[La Phocide - Panopée - Daulis]

Tardieu, 1821

IV. [1] Panopée est une ville de la Phocide à vingt stades de Chéronée, si pourtant on peut appeler ville une bicoque où il n'y a ni sénat, ni lieu d'exercice, ni théâtre, ni place publique, ni fontaine. Les gens du lieu ont seulement des cabanes le long d'un torrent assez profond, à peu près comme ces cavernes qui sont dans les montagnes. Ils ont néanmoins leur territoire et leurs limites, avec droit de députer aux états-généraux de la Phocide. Ils disent que ce fut le père d'Epéüs qui donna son nom à leur ville, que pour eux ils sont originairement Phlégyens, et que chassés d'Orchomène, ils vinrent s'établir dans la Phocide.

[2] J'ai vu l'ancienne enceinte de Panopée, je crois qu'elle pouvait avoir environ sept stades. Je me souvins alors des vers d'Homère sur Tityus, où il traite Panopée de ville célèbre par ses danses ; je me rappelai aussi l'endroit où il décrit le combat que les Grecs livrèrent pour avoir le corps de Patrocle, et où il dit que Schédius fils d'Iphitus et roi des Phocéens, qui fut tué par Hector, faisait sa résidence à Panopée. C'était sans doute pour tenir les Béotiens en respect ; car la Béotie et la Phocide sont limitrophes de ce côté-là sans barrière entre deux, et selon toutes les apparences Panopée servait de forteresse à Schédius.

[3] Mais pourquoi le poète dit cette ville célèbre par ses danses, c'est ce que je ne comprenais pas avant que les Thyïades me l'eussent appris. Les Thyïades sont des femmes de l'Attique qui vont tous les ans au mont Parnasse, et qui avec d'autres femmes de Delphes célèbrent des orgies ou des mystères secrets en l'honneur de Bacchus. Or ces femmes, soit en chemin, soit à Panopée, soit ailleurs, dansent toutes ensemble une espèce de branle. C'est donc, à ce que je crois, par rapport aux danses des Thyaïdes qu'Homère a donné cette épithète à la ville de Panopée.

[4] Sur le chemin qui mène à la ville, on voit une chapelle bâtie de brique toute crue, et dans cette chapelle une statue de marbre du mont Pentélique ; c'est un Esculape selon quelques-uns, et selon d'autres un Prométhée. Ces derniers fondent leur opinion sur ce que le long du torrent il y a des pierres d'une si prodigieuse grosseur qu'une seule est la charge d'une charrette. Ces pierres sont de couleur de boue, mais de boue mêlée de sable, comme dans les torrents et dans les fondrières ; elles ont même, à ce qu'ils disent, une odeur de chair humaine ; et par toutes ces raisons, ils prétendent que ce sont les restes de cette boue dont Prométhée forma le genre humain.

[5] Près du torrent vous voyez la sépulture de Tityus ; c'est un tertre dont la circonférence n'a pas plus d'un tiers de stade. Ce Tityus est celui-là même dont Homère a dit dans l'Odyssée :

Neuf arpents tout entiers lui servent de tombeau,

ce que les Panopéens prétendent devoir s'entendre de la grandeur du champ où est sa sépulture, non de la grandeur du géant, et le champ est en effet de neuf arpents.

[6] Mais Cléon du pays de ces Magnésiens qui sont sur les bords de l'Hermus, avait accoutumé de dire qu'il n'y a point de gens plus incrédules que ceux qui avaient passé leur vie sans rien voir d'extraordinaire ; que pour lui il n'avait nulle peine à croire que Tityus et les autres géants fussent de la grandeur dont on dit qu'ils étaient. Il racontait à ce sujet qu'étant venu à Gadès, il avait été obligé de se rembarquer et de quitter l'île avec toute sa suite, par l'ordre exprès d'Hercule ; qu'ensuite y étant retourné, il avait vu un officier de marine tué d'un coup de foudre, que l'on avait jeté sur un rivage, et dont le corps avait cinq arpents de longueur, ce qui, disait-il, lui rendait croyable tout ce que l'on raconte en ce genre-là.

[7] Daulis est à sept stades de Panopée. Cette ville n'est pas fort peuplée, mais les habitants sont encore aujourd'hui les hommes les plus grands et les plus robustes qu'il y ait dans toute la Phocide. On dit que la ville a pris son nom de la nymphe Daulis fille du Céphise. D'autres disent que ce lieu était autrefois tout couvert d'arbres et que Daulos est un ancien mot qui signifiait tout ce qui est inculte et négligé ; c'est pourquoi Eschyle s'en sert dans la description qu'il fait de la barbe de Glaucus d'Anthédon.

[8] Ce fut à Daulis, dit-on, que les femmes du pays donnèrent à Térée un repas où elles lui servirent les membres de son fils, ce qui fut le commencement de ces repas pleins d'horreur et de barbarie dont on a vu depuis quelques exemples. La fable dit que Térée fut changé en huppe ; c'est un oiseau un peu plus gros qu'une caille, et dont les plumes s'élèvent sur sa tête en façon d'aigrette.

[9] Progné femme de Térée fut changée en hirondelle, et ce qui est étonnant, c'est qu'en effet les hirondelles dans tout ce canton ne pondent ni ne couvent ni ne font leurs nids, soit au haut des toits, soit dans les cheminées, comme elles font partout ailleurs. Les Phocéens disent que Philomèle, soeur de Progné, fut aussi métamorphosée en oiseau, et que craignant encore Térée, pour le fuir elle changea de pays. Les Dauliens ont un temple de Minerve où il y a une fort ancienne statue de la Déesse ; mais celle qui est de bois paraît encore plus ancienne, et l'on dit que Progné l'apporta d'Athènes.

[10] Tronis est un petit canton qui fait partie du territoire des Dauliens ; on y voit le tombeau d'un héros que ces peuples regardent comme leur fondateur. Les uns disent que c'est Xantippe, homme de réputation à la guerre, et les autres que c'est Phocus fils d'Ornition et petit-fils de Sisyphe. Ce héros, quel qu'il soit, est honoré tous les jours par des sacrifices ; on fait couler le sang des victimes sur son tombeau par une ouverture destinée à cet usage, et les chairs de ces victimes sont consumées par le feu.

V. [1] On peut aller de Daulis jusqu'au haut du mont Parnasse par un chemin plus long à la vérité, mais moins difficile que celui qui mène de Delphes à cette montagne. Si en sortant de Daulis vous prenez le chemin de Delphes et que vous alliez tout droit, vous trouverez sur votre gauche un palais que l'on nomme le Phocique, parce que c'est là que se tiennent les états-généraux de la Phocide, et que chaque ville envoie ses députés.

[2] C'est un grand édifice qui est soutenu en dedans par des colonnes. Entre les colonnes et le mur, il y a de l'un et de l'autre côté des marches où les députés prennent séance. A l'un des bouts on n'a mis ni marches, ni colonnes ; l'espace est rempli par une statue de Jupiter, élevée sur un trône : ce dieu a Junon à sa droite et Minerve à sa gauche.

[3] Un peu au-delà de ce vaste édifice, vous verrez un endroit que l'on nomme le chemin qui fourche. Ce fut là qu'Oedipe eut le malheur de tuer son père ; mais Oedipe a laissé des vestiges de ses aventures en bien d'autres lieux. Dès qu'il fut né, on lui perça les pieds de part en part et on l'exposa sur le mont Cithéron, près de Platée. Il fut ensuite nourri à Corinthe et dans le pays qui est aux environs de l'isthme. La Phocide, ou pour mieux dire, cet endroit de la Phocide que l'on appelle encore aujourd'hui le chemin qui fourche, fut souillé du sang de Laïus. Thèbes enfin servit comme de théâtre au mariage incestueux qu'Oedipe contracta avec sa mère, et ensuite aux injustices et aux fureurs de son fils Etéocle.

[4] Mais le meurtre de Laïus fut la source de tous les malheurs d'Oedipe. On voit encore au milieu du chemin la sépulture de Laïus et du domestique qui le suivait ; de belles pierres de taille entassées les unes sur les autres en font tout l'ornement. On dit que ce fut Damasistrate qui, pendant qu'il régnait à Platée, trouva par hasard leurs corps, et les fit enterrer.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.