[Histoire de la Phocide]
I. [1] Il passe pour constant que dès les temps les plus
reculés, cette partie de la Phocide qui avoisine Delphes
et Tithorée avait pris son nom de Phocus fils d'Ornytion
natif de Corinthe. Mais quelque temps après, les
Eginètes sous la conduite d'un autre Phocus fils d'Eacus
ayant débarqué en ces lieux et s'y étant
établis, du nom de ce dernier Phocus on s'accoutuma
insensiblement à appeler Phocide tout le pays qui est
aujourd'hui compris sous ce nom.
[2] Les peuples qui l'habitent, du côté qu'ils
regardent le Péloponnèse et du côté
de la Béotie, s'étendent jusqu'à la mer ;
du premier par Cirrha, qui est le port et l'arsenal de Delphes,
et de l'autre par la ville d'Anticyre. Car du côté
du golfe Lamiaque, les Locriens Hypocnémidiens sont entre
eux et la mer ; et au-delà d'Elatée ce sont les
Scarphes, comme au-delà d'Hyampolis il y a les Abantes
qui habitent Opunte, et Cynos l'arsenal des Opuntiens.
[3] Passons maintenant à ce que les Phocéens ont
fait de mémorable, lorsqu'ils ont agi de concert et du
commun consentement de tout l'état. Premièrement
ils allèrent au siège de Troie. En second lieu,
avant l'irruption des Perses en Grèce ils eurent la
guerre contre les Thessaliens et y acquirent beaucoup de gloire.
Car ayant appris que les Thessaliens prenaient le chemin
d'Hyampolis pour entrer dans la Phocide, ils se portèrent
de ce côté-là et jonchèrent la
campagne de pots de terre qu'ils couvrirent si bien qu'il
n'était pas possible de s'en apercevoir. La cavalerie
thessalienne marchant avec confiance et à toutes brides
tomba dans ses pièges, s'y embarrassa et fut
taillée en pièces.
[4] Mais ce mauvais succès ne rebuta pas les
Thessaliens. Au contraire, animés du désir de se
venger, ils firent des levées dans toutes leurs villes et
eurent bientôt mis sur pied une armée plus
nombreuse que la première. Les Phocéens furent
fort alarmés de ces préparatifs ; ils craignaient
surtout la cavalerie thessalienne, plus redoutable encore par sa
réputation et par son adresse que par le nombre des
combattants. Dans le péril dont il se voyaient
menacés, ils envoyèrent consulter l'oracle de
Delphes, qui répondit en ces termes : Un mortel et un
dieu vont se livrer de sanglants combats, tous les deux
remporteront la victoire, mais le mortel aura
l'avantage.
[5] Sur cette réponse les Phocéens donnent
à Gélon trois cents hommes d'élite, avec
ordre de partir la nuit et d'aller observer les mouvements des
Thessaliens, mais surtout d'éviter le combat et de
revenir au camp par des sentiers détournés.
Gélon s'étant mis en chemin eut le malheur de
tomber entre les mains des ennemis : lui et ses trois cents
hommes périrent ou foulés aux pieds des chevaux ou
impitoyablement massacrés.
[6] La nouvelle en étant venue au camp des
Phocéens, ils en furent si consternés que se
croyant perdus, ils n'écoutèrent plus que leur
désespoir. Résolus de vaincre ou de périr
tous jusqu'au dernier, ils mettent en un même lieu leurs
femmes et leurs enfants, leur bagage, les statues de leurs
dieux, avec tout ce qu'ils avaient d'or, d'argent, de meubles et
d'effets les plus précieux.
[7] Ils élèvent auprès un grand
bûcher, ils en donnent la garde à trente hommes des
plus déterminés, leur disent qu'ils vont tenter le
hasard d'une bataille, et leur enjoignent, s'ils apprenaient que
la bataille fût perdue, d'égorger à
l'instant leurs femmes et leurs enfants, de mettre le feu au
bûcher, de brûler tout ce qui était commis
à leur fidélité, et ensuite de s'entretuer
les uns les autres, ou de chercher une mort glorieuse en se
jetant au milieu des escadrons ennemis. Voilà
jusqu'où alla leur fureur. Depuis ce temps-là, le
désespoir des Phocéens a passé en proverbe
chez les Grecs, pour signifier toute résolution
extrême et violente.
[8] Les Phocéens, après avoir ainsi pris leur
parti, marchèrent droit aux ennemis. Ils avaient pour
chefs Rhoecus de la ville d'Ambrysse, qui commandait
l'infanterie, et Déiphane d'Hyampolis, qui commandait la
cavalerie. Tellias Eléen, était extrêmement
considéré de ces généraux ; il
faisait la fonction de devin dans l'armée, et
c'était surtout en lui que les Phocéens mettaient
leurs espérances.
[9] Au moment de la mêlée, ils se
représentèrent ce qu'ils avaient ordonné de
leurs femmes et de leurs enfants, chacun fit réflexion
que le salut de ce qu'il avait de plus cher au monde et le sort
de l'état dépendaient du succès de la
bataille. Animés par cette pensée, ils firent des
prodiges de valeur et se battirent en
désespérés. Enfin le ciel secondant leur
courage, ils remportèrent la plus belle victoire dont il
soit fait mention dans l'histoire de ce temps-là.
[10] Ce fut pour lors que le sens de l'oracle devint manifeste
à tous les Grecs ; car comme les généraux
des deux armées donnaient le mot suivant la coutume, il
se trouva que les Thessaliens avaient pour mot Minerve
Itonia, et que les Phocéens avaient Phocus.
Ainsi un mortel et un dieu, ou plutôt une déesse,
avaient combattu l'un contre l'autre. Les Phocéens
envoyèrent pour présents à Delphes une
statue d'Apollon, une autre de leur devin Tellias, avec les
statues de leurs généraux et des héros de
leur nation. C'était Aristomédon d'Argos qui les
avait faites.
[11] Ces peuples ne se conduisirent pas moins sagement dans une
autre occasion. Car ayant su que les Thessaliens se
préparaient à entrer sur leurs terres, il
détachèrent cinq cents hommes choisis qui,
profitant de la pleine lune, attaquèrent de nuit les
ennemis, après s'être barbouillés de
plâtre et en avoir blanchi leurs armes. Les Thessaliens
crurent voir des spectres et furent si effrayés que cette
poignée de gens les défit entièrement. On
attribue encore ce stratagème à Tellias.
II. [1] On dit que lorsque l'armée des Perses passa en
Europe, les Phocéens furent contraints de prendre le
parti de Xerxès ; mais ils le quittèrent
d'eux-mêmes, et ils payèrent de leurs personnes
avec les autres Grecs à la fameuse journée de
Platée. Dans la suite, ils furent condamnés
à une grosse amende par les Amphictyons, et l'on ne dit
point pourquoi. Je ne sais donc si ce fut pour quelque
délit imputé à tout le corps, ou si ce ne
furent point les Thessaliens qui, suivant les mouvements de leur
ancienne animosité contre les Phocéens, leur
attirèrent ce mauvais traitement.
[2] Quoi qu'il en soit, comme ils avaient peine à s'y
soumettre et que les esprits étaient déjà
fort irrités, Philomélus les aigrit encore. Ce
Philomélus était fils de Théotime, natif de
Lédon une des villes de la Phocide, et il ne le
cédait à personne en naissance et en
dignité. Ayant donc assemblé le peuple, il lui
représenta que l'amende imposée par les
Amphictyons était si forte qu'en vain s'efforcerait-on de
la payer ; qu'il n'y avait pas de justice à exiger une
somme si exorbitante, et que s'il en était cru, on ferait
bien mieux de songer à secouer le joug et à aller
piller le temple de Delphes. Il n'oublia rien pour faire
goûter cette proposition, et dit entre autres choses
qu'ayant toujours été amis des Athéniens et
des Lacédémoniens, ils n'avaient rien à
craindre de leur part, et que s'ils étaient
traversés par les Thébains ou par quelques autres,
ils auraient aisément l'avantage sur eux, tant par leurs
propres forces que par les richesses qu'ils trouveraient
à Delphes.
[3] Ce discours ne déplut pas aux Phocéens, soit
que le Dieu les eût frappés d'aveuglement, soit
qu'ils fussent naturellement d'humeur à
préférer l'intérêt et le gain
à la religion. En un mot, ils résolurent de
prendre Delphes et le prirent en effet sous l'archontat
d'Héraclides à Delphes même, et sous celui
d'Agathocles à Athènes, la quatrième
année de la cent cinquième olympiade, en laquelle
Prorus de Cyrène remporta le prix du stade.
[4] S'étant rendus maîtres du dépôt
sacré que l'on gardait dans le temple, ils ne
tardèrent pas à soudoyer de bonnes troupes qu'ils
tirèrent de toutes les parties de la Grèce. Mais
aussitôt les Thébains leur
déclarèrent la guerre, et ne manquèrent pas
une si belle occasion de leur témoigner du ressentiment
qu'ils avaient depuis longtemps contre eux. Cette guerre dura
dix ans entiers pendant lesquels tantôt les
Phocéens aidés de troupes étrangères
eurent l'avantage, et tantôt les Thébains. Enfin,
dans un grand combat qui se donna auprès de Néone,
les Phocéens furent mis en déroute.
Philomélus contraint de prendre la fuite se
précipita du haut d'un rocher et se tua. Les Amphictyons
condamnèrent au même genre de mort tous ceux qui
l'avaient suivi.
[5] Après Philomélus, Onomarque eut le
commandement de l'armée. Ce fut en ce temps-là que
Philippe de Macédoine qui avait fait alliance avec les
Thébains s'étant mis à leur tête,
remporta une victoire sur les Phocéens. Onomarque se
retira du côté de la mer, mais il y fut jeté
pas ses propres soldats, qui imputaient leur défaite
à sa lâcheté et à son peu
d'expérience au métier de la guerre.
[6] Ainsi périt cet impie par un effet de la
colère du ciel, comme je crois. Son frère Phayllus
fut fait général en sa place. Mais à peine
avait-il pris le commandement des troupes qu'il eut en songe la
vision que je vais dire. Parmi les offrandes faites à
Apollon, il y avait une statue de bronze qui représentait
un homme exténué par la maladie et qui n'a plus
que la peau sur les os. On disait à Delphes que
c'était le médecin Hippocrate qui avait
consacré cette statue. Phayllus en dormant crut voir ce
squelette, et s'imagina être tout semblable. En effet, au
bout de quelques jours il tomba malade, une extrême
maigreur le conduisit au tombeau, et son songe ne se trouva que
trop véritable.
[7] Après sa mort, les Phocéens élurent
pour général son fils Phalécus ; mais il
fut bientôt révoqué pour s'être
approprié les deniers du dépôt sacré.
Ensuite s'étant embarqué avec ceux qui voulurent
le suivre, Phocéens ou autres, il passa en Crète,
et parce que Cidonia lui refusa de l'argent qu'il en exigeait,
il mit le siège devant la ville ; mais il y perdit une
bonne partie de ses troupes, et il y périt
lui-même.
III. [1] Dix ans après que le temple de Delphes eut
été pillé, Philippe termina enfin cette
guerre, que l'on nomma depuis la guerre sacrée, ou
la guerre phocique. Théophile était pour
lors archonte à Athènes, et ce fut la
première année de la cent huitième
olympiade, remarquable par la victoire de Polyclès de
Cyrène, qui remporta le prix du stade. Les villes de la
Phocide qui se ressentirent le plus des malheurs de la guerre
furent Lilée, Hyampolis, Anticyre, Parapotamie,
Panopée et Daulis. Ces villes connues de tout temps et
même célèbres par les poésies
d'Homère, furent non seulement prises mais rasées
et entièrement détruites.
[2] D'autres qui avaient déjà été
brûlées par les troupes de Xerxès et que
cette calamité avait fait connaître dans toute la
Grèce, eurent aussi le même sort que les
premières. On les nommait Eroque, Charadra,
Amphiclée, Néone, Tethronium et Drymée. Car
à la réserve d'Elatée, toutes les autres,
comme Trachys et Médéon, Echédamie,
Ambryse, Phlygonium et Sterrhis, n'étaient nullement
connues avant la guerre phocique. Toutes les villes que je viens
de nommer, détruites de fond en comble, n'eurent tout au
plus que la figure de villages. Il n'y eut qu'Aba qui ne fut
point enveloppée dans cette ruine ; aussi les habitants
n'avaient-ils eu aucune part à la sacrilège
entreprise des Phocéens, et non seulement n'avaient pas
pillé le temple de Delphes, mais ils s'étaient
abstenus de prendre parti durant la guerre sacrée.
[3] Après la guerre, on interdit aux Phocéens
l'entrée du temple de Delphes ; ils ne furent plus
reçus à envoyer des députés aux
états généraux de la Grèce, et le
droit de suffrage qu'ils y avaient fut transféré
aux Macédoniens par les Amphictyons. Mais quelque temps
après, les Phocéens rebâtirent leurs villes
et quittèrent la campagne pour les aller habiter,
excepté quelques-unes qui furent négligées
à cause de leur ancienne faiblesse et parce que l'argent
manquait. Ce furent les Athéniens et les Thébains
eux-mêmes qui conseillèrent ce
rétablissement avant la malheureuse bataille de
Chéronée, qui épuisa toutes les forces de
la Grèce.
[4] Les Phocéens firent leur devoir à cette
bataille ; ils combattirent ensuite auprès de Lamia et
Cranon, contre Antipater roi de Macédoine. Mais ils se
distinguèrent surtout à poursuivre les Gaulois,
lorsqu'ils vinrent saccager Delphes, et ils n'oublièrent
rien en cette occasion pour apaiser la colère du Dieu et
pour expier leur ancien crime. Voilà ce que les
Phocéens en divers temps ont fait de plus
mémorable.
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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.