi les Titanides, on attribue à Mnémosyne l'art du raisonnement : elle imposa des noms à tous les êtres, ce qui nous permet de les distinguer et de converser entre nous ; mais ces inventions sont aussi attribuées à Mercure. On doit aussi à Mnémosyne les moyens de rappeler la mémoire des choses passées dont nous voulons nous ressouvenir, ainsi que son nom l'indique déjà. Thémis, la première, fit connaître l'art divinatoire, les sacrifices, les cérémonies du culte des dieux, la justice et la paix : c'est pourquoi on appelle Thesmophylaques ou Thesmothètes ceux qui veillent au culte des dieux et au maintien des lois. Lorsqu'Apollon doit rendre un oracle, nous disons qu'il themistise, de Thémis, qui passe pour avoir inventé les oracles. Ainsi, les dieux, par les bienfaits dont ils ont comblé le genre humain, non seulement ont mérité les honneurs immortels, mais encore ils passent pour avoir les premiers habité l'Olympe, après avoir quitté le séjour des hommes.

LXVIII. De Saturne et de Rhéa naquirent Vesta, Cérès, Junon, Jupiter, Neptune et Pluton. Vesta inventa la construction des maisons ; en reconnaissance de ce bienfait, on vénère dans toutes les maisons l'image de cette déesse, et on célèbre des sacrifices en son honneur. Cérès a la première enseigné aux hommes à semer, à cultiver et à moissonner le blé, qui croissait autrefois confondu avec les autres herbes des champs. Elle avait découvert le blé avant de mettre au monde Proserpine. Mais, après la naissance et le rapt de Proserpine par Pluton, elle brûla toutes les moissons, par haine contre Jupiter et dans la douleur d'avoir perdu sa fille. Cependant elle se réconcilia avec Jupiter dès qu'elle eut retrouvé Proserpine, et communiqua la culture du blé à Triptolème, fils de Jupiter, avec l'ordre d'en faire part à tous les hommes. Quelques-uns disent aussi qu'elle institua des lois d'après lesquelles les hommes s'habituaient à se rendre justice les uns aux autres ; et qui la déesse reçut d'eux le surnom de Thesmophore. En reconnaissance de si grands bienfaits, on lui accorda les plus grands honneurs, les sacrifices et les fêtes les plus magnifiques, non seulement chez les Grecs, mais encore chez presque tous les Barbares qui connaissent l'usage du blé.

LXIX. Beaucoup de peuples se disputent l'honneur d'avoir les premiers possédé Cérès et les dons qu'elle a apportés. Ainsi les Egyptiens soutiennent que Cérès et Isis sont une même divinité ; et qu'elle a la première apporté le blé en Egypte, dont les champs sont fertilisés par les eaux du Nil et la température d'un climat propice. Les Athéniens prétendent également que le blé a été découvert chez eux, bien qu'ils ne nient pas qu'on en ait apporté d'autre part dans l'Attique. En effet, Eleusis, où l'on fit jadis venir le premier blé de l'étranger, a tiré son nom de cette circonstance. Enfin, les Siciliens, dont l'île est consacrée à Cérès et à Proserpine, disent qu'il est naturel que la déesse ait gratifié de ce don les habitants du pays dont le séjour lui était le plus cher ; et qu'il est absurde de croire qu'après s'être établie dans un pays auquel il ne manque rien, elle ne l'eût fait participer que le dernier à un tel bienfait. En effet, c'est en Sicile que, selon le témoignage universel, a eu lieu le rapt de Proserpine ; et le territoire de cette île est le plus propre à la culture du blé ; ce qui a fait dire au poète : Là croissent, sans semaine et sans culture, l'orge et le froment. Voilà ce que les mythologues racontent de Cérès.

Quant aux autres enfants de Saturne et de Rhéa, les Crétois rapportent que Neptune est le premier qui s'occupa de travaux maritimes, et équipa des flottes dont Saturne lui donna le commandement. C'est pourquoi il était considéré, par la suite, comme le maître de la mer, et les navigateurs le vénéraient par des sacrifices. On attribue aussi à Neptune l'art de dompter les chevaux et l'enseignement de l'équitation ; ce qui lui a valu le surnom d'Hippius. Pluton établit le premier l'usage de la sépulture et les funérailles avec lesquelles ou honore les morts, dont ou ne prenait jadis aucun soin. C'est pourquoi on lui attribua de toute antiquité l'empire des morts.

LXX. On n'est pas d'accord sur la naissance et la royauté de Jupiter. Selon les uns, Jupiter, sans avoir employé aucune violence contre Saturne, succéda à son père lorsque celui-ci échangea la terre contre le séjour des immortels, et acquit ainsi légitimement le trône. Mais selon d'autres mythologues, un oracle avait prédit à Saturne, au moment de la naissance de Jupiter, que l'enfant arracherait le sceptre des mains de son père. Aussi Saturne fit-il plusieurs fois disparaître ses enfants dès leur naissance. Rhéa, indignée et ne pouvant faire changer son mari de résolution, cacha sur le mont Dictée Jupiter, dont elle venait d'accoucher, et le donna à nourrir aux Curètes qui habitaient autour du mont Ida ; ceux-ci le transportèrent dans un antre et le remirent à des nymphes, en leur recommandant de mettre tous leurs soins à l'éducation de cet enfant. Ces nymphes le nourrirent d'un mélange de miel et de lait, et le firent allaiter par une chèvre nommée Amalthée. Il reste encore aujourd'hui dans l'île de Crète plusieurs indices de la naissance et de l'éducation de Jupiter. Ainsi, on raconte que, lorsque les Curètes emportaient l'enfant nouveau-né, le cordon ombilical tomba auprès du fleuve Triton ; que cet endroit fut, à cause de cet événement, consacré sous le nom d'Omphalos, et la campagne environnante appelée Omphalium. L'antre du mont Ida, où le dieu a été nourri, est également un lieu sacré, ainsi que les prés qui l'entourent. Nous ne devons pas omettre un fait fort singulier que l'on raconte des abeilles. Jupiter, pour perpétuer le souvenir de son séjour sur le mont Ida, changea leur couleur naturelle en une teinte jaune d'airain. Comme cette montagne est très haute, exposée aux vents et aux neiges, il rendit les abeilles qui s'y trouvaient insensibles à toutes les rigueurs du climat. Pour consacrer la mémoire de la chèvre qui l'avait nourri, il prit le surnom d'Aegiochos. Parvenu à l'âge viril, il établit le premier une ville près de Dicta, qui passe pour le lieu de sa naissance. Quoique cette ville ait été abandonnée depuis, on voit encore aujourd'hui les débris de ses fondations.

LXXI. Jupiter a été sans égal en courage, en intelligence, en équité, enfin en tout genre de vertus. Héritier du royaume de Saturne, il combla les hommes de ses bienfaits. Il leur enseigna le premier à observer entre eux les règles de la justice, à s'abstenir de toute violence, et il établit des tribunaux pour terminer leurs différends. Enfin, par de bonnes lois, il assura la tranquillité publique, gagnant les bons et intimidant les méchants. Il visita presque toute la terre, exterminant les brigands et les impies, et introduisant partout l'égalité et la démocratie. Ou raconte qu'à la même époque il tua les géants Mylinus en Crète, et Typhon en Phrygie. Avant de combattre les Géants en Crète, Jupiter sacrifia au Soleil, au Ciel et à la Terre, et il lut dans les entrailles des victimes le sort qui lui était destiné. Il y vit d'abord la désertion d'une partie de ses ennemis qui devaient passer dans son camp ; l'issue de la lutte confirma ces présages. En effet, Musée abandonna les rangs des ennemis, et il obtint les honneurs qui lui étaient assignés. Mais les dieux détruisirent tous leurs ennemis. Il s'alluma encore d'autres guerres contre les Géants, auprès de Pallène en Macédoine et dans la plaine qui, depuis sa combustion, se nommait Champ Phlegréen, et qu'on appelle aujourd'hui la campagne de Cumes. Jupiter châtia les Géants pour les injures qu'ils faisaient souffrir aux hommes ; car, confiants dans la grandeur démesurée de leur taille et dans leur force corporelle, ils réduisaient en esclavage leurs voisins, désobéissaient aux lois de la justice, et déclaraient la guerre à ceux qui par leurs bienfaits avaient été placés au rang des dieux. Jupiter ne fit pas seulement disparaître les impies et les méchants, il distribua encore des honneurs mérités aux meilleurs des dieux, des héros, et des hommes. Ainsi, c'est par la grandeur de ses bienfaits et l'immensité de sa puissance qu'il a reçu d'un commun accord le royaume éternel et le séjour de l'Olympe.

LXXII. C'est en honneur de Jupiter que l'on a institué les sacrifices qui se célèbrent avec plus de pompe que pour tous les autres dieux ; depuis qu'il habite le ciel, d'après la conviction qui a pénétré dans l'âme de tout le monde, Jupiter est l'arbitre de tout ce qui se passe dans les régions célestes : il est le maître de la pluie, du tonnerre et de la foudre. On l'appelle Zeus parce que les hommes le considèrent comme le principe de la vie, et comme amenant, par les agents environnants, les fruits à leur perfection. On l'appelle aussi Père, parce qu'il veille sur tous les hommes, et qu'il passe pour l'auteur du genre humain. On l'appelle souverain et roi, à cause de l'immensité de son empire, bon conseiller et sage, pour exprimer la prudence de ses conseils. Les mythologues rapportent que Minerve naquit de Jupiter dans l'île de Crète, aux sources du fleuve Triton, d'où elle a tiré le surnom de Tritogénie. On voit encore aujourd'hui auprès de ces sources et dans le lieu même de sa naissance, un temple consacré à cette déesse. Les noces de Jupiter et de Junon furent célébrées dans le territoire des Cnossiens, près du fleuve Thérène, dans un endroit où existe aujourd'hui un temple. Les habitants y célèbrent des sacrifices annuels où l'on représente les antiques cérémonies du mariage. Les déesses nées de Jupiter sont Vénus, les Grâces, Lucine, Diane son aide, et les Heures, savoir, Eunomia, Dicé et Iréné. Les dieux sont Vulcain, Mars, Apollon et Mercure.

LXXIII. Pour immortaliser leur mémoire auprès des hommes, Jupiter communiqua à ces divinités la science de ses inventions et l'honneur de ses découvertes. Il chargea Vénus de veiller sur la jeunesse des jeunes filles prêtes à se marier, ainsi que sur les sacrifices et les cérémonies que les hommes font pendant le mariage. Tous néanmoins sacrifient d'abord à Jupiter Télios et à Junon Télia, considérés comme les principes de toutes choses. Les Grâces reçurent le don d'embellir la figure et de charmer les regards par le maintien de chaque partie du corps ; de plus, elles président à la distribution des bienfaits et à la reconnaissance due aux bienfaiteurs. Lucine a soin des femmes en couches ; aussi est-elle invoquée dans les douleurs de l'enfantement. Diane veille à la première éducation des enfants, auxquels elle procure les aliments convenables, et c'est pourquoi on l'a surnommée Kourotrophos. Chacune des Heures a, suivant son nom, pour attribution, l'ordre de la vie sociale, pour la plus grande utilité des hommes. On attribue à Minerve la culture des oliviers, qu'elle communiqua aux hommes aussi bien que l'usage de leur fruit. Car avant elle l'olivier était laissé inculte parmi les arbres sauvages, et on n'en avait aucun soin. C'est aussi Minerve qui a enseigné la préparation des vêtements et l'architecture ; elle a beaucoup agrandi les autres connaissances humaines. Elle inventa les flûtes et l'emploi de ces instruments dans la musique, ainsi que beaucoup d'autres ouvrages d'art. C'est pourquoi on l'a surnommée Ergane.

LXXIV. Les Muses ont reçu de leur père le don de l'invention des lettres et des compositions poétiques. Quant à ceux qui soutiennent que les Syriens sont les inventeurs des lettres qu'ils ont transmises des Phéniciens aux Grecs, par l'intermédiaire de Cadmus, qui arriva en Europe, et que c'est pourquoi les Grecs nomment Phéniciens les caractères de l'écriture : on leur répond que les Phéniciens n'ont point primitivement inventé les lettes, et que la dénomination que les Grecs leur ont donnée vient de ce que les Phéniciens ont seulement changé le type de ces caractères dont la plupart des hommes se sont servis.

Vulcain fut l'inventeur de tous les ouvrages de fer, de cuivre, d'or, d'argent, enfin de toutes les matières susceptibles d'être travaillées au feu. Il enseigna aussi aux artisans et à tous les hommes les autres usages du feu. C'est pourquoi les artisans invoquent particulièrement ce dieu, lui offrent des sacrifices et lui donnent avec tous les hommes le nom de Vulcain, pour conserver le souvenir immortel d'un si grand bienfait. Mars a le premier fabriqué des armes, équipé des soldats et introduit dans les combats cette ardeur guerrière avec laquelle il exterminait les impies. Apollon passe pour 1'inventeur de la cithare et de son usage en musique. De plus, il a appris aux hommes la science de la médecine, de celle qui se pratique au moyen de l'art divinatoire, et par laquelle on traitait anciennement les malades. Il fut aussi l'inventeur de l'arc et enseigna aux Crétois la manière de s'en servir. Ils donnent à l'arc le surnom de scythique, et les Crétois se piquent le plus d'adresse dans l'exercice de cette arme. Esculape, fils d'Apollon et de Coronis, instruit dans la médecine en grande partie par son père, y ajouta l'intention de la chirurgie, la préparation des remèdes, et la découverte des propriétés des racines. Il fit tellement avancer l'art qu'il en est regardé comme l'auteur et le fondateur.

LXXV. On range dans les attributions de Mercure les fonctions des hérauts en temps de guerre, les traités de paix et les trêves. On lui donne comme emblème de son autorité le caducée que portent les parlementaires, et qui garantit leur sûreté auprès des ennemis. C'est pourquoi on donne à Mercure l'épithète de Commun, puisque les parties belligérantes ont un intérêt commun à faire la paix. On dit aussi que ce dieu a le premier imaginé les mesures, les balances et tous les instruments utiles au commerce ; il a même, le premier, appris à s'approprier furtivement le bien d'autrui. Il passe d'ailleurs pour le héraut des dieux et le meilleur messager ou interprète de leurs ordres. C'est pourquoi on l'appelle Hermès, non qu'il ait inventé les mots et les locutions, comme le prétendent quelques-uns, mais parce qu'il rendait avec clarté et éloquence les messages dont il était chargé. On attribue encore à Mercure l'invention de la palestre et de la lyre à écaille de tortue. Il imagina cet instrument après la lutte d'Apollon et de Marsyas, lorsqu'Apollon vainqueur, s'étant cruellement vengé de son antagoniste, se repentit, brisa les cordes de sa lyre et abandonna pour quelque temps la musique.

Selon les mythes des Crétois, Bacchus est l'inventeur de la culture de la vigne et de la fabrication du vin ; il a enseigné aussi à emmagasiner une multitude de fruits d'automne, destinés à servir longtemps à la nourriture des hommes. Les Crétois prétendent que ce dieu est né chez eux, de Jupiter et de Proserpine ; et qu'Orphée le représente dans les mystères, comme ayant été déchiré par les Titans. Mais il y a eu plusieurs Bacchus dont nous avons ailleurs parlé avec plus de détails. Les Crétois citent comme preuves de la naissance de ce dieu en Crète, les deux îles qu'il a colonisées près des golfes Didymes ; il les a, d'après lui, nommées Dionysiades, ce qu'il n'a fait à aucun autre pays de la terre.

LXXVI. Selon les mêmes mythes, Hercule, fils de Jupiter, est né en Crète bien des années avant que le fils d'Alcmène vînt au monde dans l'Argolide. On ne dit pas quelle était la mère du premier ; on sait seulement que, surpassant tous les hommes en force, il parcourut toute la terre, punissant les malfaiteurs et délivrant les pays des bêtes féroces qui les rendaient inhabitables. Après avoir délivré tous les hommes, il devint lui-même invincible et invulnérable ; et ceux-ci, reconnaissants de ses bienfaits, lui accordèrent les honneurs immortels. Hercule, fils d'Alcmène, beaucoup plus jeune, a pris celui-là pour modèle, et il a atteint l'immortalité par les mêmes voies ; dans la suite des temps, la similitude des noms et l'ignorance du vulgaire ont fait attribuer les exploits de l'ancien Hercule au fils d'Alcmène. Cependant les Crétois reconnaissent que ce premier Hercule a accompli ses principaux exploits en Egypte, où il a reçu les plus grands honneurs et où il a même fondé une ville.

Suivant la même mythologie des Crétois, Britomartis, surnounée Dictynna, naquit à Coeno, en Crète, de Jupiter et de Carmé, fille d'Eubulus, fils de Cérès. Elle inventa les filets de chasse, d'où lui vient le surnom de Dictynna. Elle entretenait un commerce intime avec Diane ; c'est pourquoi quelques-uns ont considéré Dictynne et Diane comme une seule et même déesse ; mais Dictynne est vénérée chez les Crétois par des sacrifices particuliers et par des constructions sacrées. Ainsi, les historiens qui avancent que Dictynne fut ainsi appelée parce qu'elle se cacha dans des filets de pêcheurs, pour se dérober à la passion de Minos, se sont trompés. Car, d'un côté, il n'est point probable qu'une déesse, fille du plus grand des dieux, eût été réduite à implorer le secours des hommes ; et, d'un autre côté, il est injuste de représenter comme un si grand impie Minos, dont la vie sage et irréprochable a mérité tous les éloges.

LXXVII. Plutus naquit de Cérès et d'Iasion, à Tripolus, en Crète. On raconte sa naissance de deux manières. Selon les uns, Iasion ensemença la terre, laquelle ayant été soigneusement cultivée, produisit une si grande quantité de fruits que les hommes, voyant cette fertilité, lui donnèrent le nom de Plutus (Richesse). Aussi est-ce une locution devenue depuis traditionnelle de dire de celui qui a plus de biens qu'il ne lui en faut, qu'il possède Plutus. Suivant d'autres mythologues, Plutus, fils de Cérès et d'Iasion, fut le premier qui eut soin d'amasser des richesses, et de les conserver ; car les hommes de l'ancien temps n'amassaient pas de richesses et ne songeaient pas à les garder.

Tels sont les mythes que les Crétois racontent des divinités qui sont nées dans leur île. Mais ce que nous allons rapporter est, selon eux, la plus grande preuve que les rites des sacrifices et les cérémonies ont été apportés de la Crète dans d'autres pays. Chez les Athéniens, l'initiation aux mystères d'Eleusis, la plus célèbre de toutes, aussi bien que l'initiation aux mystères de Samothrace et à ceux des Ciconiens en Thrace, institués par Orphée, ont lieu secrètement ; tandis qu'à Cnosse, en Crète, l'initiation se fait publiquement, et l'on ne cache rien à ceux qui veulent connaître ce qui est ailleurs tenu secret.

Mais les dieux, partant de la Crète, ont visité beaucoup d'endroits de la terre, pour communiquer au genre humain leurs découvertes et leurs bienfaits. Ainsi, Cérès passa dans l'Attique, de là elle se rendit en Sicile, et enfin en Egypte ; dans tous ces pays elle enseigna l'usage et la culture du blé, et elle s'attira les hommages de ceux qui avaient goûté de ses bienfaits. Vénus a séjourné au pied du mont Eryx, en Sicile, dans l'île de Cythère, à Paphos, en Cypre, et dans la Syrie, en Asie ; et les habitants de ces lieux de prédilection s'appropriant cette déesse, lui ont donné les surnoms d'Erycine, de Cythérée, de Paphia et de Syrienne. Apollon se montra longtemps à Délos, en Lycie, et à Delphes ; Diane à Ephèse, dans le Pont, en Perse et dans la Crète. De ces endroits ou des actions mémorables que ces divinités y ont commises, Apollon a été surnommé Délien, Lycien et Pythien ; et Diane Ephésienne, Tauropole, Persique ; quoique tous deux soient nés en Crète. Cette déesse est très vénérée en Perse ; et les Barbares célèbrent encore aujourd'hui, en l'honneur de Diane Persique, les mystères en usage chez d'autres peuples. Les mythologues racontent des choses semblables à l'égard des autres dieux ; mais il serait trop long de nous y arrêter, et les lecteurs peuvent facilement suppléer à notre silence.

LXXVIII. Beaucoup de générations après la naissance des dieux, il y eut, d'après la tradition, dans l'île de Crète, un grand nombre de héros, dont les plus célèbres sont Minos, Rhadamanthe et Sarpédon. Ils étaient, suivant les mythograplies, fils de Jupiter et de la fille d'Agénor, Europe, qui par la providence des dieux fut transportée en Crète sur le dos d'un taureau. Minos, déjà très avancé en âge, fut roi de l'île et y fonda des villes nombreuses, dont les trois plus considérables sont Cnosse, dans la partie qui regarde 1'Asie, Phaestus, sur la côte méridionale, et Cydonie à l'occident, en face du Péloponnèse. Il donna aux Crétois beaucoup de lois qu'il feignit d'avoir reçues de Jupiter, son père, dans les entretiens qu'il aurait eus avec lui dans une grotte. Maître d'une grande armée maritime, il soumit la plupart des îles, et par là il obtint, le premier des Grecs, l'empire de la mer. Enfin, après s'être acquis une grande renommée de bravoure et de justice, il mourut en Sicile pendant son expédition contre Cocalus. Nous en avons parlé en détail à l'occasion de Dédale, qui était la cause de cette expédition.

LXXIX. Rhadamanthe passe pour avoir exercé la justice avec le plus d'équité et pour avoir infligé des châtiments impitoyables aux brigands, aux impies et autres malfaiteurs. Il possédait de nombreuses îles et une grande partie du littoral de l'Asie ; toutes ces contrées s'étaient livrées volontairement à lui sur la réputation de sa justice. Rhadamanthe remit à Erythrus, un de ses fils, le royaume des Erythriens, ainsi appelés du nom de ce dernier ; il donna l'île de Chio à Oenopion, fils d'Ariane, fille de Minos. C'est celui que quelques mythologues disent fils de Bacchus et instruit par son père dans la fabrication du vin. Rhadamanthe laissa enfin à chacun de ses lieutenants une île ou une ville, Lemmos à Thoas, Cyros à Egyée, Péparéthos à Pamphilus, Maronée à Evambée, Paros à Alcée, Délos à Anion et Andros à Andrée qui, en raison de son extrême équité, laissa son nom à cette île. Rhadamanthe fut, selon les mythologues, établi juge dans les enfers, pour séparer les bons et les méchants ; il a donc obtenu le même honneur que Minos, le plus juste des rois. Sarpédon, leur troisième frère, passa, selon la tradition, en Asie avec une armée, et conquit la Lycie. Evandre, son fils, lui succéda dans le royaume de Lycie ; il épousa Deïdamia, fille de Bellérophon, et en eut Sarpédon qui accompagna Agamemnon à la guerre de Troie, et que d'autres appellent fils de Jupiter. Minos eut, dit-on, deux fils, Deucalion et Molus ; le premier fut père d'Idoménée, et le second de Mérion. Ceux-ci avec quatre-vingts navires suivirent Agamemnon contre Troie, et revinrent heureusement dans leur patrie, où ils reçurent, après leur mort, une magnifique sépulture et les honneurs immortels. On montre à Cnosse leur tombeau avec cette inscription : «Passant, tu vois ici le tombeau d'Idoménée de Cnosse, et moi, Alérion, fils de Molus, je repose auprès de lui». Les Crétois les honorent par des sacrifices comme des héros célèbres ; et dans les dangers de la guerre ils invoquent leur secours.

LXXX. Après ces récits détaillés, il nous reste encore à parler des nations qui se sont mêlées avec les Crétois. Nous avons déjà dit que les premiers habitants de l'île, réputés autochthones, se nommaient Etéocrétois. Beaucoup de générations après, les Pélasges, réduits à une vie errante par leurs expéditions et émigrations continuelles, abordèrent en Crète et vinrent occuper une partie de cette île. Une troisième race, celle des Doriens, alla s'y établir sous la conduite de Tectamus, fils de Dorus. Cette peuplade était composée en partie des habitants des environs du mont Olympe, et en partie des Achéens de la Laconie, lorsque Dorus commença son expédition en partant des environs de Malée. Une quatrième race était formée d'un mélange de Barbares, qui s'habituèrent, avec le temps, à parler la langue des Grecs, habitants de l'île. Minos et Rhadamanthe parvinrent ensuite, après de longs efforts, à ramener à l'unité ces différentes races de l'île. Enfin, après le retour des Héraclides, les Argiens et les Lacédémoniens envoyèrent des colonies dans plusieurs autres îles, se mirent en possession de ces îles et y fondèrent quelques villes dont nous parlerons en temps et lieu. Au reste, comme la plupart des historiens qui ont parlé de la Crète diffèrent entre eux, il ne faut pas s'étonner si notre récit ne s'accorde pas sur tous les points. Nous avons pris pour guides les historiens les plus véridiques qui ont eu le plus d'autorité, et nous avons suivi tantôt Epiménide le théologien, tantôt Dosiade, Sosicrate et Laosthénide.

Après avoir parlé suffisamment de l'île de Crète, nous allons entreprendre l'histoire de Lesbos.

LXXXI. L'île de Lesbos a été autrefois habitée par plusieurs races que de nombreuses émigrations y avaient amenées. Elle était encore déserte, lorsque les Pélasges s'y établirent les premiers, voici comment. Xanthus, fils de Triopus, roi des Pélasges, sortis d'Argos, s'empara d'une partie de la Lycie, s'y fixa d'abord, et y régna sur les Pélasges qu'il avait amenés avec lui. Plus tard, il passa dans l'île de Lesbos, en partagea le territoire entre ses sujets, et changea le nom d'Issa, qu'elle portait auparavant, en celui de Pelasgia. Sept générations après, le déluge de Deucalion, qui fit périr un grand nombre d'hommes, dépeupla aussi Lesbos. Quelque temps après, Macarée y aborda, et, charmé de la beauté du pays, il y fixa sa demeure. Macarée était fils de Crinacus, et petit-fils de Jupiter, au rapport d'Hésiode et de quelques autres poètes ; il habitait dans Olénum, ville de la contrée qu'on appelait alors Iade, et qui s'est depuis nommée Achaïe. Sa colonie était composée d'ioniens et de beaucoup d'autres peuples qu'il avait ramassés ; fixée dans Lesbos, elle y prit du développement, grâce à la fertilité du sol. Macarée, par sa douceur et sa justice, gagna les îles voisines et en distribua le territoire qui était désert. Vers ce même temps, Lesbos, fils de Lapithes, petit-fils d'Eole, arrière-petit-fils d'Hippotès, selon l'ordre d'un oracle, aborda dans cette même île avec quelques colons, épousa Méthymne, fille de Macarée, et réunit les deux colonies. Lesbos se rendit célèbre et laissa son nom à cette île, ainsi qu'à ses habitants. Macarée avait, entre autres, deux filles, Methymne et Mitylène, qui donnèrent leurs noms à deux villes de l'île. Macarée, désirant s'approprier les îles voisines, envoya d'abord dans Chio une colonie sous la conduite d'un de ses fils. Il envoya dans Samos son second fils, Cydrolaüs, qui partagea le territoire entre ses compagnons et régna sur l'île. La troisième île que Macarée colonisa fut Cos ; il lui donna Néandre pour roi. Enfin il envoya à Rhodes Leucippe avec une forte colonie : les habitants de Rhodes, alors très peu nombreux, l'accueillirent avec joie, et les deux populations se réunirent.

LXXXII. Le déluge qui arriva vers cette époque jeta dans de grandes calamités le continent situé en face de ces îles. L'inondation détruisit les fruits pour bien des années. Il en résulta une famine qui, jointe à la corruption de l'air, occasionna la peste dans les villes. Cependant ces îles, bien exposées aux vents, offraient à leurs habitants un air salubre ; elles étaient riches en fruits et prospères, ce qui les fit appeler les îles Fortunées. Quelques-uns prétendent que ce nom leur fut donné par les fils de Macarée et d'Ion, qui y ont régné. Quoi qu'il en soit, ces îles ont été bien plus opulentes que les îles voisines, non seulement dans les anciens temps, mais encore à notre époque. En effet, en raison de la fertilité du sol, de leur belle situation, et de la douceur du climat, on les appelle à juste titre et elles sont réellement des îles Fortunées. Le même Macarée qui fit roi de Lesbos, y porta la première loi contenant plusieurs dispositions utiles à l'Etat : il l'appela Lion, par allusion à la force et au courage de cet animal.

LXXXIII. Assez longtemps après la colonisation de Lesbos, l'île de Ténédos fut peuplée de la manière que nous allons exposer. Tennès, fils de Cycnus, roi de Colone, dans la Troade, était un homme distingué par son courage. Avant rassemblé un certain nombre de colons, il partit du continent et vint occuper l'île appelée Leucophrys, qui était située est face et déserte. Il en distribua le territoire à ses sujets ; il y fonda une ville et l'appela de son nom, Ténédos. Il gouverna sagement, et, comblant les habitants de bienfaits, il s'acquit, pendant sa vie, une grande réputation, et mérita, après sa mort, les honneurs divins. On lui éleva un temple, et on institua en son honneur des sacrifices dont l'usage a subsisté jusqu'à ces derniers temps. Nous ne devons pas omettre ici ce que les habitants de Cénédos racontent de fabuleux sur Tennis, fondateur de leur ville. Ils disent que Cycnus, ajoutant foi aux calomnies de sa femme, enferma son fils Tennes dans une caisse et le jeta dans la mer. Cette caisse fut portée par les flots à Ténédos. Tennés, sauvé miraculeusement par la providence de quelque dieu, devint roi de cette île, où, se distinguant par sa justice et ses autres vertus, il obtint les honneurs immortels. Or, comme sa belle-mère s'était servie du témoignage d'un joueur de flûte pour faire ses rapports calomnieux, on porta une loi qui interdit à tout joueur de flûte l'entrée du temple. A l'époque de la guerre de Troie, Achille tua Tennès, pendant que les Grecs ravageaient Ténédos ; les habitants portèrent alors une autre loi qui défend de prononcer le nom d'Achille dans le temple de leur fondateur. Voilà ce que les mythologues rapportent au sujet de Ténédos et de ses anciens habitants.

LXXXIV. Après avoir parlé des îles les plus considérables, nous allons aussi dire un mot des îles moins importantes.

Les Cyclades étaient encore désertes, lorsque Minos, roi de Crète, fils de Jupiter et d'Europe, conquit avec ses nombreuses armées de terre et ses forces navales, l'empire de la mer, et fit partir de Crète beaucoup de colonies. Il peupla ainsi la plupart des Cyclades, et en distribua les terres à ses sujets. Il se rendit maître d'une grande partie du littoral de l'Asie ; aussi plusieurs ports, tant dans les îles qu'en Asie, portent des noms de Crétois et celui de Minos. Minos, dont la puissance s'était considérablement accrue, avait associé à l'empire son frère Rhadamanthe ; mais, jaloux de la réputation de justice que Rhadamanthe s'était acquise, et voulant s'en débarrasser, il l'envoya aux extrémités de ses Etats. Rhadamanthe vint demeurer dans les îles situées en face de l'Ionie et de la Carie. Il envoya Erythrus fonder, en Asie, la ville d'Erythrie, et donna à Oenopion, fils d'Ariane, fille de Minos, la souveraineté de Chio. Ces choses se passèrent avant la guerre de Troie. Après la prise de Troie, les Cariens, devenus plus puissants, se rendirent maîtres de la mer et s'emparèrent à leur tour des Cyclades. Ils en occupèrent pour eux-mêmes quelques-unes, après avoir chassé les Crétois qui les habitaient, et se réunirent, dans quelques autres, à la population première des Crétois. Plus tard, les Grecs, voyant leurs affaires prospérer, se mirent en possession de la plupart des Cyclades, après en avoir expulsé la race barbare des Cariens. C'est ce dont nous donnerons un récit détaillé en temps convenable.