[Histoire de Delphes - Jeux pythiques - Amphictyons]
[5] Là, vous verrez un grand chemin qui mène
à Delphes ; c'est un chemin qui va en pente et qui est si
difficile qu'une personne, soit à pied, soit à
cheval, n'y passe point sans peine. Il y a plusieurs traditions
toutes différentes touchant la ville de Delphes, et il y
en a encore plus touchant l'oracle d'Apollon ; car on dit
qu'anciennement Delphes était le lieu où la Terre
rendait ses oracles, et que Daphné, l'une des nymphes de
la montagne, fut choisie par la déesse pour y
présider.
[6] Les Grecs ont de vieilles poésies intitulées
Conseils à Eumolpe, et qu'ils attribuent à
Musée fils d'Antipheme. Il est dit que la Terre
prononçait elle-même ses oracles en ce lieu, et que
Neptune y rendait les siens par le ministère de Pyrcon.
L'on prétend que dans la suite la déesse donna sa
part et portion de l'oracle à Thémis, que
Thémis en fit présent à Apollon, et
qu'Apollon, pour avoir la part que Neptune y avait, lui donna
Calaurée, qui est vis-à-vis de
Trézène.
[7] J'ai ouï dire à d'autres que des pâtres
ayant conduit par hasard leurs troupeaux de ce
côté-là, se trouvèrent tout à
coup agités par une vapeur qui les saisit, et
qu'inspirés par Apollon ils commencèrent à
prédire l'avenir. Mais Phémonoé devint
alors fort célèbre ; elle fut la première
interprète du Dieu, et la première qui le fit
parler en vers hexamètres. Cependant Boeo, native du lieu
et connue par des hymnes qu'elle fit pour les habitants de
Delphes, dit que ce furent des étrangers venus du pays
des Hyperboréens qui bâtirent le temple où
Apollon a depuis rendu ses oracles ; que plusieurs d'entre eux y
prophétisèrent, et entre autres Olen, qui le
premier inventa le vers hexamètre et s'en servit à
cet usage :
[8] Ce sont, dit-elle, Pagasus et Agyïeus qui,
sortis du pays des Hyperboréens, sont venus vous
consacrer ce saint lieu, ô Apollon ! Après en
avoir nommé quelques autres, elle ajoute : Et Olen qui
le premier prononça vos oracles en vers
hexamètres, dont il fut l'inventeur. Mais
après tout, l'opinion la plus probable et la plus suivie
est qu'Apollon a toujours eu des femmes pour interprètes
de ses oracles.
[9] On prétend que la première chapelle du Dieu
fut faite de branches de laurier, et des branches d'un laurier
qui était à Tempé : cette chapelle
était une espèce de cabane, un édifice
rustique. On dit qu'ensuite des abeilles en construisirent une
autre de cire et de leur propres ailes ; celle-là,
Apollon, à ce que l'on dit, l'envoya aux
Hyperboréens.
[10] Mais suivant une autre tradition, cette seconde chapelle
fut bâtie par un homme de Delphes, nommé
Ptéras, ce qui a donné lieu à la fable des
abeilles que je viens de rapporter. On dit aussi que le
même homme bâtit en Crète une ville qu'il
nomma Aptère, en ajoutant une lettre à son propre
nom. Quant à ce que quelques-uns disent que cette
chapelle fut construite de ces bruyères qui croissent sur
les montagnes, et que l'on appelle en grec pteris, je n'y
ai pas plus de foi qu'au conte des abeilles.
[11] On tient qu'en troisième lieu le temple d'Apollon
fut bâti de cuivre, ce qui ne doit pas paraître fort
étonnant, puisque Acrisius avait fait faire une chambre
de cuivre pour sa fille, et que l'on voit encore à Sparte
le temple de Minerve Chalcioecos, ainsi appelé
parce qu'il est tout de cuivre. A Rome, le lieu où l'on
rend la justice surprend par sa grandeur et par sa magnificence
; mais ce que l'on y admire le plus, c'est un plafond de bronze
qui règne d'un bout à l'autre. Ainsi il n'est pas
incroyable que le temple d'Apollon à Delphes ait
été bâti de cuivre.
[12] Mais qu'il ait été bâti par Vulcain,
c'est ce que je ne crois point, ni qu'il y eût au lambris
des vierges d'or qui avaient une voix charmante, comme Pindare
l'a imaginé d'après les sirènes
d'Homère, autant que j'en puisse juger. On n'est pas
d'accord touchant la manière dont ce temple a
été détruit. Les uns disent que la terre
s'ouvrit et l'engloutit ; les autres que le feu y ayant pris, le
cuivre dont il était fait se fondit.
[13] Quoi qu'il en soit, le temple d'Apollon fut bâti une
quatrième fois par Agamède et par Trophonius ;
pour lors on n'y employa que de la pierre. Mais cet
édifice fut encore brûlé sous l'archontat
d'Erxiclide à Athènes, la première
année de la cinquante-huitième olympiade qui fut
remarquable par la victoire que Diognète de Crotone
remporta aux jeux olympiques. Pour le temple qui subsiste
aujourd'hui, ce sont les Amphictyons qui l'ont fait faire des
deniers que les peuples avaient consacrés à cet
usage. Spintharus de Corinthe en a été
l'architecte.
VI. [1] On tient qu'anciennement et dans les temps les plus
reculés, Parnassus avait déjà bâti
une ville en ce lieu-là. Il était fils de la
nymphe Cléodore, et comme tous les autres héros,
car ainsi les nomme-t-on, il passait pour avoir deux
pères, l'un mortel, c'était Cléopompe,
l'autre immortel, c'était Neptune. Le mont Parnasse et le
bois du Parnasse prirent de lui leur dénomination.
[2] L'on ajoute qu'il trouva l'art de connaître l'avenir
par le vol des oiseaux, et que la ville dont il était le
fondateur fut submergée dans le déluge qui arriva
sous le règne de Deucalion. Le peu d'hommes qui s'en
sauvèrent ayant gagné le haut du mont Parnasse
avec les loups et les autres bêtes féroces qui par
leurs hurlements leur servaient de guides, ils y bâtirent
une ville qu'ils nommèrent Lycorée par cette
raison.
[3] Cependant une autre tradition porte qu'Apollon eut de la
nymphe Corycia Lycorus, qui donna son nom à la ville de
Lycorée, et celui de sa mère à un antre
voisin que l'on appelle encore aujourd'hui l'antre Corycius. A
cela on ajoute qu'Hyamus fils de Lycorus eut pour fille
Céléno, qui eut un fils d'Apollon. Ce fils
s'appelait Delphus, d'où la ville de Delphes a pris sa
dénomination.
[4] D'autres disent que Castalius, enfant de la terre, eut une
fille nommée Thyïas, qui la première fut
honorée du sacerdoce de Bacchus et célébra
les orgies en l'honneur du dieu ; d'où il est
arrivé, disent-ils, que toutes les femmes, qui,
éprises d'une sainte ivresse, ont depuis voulu pratiquer
les mêmes cérémonies, ont été
appelée Thyïades. Or, selon eux, Delphus
naquit d'Apollon et de cette Thyïas ; mais d'autres encore
lui donnent pour mère Meloené, fille du
Céphise.
[5] Dans la suite, les gens du pays appelèrent la ville
non seulement Delphes, mais aussi Pytho ; c'est ce que
Homère nous témoigne dans le dénombrement
des Phocéens. Ceux qui se piquent de savoir les anciennes
généalogies prétendent que Delphus eut un
fils nommé Pythis, qui étant venu à
régner donna son nom à la ville. Mais l'opinion la
plus commune est qu'Apollon tua là un homme à coup
de flèches, et que son corps ayant été
laissé sans sépulture, il infecta bientôt
tous les habitants, ce qui fit donner à la ville le nom
de Pytho, du mot grec pythesthai, qui signifie sentir
mauvais. En effet, quand Homère a dit que l'île
des Sirènes était pleine d'ossements, c'est par la
raison que ceux qui écoutaient ces enchanteresses
périssaient tous, et que leur corps, privés de
sépulture, infectaient l'île ; ce qu'il exprime par
le mot que je viens de dire.
[6] Les poètes disent que ce fut un dragon qu'Apollon
tua et un dragon que la Terre avait commis à la garde de
l'oracle. On raconte aussi que Crius, homme puissant dans
l'île Eubée, avait un fils grand
scélérat, qui fut assez osé pour venir
à main armée piller le temple d'Apollon et les
maisons de plusieurs riches particuliers. Un jour que l'on
était encore menacé de ce brigandage, les
habitants de Delphes adressèrent leurs voeux à
Apollon, et le conjurèrent de ne les pas abandonner dans
un si pressant danger.
[7] Phémonoé, qui pour lors était
l'intermédiaire du Dieu, leur répondit par trois
vers hexamètres, dont le sens était tel :
Apollon décochera une flèche mortelle contre le
bandit du Parnasse et l'étendra à ses pieds.
Souillé d'un sang si viril, il aura recours à des
Crétois pour être purifié, et cet
événement sera célèbre à
jamais.
VII. [1] Le temple d'Apollon fut donc exposé dès
le commencement aux entreprises des hommes avides et impies ;
car après ce bandit de l'île Eubée, les
Orchoméniens Phlégyens, et ensuite Pyrrhus fils
d'Achille, se proposèrent aussi de le piller. Une partie
de l'armée de Xerxès eut le même dessein.
Les Phocéens, à l'instigation de leurs chefs, se
rendirent maîtres du sacré dépôt qui
était conservé dans ce temple, et l'eurent
longtemps en leur possession. Après eux, les Gaulois
virent assiéger Delphes. Enfin il était de la
destinée de ce temple de ne pas échapper à
l'impiété de Néron. Il en enleva cinq cents
statues de bronze, tant d'hommes illustres que de nos
dieux.
[2] Venons maintenant à l'institution des jeux
pythiques. On dit que ces jeux consistaient anciennement en un
combat de poésie et de musique, dont le prix se donnait
à celui qui avait fait et chanté le plus bel hymne
en l'honneur du Dieu. A la première
célébration, Chrysothémis de Crète
fut vainqueur ; il était fils de ce Carmanor qui avait
purifié Apollon. Après lui, Philammon fils de
Chrysothémis remporta la victoire, et ensuite Thamyris
fils de Philammon ; car on tient que ni Orphée, qu'une
haute sagesse et une parfaite connaissance des mystères
de la religion rendaient recommandable, ni Musée qui
faisait profession d'imiter Orphée en tout, ne voulurent
jamais s'abaisser à disputer le prix des jeux
pythiques.
[3] On remarque qu'Eleuther fut déclaré vainqueur
à cause de sa belle et grande voix, quoiqu'il eût
chanté un hymne qui n'était pas de sa
façon. On dit qu'Hésiode ne fut pas reçu
à disputer le prix, parce qu'en chantant il ne savait pas
accompagner de la lyre. Pour Homère, on prétend
qu'il vint à Delphes consulter l'oracle ; mais
qu'étant devenu aveugle, il fit peu d'usage du talent
qu'il avait de chanter et de jouer de la lyre en même
temps.
[4] En la quarante-huitième olympiade, Glaucias de
Cortone fut proclamé vainqueur à Olympie. La
troisième année de cette olympiade, les
Amphictyons firent du changement aux jeux pythiques : car
à la vérité ils laissèrent le prix
de musique et de poésie ; mais ils en ajoutèrent
deux autres, l'un pour ceux qui accompagneraient de la
flûte, l'autre pour les joueurs de flûte seulement.
Céphalen fils de Lampus se distingua à chanter et
à accompagner de la lyre, l'Arcadien Echembrote à
accompagner de la flûte et Sacadas d'Argos à jouer
simplement. Le même Sacadas remporta le prix de la
flûte aux deux pythiades suivantes.
[5] Alors on institua à Delphes les mêmes jeux,
les mêmes combats qu'à Olympie ; le quadrige fut
seulement excepté. Les enfants, par une loi expresse,
furent admis à la course du stade simple et à la
course du stade répété ; mais incontinent
après, je veux dire en la pythiade qui suivit
immédiatement celle-là, on abolit les prix et il
fut réglé qu'il n'y aurait plus que des couronnes
pour les vainqueurs. On retrancha aussi l'accompagnement des
flûtes, parce que cet accompagnement avait je ne sais quoi
de triste et ne pouvait convenir qu'aux lamentations et aux
élégies ; c'était en effet l'usage que l'on
en faisait.
[6] Nous en avons une preuve dans l'offrande qu'Echembrote fit
à Hercule d'un trépied de bronze, avec cette
inscription : Echembrote arcadien a dédié ce
trépied à Hercule, après avoir
remporté le prix aux jeux des Amphictyons, où il
accompagna de la flûte les élégies qui
furent chantées dans l'assemblée des Grecs.
Dans la suite on ajouta aux jeux pythiques la course des
chevaux, et dès la première fois qu'elle eut lieu
Clisthène fut vainqueur au quadrige ; c'est ce
Clisthène qui devint tyran de Sicyone.
[7] A la huitième pythiade il y eut une couronne pour
les joueurs d'instruments à cordes sans aucun chant ; et
ce fut Agélas de Tégée qui la
mérita. A la vingtième on comprit parmi les jeux
la course des hommes armés, et ce genre de course valut
une couronne de laurier à Timoenète de Phliasie,
cinq olympiades après que Démarate
d'Hérée eut été couronné
à Olympie. A la quarante-huitième on adopta la
course du char à deux chevaux attelés ensemble ;
ce furent les chevaux d'Exécestidas qui
remportèrent l'avantage sur tous les autres. Cinq
pythiades ensuite on permit d'atteler quatre poulains à
un char, et Orphondas de Thèbes fut proclamé
vainqueur.
[8] Mais le combat du pancrace entre les enfants, la course du
char attelé de deux poulains, même la simple course
sur un poulain, ces jeux furent en usage à Olympie
beaucoup plus tôt qu'à Delphes ; car le pancrace
n'y fut reçu qu'en la soixante-unième pythiade, en
laquelle Laïdas de Thèbes eut la victoire : la
simple course sur un poulain fut introduite la pythiade
d'après, et l'on ne commença à voir un char
attelé de deux poulains qu'en la soixante-neuvième
pythiade. Lycormas de Larisse eut le prix de la course du
poulain, et Ptolémée le macédonien fut
vainqueur à la course du char. Je l'appelle ainsi parce
que les rois d'Egypte n'étaient pas fâchés
qu'on les appelât macédoniens, comme ils
l'étaient en effet. La couronne de laurier est
particulière aux jeux pythiques, ce qui n'a, je crois,
d'autre fondement que l'opinion où l'on est qu'Apollon
aima Daphné, fille du fleuve Ladon.
VIII. [1] C'est un sentiment assez commun que ce fut Amphictyon
fils de Deucalion qui fixa à Delphes l'assemblée
des états-généraux de la Grèce, et
que de son nom ceux qui depuis ont composé cette
assemblée se sont appelés Amphictyons. Cependant
Androtion, dans son histoire de l'Attique, dit que de toute
ancienneté les peuples voisins de Delphes et
situés comme à l'entour y envoyaient leurs
députés pour y délibérer sur leurs
intérêts communs, ce qui donna lieu au nom
d'Amphictyons, qui s'est conservé jusqu'à nous,
mais autrement écrit que sa première origine ne
semble le demander.
[2] Ceux qui tiennent pour le premier sentiment disent que les
peuples auxquels Amphictyon accorda le droit de députer
aux états-généraux, furent les Ioniens, les
Dolopes, les Thessaliens, les Enianes, les Magnésiens,
les Maléens, les Phtiotes, les Doriens, les
Phocéens, et enfin les Locriens qui sont voisins de la
Phocide, et qui habitent les environs du mont Cnémis.
Mais dans la suite les Phocéens ayant pillé le
temple d'Apollon, et la guerre phocique que cet attentat avait
allumée ayant pris fin au bout de dix ans, il y eut du
changement au sénat des Amphictyons. Car d'un
côté les Macédoniens y furent admis, et de
l'autre les Phocéens et les Lacédémoniens,
Doriens d'extraction, en furent exclus, les premiers à
cause de leur sacrilège entreprise, les seconds pour
avoir pris leur parti durant la guerre.
[3] Mais lorsque Brennus à la tête des Gaulois
vint assiéger Delphes, les Phocéens, pour
réparer leur faute, étant accourus au secours de
la ville avec une ardeur incroyable, on crut devoir
récompenser leur zèle, ils furent rétablis
dans tous leurs privilèges et honneurs, et ils
recouvrèrent le droit d'amphictyonnat. Ensuite l'empereur
Auguste communiqua ce droit aux Nicopolitains qui habitent
près d'Actium ; et pour ne point trop multiplier les
Amphictyons, il réunit aux Thessaliens les
Magnètes, les Maléens, les Enianes et les
Phtiotes, transférant à la ville de Nicopolis le
droit de suffrage qu'avaient ces divers peuples, et en
particulier les Dolopes, car dès lors les Dolopes
étaient une nation éteinte.
[4] Actuellement les Amphictyons sont au nombre de trente. Les
Nicopolitains, les Macédoniens et les Thessaliens en
nomment chacun deux. Les Béotiens, les Phocéens et
les habitants de Delphes ont le même droit. Les
Béotiens fondent le leur sur ce qu'autrefois ils
occupaient une partie de la Thessalie sous le nom d'Eoliens.
L'ancienne Doride en nomme un.
[5] Les Locriens, que l'on appelle Ozoles, et ceux qui habitent
au-delà de l'Eubée ont aussi chacun leur
député. Enfin l'île d'Eubée a son
Amphictyon, et Athènes le sien. Mais Athènes,
Delphes et Nicopolis ont droit de députer à toutes
les assemblées d'états-généraux, au
lieu que les villes des autres peuples dont je viens de parler
ne députent que tour à tour.
Chapitre suivant
Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.