[Delphes - Le temple d'Apollon]

[3] Dans le temple il y a un endroit pavé de marbre blanc, et que l'on nomme à Delphes le centre, parce qu'il y est regardé comme le centre de la terre ; ce que Pindare semble avoir autorisé dans une de ses odes.

[4] Là vous voyez quelques offrandes faites au Dieu par les Lacédémoniens, entre autres une statue d'Hermione fille de Ménélas, qui fut femme d'Oreste fils d'Agamemnon, et qui auparavant avait été mariée à Néoptolème fils d'Achille ; auprès, c'est Eurydame qui commandait les Etoliens lorsqu'ils remportèrent la victoire sur les Gaulois. Cette statue est de Calamis, et c'est un présent des Etoliens.

[5] Elyre est une ville qui subsiste encore aujourd'hui dans les montagnes de Crète ; cette ville envoya à Apollon une chèvre de bronze que l'on a aussi mise en ce lieu. La chèvre semble donner à téter à deux enfants qui sont Phylacis et Phylandre. On tient qu'ils étaient fils d'Apollon et de la nymphe Acacallis, dont le Dieu sut gagner les bonnes grâces dans la ville de Tarrha, et dans la maison de Carmanor.

[6] On voit ensuite un boeuf de bronze donné par les Carystiens de l'île d'Eubée, lorsqu'ils furent vainqueurs des Perses. Eux et les Platéens ont consacré un boeuf à Apollon, par la raison, si je ne me trompe, qu'ayant chassé de leur pays les Barbares, leur fortune en devenait plus stable, et qu'ils pouvaient désormais cultiver leurs terres en toute sûreté. Suivent les statues de plusieurs capitaines, avec un Apollon et une Diane ; c'est un monument de la victoire que les Etoliens remportèrent sur leurs voisins les Acarnaniens.

[7] On raconte une aventure fort singulière arrivée aux Liparéens. La Pythie leur avait ordonné de ne combattre la flotte des Tyrrhéniens qu'avec un petit nombre de vaisseaux. En conséquence de cet ordre, ils ne mirent que cinq galères en mer. Les Tyrrhéniens de leur côté, se voyant pour le moins aussi entendus que leurs ennemis dans la marine, parurent avec un égal nombre. Mais leurs cinq galères furent prises. Ils en armèrent cinq autres qui eurent encore le même sort. Enfin ils tentèrent le combat jusqu'à quatre fois, toujours avec le nombre de cinq galères, et à chaque fois ils les perdirent. En mémoire d'un événement si extraordinaire et si heureux, les Liparéens envoyèrent à Delphes autant de statues d'Apollon qu'ils avaient pris de bâtiments sur leurs ennemis.

[8] A la suite de ces statues, on voit un petit Apollon qui a été consacré par Echécratidès de Larisse. On tient même que c'est la plus ancienne offrande qui ait été faite au Dieu.

XVII. [1] Ces Barbares qui sont au couchant et qui habitent la Sardaigne ont aussi voulu honorer le Dieu par un hommage public, en lui consacrant une statue de bronze qui représente leur fondateur. La Sardaigne est un île que l'on peut mettre au nombre des plus considérables, soit pour sa grandeur, soit pour la fertilité de son terroir. Je n'ai pu découvrir comment elle s'appelait autrefois dans la langue du pays. Mais je sais que les premiers Grecs qui allèrent y trafiquer la nommèrent Ichnusse, à cause de sa figure assez semblable à celle du pied d'un homme. Sa longueur est de onze cent vingt stades, et sa largeur de quatre cent soixante et dix.

[2] On dit que les premiers étrangers qui soient venus s'établir dans cette île étaient des Libyens conduits par Sardus fils de Macéris, qui en Egypte et en Libye avait le surnom d'Hercule. Macéris son père, n'est guère connu que par un voyage qu'il fit à Delphes. Pour lui, il mena une colonie de Libyens à Ichnusse. C'est pourquoi l'île quitta son premier nom, pour prendre celui de cet illustre étranger. Les anciens insulaires ne furent néanmoins pas chassés, ils se virent seulement contraints de recevoir ces nouveaux hôtes, qui ne s'entendant pas mieux qu'eux à bâtir des villes, habitèrent comme eux dans des cabanes ou dans les premiers antres que le hasard leur fit trouver.

[3] Quelque temps après, Aristée aborda en cette île avec une troupe de Grecs qui avait suivi sa fortune. On dit qu'il était fils d'Apollon et de la nymphe Cyrène, et qu'inconsolable du malheur arrivé à Actéon, il quitta la Grèce, renonça à sa patrie et alla chercher un établissement en Sardaigne.

[4] Quelques-uns prétendent que dans le même temps, Dédale qui craignait la colère et la puissance de Minos, s'enfuit de Crète et qu'il se joignit à Aristée pour lui aider à établir sa colonie. Mais on ne me persuadera point qu'Aristée, qui avait épousé Autonoé fille de Cadmus, ait pu être aidé dans cette entreprise par Dédale, qui vivait dans le temps qu'Oedipe régnait à Thèbes. Quoi qu'il en soit, les Grecs qu'Aristée mena avec lui ne bâtirent non plus aucune ville en Sardaigne, apparemment parce qu'ils étaient trop faibles et en trop petit nombre pour pouvoir venir à bout d'un pareil dessein.

[5] Après Aristée vint une peuplade d'Ibériens conduite par Norax. Ceux-ci bâtirent une ville, et du nom de leur chef l'appelèrent Nora. On tient que c'est la première qui ait été bâtie en cette île, et l'on croit que ce Norax était fils de Mercure et d'Erythée fille de Géryon. Cette peuplade fut suivie d'une autre commandée par Iolas et composée de Thespiens, auxquels s'étaient joints quelques peuples de l'Attique. Ils fondèrent les villes d'Olbie et d'Agylé. Cette dernière fut ainsi nommée par les Athéniens, soit du nom de l'une de leurs tribus, soit du nom d'Agyléus, un des chefs de la colonie. On voit encore aujourd'hui en Sardaigne des lieux qui portent le nom d'Iolées, et dont les habitants rendent de grands honneurs à Iolas.

[6] Après la prise de Troie, les Troyens qui purent échapper au sac de cette malheureuse ville s'étant dispersés, plusieurs se sauvèrent avec Enée. De ceux-là une partie fut jetée par les vents en Sardaigne, où, reçue favorablement des Grecs qui y étaient établis, elle ne fit plus qu'un peuple avec eux. Les Barbares ne firent la guerre ni aux Grecs, ni aux Troyens ; premièrement, parce que depuis cette jonction, la force était égale entre les uns et les autres ; et en second lieu, parce que le fleuve Thorsus qui traverse l'île séparait les deux armées, et qu'aucune des deux ne voulait passer ce fleuve en présence de l'autre.

[7] Après un long espace de temps, les Libyens firent une seconde descente en Sardaigne, mais avec des troupes plus nombreuses qu'auparavant. Ils n'eurent pas plus tôt débarqué qu'ils attaquèrent les Grecs, et les ayant vaincus ils les passèrent tous au fil de l'épée, ou du moins il en échappa bien peu. Quant aux Troyens, ils se réfugièrent dans les plus hautes montagnes, dont les rochers pointus et les précipices leur servirent de rempart ; ils s'y maintinrent si bien qu'ils subsistent encore à présent sous le nom d'Iliens ; mais avec le temps ils ont pris l'armure, l'habillement, les moeurs et même la figure des Libyens.

[8] Près de la Sardaigne est une autre île que ces mêmes Libyens nomment l'île de Corse, et que les Grecs appellent Cyrnos. Une partie considérable des habitants de cette île, chassée par l'autre dans une sédition qui les divisait, passa en Sardaigne, alla occuper les montagne et s'y bâtit quelques villes. De là un peuple que dans la Sardaigne même on nomme les Corses, du nom qu'il portait en son propre pays.

[9] Dans la suite les Carthaginois s'étant rendus fort puissants par mer, vinrent s'emparer de la Sardaigne et en soumirent tous les peuples, à l'exception des Iliens et des Corses, que leurs montagnes défendaient contre cette invasion. Ils bâtirent ensuite deux villes, Caralis et Soulches. Mais lorsqu'il fut question de partager les dépouilles de l'ennemi, les Ibériens et les Libyens, qui avaient en bonne part à cette conquête, mécontents du partage, abandonnèrent les Carthaginois, gagnèrent aussi les hauteurs et s'y cantonnèrent. Les Corses leur donnèrent le nom de Balares, qui, dans la langue du pays, veut dire des fugitifs.

[11] Voilà quelles sont les nations et les villes de la Sardaigne. Cette île, du côté qu'elle regarde le nord et le continent de l'Italie, est fermée par des montagnes presque inaccessibles qui se joignent les unes aux autres, et au bas desquelles on trouve de bonnes rades pour les vaisseaux. Mais du haut de ces montagnes s'élèvent des vents très violents et qui varient sans cesse, ce qui rend pour l'ordinaire la mer fort grosse et fort agitée.

[12] Au milieu de l'île il y a des montagnes beaucoup moins hautes ; mais l'air renfermé entre celles-ci est fort malsain, soit à cause des sels épais qu'y apporte le voisinage de la mer, soit parce que le vent du midi y règne continuellement. Car ces hautes montagnes qui sont du côté de l'Italie empêchent que dans les plus grandes chaleurs le vent du nord ne vienne rafraîchir l'air et la terre de cette partie de la Sardaigne. Il se peut faire aussi que l'île de Corse, qui n'en est séparée que par un bras de mer de la largeur de huit stades, et qui est pleine de montagnes fort hautes, ne permette pas au vent d'ouest et au vent du nord de se faire sentir jusqu'en Sardaigne.

[12] On ne voit ni serpents, ni bêtes venimeuses, ni aucuns loups dans cette île. Les chèvres n'y sont pas plus grandes qu'ailleurs ; mais elles ressemblent à ce bélier de terre cuite, fait par un potier de l'île d'Egine, avec cette différence qu'elles ont de plus grands poils sous le menton, et que leurs cornes, au lieu d'être toutes droites sur la tête, sont rabattues et courbées vers l'oreille : au reste, ces chèvres passent tous les autres animaux en légèreté et en vitesse.

[13] Il n'y a dans toute l'île qu'une seule herbe qui soit vénéneuse ; elle est faite comme de l'ache, et l'on dit que ceux qui en mangent meurent en riant. C'est pourquoi Homère et les autres après lui, ont appelé rire sardonien cette espèce de rire qui n'est causé par aucune joie, ni par rien d'agréable. Cette herbe croît auprès des fontaines ; mais elle ne communique point à l'eau son poison. J'ai cru pouvoir insérer cette digression dans l'histoire de la Phocide, parce que la Sardaigne est encore fort peu connue des Grecs.

XVIII. [1] Près de la statue de Sardus, on voit un cheval de bronze, avec une inscription qui porte que c'est Callias, athénien fils de Lysimachidès, qui a fait cette offrande aux dépens des Perses, sur qui il avait remporté des dépouilles considérables. La Minerve qui suit fut donnée par les Achéens, lorsqu'ils prirent Phana ville d'Etolie. Comme le siège traînait en longueur et qu'ils avaient déjà perdu toute espérance de réussir, ils envoyèrent consulter l'oracle de Delphes, qui leur rendit cette réponse :

[2] Peuples qui habitez l'heureuse terre de Pélops, la fertile Achaïe, vous voulez savoir par quel moyen vous pouvez prendre la ville que vous tenez assiégée. Observez quelle quantité d'eau est nécessaire tous les jours à ceux qui la défendent. Par là vous soumettrez bientôt cette ville, que ses belles tours rendent si orgueilleuse et si fière.

[3] Mais les Achéens n'ayant rien compris à cet oracle, ne se trouvèrent pas plus avancés qu'auparavant ; de sorte qu'ils ne songeaient plus qu'à lever le siège et à se rembarquer. Déjà les assiégés riaient de leurs vains efforts, jusqu'à ce qu'une femme eût la hardiesse de sortir de la ville pour aller chercher de l'eau. Aussitôt une troupe d'Achéens l'environne, la prend, et la conduit au camp. Cette femme interrogée, déclare que toutes les nuits on allait puiser de l'eau à une fontaine qui était en dehors, sous les murs de la ville, que cette eau se distribuait ensuite aux assiégés, et qu'ils n'avaient nulle autre ressource pour étancher leur soif. Les Achéens profitant de l'avis, comblèrent cette fontaine, et la ville se rendit immédiatement après.

[4] La Minerve des Achéens est suivie d'un Apollon donné par ces Rhodiens qui habitent la ville de Lindos. Un peu plus loin vous voyez un âne de bronze consacré par les Ambraciotes, au sujet d'une victoire qu'ils remportèrent sur les Molosses durant la nuit. Car on raconte que les Molosses s'étaient embusqués la nuit pour surprendre les Ambraciotes, et qu'un âne que l'on conduisait à la ville ayant trouvé une ânesse en son chemin, se mit à s'égayer et à braire autour d'elle. Ce bruit, joint à celui que le conducteur de l'âne faisait de son côté, donna l'alarme aux Molosses ; ils sortirent de leur embuscade ; en même temps les Ambraciotes avertis de leur mauvais dessein tombèrent sur eux et les taillèrent en pièces.

[5] Les habitants d'Ornée dans l'état d'Argos se voyant extrêmement pressés par les Sicyoniens, firent voeu à Apollon que s'ils pouvaient les chasser de leur pays, ils lui enverraient tous les jours à Delphes un certain nombre de victimes en grande pompe et solennité. Ensuite pleins de confiance, il combattent les Sicyoniens et les défont. Mais l'embarras fut d'accomplir leur voeu ; car outre la dépense, cette pompe à laquelle ils s'étaient obligés causait chaque jour beaucoup de peine et de fatigue. Ils imaginèrent donc de s'acquitter une fois pour toutes, et ce fut en envoyant à Delphes un tableau qui représentait le pompeux sacrifice qu'ils avaient voué à Apollon ; c'est ce que l'on voit encore gravé sur le bronze.

[6] Près de ce tableau vous voyez un des travaux d'Hercule, c'est son combat contre l'hydre. Ce monument est tout à la fois un ouvrage et un présent de Tisagoras. L'hydre et l'Hercule sont de fer. On comprend aisément combien il est difficile de mettre le fer en oeuvre, quand il s'agit d'en faire une statue. Aussi, quelqu'ait été ce Tisagoras, on ne peut assez admirer cet ouvrage, de même que ces têtes de lion et de sanglier que l'on a consacrées à Bacchus, dans la ville de Pergame, et qui sont de fer aussi.

[7] Elatée ville de la Phocide, étant assiégée par Cassander, Olympiodore envoyé à son secours par les Athéniens fit lever le siège à ce prince. La ville, en action de grâces, donna un lion de bronze à Apollon de Delphes. Ce lion est placé dans le même rang que les statues dont je viens de parler. Auprès, c'est un Apollon donné par les Massiliens, comme la dixième partie des dépouilles remportées sur les Carthaginois, qu'ils avaient vaincus dans un combat naval. Là se voit aussi un trophée érigé par les Etoliens, avec une statue de femme armée, qui représente l'Etolie. Ce monument a été consacré aux dépens des Gaulois, que les Etoliens obligèrent de payer une grosse contribution, à cause des cruautés qu'ils avaient exercées contre la ville de Callion. Vous voyez ensuite une statue d'or, donnée par Gorgias de Léontium, et c'est Gorgias lui-même qu'elle représente.

XIX. [1] Immédiatement après cette belle statue, on voit celle de Scyllis de Schios, le plus habile plongeur qui fut jamais. Il avait appris à Cyana sa fille l'art de plonger comme lui dans les endroits les plus profonds de la mer.

[2] L'un et l'autre voyant la flotte de Xerxès battue d'une horrible tempête près du mont Pélion, ils se jetèrent à la mer et ayant arraché les ancres qui retenaient les galères de Xerxès, ils lui causèrent par là une perte infinie. Les Amphictyons, pour éterniser la mémoire d'un si grand service, érigèrent au père et à la fille des statues dans le temple d'Apollon. Mais parmi les statues que Néron enleva de Delphes, pour les transporter à Rome, celle de Cyana fut du nombre. Pour le dire en passant, on prétend que les filles peuvent plonger dans la mer sans que leur virginité en souffre aucune atteinte.

[3] L'ordre de ma narration veut maintenant que je fasse part au lecteur d'une chose que j'ai ouï conter à Lesbos. Des pêcheurs de Méthymne ayant jeté leur filets dans la mer, en retirèrent une tête faite de bois d'olivier. Cette tête ressemblait assez à celle d'un dieu, mais d'un dieu étranger et inconnu aux Grecs. Les Méthymnéens voulant savoir si c'était la tête de quelque héros ou d'une divinité, envoyèrent consulter la Pythie, qui leur ordonna de révérer Bacchus Céphallen. Gardant donc cette tête, ils en firent l'objet de leur culte, mais en même temps ils en envoyèrent une copie à Delphes, et c'est cette tête de bronze que l'on voit après la statue de Scyllis.

[4] Sur le fronton du temple vous voyez Latone, Diane, Apollon, les Muses, le Soleil qui se couche, Bacchus et les Thyïades. Toutes ces figures sont de Praxias d'Athènes, disciple de Calamis ; Praxias mourut avant que le temple pût être achevé. Voilà pourquoi les autres ornements du fronton sont d'Androsthène, qui était aussi Athénien, mais disciple d'Encadmus. On a suspendu aux chapiteaux des colonnes diverses dépouilles des ennemis, entre autres des boucliers d'or, monument glorieux de la victoire que les Athéniens remportèrent à Marathon sur les Perses. Derrière et sur la gauche, on voit des boucliers de Gaulois ; ils sont, quant à la forme, presque semblables à ceux des Perses, et ce sont les Etoliens qui les ont consacrés en ce lieu.

[5] Dans ma description d'Athènes, en parlant du sénat des cinquante, j'ai déjà dit quelque chose de l'irruption des Gaulois en Grèce. Mais à présent que j'écris l'histoire de Delphes, je crois devoir traiter ce point plus au long, parce que c'est particulièrement dans le malheur dont Delphes fut menacée que les Grecs signalèrent leur courage contre ces barbares. La première expédition des Gaulois hors de leur pays est celle qu'ils firent sous la conduite de Cambaulès. Ils pénétrèrent jusqu'en Thrace, mais sans oser s'attirer sur les bras les peuples d'au-delà, parce qu'ils sentaient leur propre faiblesse, et combien les Grecs étaient supérieurs en nombre.

[6] Après cette entreprise, il en tentèrent une seconde à l'instigation de ceux-là même qui avaient suivi Cambaulès, et qui accoutumés à vivre de rapines et de brigandage, ne pouvaient plus renoncer aux douceurs de cette vie licencieuse. Ayant donc mis sur pied une prodigieuse armée, tant d'infanterie que de cavalerie, ils la partagèrent en trois corps.

[7] Ils donnèrent le premier à Céréthrius, avec ordre de marcher contre les Thraces et contre les Triballes. Brennus et Acichorius commandaient le second et devaient entrer dans la Pannonie. Bolgius, à la tête du troisième, alla faire la guerre aux Macédoniens et aux Illyriens. Il livre bataille à Ptolémée roi de Macédoine, j'entends ce Ptolémée qui, après s'être réfugié auprès de Séleucus fils d'Antiochus en qualité de suppliant, le tua par une lâche trahison, et fut surnommé le Foudre, à cause de son audace. Mais il périt à son tour en combattant contre Bolgius, et une partie de l'armée des Macédoniens fut taillée en pièces. Cependant les Gaulois, à cette seconde tentative non plus qu'à la première, n'ayant osé aller plus avant ni attaquer les Grecs, s'en retournèrent bientôt chez eux.

[8] Ce fut pour lors que Brennus, et dans l'assemblée du peuple et auprès des particuliers les plus accrédités, ne cessa de faire tous ses efforts pour engager la nation à prendre les armes contre les Grecs. Il représente d'un côté la Grèce épuisée d'hommes par les guerres qu'elle avait eues à soutenir, de l'autre l'opulence de ses villes en comparaison des villes de la Gaule, la richesse de ses temples, en un mot, la quantité d'or et d'argent monnayé et non monnayé qui allait devenir la proie du vainqueur. Par ce discours, encore plus par ces espérances, il détermine ses compatriotes : aussitôt il associe au commandement des armes les plus qualifiés de la nation, surtout Acichorius.

[9] On leva une armée formidable, composée de cent cinquante-deux mille hommes d'infanterie, et de vingt mille quatre cents cavaliers ; je dis cavaliers par état, car ils étaient en tout plus de soixante mille. En effet, chaque maître avait deux valets montés comme lui, et entendus au métier de la guerre.

[10] Ces valets étaient, durant le combat, à la queue des escadrons ; et voici à quoi ils servaient. Si le cavalier perdait son cheval, l'un des deux valets lui en donnait un autre dans le moment ; s'il était tué, il prenait sa place. Si le maître et le premier valet avait le même sort, le second leur succédait. Si le maître était seulement blessé, l'un des valets le tirait de la mêlée et le portait au camp, pendant que l'autre combattait à sa place.

[11] Je crois que les Gaulois avaient institué cette milice à l'imitation de ces dix mille qui servaient dans l'armée des Perses, et que l'on nommait les Immortels, avec cette différence pourtant que les Perses ne remplaçaient leurs morts qu'après le combat, au lieu que dans la cavalerie gauloise les morts étaient remplacés durant le combat même. Les Gaulois appellent cette espèce de milice Trimarcesia, du mot Marca, qui en langue celtique signifie un cheval.

[12] Avec cet appareil, Brennus, plein de confiance, mena son armée en Grèce. Jamais les Grecs ne furent plus consternés. Mais la grandeur du danger dont ils étaient menacés ne fit que leur ouvrir les yeux, et leur inspirer à tous la généreuse résolution de défendre leur patrie. Ils comprirent qu'il ne s'agissait pas seulement de leur liberté, comme avec les Perses, et qu'en donnant la terre et l'eau, ils ne rendraient pas leur condition meilleure. Ils se représentaient les calamités que la précédente irruption des Gaulois avait causées en Thrace, en Macédoine, en Péonie ; et tout récemment encore on venait d'apprendre avec quelle indignité ils avaient traité les Thessaliens. Les villes et les particuliers se persuadèrent donc sans peine que dans cette fatale conjoncture il fallait ou vaincre ou périr.

XX. [1] Pour peu que le lecteur soit curieux de savoir quels furent ceux des peuples de la Grèce qui défendirent le pas des Thermopyles contre Xerxès et qui furent ceux qui armèrent contre les Gaulois, afin de comparer leurs efforts ensemble dans l'une et dans l'autre occasion, il est aisé de le satisfaire. Lorsqu'il fut question de combattre Xerxès, les Lacédémoniens envoyèrent trois cents hommes sous la conduite de Léonidas, les Tégéates en envoyèrent cinq cents, et les Mantinéens autant. Les Orchoméniens d'Arcadie en donnèrent six-vingts pour leur part, et les autres villes d'Arcadie en fournirent mille en commun. Il vint de Mycènes quatre-vingts hommes, deux cents de Phliunte, et quatre cents de Corinthe. Les Béotiens contribuèrent de sept cents hommes, Thèbes et Thespie de quatre cents. Les Phocéens, au nombre de mille hommes, allèrent occuper les défilés du mont Oeta, si néanmoins on peut mettre ces mille hommes en ligne de compte.

[2] Quant aux Locriens qui habitent au bas du mont Cnémis, Hérodote ne marque point quel fut leur contingent ; il dit seulement qu'ils envoyèrent du secours de toutes les villes qui composent leur république ; d'où l'on peut à peu près conjecturer le nombre de troupes qu'ils fournissent. Car les Athéniens au combat de Marathon ne faisaient pas plus de neuf mille hommes, en y comprenant leurs esclaves, et tous ceux que la nécessité avait fait enrôler, quoique d'un âge peu propre à porter les armes. Ainsi j'estime que les Locriens qui vinrent défendre les Thermopyles ne pouvaient faire plus de six mille hommes. Toute l'armée des Grecs, en cette occasion, ne passait donc pas le nombre d'onze mille deux cents hommes. D'ailleurs, il est certain qu'aux Thermopyles contre Xerxès, il n'y eut que les Lacédémoniens, les Thespiens, et les Mycénéens qui tirent ferme ; tous les autres se retirèrent sans attendre l'issue du combat.

[3] Les Grecs firent mieux leur devoir contre ces barbares qui des bords de l'Océan étaient venus fondre en Grèce. Voici les secours qu'ils envoyèrent aux Thermopyles. Il s'y trouva dix mille hommes d'infanterie béotienne, avec cinq cents chevaux de la même nation ; ils étaient commandés par quatre chefs, autrement dit Béotarques, savoir Céphisodote, Théaridas, Diogène et Lysander. Le contingent des Phocéens fut de trois mille fantassins, et de cinq cents cavaliers aux ordres de Critobule et d'Antiochus.

[4] Les Locriens qui sont près de l'île Atalante étaient conduits par Midias, au nombre de sept cents, et c'était pure infanterie. La ville de Mégare fournit quatre cents hommes de pied et quelque cavalerie, sous le commandement de Mégaréus. Les Etoliens étaient les plus nombreux et les plus entendus à toutes sortes de combats. On ne sait pas au juste de combien était leur cavalerie ; mais leur infanterie faisait au moins sept mille hommes, sans compter une centaine ou environ de soldats armés à la légère, fort propres aux escarmouches. Ces troupes avaient trois chefs de leur nation, Polyarque, Polyphron et Lacratès. Les Athéniens armèrent trois cent cinq galères, ils donnèrent outre cela mille hommes de pied avec cinq cents chevaux ; Callippe fils de Moeroclès, en eut le commandement, comme je l'ai déjà dit par ailleurs.

[5] Au reste, les Athéniens, à cause de leur ancienne prééminence, tinrent le premier rang dans l'armée. Les rois donnèrent aussi du secours. Il vint cinq cents hommes de Macédoine, envoyés par Antigonus, et commandés par Aristodème. Il en vint autant d'Asie, je veux dire cinq cents Syriens des bords de l'Oronte, qui étaient sujets du roi Antiochus, et qui avaient Télésarque pour chef.

[6] Toutes ces troupes s'étant assemblées aux Thermopyles, on ne sut pas plus tôt les Gaulois arrivés sur les confins de la Magnésie et de la Phtiotide, que l'on détacha mille hommes d'infanterie légère et ce qu'il y avait de meilleure cavalerie, avec ordre d'aller gagner le Sperchius, pour en disputer le passage aux barbares. La première chose que fit ce détachement en arrivant, ce fut de rompre les ponts, et ensuite de camper sur les bords du fleuve. Brennus ne manquait ni d'adresse, ni d'expérience ; même suivant le génie des barbares, il était assez fertile en ruses et en expédients, quand il s'agissait de tromper l'ennemi.

[7] La nuit même d'après que les ponts eussent été rompus, ce général sans se mettre en peine de cet inconvénient, envoya dix mille hommes vers l'embouchure du Sperchius, premièrement afin qu'ils pussent passer sans que les Grecs s'en aperçussent, et en second lieu parce que là ce fleuve, au lieu de couler rapidement comme aux autres endroits, se répand dans la campagne et forme une espèce de marécage. Or parmi ces dix mille hommes, les uns savaient parfaitement bien nager, et les autres étaient de la plus haute taille, avantage que Brennus trouvait aisément dans ses troupes, les Celtes surpassant tous les autres peuples en stature.

[8] Aussi arriva-t-il que ce détachement passa le fleuve durant la nuit, partie à la nage, ou à la faveur de leurs boucliers qui leur servaient comme de nacelles, partie à gué, la grandeur dont ils étaient leur en donnant la facilité. Les Grecs, de leur côté, qui étaient au haut du fleuve, ayant appris par leurs coureurs que l'ennemi l'avait passé, ne tardèrent pas à regagner le gros de leur armée. Brennus commanda à ceux qui habitaient aux environs du golfe Maliaque, de jeter un pont sur le Sperchius, ce qu'ils exécutèrent en diligence, à cause de la terreur qu'il leur inspirait, et parce qu'ils avait une extrême impatience de le voir sortir de leur pays, prévoyant bien que s'il y faisait long séjour, il les accablerait de toutes sortes de malheurs.

[9] Le pont étant achevé, les Gaulois s'avancèrent du côté d'Héraclée, pillant tout ce qu'ils rencontraient et tuant autant d'hommes qu'ils en trouvaient d'épars dans la campagne. Ils ne prirent pourtant pas la ville, parce qu'heureusement un an auparavant les Etoliens avaient forcé les Héracléotes de se soumettre à eux, et que regardant Héraclée comme une ville de leur domination, ils étaient promptement accourus à son secours. Mais peu importait à Brennus de se rendre maître d'Héraclée, pourvu qu'il chassât des remparts la garnison qui l'avait empêché de gagner le pas des Thermopyles, et de pénétrer en Grèce ; il eut le bonheur d'y réussir.

XXI. [1] Ayant donc passé sous les murs d'Héraclée, et instruit par des transfuges du véritable état des Grecs, il se moqua de leur petit nombre et résolut de leur livrer bataille dès le lendemain au lever du soleil. Résolution sur laquelle il ne consulta aucun devin grec, qui ne fut précédée d'aucun sacrifice qui pût lui rendre ses dieux favorables ; mais c'est de quoi ces barbares se mettent fort peu en peine. Les Grecs marchèrent au combat en bon ordre et dans un grand silence. Au moment de la mêlée, leur grosse infanterie s'avança, mais pas plus qu'il ne fallait et tenant toujours sa phalange bien serrée ; tandis que l'infanterie légère gardant aussi ses rangs, faisait pleuvoir une grêle de traits sur les barbares et leur tuaient beaucoup de monde à coup de flèches et à coups de frondes.

[2] La cavalerie fut inutile de part et d'autre, non seulement à cause des défilés de la montagne qui sont fort étroits, mais parce que les roches, glissantes par elles-mêmes, l'étaient devenues encore davantage par des pluies continuelles. L'armure des Gaulois était faible, car ils n'avaient que leurs boucliers qui ne sont pas de grande résistance, du reste nulle sorte d'armes qui pût les couvrir ; et ce qui importe encore plus, ils n'étaient pas, à beaucoup près, aussi habiles que les Grecs en l'art militaire.

[3] Ils ne savaient que se jeter sur l'ennemi avec une impétuosité aveugle, comme des bêtes féroces. Pourfendus à coups de haches ou tout percés de coups d'épées, ils ne lâchaient pas prise, ni ne quittaient l'air menaçant et opiniâtre qui leur était naturel. Ils étaient furieux jusqu'au dernier soupir. On en voyait qui arrachaient de leurs plaies le trait mortel dont ils étaient atteints, pour le lancer contre les Grecs et pour en frapper ceux qui se trouvaient à leur portée.

[4] Cependant les galères d'Athènes s'étant tirées à grand peine et non sans danger des marécages qui s'étendent de ce côté-là, s'avancèrent fort près des Gaulois ; les Athéniens qui étaient sur ces galères prirent aussitôt l'ennemi en flanc et lui décochèrent mille et mille traits. Enfin les barbares faisant fort peu de mal dans leurs défilés et en souffrant beaucoup, leurs généraux firent sonner la retraite. Mais ils se retirèrent avec tant de précipitation que tombant les uns sur les autres, plusieurs furent foulés aux pieds de leurs compagnons, et d'autres en grand nombre demeurèrent enfoncés dans ces marécages que forme là le voisinage de la mer, de sorte qu'ils ne perdirent pas moins de monde dans leur retraite qu'ils en avaient perdu dans le combat.

[5] Les Athéniens se distinguèrent à cette journée entre tous les Grecs, mais nul d'eux ne marqua tant de valeur que le jeune Cydias, qui faisait pour lors ses premières armes. Son courage ne le sauva pourtant pas. Il fut tué par les Gaulois, et ses proches consacrèrent son bouclier à Jupiter le Libérateur, avec cette inscription : Ce bouclier que tu vois suspendu et qui est aujourd'hui consacré à Jupiter, fut autrefois le bouclier du brave Cydias, qui à la fleur de son âge mourut glorieusement en combattant contre les Gaulois.

[6] Cette inscription demeura jusqu'au temps de Sylla, que ses soldats enlevèrent du portique de Jupiter Eleutherius ou le Libérateur divers ornements, entre autres bon nombre de boucliers que l'on y conservait. Telle fut l'issue du combat contre les Gaulois aux Thermopyles. Après cet heureux succès, les Grecs enterrèrent leurs morts et dépouillèrent les barbares qui furent trouvés sur le champ de bataille. Les Gaulois ne songèrent seulement pas à envoyer un héraut pour demander le temps de leur donner la sépulture, et ils firent voir qu'il leur était indifférent que leurs corps fussent couverts de terre ou mangés par les bêtes carnassières.

[7] Je crois qu'ils négligent ces devoirs funèbres pour deux raisons : la première, pour donner plus de terreur à leurs ennemis, par l'opinion de leur férocité ; la seconde, parce qu'en effet il ne sont point touchés des devoirs que l'on rend aux morts. Du côté des Grecs, il n'y eut que quarante hommes de tués. On ne put savoir au juste combien les barbares en perdirent, parce que ceux qui avaient péri dans les marais ne se retrouvèrent point et qu'il y en périt un grand nombre.

XXII. [1] Sept jours après le combat, de nouvelles troupes de l'armée des Gaulois ayant filé le long des murs d'Héraclée, entreprirent de passer le mont Oeta. Ces troupes prétendaient aller par un petit sentier qui conduit à Trachine, ville ruinée dès lors, au-dessus de laquelle était un temple de Minerve, que les peuples avaient enrichi de beaucoup d'offrandes. Les Gaulois comptaient que par ce chemin dérobé ils gagneraient le haut de la montagne, et que chemin faisant ils pilleraient le temple. Mais Télésarque qui avec un détachement, gardait les passages de ce côté-là, tomba si à propos sur les barbares, qu'il les tailla en pièces. Il y périt lui-même et fut extrêmement regretté à cause de son zèle et de son affection pour les Grecs.

[2] Une résistance si peu attendue étonna fort les généraux de l'armée ennemie ; ils jugeaient de l'avenir par le présent et commençaient à désespérer du succès de leur entreprise. Il n'y eut que Brennus qui ne perdit point courage. Il lui vint dans l'esprit que s'il pouvait faire une diversion et obliger les Etoliens à s'en retourner chez eux, il mettrait aisément fin à cette guerre. Il fit donc un détachement de quarante mille hommes d'infanterie et de huit cents chevaux, dont il donna le commandement à Orestorius et à Combutis.

[3] Ces lieutenants-généraux eurent l'ordre de repasser le Sperchius, de prendre leur chemin par la Thessalie et d'aller en Etolie mettre tout à feu et à sang. Ce furent eux qui saccagèrent la ville de Callion, et qui ensuite y autorisèrent des barbaries si horribles que je ne crois pas qu'il y en eut encore d'exemple dans le monde. Tout le sexe viril fut mutilé, les vieillards périrent du tranchant de l'épée, les enfants à la mamelle furent arrachés du sein de leurs mères pour être égorgés, et s'il y en avait qui parussent nourris d'un meilleur lait que les autres, les Gaulois buvaient leur sang, et se rassasiaient de leur chair.

[4] Les femmes et les jeunes vierges qui avaient quelque sentiment d'honneur se donnèrent la mort elles-mêmes ; les autres, forcées de souffrir toutes les indignités que l'on peut s'imaginer, devinrent ensuite la risée de ces barbares, aussi peu susceptibles d'amour que de pitié. Celles donc qui pouvaient s'emparer d'une épée se la plongeaient dans le sein, d'autres se laissaient mourir en s'abstenant de dormir et de manger ; et cependant le soldat en assouvissait son incontinence ; car mortes ou mourantes, elles n'étaient pas à couvert de sa brutalité.

[5] Les Etoliens ayant appris ce qui se passait chez eux, décampèrent aussitôt des Thermopyles, et ne songèrent plus qu'à regagner leur pays, uniquement occupés du désir de venger la malheureuse ville de Callion, et de sauver celles qui étaient menacées d'un pareil traitement. Dès qu'ils furent sur leurs terres, tout ce qu'il y eut d'Etoliens capables de porter les armes accoururent au camp ; les vieillards même oublièrent leur âge, et, soit nécessité, soit courage, ils voulurent suivre les autres. Les femmes encore plus animées que les hommes prirent aussi les armes.

[6] Déjà les barbares après avoir brûlé la ville, pillé et saccagé temples et maisons, chargés de butin, s'en retournaient triomphants lorsqu'arrive un corps de troupes sorti de Patra, la seule ville d'Achaïe qui eût songé à secourir les Etoliens. Ces troupes avaient une adresse merveilleuse à se servir de leurs armes, toutes pesantes qu'elles étaient. Elles donnent brusquement sur les Gaulois et en font un grand carnage ; mais accablées par le nombre et outrées de fatigues, elles perdaient tout espoir lorsque heureusement les Etoliens vinrent les joindre. Alors vous eussiez vu hommes et femmes combattre à l'envi, border le chemin par où passaient les Gaulois, et lancer sur eux une infinité de traits, dont leurs boucliers, légers comme ils sont, les défendaient mal. L'ennemi voulait-il les poursuivre, aussitôt ils lui échappaient, et dès qu'il se remettait en marche, ils étaient à ses trousses.

[7] Enfin, les malheureux habitants de Callion, après avoir justifié par une triste expérience tout ce qu'Homère dit de plus incroyable des cruautés exercées par les Lestrygons et par les Cyclopes, eurent au moins des vengeurs. Car de ce détachement de quarante mille huit cents hommes, il n'en revint pas la moitié au camp des Thermopyles.

[8] Voici maintenant de quelle manière les affaires tournèrent aux Thermopyles mêmes entre les Grecs et les barbares. Du bas des Thermopyles on peut venir gagner le haut du mont Oeta par deux sentiers, dont l'un fort étroit et fort rude mène au-dessus de Trachine, l'autre plus facile et par lequel on peut même conduire une armée, passe par les terres des Enianes. Ce fut celui-ci que tint le Mède Hydarnès, lorsqu'il vint prendre Léonidas en queue et envelopper son détachement.

[9] Les Grecs apprirent tout à coup que Brennus tenait cette route, conduit par les Héracléotes et par les Enianes, non que ces peuples eussent aucune mauvaise volonté contre les Grecs, mais parce qu'ils voulaient se délivrer eux-mêmes du voisinage des barbares, et n'en pas souffrir plus longtemps ; ce qui vérifie le dire de Pindare, que chacun est fort sensible à ses propres maux et fort peu touché de ceux d'autrui.

[10] Brennus donc encouragé par les Enianes et par les Héracléotes, laissa Acichorius au camp, lui disant que sitôt qu'il aurait monté la montagne et gagné les derrières, il le lui en ferait savoir et qu'alors il marchât afin d'envelopper les Grecs de tous côtés. Pour lui il prit quarante mille hommes choisis dans toute l'armée, et suivit ses guides par le sentier qu'on lui enseignait.

[11] Le hasard fit que ce jour-là le mont Oeta fut couvert d'un brouillard si épais que le soleil ne put se montrer, de sorte que les Phocéens qui étaient postés de ce côté-là eurent plutôt les ennemis sur les bras qu'ils ne les eussent aperçus. Dans cet extrême danger, les uns combattent les Gaulois, les autres soutiennent leur furie, tous font des efforts incroyables ; mais forcés ils quittent enfin leur poste et abandonnent les défilés. Tout ce qu'ils purent faire, ce fut d'accourir au camp des Grecs, et de leur annoncer le danger où ils étaient avant que les Barbares eussent eu le temps de leur fermer tous les passages.

[12] Aussitôt les Athéniens approchent leurs galères, les Grecs se rembarquent, tous ensuite se dispersent, et chacun s'en retourne chez soi. Brennus enflé de ce succès, sans attendre qu'Acichorius le fût venu joindre, marcha droit à Delphes. Les habitants consternés s'étant réfugiés vers l'oracle, le Dieu leur déclara qu'ils n'avaient rien à craindre et les assura de sa protection.

[13] Les peuples de la Grèce qui prirent les armes pour les intérêts du Dieu sont aisés à compter. Chaque ville de la Phocide envoya du secours. Amphise donna quatre cents hommes d'infanterie pesamment armés. Les Etoliens, au premier bruit de la marche des barbares, fournirent un petit nombre de troupes, mais peu de temps après, Philomelus amena douze cents hommes. Ils n'en donnèrent pas davantage, parce qu'ils tournèrent leurs principales forces contre l'armée d'Acichorius, qu'ils ne cessèrent de harceler, évitant toujours le combat mais tombant sur son arrière-garde, pillant son bagage, et lui tuant beaucoup d'hommes et de chevaux, ce qui rendit sa marche très longue et très pénible. Au reste, Acichorius avait laissé une partie de ses troupes dans son camp près d'Héraclée, pour garder les richesses qu'il y avait amassées.

XXIII. [1] Quant aux Grecs qui s'étaient rendus à Delphes, ils se mirent en bataille pour combattre Brennus. Alors on vit tout à coup des signes évidents de la colère du Ciel contre les Barbares. Car en premier lieu tout le terrain qu'occupait leur armée fut agité d'un violent tremblement de terre, qui dura une bonne partie de jour.

[2] Ensuite il y eut un tonnerre et des éclairs continuels, qui non seulement effrayaient les Gaulois, mais qui les empêchèrent d'entendre les ordres de leurs généraux. La foudre tombait fréquemment sur eux et ne tuait pas seulement celui qui en était frappé ; une exhalaison enflammée se communiquait à ceux qui étaient auprès et les réduisait en poudre, eux et leurs armes. On vit paraître en l'air des héros de l'ancien temps, qui animaient les Grecs et combattaient eux-mêmes contre les barbares, je veux dire Hypérochus, Laodocus et Pyrrhus, auxquels les habitants de Delphes ajoutent encore Phylacus, qui fut autrefois un de leurs citoyens.

[3] Cependant les Phocéens perdirent beaucoup de braves gens, entre autres Aleximaque, jeune homme qui joignant une grande force de corps à un grand courage, avait fait un horrible carnage des ennemis. Depuis ils envoyèrent son portrait à Delphes pour être consacré à Apollon.

[4] Les Gaulois, après avoir essuyé tant de craintes et tant de malheurs durant tout le jour, eurent une nuit encore plus funeste. Car il fit un froid mortel qui devint encore plus cuisant par la quantité de neige qui tomba. Et comme si tous les éléments avaient conjuré leur perte, il se détacha du mont Parnasse de grosses pierres, ou pour mieux dire, des rochers entiers qui en roulant sur eux n'en écrasaient pas pour un ou deux à la fois, mais des trente et quarante, selon qu'ils étaient ou commandés pour faire sentinelle, ou attroupés ensemble pour prendre quelques repos.

[5] Le soleil ne fut pas plus tôt levé que les Grecs qui étaient dans la ville firent une vigoureuse sortie, tandis que ceux qui étaient au-dehors attaquaient l'ennemi par derrière. En même temps, les Phocéens descendirent du Parnasse à travers les neiges, par des sentiers qui n'étaient connus que d'eux, et prenant les barbares en queue ils en tuèrent une infinité à coup de flèches, sans qu'ils pussent seulement se défendre.

[6] Il n'y eut que les gardes de Brennus, tous gens choisis et d'une taille prodigieuse, qui résistèrent malgré le froid dont ils étaient transis et qui se faisait bien plus sentir à ceux qui avaient reçu des blessures. Mais voyant Brennus leur général dangereusement blessé et presqu'aux abois, ils ne songèrent plus qu'à le couvrir de leurs corps et à l'emporter. Ce fut alors que les barbares, pressés de toutes part, prirent la fuite, et pour ne pas laisser en la puissance des Grecs ceux qui étaient blessés ou qui ne pouvaient suivre, ils les tuèrent tous impitoyablement.

[7] Dans leur fuite ils campèrent où la nuit les surprit, et cette nuit-là même ils eurent une terreur panique ; car ainsi nomme-t-on ces frayeurs qui n'ont aucun fondement réel, parce qu'on les croit inspirées par le dieu Pan. L'horreur de la nuit leur fit donc prendre une fausse alarme. La crainte saisit d'abord un petit nombre de soldats qui crurent entendre un bruit de chevaux et avoir l'ennemi derrière eux.

[8] Mais bientôt elle se communiqua aux autres, et l'épouvante fut si générale que tous prirent les armes, et se divisant en plusieurs pelotons ils se battaient et s'entretuaient, croyant se battre contre les Grecs. Leur trouble était si grand qu'à chaque mot qui frappait leurs oreilles ils s'imaginait entendre parler grec, comme s'ils avaient oublié leur langue. D'ailleurs, dans les ténèbres, ils ne pouvaient ni se reconnaître, ni distinguer la forme de leurs boucliers, si différente de celle des Grecs ; de sorte que chacun d'eux se méprenait également et à la voix et aux armes de celui qui lui était opposé. Cette erreur qui ne pouvait être qu'un effet de la colère des dieux, dura toute la nuit et causa aux barbares une très grande perte.

[9] Ceux qui s'en aperçurent les premiers, ce furent les Phocéens qui gardaient les troupeaux dans la campagne. Ils en apprirent la nouvelle aux Grecs, et les Phocéens en eurent encore plus de courage à poursuivre l'ennemi. On ne laissa plus les bestiaux dans les champs, et l'on fit en sorte que les barbares ne pussent avoir ni grain ni aucune sorte de provision qu'à la pointe de l'épée, ce qui les affama bientôt.

[10] Le combat qui se donna dans la Phocide leur coûta près de six mille hommes ; le froid de la nuit suivante et cette terreur panique dont j'ai parlé en firent périr plus de dix mille, et l'extrême disette à laquelle ils furent réduits en emporta bien encore autant.

[11] Les Athéniens surent bientôt tout ce détail par des courriers qu'ils avaient envoyés à Delphes. Sur cette nouvelle ils marchent en Béotie et joignent leurs forces à celles de leurs voisins. Ensuite ils vont s'embusquer tous ensemble sur le passage des Gaulois, donnent sur leur arrière-garde et leur tuent encore beaucoup de monde.

[12] Les troupes d'Acichorius n'avaient joint Brennus que la nuit précédente, tant les Etoliens qui étaient continuellement à leurs trousses avaient retardé leur marche. Les barbares eurent donc bien de la peine à regagner leur camp d'Héraclée, et il ne s'y en sauva qu'un fort petit nombre. Brennus n'était pas sans espérance de guérison ; mais on dit que se regardant comme l'auteur de tous les malheurs arrivés aux Gaulois et craignant le ressentiment de ses concitoyens, il s'empoisonna lui-même.

[13] Après sa mort, les Gaulois s'exposèrent à de nouveaux dangers en tentant de repasser le Sperchius, quoique toujours poursuivis par les Etoliens. Quand ils eurent passé ce fleuve, les Thessaliens et les Maliens leur dressèrent une embuscade, où les ayant surpris il se baignèrent, s'il faut ainsi dire, dans leur sang, et en firent une si horrible boucherie qu'il ne s'en sauva pas un seul.

[14] Cette irruption des Gaulois en Grèce et leur défaite arrivèrent sous l'archontat d'Anaxicrate à Athènes, la deuxième année de la cent vingtième olympiade, en laquelle Ladas d'Egion remporta le prix du stade. L'année suivante Démoclès étant archonte à Athènes, ces barbares firent voile une seconde fois en Asie.

XXIV. [1] Voilà ce que j'avais à dire de ces peuples pour la vérité de l'histoire. Dans le parvis du temple de Delphes on voit de belles sentences, qui sont d'une grande utilité pour la conduite de la vie. Elles y sont écrites de la main de ce que l'on appelle communément les sept sages de la Grèce. Le premier de ces sept sages fut Thalès de Milet, ville d'Ionie, le second, Bias de Priène ; le troisième, Eolien de nation, fut Pittacus de Mitylène, dans l'île de Lesbos ; le quatrième fut Cléobule de Lindos, ville appartenant à ces Doriens qui s'établirent en Asie ; le cinquième était Solon Athénien, le sixième, Chilon de Sparte ; quelques-uns comptent pour le septième Périandre fils de Cypsélus ; mais Platon fils d'Ariston, met à sa place Myson de Chénée, qui était autrefois un bourg du mont Oeta.

[2] Ces grands personnages étant venus à Delphes consacrèrent à Apollon les préceptes dont je parle, et qui depuis ont été dans la bouche de tout le monde ; comme, par exemple, ceux-ci : Connais-toi toi-même ; Rien de trop, et les autres. Vous verrez dans le même lieu une statue d'Homère en bronze, élevée sur une colonne. On lit au bas cette réponse de l'oracle, que l'on dit avoir été rendue au poète même : Heureux et malheureux, car tu es né pour l'un et pour l'autre sort, tu veux savoir quelle est ta patrie. Borne ta curiosité à connaître le pays de ta mère ; elle était de l'île d'Ios, où tu finiras tes jours. Sois seulement en garde contre une énigme. Les habitants d'Ios montrent encore aujourd'hui la sépulture d'Homère dans leur île, et celle de Clymène dans un lieu séparé ; ils tiennent que Clymène fut la mère du poète.

[3] Mais ceux de Chypre qui réclame Homère prétendent qu'il naquit de Thémiste, femme originaire du pays, et ils allèguent en leur faveur un oracle du poète Euclus, qui est conçu en ces termes : Alors dans Chypre, dans l'île fortunée de Salamine on verra naître le plus grand des poètes ; la divine Thémisto sera celle qui lui donnera le jour. Favori des Muses et cherchant à s'instruire, il quittera son pays natal et s'exposera aux dangers de la mer pour aller visiter toute la Grèce. Ensuite il aura l'honneur de chanter le premier les combats et les diverses aventures des plus fameux héros. Son nom sera immortel, et jamais le temps n'effacera sa gloire. C'est tout ce que je puis dire d'Homère tant sur la foi d'autrui que sur quelques oracles dont j'ai connaissance, mais sans oser moi-même prendre aucun parti ni sur le temps où il a vécu, ni sur sa patrie.

[4] Dans le temple même il y a un autel dédié à Neptune, parce qu'anciennement tout ce lieu lui appartenait. On y voit les statues des deux Parques ; Jupiter Moeragète et Apollon Moeragète sont à la place de la troisième. Là se voit aussi le sacré foyer où le prêtre d'Apollon tua Néoptolème fils d'Achille, événement dont j'ai déjà parlé ailleurs.

[5] Un peu plus loin on vous montrera la chaise de Pindare, elle est de fer. Toutes les fois que Pindare venait à Delphes, on dit qu'il s'asseyait là pour chanter les hymnes qu'il avait faits en l'honneur du Dieu. Dans le sanctuaire du temple où peu de gens ont la liberté d'entrer, on voit une autre statue d'Apollon, qui est d'or.

[6] Au sortir du temple, si vous prenez à gauche, vous trouverez une enceinte fermée par une balustrade, où est le tombeau de Néoptolème fils d'Achille. Les habitants de Delphes lui rendent tous les ans des honneurs funèbres comme à un héros. Rentré dans le chemin, si vous continuez à monter, on vous fera remarquer une pierre de moyenne grosseur, que l'on frotte d'huile tous les jours et que l'on enveloppe même de laine crue aux jours de fête. C'est, dit-on, la pierre que Rhéa proposa à Saturne, il la dévora et la revomit ensuite.

[7] En revenant au temple, vous verrez la fontaine de Cassotis, il y a au-devant un petit mur, par-dessus lequel il faut passer pour la voir. On dit que l'eau de cette fontaine va par-dessous terre, dans un lieu le plus secret du temple, et que sa vertu prophétique inspire là des femmes qui rendent des oracles. On tient que c'est une des nymphes du Parnasse qui lui a donné son nom.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.