[Attique - Eleusis - Mégare]
Tardieu, 1821
XXXVI. [3] Sur le chemin qui conduit d'Athènes à
Eleusis et que l'on nomme la voie sacrée, on
trouve le tombeau d'Anthémocrite ; les
Mégaréens par une horrible impiété
massacrèrent cet Anthémocrite lorsqu'en
qualité de héraut il fut envoyé vers eux
pour leur faire défense de labourer la terre de ce
canton, parce qu'elle était consacrée à
Cérès et à Proserpine ; et ils
éprouvent encore aujourd'hui la colère de ces
divinités, étant les seuls de tous les Grecs
à qui les bienfaits de l'empereur Hadrien semblent avoir
été inutiles.
[4] Après le tombeau d'Anthémocrite est celui de
Molossus, à qui les Athéniens donnèrent le
commandement de leurs troupes, lorsqu'ils voulurent faire une
descente en Eubée pour secourir Plutarque. Vous arrivez
ensuite au bourg Sciros, ainsi appellé pour la raison que
je vais dire. Pendant que les Eleusiniens avaient la guerre avec
Erechthée, il leur vint de Dodone un prophète qui
avait nom Sciros ; ce fut lui qui consacra ce vieux temple de
Minerve Scirade que l'on voit à Phalère ; ensuite
ayant été tué dans le combat il fut
inhumé sur le bord un ruisseau, et depuis ce
temps-là le ruisseau le bourg ont porté le nom du
héros.
[5] A quelques pas de là on rencontre le tombeau de
Céphidore, qui durant qu'il était archonte,
résista courageusement à Philippe fils de
Démétrius, et concerta une lieue avec les
Athéniens, Attalus roi de Mysie, Ptolémée
roi d'Egypte, les Etoliens nation libre, les Rhodiens et les
Crétois qui sont des insulaires.
[6] Mais comme les secours n'arrivaient que tard de Mysie,
d'Egypte et de Crète, et que les Rhodiens qui n'avaient
qu'une armée navale ne pouvaient se défendre
contre l'infanterie macédonienne, Céphisidore fit
voile en Italie avec quelques Athéniens, et obtint de
Rome un puissant secours. En effet, les Romains
envoyèrent une armée sous la conduite d'un bon
général, et remportèrent tant d'avantages
sur les Macédoniens, que peu de temps après
Persée fils de Philippe fut non seulement
dépouillé de son royaume, mais mené captif
à Rome. Le Philippe dont je parle était fils de
Démétrius ; car le premier de cette race qui a eu
l'empire de Macédoine, ç'a été un
Démétrius, lequel ôta la vie à
Alexandre fils de Cassander, ainsi que je l'ai
raconté.
XXXVII. [1] Après le tombeau de Céphisidore, on
voit celui d'Héliodore qui était natif
d'Halé, et dont on voit aussi le portrait dans le grand
temple de Minerve. Thémistocle a sa sépulture au
même lieu ; ce Thémistocle était fils de
Poliarque et petit-fils du grand Thémistocle, qui
défit la flotte de Xerxès dans un combat naval ;
je laisse ses autres descendants pour ne vous parler que
d'Acestio qui fut fille de Xénoclès fils de
Sophocle et petit-fils de Léon. Cette illustre personne
fut assez heureuse pour voir tous ses proches revêtus de
la dignité de porte-flambeau depuis Léon son
bisaïeul jusqu'à la quatrième
génération ; après la mort de ses
pères elle vit Sophocle son frère,
Thémistocle son mari et Théophraste son fils jouir
de la même prérogative : tel fut son bonheur.
[2] Plus loin vous trouvez un bois consacré à
Lacius et la bourgade des Lacides, ainsi appellée du nom
de ce héros ; là est le tombeau de Nicoclès
Tarentin, le plus célèbre joueur d'instruments
qu'il y ait eu. On voit aussi dans ce lieu un autel
dédié au Zéphyr, et un temple de
Cérès et de Proserpine, où Minerve et
Neptune sont honorés conjointement. Les habitants du lieu
disent que Cérès les ayant autrefois
visités, Phytalus la reçut chez lui, et que la
déesse par reconnaissance lui fit présent de
l'arbre qui porte des figues ; ce fait est attesté par
une épitaphe en vers qui se lit encore sur le tombeau de
Phytalus :
La divine Cérès satisfaite du zèle
Que Phytalus un jour sut témoigner pour elle,
Fit présent au héros d'un fruit
délicieux
Que l'on ne connaissait qu'à la table des dieux ;
Ce fruit des autres fruits obscurcissant la gloire
Du héros dont il vient fait bénir la
mémoire.
[3] Avant que de passer le Céphise, vous pourrez voir le
tombeau de Théodore, qui fut le plus grand acteur de son
temps dans le tragique. Sur le bord du fleuve il y a deux
statues, l'une de Mnésymaque, l'autre de son fils, dans
l'attitude d'un jeune homme qui coupe ses cheveux pour les
consacrer au fleuve ; car on sait que c'était la coutume
des Grecs de vouer ainsi leur chevelure à des fleuves, et
cela se voit surtout par les poésies d'Homère,
où il est dit que Pélée voua au Sperchius
la chevelure d'Achille, s'il revenait heureusement dans sa
patrie après le siège de Troye.
[4] Au-delà du fleuve est un ancien autel de Jupiter
Mélichius ou le débonnaire ; ce fut à cet
autel que Thésée se fit purifier par les
descendants de Phytalus, après qu'il eut souillé
ses mains dans le sang de tant de brigands et entre autres de
Sinis son propre parent, qui descendait comme lui de
Pithée. Là sont encore les tombeaux de
Théodecte natif de Phasélis, et de
Mnésithée ; on dit que ce Mnésithée
était un célèbre médecin qui
consacra plusieurs statues à des divinités, et
particulièrement une à Bacchus. Sur le chemin vous
trouvez un temple qui n'est pas fort grand, et que l'on nomme le
temple de Cyamite. Je n'ai pu savoir si l'on a prétendu
honorer celui qui a appris le premier aux hommes à semer
des fèves, comme le mot de Cyamite semble le faire
entendre, ou si c'est le nom de quelque héros en
l'honneur de qui l'on ait bâti ce temple ; car il est
certain que l'invention des fèves ne saurait être
attribuée à Cérès : ceux qui ont
assisté aux mystères de Cérès
à Eleusis, ou qui ont seulement lu ce que l'on appelle
les mystères d'Orphée, conviendront
aisément de ce que je dis.
[5] Mais vous remarquerez surtout deux tombeaux qui surpassent
tous les autres en grandeur et en beauté ; le premier est
celui d'un Rhodien qui était venu s'établir
à Athènes ; et l'autre a été
élevé par Harpalus Macédonien,
celui-là même qui, craignant la colère
d'Alexandre en Asie, se sauva en Europe, et vint se retirer
à Athènes. Dans la suite les Athéniens
l'arrêtèrent et le mirent sous bonne garde ; mais
lui par ses pratiques et par son argent ayant corrompu quelques
citoyens, surtout de ceux qui étaient affectionnés
à Alexandre, il échappa encore au danger. Or avant
sa détention il avait épousé Pythionice,
dont ni la famille ni le pays ne me sont connus ; tout ce que
j'en sais, c'est qu'elle avait fait le métier de
courtisanne à Athènes et à Corinthe.
Cependant Harpalus l'aima si éperdument, que cette femme
étant venue à mourir, il lui fit élever le
plus superbe monument qui soit dans toute la Grèce.
[6] Vous verrez aussi là un temple où il y a des
statues de Cérès, de Proserpine, de Minerve et
d'Apollon. Ce temple dans son origine n'était
consacré qu'à Apollon ; car on raconte que
Céphale fils de Déionée se voyant
obligé de quitter Athènes à cause du
meurtre de Procrys sa femme, se retira à Thèbes,
et qu'ensuite ayant secondé Amphytrion dans son
expédition contre ces insulaires qui habitaient
Téléboa, il fixa sa demeure dans cette île,
qui de son nom fut appellée Céphalénie. On
ajoute qu'après dix générations Chalcinus
et Détus ses descendants s'étaient
embarqués pour aller à Delphes ;
[7] que là ils avaient consulté l'oracle pour
savoir quand donc il leur serait permis de retourner en leur
patrie, et que l'oracle avait répondu que dès
qu'ils seraient entrés dans l'Attique, ils eussent
à sacrifier à Apollon au même endroit
où ils trouveraient une galère à trois
rangs qui irait fort vite sur terre ; qu'étant
arrivés au mont Pécilus, ils avaient aperçu
un serpent qui fuyait dans les broussailles, qu'aussitôt
ils avaient sacrifié à Apollon dans cet
endroit-là même, et qu'incontinent après les
Athéniens leur avaient accordé le droit de
bourgeoisie à Athènes : telle est l'origine de ce
temple. Un peu au-delà il y en a un de Vénus
au-devant duquel est un mur fait de pierres blanches d'une
grande beauté.
XXXVIII. [1] Il me faut aussi parler de ces canaux que l'on
prendrait pour des fleuves, si l'on en jugeait seulement par
leur cours ; car du reste leurs eaux sont salées ; ce qui
donne lieu de croire qu'ils viennent du détroit de
Chalcis, et qu'ils vont tomber dans la mer qui est plus basse
que les terres qu'ils arrosent. Les habitants d'alentour disent
que ces canaux sont consacrés à
Cérès et à Proserpine, et qu'il n'y a que
les prêtres de ces divinités qui aient droit d'y
pêcher : ce sont là les anciennes limites des
Athéniens et des Eleusiniens.
[2] On croit que Crocon possédait autrefois les terres
qui sont au-delà de ces canaux, et ce lieu s'appelle
encore aujourd'hui le palais de Crocon. Les
Athéniens prétendent que ce Crocon épousa
Sésara fille de Céléus ; c'est du moins
l'opinion des Scambonides : pour moi j'ai eu beau chercher en ce
lieu le tombeau de Crocon, je l'ai pas trouvé ; mais j'y
ai vu celui d'Eumolpe qui est également reconnu des
Athéniens et des Eleusiniens. Les uns et les autres
conviennent que cet Eumolpe était de Thrace fils de
Neptune et de Chioné, qui naquit de Borée et
d'Oryxhie ; il n'est fait aucune mention des parons d'Eumolpe
dans Homère, qui se contente de parier de lui comme d'un
homme de grand courage.
[3] On dit que dans un combat qui se donna entre les
Athéniens et les Eleusiniens, le roi Erechthée et
Immaradus fils d'Eumolpe furent tués chacun à la
tête de ses troupes, et que la paix se fit ensuite aux
conditions suivantes ; que les Eleusiniens à l'avenir
seraient soumis aux Athéniens ; que cependant ils
demeureraient en possession des mystères de la
déesse, et que le sacerdoce de Cérès et de
Proserpine serait conservé à Eumolpe et aux filles
de Céléus. Pamphus et Homère nomment ces
filles Diogénée, Pamméropé et
Sésara. Le plus jeune des fils d'Eumolpe fut le seul qui
survécut à son père, il se nommait
Céryx ; cependant les Céryces ou hérauts
grecs qui en sont descendus le disent fils, non d'Eumolpe, mais
de Mercure et d'Aglaure fille de Cécrops.
[4] Vous verrez au même endroit le monument
héroïque d'Hippothoon, qui donna aussi son nom
à une bourgade athénienne, et auprès le
tombeau de Zarex qui, dit-on, apprit la musique d'Apollon
même. Je crois pour moi que Zarex était
étranger, Lacédémonien de naissance, et que
Zarex, ville maritime dans la Laconie, a pris de lui son nom :
s'il y a eu un Zarex Athénien, je ne le connais
pas.
[5] Le Céphise est plus rapide aux environs d'Eleusis
que partout ailleurs ; sur sa rive est un endroit que l'on nomme
le figuier sauvage, par où l'on dit que Pluton descendit
sous terre après avoir enlevé Proserpine. Ce fut
aussi près de là que Thésée tua le
fameux bandit Polypémon surnommé Procuste.
[6] Les Eleusiniens ont plusieurs temples qui sont
dédiés, l'un à Triptolème, l'autre
à Diane Propyléa, et l'autre à Neptune le
père. On voit chez eux un puits qu'ils nomment le
Callichore, autour duquel les femmes d'Eleusis ont
institué des danses et des choeurs de musique en
l'honneur de la déesse ; ils assurent que ce fut dans les
plaines de Rharos que l'on sema et que l'on cueillit du
blé pour la première fois. C'est pour conserver la
mémoire d'un si grand bienfait, que cette espèce
de gâteau dont ils se servent dans leurs sacrifices se
fait encore aujourd'hui avec de l'orge cueillie dans cette terre
; ils montrent même une aire qu'ils appellent l'aire de
Triptolème, avec un autel qui lui est
consacré.
[7] Quant aux autres choses qu'ils gardent dans
l'intérieur du temple, outre que l'avertissement dont
j'ai parlé m'empêche de les révéler,
on sait d'ailleurs que ceux qui ne sont pas initiés
à ces mystères ne doivent pas en prendre
connaissance, ni n'ont la liberté de s'en informer
curieusement. Au reste la ville d'Eleusis a pris son nom du
héros Eleusis, que quelques-uns croient avoir
été fils de Mercure et de Daïre fille de
l'Océan ; d'autres disent hardiment qu'il était
fils d'Ogygus. Car ces anciens peuples qui ne peuvent rapporter
leur origine à aucune époque certaine,
débitent bien des fables sur plusieurs points, mais
particulièrement sur la filiation de leurs
héros.
[8] Au sortir d'Eleusis vous trouvez deux chemins, dont l'un
mène à Platée, qui de ce
côté-là sépare l'Attique de la
Béotie ; autrefois c'était la ville
d'Eleuthère qui séparait ces deux états ;
mais depuis qu'elle s'est soumise aux Athéniens,
l'Attique n'est plus bornée de ce
côté-là que par le mont Cithéron. Les
Eleuthériens se sont rangés sous les lois de la
république d'Athènes, non par force, mais de leur
propre mouvement, parce que la forme de gouvernement
établie à Athènes leur plaisait, et qu'ils
haïssaient mortellement les Thébains. Ils ont un
temple dédié à Bacchus, dont l'on a
autrefois transporté la statue à Athènes ;
car celle qui se voit aujourd'hui à Eleuthère
n'est qu'une copie de l'autre.
[9] Un peu au-delà du temple il y a une caverne qui
n'est pas grande, et auprès une fontaine d'eau froide ;
on dit qu'Antiope exposa dans cette caverne les deux
gémeaux qu'elle avait mis au monde, et qu'un berger les
ayant trouvés les démaillota et les lava dans la
fontaine. Par les ruines qui subsistent encore à
Eleuthère, soit de murs, soit de maisons, il est
aisé de juger que la ville dominait sur la plaine qui
regarde le mont Cithéron.
XXXIX. [1] L'autre chemin va d'Eleusis à Mégare ;
sur ce chemin vous trouvez un puits nommé le puits
fleuri. Pamphus y a mis une inscription en vers, par
laquelle on apprend que Cérès après
l'enlèvement de Proserpine se reposa auprès de ce
puits sous la figure d'une vieille ; que les filles de
Céléus l'ayant prise pour une femme d'Argos la
menèrent à Méganire leur mère, qui
la fit gouvernante de son fils.
[2] Près de ce puits on voit une chapelle de
Méganire et les tombeaux de ceux qui périrent
devant Thèbes ; car pendant que Créon commandait
à Thèbes sous le nom de Laodamas son pupille et
fils d'Etéocle, comme il ne voulait point permettre aux
Argiens d'enterrer leurs morts, Adraste implora le secours de
Thésée qui ne lui manqua pas au besoin. Il y eut
un grand combat entre les Athéniens et les
Thébains ; Thésée remporta la victoire, et
maître du champ de bataille, il fit porter les morts dans
les plaines d'Eleusis où ils eurent sépulture.
Mais les Thébains ne conviennent d'aucun de ces faits si
l'on veut les en croire, ils ne refusèrent point la
sépulture aux morts, et il n'y eut jamais de combat entre
les Athéniens et eux sur ce sujet.
[3] Après le tombeau des Argiens vous trouvez celui
d'Alopé fille de Cercyon, laquelle fut tuée par
son propre père dans ce lieu même, après
qu'elle se fût délivrée d'Hippothoon dont
elle était grosse du fait de Neptune. On dit que Cercyon
était fort cruel envers les étrangers, surtout
envers ceux qui refusaient de se battre avec lui à la
lutte. Je vis un endroit qui n'est pas loin du tombeau
d'Alopé, et que l'on appelle encore l'escrime de
Cercyon, parce que ce fut là, dit-on, que furent
impitoyablement égorgés par ce barbare tous ceux
qui s'étaient battus contre lui, à l'exception de
Thésée qui le vainquit par son adresse ; car on
attribue l'invention de la lutte à Thésée.
Ce fut lui du moins qui la réduisit en art, de sorte que
depuis il y eut des maîtres qui en donnèrent des
leçons, au lieu qu'auparavant c'était uniquement
la grandeur et la force du corps qui décidaient de la
victoire.
Voilà ce qui m'a paru de plus curieux dans l'Attique,
soit pour l'histoire, soit pour les monuments ; car dès
le commencement de mon ouvrage j'ai omis bien des choses que je
n'ai pas cru dignes d'être rapportées.
[4] Le territoire d'Eleusis est borné par celui de
Mégare, ville qui dès les premiers temps fut
elle-même de la dépendance d'Athènes, Pylas
roi de Mégare l'ayant laissée à Pandion.
Une preuve de ce que je dis, c'est qu'on voit encore à
Mégare le sépulcre de Pandion, et qu'Egée
l'aîné de ses enfants régnait à
Athènes, tandis que Nisus son cadet était
seulement roi de Mégare et du pays qui s'étend
depuis cette ville jusqu'à Corinthe. On voit à
Mégare un port qui du nom de Nisus s'appelle encore
aujourd'hui le Nisée ; mais sous le règne de
Codrus les peuples du Péloponnèse ayant
déclaré la guerre aux Athéniens, comme ils
virent que c'était sans succès, ils s'en
retournèrent chez eux, et chemin faisant ils prirent la
ville de Mégare qu'ils peuplèrent de Corinthiens
et d'autres étrangers qui servaient dans leur
armée, et qui voulurent bien s'établir là
de sorte que les Mégaréens prenant les moeurs et
le langage de ces étrangers, devinrent insensiblement
Doriens.
[5] Les naturels du pays disent que la ville prit le nom de
Mégare sous le règne de Car fils de
Phoronée, et qu'ils ne commencèrent que vers ce
temps-là à avoir des temples de
Cérès appellés Megara. Mais les
Béotiens prétendent que Mégaréus
fils de Neptune demeurait à Oncheste ; que là il
se mit à la tête d'une armée de
Béotiens, et qu'il vint au secours de Nisus
assiégé par Minos dans sa capitale ; que
Mégaréus ayant été tué dans
un combat qui se donna sous les murs de la ville, il fut
inhumé dans le lieu même, et que du nom de ce
prince Nisa fut appellée Mégare.
[6] Les Mégaréens ajoutent que douze
générations après Car fils de
Phoronée, Lélex était venu Egypte dans leur
pays et y avait régné ; que de son temps ils
prirent le nom de Lélèges ; que ce Lélex
fut père de Cléson qui eut pour fils Pylas, dont
naquit Scyron, lequel Scyron épousa une fille de Pandion
; ils disent que Scyron disputa ensuite le royaume de
Mégare à Nisus qui était fils de Pandion,
et que l'un et l'autre prirent pour juge de leur
différend Eacus, qui adjugea le royaume à Nisus et
à ses descendants, mais à condition que Scyron
aurait le commandement des troupes. Selon eux
Mégaréus fils de Neptune épousa
Iphinoé fille de Nisus, et succéda à son
beau-père ; mais pour la guerre de Crète et la
prise de leur ville sous le règne de Nisus, ils font
semblant de n'en rien savoir.
XL. [1] On voit à Mégare un magnifique aqueduc
bâti par Théagène, de qui j'ai fait mention
lorsque j'ai dit que sa fille avait été
donnée en mariage à Cylon Athénien. Ce
Théagène durant sa tyrannie fit faire cet aqueduc,
qui est un ouvrage à voir tant pour sa grandeur que pour
sa beauté et pour le nombre de ses colonnes. Les
habitants n'appellent point autrement l'eau de cette belle
fontaine que l'eau des nymphes Sithnides, qu'ils croient
originaires du pays comme eux-mêmes. Ils racontent qu'une
de ces nymphes eut une fille dont Jupiter devint amoureux, et
que de ce commerce naquit Mégarus, qui se sauva du
déluge de Deucalion en gagnant le sommet du mont
Géranien qui alors avait un autre nom ; car, selon eux,
Mégarus guidé par le cri d'une bande de grues qui
volaient de ce côté-là, nagea jusqu'au haut
de cette montagne qui depuis cet événement s'est
appellée le mont Géranien.
[2] Auprès de ce bel aqueduc est un vieux temple
où j'ai vu quelques portraits d'empereurs romains avec
une statue de bronze de Diane protectrice ; ainsi la nomment-ils
pour la raison que je vais dire. Les Perses que Mardonius avait
amenés, après avoir ravagé tous les
environs de Mégare, voulurent rejoindre leur chef qui
était à Thèbes ; mais par le pouvoir de
Diane ces barbares se trouvèrent tout à coup
enveloppés de si épaisses ténèbres,
que ne connaissant plus les chemins ils
s'égarèrent et tournèrent du
côté des montagnes. Là croyant avoir
l'armée ennemie à leurs trousses, ils
tirèrent une infinité de flèches ; les
rochers d'alentour frappés de ces flèches
semblaient rendre une espèce de gémissement, de
sorte que les Perses croyaient blesser autant d'ennemis qu'ils
tiraient de flèches.
[3] Bientôt leurs carquois furent épuisés ;
alors le jour vint, les Mégaréens fondirent sur
les Perses, et les ayant trouvés sans résistance
ils en tuèrent un grand nombre. C'est ainsi qu'ils
racontent cette aventure, et ce fut pour en perpétuer la
mémoire qu'ils consacrèrent une statue à
Diane protectrice. Vous verrez dans le même temple les
statues des douze dieux ; elles passent pour être de
Praxitèle : à l'égard de celle de Diane,
c'est Strangylion qui l'a faite.
[4] Un peu plus loin est le bois sacré de Jupiter
Olympien avec un temple qui mérite d'être vu ; la
statue du dieu n'est pas achevée à cause des
guerres du Péloponnèse qui interrompirent cet
ouvrage ; car durant ces guerres les Athéniens, soit par
mer, soit par terre, causaient tous les ans des maux infinis aux
habitants de Mégare, de sorte que bientôt
l'état et les particuliers furent réduits à
la dernière misère. Le visage de Jupiter est d'or
et d'ivoire, mais le corps n'est que de plâtre et de terre
cuite ; ils disent que c'est Théocosme un de leurs
citoyens qui a fait cette statue en l'état où elle
est, et que Phidias y a mis aussi la main. Sur la tête du
dieu sont les heures et les Parques, pour signifier, ce que tout
le monde sait, que les destinées obéissent
à Jupiter, et que les saisons et les temps
dépendent de sa volonté suprême.
[5] Derrière le temple il y a plusieurs pièces de
bois qui ne sont qu'à demi travaillées, et que
Théocosme devait dorer et enrichir d'ivoire pour achever
la statue du dieu. Là ils gardent aussi un éperon
de galère qui est d'airain ; si on les en croit, c'est
d'une galère qu'ils prirent sur les Athéniens dans
un combat naval qui fut donné au sujet de Salamine que
les uns et les autres se disputaient. Les Athéniens ne
nient pas que Salamine ne les ait abandonnés pour se
donner aux Mégaréens, mais ils prétendent
que Solon ayant fait des vers élégiaques qui
marquaient que Salamine leur appartenait, ils la
revendiquèrent d'abord comme leur bien, et que sur le
déni de justice ils s'en mirent en possession par la voie
des armes. Les Mégaréens de leur côté
content le fait autrement, et disent que des bannis
nommés les Doryclées s'étaient allés
joindre à une colonie nouvellement transplantée
à Salamine, et que de concert avec ces étrangers,
ils avaient livré la ville aux Athéniens.
[6] Du bois sacré de Jupiter vous montez à une
citadelle que l'on nomme encore aujourd'hui la Carie, du nom de
Car fils de Phoronée. Sur le chemin vous voyez un temple
de Bacchus Nyctélius, un autre de Vénus
Epistrophia, une chapelle dédiée à la Nuit
où l'on dit qu'elle rend ses oracles, un temple sans
couverture dédié à Jupiter le poudreux ;
enfin deux statues, l'une d'Esculape, l'autre d'Hygéia,
toutes deux faites par Briaxis. Près de là est un
temple de Cérès qu'ils nomment le
Mégaron ; suivant la tradition du pays, c'est Car
fils de Phoronée qui l'a bâti durant son
règne.
XLI. [1] En descendant de la citadelle du côté qui
regarde le septentrion, auprès du temple de Jupiter
Olympien on rencontre le tombeau d'Alcmène ; car on dit
qu'étant partie d'Argos pour aller à
Thèbes, elle mourut en chemin près de
Mégare ; qu'après sa mort il y eut un grand
débat entre les enfants d'Hercule, les uns voulant
qu'elle fût inhumée à Mégare, les
autres qu'elle fût portée à Thèbes ;
ceux-ci alléguaient que tous les enfants qu'Hercule avait
eus de Mégara, et même ceux d'Amphytrion avaient
leur sépulture à Thèbes. Les uns et les
autres ayant consulté l'oracle, ils eurent pour
réponse qu'ils feraient mieux d'enterrer Alcmène
à Mégare.
[2] Un savant du pays me mena ensuite dans un endroit qu'ils
nomment le torrent, à cause, me dit-il, que ce lieu
était autrefois inondé par un torrent qui tombait
des montagnes voisines ; il m'ajouta que le tyran
Théagène fit prendre un autre chemin à ce
torrent, et qu'il consacra un autel au fleuve
Achéloüs dans le lieu même d'où il
avait détourné les eaux.
[3] Près de là est le tombeau d'Hyllus fils
d'Hercule, qui se battit contre Echémus Arcadien fils
d'Aeropus : je dirai dans une autre partie de cet ouvrage de
quelle famille était cet Echémus qui tua Hyllus,
mais on peut toujours regarder cet événement comme
une suite de la première expédition des
Héraclides contre le Péloponnèse sous le
règne d'Oreste. Un peu au-delà est le temple
d'Isis, et tout auprès un temple d'Apollon et de Diane.
Les Mégaréens disent que ce dernier fut
consacré par Alcathoüs, après qu'il eut
tué ce lion du mont Cithéron qui faisait tant de
ravage dans le pays, et qui déchira entre autres le jeune
Evippus fils du roi Mégaréus ; car ils assurent
que ce Roi avait deux fils, dont l'aîné qui se
nommait Timalque étant allé au siège
d'Aphidna avec Castor et Pollux, avait été
tué par Thésée, de sorte que
Mégaréus ayant perdu ses fils promit son royaume
et sa fille à quiconque délivrerait le pays du
terrible animal dont j'ai parlé. Aussitôt
Alcathoüs fils de Pélops se présenta,
combattit le lion, le tua, devint possesseur de la princesse et
du royaume, et en action de grâces bâtit un temple
à Diane Agrotéra et à Apollon Agrocus :
c'est ainsi qu'ils racontent cette histoire.
[4] Pour moi, quoique je n'aime pas à m'éloigner
de la tradition de ces peuples, je ne puis concilier tous ces
faits. Je crois sans peine qu'Alcathoüs tua le lion du mont
Cithéron ; mais quel historien a jamais dit que Timalque
fils de Mégaréus fût venu au siège
d'Aphidna avec Castor et Pollux ? Quand il y serait venu,
comment aurait-il pu être tué par
Thésée ? car le poète Alcman dit
expressément dans son ode sur les Dioscures,
qu'après la prise d'Aphidna ils emmenèrent la
mère de Thésée captive, mais que pour
Thésée il était absent.
[5] Pindare s'accorde avec Alcman lorsqu'il nous dit que
Thésée prit alliance avec les Dioscures,
immédiatement avant que d'aller dans la Thesprotie avec
Pirithoüs, pour lui procurer le mariage auquel il aspirait.
Quiconque a étudié les anciennes
généalogies voit clairement combien les
Mégaréens se trompent, puisque
Thésée était un des descendants de
Pélops, non son fils, ni son petit-fils. Mais ces peuples
n'ignorent pas tant la vérité, qu'ils
tâchent de l'obscurcir ; car ils ne veulent pas convenir
que leur ville fut prise sous le règne de Nisus, et pour
couvrir cet événement ils se font une suite de
rois comme il leur plaît, en supposant que
Mégaréus fut gendre de Nisus, et Alcathoüs
gendre de Mégaréus.
[6] En effet, il est certain qu'Alcathoüs ne vint d'Elide
qu'après la mort de Nisus et après la prise de
Mégare. Ce qui le prouve incontestablement, c'est qu'il
fit rebâtir les murs de la ville dont les Crétois
avaient démoli l'ancienne enceinte ; mais c'est assez
parler d'Alcathoüs et du lion qu'il tua, soit celui de
Cithéron, soit un autre, et du temple qu'il dédia
à Apollon et à Diane. Ce temple est sur une
hauteur ; quand vous descendez, vous trouvez devant vous le
monument héroïque de Pandion. J'ai
déjà dit que Pandion avait sa sépulture
dans un lieu proche d'Athènes, appellé
vulgairement le rocher de Minerve aux plongeons ; mais
cela n'empêche pas qu'il ne soit aussi honoré
à Mégare.
[7] Près de là est le tombeau d'Hippolyte, et
voici ce que les Mégaréens racontent de cette
illustre personne. Ils disent que les Amazones ayant fait la
guerre aux Athéniens pour ravoir Antiope, elles furent
vaincues par Thésée ; que plusieurs d'elles
périrent dans le combat ; que pour Hippolyte qui
était soeur d'Antiope et qui commandait l'armée,
elle se sauva à Mégare avec quelques Amazones ;
que là cette reine infortunée voyant le mauvais
état de ses affaires, et désespérant de
retourner à Themiscyre sa patrie, mourut d'ennui et fut
inhumée dans le lieu où ils montrent son tombeau
qui en effet a la figure d'un bouclier d'Amazone.
[8] Près est celui de Térée qui avait
épousé Progné fille de Pandion.
Térée, si l'on en croit ces peuples, régna
vers ces sources que l'on appelle Mégatides ; mais selon
moi, et à en juger par quelques restes de monuments qui
subsistent encore, il régna plutôt à Daulis
au-dessus de Chéronée ; car alors les barbares
tenaient plusieurs cantons de la Grèce, et
Térée s'étant rendu odieux par la violence
qu'il avait faite à Philomèle, et par le meurtre
d'Ithis dont il fut cause, il ne put jamais réduire ces
barbares.
[9 Quelque temps après tournant ses mains contre
lui-même, il se donna la mort à Mégare ; les
habitants lui élevèrent un tombeau sur lequel ils
font encore des sacrifices tous les ans, et au lieu d'orge ils
présentent de petits cailloux : c'est en ce lieu,
disent-ils, qu'a paru pour la première fois cet oiseau
qu'on appelle une huppe. Quant à ces malheureuses femmes,
Progné et Philomèle, elles se retirèrent
à Athènes où sans cesse occupées de
leurs malheurs elles se consumèrent d'ennui et de
tristesse ; et ce qui donna lieu de dire que l'une avait
été changée en hirondelle et l'autre en
rossignol, c'est que le chant de ces oiseaux a en effet je ne
sais quoi de triste et de plaintif.
XLII. [1] Il y a encore à Mégare une autre
citadelle qui a le nom d'Alcathoüs. Quand vous y montez,
vous trouvez à votre droite le tombeau de
Mégaréus qui durant la guerre des Crétois
vint d'Oncheste pour secourir Nisus. On vous montrera le foyer
sacré de ces dieux appellés Prodomées,
à qui l'on dit que Mégaréus sacrifia avant
que de jeter les fondements des nouvelles murailles dont il
entoura la ville.
[2] Près de ce lieu est une grosse pierre où l'on
assure qu'Apollon se débarrassa de sa lyre, lorsqu'il
voulut mettre la main à l'oeuvre avec Alcathoüs, et
lui aider à bâtir ces murailles. Du reste un fait
constant, c'est qu'autrefois les Mégaréens
faisaient partie des peuples de l'Attique ; la preuve en est
qu'Alcathoüs envoya sa fille Péribée avec
Thésée, comme une portion du tribut que les
Athéniens evoient payer tous les ans aux Crétois.
Les Mégaréens disent donc qu'Alcathoüs fut
aidé par Apollon même dans la construction de leurs
murailles ; ils en prennent à témoin la pierre
dont j'ai parlé, et qui en effet si vous la touchez avec
un petit caillou, rend un son tout semblable à celui que
rendent les cordes d'un instrument quand on les pince ; j'en ai
été surpris moi-même.
[3] Mais j'ai encore plus admiré le colosse qui se voit
à Thèbes en Egypte au-delà du Nil et
près d'un lieu nommé Syringes ; c'est une statue
énorme qui représente un homme assis : plusieurs
l'appellent le monument de Memnon ; car on dit que Memnon
vint d'Ethiopie en Egypte, et qu'il pénétra
même jusqu'à Suze. Les Thébains veulent que
ce soit la statue de Phaménophès originaire du
pays, et j'ai ouï dire à d'autres que c'était
celle de Sésostris. Quoi qu'il en soit, Cambyse fit
briser cette statue, et aujourd'hui, toute la partie
supérieure depuis la tête jusqu'au milieu du corps
est par terre ; le reste subsiste comme il était, et tous
les jours au lever du soleil il en sort un son tel que celui des
cordes d'un instrument de musique, lorsqu'elles viennent
à se casser.
[4] Les Mégaréens ont un sénat près
duquel, si l'on s'en rapporte à eux, était
autrefois le tombeau de ce Timalque dont j'ai parlé, et
qu'ils croient faussement avoir été tué par
Thésée. Au haut de la citadelle il y a un temple
de Minerve, et dans ce temple une statue de la déesse qui
est toute dorée à la réserve du visage, des
mains et des pieds qui sont d'ivoire. Là se voit encore
un temple de la même déesse sous le nom de Minerve
Victoire, et une statue sous le nom de la Minerve d'Ajax ; les
gens du lieu n'ont su me dire d'où vient cette
dénomination : voici ce que pour moi j'en conjecture.
Télamon fils d'Eacus épousa Péribée
fille d'Alcathoüs ; il en eut Ajax qui succéda
à Alcathoüs, et qui en prenant possession du royaume
dédia, selon toutes les apparences, cette statue à
Minerve.
[5] Près de là il y avait autrefois un vieux
temple d'Apollon, bâti de briques ; comme il tombait de
vétusté, l'empereur Hadrien l'a fait rebâtir
de marbre blanc ; on y voit deux statues, l'une d'Apollon
Pythius, l'autre d'Apollon Décatéphore, toutes
deux semblables à ces statues égyptiennes qui sont
en bois : pour l'Apollon dit Archigétès, il est
tout d'ébène et dans le goût des ouvrages de
l'école d'Egine. Un Cyprien versé dans la
connaissance des plantes m'assura que l'ébène ne
portait ni feuilles ni fruit, que sa tige venait à
l'ombre, qu'elle poussait des racines assez avant dans la terre,
que les Ethiopiens arrachaient ces racines pour en faire usage,
et qu'ils avaient des gens qui savaient les trouver.
[6] Après le temple d'Apollon est celui de
Cérès Thesmophore. En descendant vous voyez le
tombeau de Callipolis fils d'Alcathoüs ; il avait un
aîné qui se nommait Echépolis, et que son
père envoya en Etolie pour combattre avec
Méléagre contre le sanglier de Calydon. Le jeune
prince ayant été tué par ce terrible
animal, son frère Callipolis qui en sut le premier la
nouvelle courut aussitôt à la citadelle pour
l'annoncer à son père ; il le trouva qu'il allait
sacrifier à Apollon, et en voulant approcher de l'autel
il renversa le bois que l'on avait préparé pour le
sacrifice : Alcathoüs qui ne savait pas encore la mort de
son fils aîné, et qui regardait l'action du cadet
comme une impiété, transporté de
colère lui jeta une bûche à la tête et
l'assomma : voilà comment ce père malheureux
perdit ses deux fils tout à la fois.
[7] Dans la rue qui mène au Prytanée je vis le
tombeau d'Ino ; une balustrade de pierres et une grande
quantité d'oliviers le dérobent presque à
la vue. Les Mégaréens ont au sujet d'Ino une
tradition qui leur est particulière ; car ils disent que
son corps ayant été jeté sur leurs
côtes, Cléso et Tauropolis toutes deux filles de
Cléson fils de Lélex lui donnèrent
sépulture, et ils se vantent d'avoir donné les
premiers à cette Ino le nom de Leucothoé ; c'est
dans cette persuasion qu'ils lui font tous les ans des
sacrifices.
XLIII. [1] Ils prétendent avoir aussi chez eux le
tombeau d'Iphigénie, qu'ils assurent être morte
à Mégare. Pour moi j'en ai oui parler aux
Arcadiens d'une manière bien différente ; je
n'ignore pas non plus qu'Hésiocle dans son catalogue des
femmes illustres dit qu'Iphigénie ne fut point
sacrifiée, mais que par la protection de Diane elle
devint Hécaté ; à quoi se rapporte assez ce
qu'en écrit Hérodote, que les peuples de la
Taurique en Scythie immolent à une vierge les
étrangers qui ont fait naufrage dans leur mer, et qu'ils
appellent cette vierge Iphigénie fille d'Agamemnon.
Adraste a aussi son tombeau à Mégare. On dit qu'en
revenant chez lui après l'expédition de
Thèbes il finit ses jours dans cette ville où il
mourut de vieillesse et du déplaisir de la mort de son
fils Egialée. Ces peuples ont encore un temple de Diane
bâti, comme ils croient, par Agamemnon, lorsqu'il vint
à Mégare pour voir Calchas, et pour l'engager
à le suivre au siège de Troie.
[2] Ils assurent que Ménippe fils de
Mégaréus, et Echépolis fils
d'Alcathoüs sont inhumés dans leur prytanée.
Près de là ils montrent une pierre où, si
on les en croit, (mais qui pourrait les en croire ?)
Cérès, après avoir longtemps cherché
sa fille, se reposa, et à force de l'appeller, la
retrouva ; c'est pourquoi ils nomment cette pierre
Anacletra : les femmes du pays pratiquent encore tous les
ans je ne sais quelles cérémonies qui ont rapport
à cette tradition.
[3] Vous voyez dans la ville plusieurs tombeaux et entre autres
un qu'ils ont élevé en l'honneur de ceux qui
périrent en combattant contre les Perses ; mais le
monument d'Esymnus est surtout remarquable, et voici ce qu'ils
racontent de ce héros. Hypérion fils d'Agamemnon
et dernier roi de Mégare fut tué par Sandion
à cause de son arrogance et de son avarice. Après
sa mort les Mégaréens n'étant pas d'humeur
à se soumettre davantage à l'autorité d'un
seul homme, résolurent de créer tous les ans des
magistrats en qui résiderait le pouvoir souverain. Ce fut
en ce temps-là qu'Esymnus le plus considérable de
tous ses concitoyens alla à Delphes, pour savoir de
l'oracle par quel moyen sa patrie pourrait prospérer. Le
dieu répondit entre autres choses que les
Mégaréens seraient heureux tant qu'ils seraient
gouvernés par plusieurs. Eux, croyant que cet oracle
regardait autant les morts que les vivants, firent construire un
sénat qui renfermait la sépulture de leurs
héros.
[4] Le tombeau d'Alcathoüs que l'on trouve après
celui d'Esymnus était aussi le lieu où les
Mégaréens tenaient leurs archives dans le temps
que j'étais à Mégare. Ensuite c'est le
monument de Pyrgo qui fut la première femme
d'Alcathoüs avant qu'il eut épousé
Evechmé fille de Mégaréus ; on voit aussi
celui de sa fille Iphinoé qui mourut vierge ; c'est
pourquoi les filles du pays avant que de se marier honorent son
tombeau par des libations, et lui consacrent leur
première chevelure, comme les filles de Délos
consacraient autrefois la leur à Hécaergé
et à Opis.
[5] Avant que d'entrer dans le temple de Bacchus, on rencontre
le tombeau d'Asticratée et de Manto filles de Polydus,
lequel était fils de Coeranus petit-fils d'Abas et
arrière-petit-fils de Mélampus. On dit que Polydus
vint à Mégare pour purifier Alcathoüs du
meurtre de son fils Callipolis, et que ce fut lui qui
après avoir bâti le temple de Bacchus consacra
à ce dieu une statue qui subsiste encore, mais dont je
n'ai pu voir que le visage, parce qu'on tient le reste
caché ; elle est accompagnée d'un satyre de marbre
de Paros qui est un ouvrage de Praxitèle ; l'un et
l'autre sont honorés sous le nom de Bacchus, avec cette
différence que l'un est surnommé Patroüs,
l'autre Dasyllius, et l'on prétend que c'est
Euchénor fils de Coeranus et petit-fils de Polydus, qui a
fait la consécration de cette dernière
statue.
[6] Après le temple de Bacchus est celui de Vénus
Praxis ; sa statue est d'ivoire, et c'est le plus ancien
monument que j'aie vu dans ce temple. On y voit aussi la
déesse Pitho ou de la persuasion, et la déesse
Parégore ou de la consolation, qui sont des ouvrages de
Praxitèle. L'Amour, le Désir et la Passion ont
aussi là leurs statues faites par Scopas ; cet excellent
ouvrier les a représentés aussi diversement que
leurs propriétés et leurs noms sont
différents. Ensuite vous trouvez le temple de la Fortune
; la statue de la déesse est encore de Praxitèle.
Plus loin c'est un ancien temple où l'on voit les Muses
et un Jupiter en bronze ; ces statues sont de Lysippe.
[7] Le tombeau de Coroebus est une des curiosités de
Mégare ; je rapporterai ici ce que les poètes ont
dit de ce héros, quoiqu'il ne soit pas moins
célèbre parmi les Argiens. Sous le règne de
Crotopus roi d'Argos, Psamathé sa fille accoucha d'un
fils qu'elle avait eu d'Apollon ; et pour cacher sa faute
à son père qu'elle craignait, elle exposa cet
enfant. Le malheur voulut que les chiens des troupeaux du roi
ayant trouvé cet enfant le dévorassent. Apollon
irrité suscita contre les Argiens le monstre
Poené, monstre vengeur qui arrachait les enfants du sein
de leurs mères et les dévorait. On dit que
Coroebus touché du malheur des Argiens tua ce monstre ;
mais la colère du dieu n'ayant fait qu'augmenter, et une
peste cruelle désolant la ville d'Argos, Coroebus se
transporta à Delphes pour expier le crime qu'il avait
commis en tuant le monstre.
[8] La Pythie lui défendit de retourner à Argos,
et lui dit de prendre dans le temple un trépied, et
qu'à l'endroit où ce trépied lui
échapperait des mains, il eût à bâtir
un temple à Apollon, et à y fixer lui-même
sa demeure. Coroebus s'étant mis en chemin, quand il fut
au mont Géranien, il sentit tomber son trépied, et
là il bâtit un temple à Apollon avec un
village qui de cette particularité se nomme le
Tripodisque. Son tombeau est dans la place publique de
Mégare ; une inscription en vers élégiaques
contient l'aventure de Psamathé et celle de Corcebus :
pour lui il est représenté tuant le monstre ; et
de toutes les statues de pierre que j'ai vues en Grèce,
je crois que celles de ce tombeau sont les plus anciennes.
XLIV. [1] Auprès du monument de Coroebus est celui de
cet Orsippus, qui pour combattre aux jeux olympiques
s'étant présenté avec une ceinture suivant
l'ancien usage des athlètes, parut ensuite tout nu dans
la carrière, et ne laissa pas d'être
couronné. On dit qu'il ne fit pas moins bien le devoir de
général d'armée, et qu'il étendit
les frontières des Mégaréens. Je crois pour
moi qu'il laissa tomber sa ceinture exprès, parce qu'il
avait éprouvé que l'on court bien mieux quand on
n'a rien qui embarrasse.
[2] En sortant de la place, si vous descendez dans une rue qui
va tout droit, et que vous preniez ensuite sur la droite, vous
trouverez le temple d'Apollon dit Prostatérius ;
là vous verrez un Apollon, une Diane, une Latone et
d'autres statues qui sont toutes fort belles et de la
façon de Praxitèle : Latone est
représentée avec ses enfants. Vers la porte
Nymphade il y a un lieu d'exercice fort ancien, et au milieu une
pyramide de hauteur médiocre qu'il leur a plu de nommer
Apollon Carnéus. On voit ensuite un temple de Lucine :
voilà à peu près toutes les
curiosités de la ville de Mégare.
[3] Du côté du havre qu'ils appellent encore
à présent le Nisée, il y a un temple de
Cérès Mélophore, surnom dont on apporte
plusieurs raisons, et que l'on croit avoir été
donné à la déesse par ceux qui les premiers
ont eu des troupeaux de moutons dans le pays ; ce temple est si
vieux qu'il tombe en ruines et n'a plus de toit. Du même
côté s'élève une autre citadelle qui
s'appelle aussi le Nisée ; en descendant vous trouvez le
tombeau de Lélex presque sur le bord de la mer. Les
Mégaréens sont persuadés que ce
Lélex était venu d'Egypte et qu'il régna
à Mégare ; ils le font fils de Neptune et de Libye
fille d'Epaphus. Cette citadelle touche presque à une
petite île où l'on dit que Minos débarqua
ses troupes quand il vint faire la guerre à Nisus.
[4] Le territoire de Mégare du côté des
montagnes confine à la Béotie ; de ce
côté-là on trouve deux villes dont l'une est
Peges et l'autre Egosthène. En allant à Peges si
l'on se détourne un peu du grand chemin, on verra une
grosse roche qui est toute criblée de flèches ; on
assure que c'est depuis la terreur panique des Perses, qui
croyant être poursuivis par les Mégaréens,
tirèrent une infinité de flèches durant la
nuit. A Peges il y a une fort belle statue de Diane protectrice
; elle est de bronze et ne diffère en rien de celle qui
est à Mégare, soit pour la grandeur, soit pour la
forme. Vous y verrez aussi le tombeau d'Egialée fils
d'Adraste ; la tradition du pays est que les Argiens
étant venus pour la seconde fois devant Thèbes, il
y eut un grand combat entre les deux armées ;
qu'Egialée fut tué dès le commencement
auprès de Glissas, et que ses proches portèrent
son corps à Peges où il fut inhumé. Ce qui
est de certain, c'est qu'ils n'appellent point autrement ce
tombeau que l'Egialée.
[5] Egisthène est célèbre par le temple de
Mélanmus fils d'Amythaon. Dans ce temple on voit sur une
colonne une statue qui représente un homme de taille
médiocre. Les habitants du lieu font des sacrifices
à Mélampus, et célèbrent sa
fête tous les ans ; du reste ils ne lui attribuent point
la vertu de prédire l'avenir, ni par le moyen des songes,
ni d'aucune autre manière. En passant par
Erénée, qui est un bourg de la dépendance
de Mégare, j'appris qu'Autonoé fille de Cadmus,
inconsolable de la mort d'Actéon et des malheurs qui
accablèrent sa propre famille, se retira de Thèbes
en ce lieu-là, et qu'elle y mourut d'affliction ; du
moins y montre-t-on sa sépulture.
[6] Sur le chemin qui va de Mégare à Corinthe je
vis plusieurs tombeaux et entre autres celui de
Téléphane de Samos qui était un excellent
joueur de flûte : on dit que ce tombeau fut
élevé par les soins de Cléopâtre
fille de ce Philippe qui eut Amyntas pour père. On me fit
aussi remarquer la sépulture de Car fils de
Phoronée ; ce n'était d'abord qu'un petit tertre,
mais dans la suite par le conseil de l'oracle on l'a orné
d'un superbe monument fait de ces belles pierres qui sont
communes dans ce canton, et que l'on ne trouve point dans le
reste de la Grèce ; aussi la plupart des édifices
de la ville de Mégare en sont-ils bâtis. Cette
pierre a cela de singulier qu'elle est d'une blancheur
admirable, qu'elle se taille plus aisément qu'aucune
autre, et qu'en dedans elle est toute pleine de coquilles de
poissons de mer, d'où elle a pris le nom de pierre
échinite. Le chemin de Sciton est ainsi appelé,
parce que Sciron, dans le temps qu'il commandait les troupes de
Mégare, le fit aplanir pour la commodité des gens
de pied ; ensuite par les ordres de l'empereur Hadrien il a
été élargi, de sorte qu'à
présent il y peut passer deux chariots de front.
[7] A l'endroit où il forme une espèce de gorge
ou de défilé, il est bordé de grosses
roches, dont l'une qu'ils nomment Moluris est surtout fameuse ;
car on dit que ce fut sur cette roche qu'Ino monta pour se
précipiter dans la mer avec Mélicerte le plus
jeune de ses fils, après que le père eut
tué Léarque qui était l'aîné.
Quelques-uns croient en effet qu'Athamas devenu furieux tourna
sa fureur contre sa femme et contre ses enfants. D'autres disent
que voyant d'un côté les Orchoméniens
désolés par la famine, et de l'autre Phrixus mort,
il avait imputé ces deux accidents non à l'ire de
Junon, mais à la méchanceté d'Ino, et que
transporté de colère il s'était mis
à persécuter cette marâtre qui s'enfuit, et
désespérée se précipita de la roche
Moluris dans la mer avec son fils.
[8] Ils ajoutent qu'un dauphin reçut Mélicerte
sur son dos, et le porta dans l'isthme de Corinthe ; que les
Corinthiens signalant leur zèle envers lui
changèrent son nom de Mélicerte en celui de
Palémon, et instituèrent les jeux isthmiques en
son honneur. Quoi qu'il en soit, au moins est-il certain que la
roche Moluris est consacrée à Leucothée et
à Palémon. Les roches des environs ne sont pas
moins odieuses, on les regarde encore comme souillées,
parce que Sciron qui habitait là exerçait sa
cruauté envers les passants et les jetait dans la mer,
où l'on dit qu'une tortue venait les manger. Les tortues
de mer, pour le dire par occasion, sont, quant à la
figure, toutes semblables à celles de terre, et ne
diffèrent que par la grosseur et par les pieds ; car
elles ont les pieds comme les veaux marins. Au reste, ce Sciron
souffrit dans la suite le même genre de supplice qu'il
faisait souffrir aux autres ; il fut lui-même
précipité dans la mer par
Thésée.
[9] Sur le sommet de la montagne qui commande le chemin il y a
un temple de Jupiter surnommé Aphésius ; la raison
que l'on donne de ce surnom est que durant une sécheresse
extraordinaire, Eacus, après avoir sacrifié
à Jupiter Panellénien dans Egine, fit porter une
partie de la victime au haut de cette montagne, et la jeta dans
la mer pour apaiser la colère du dieu. Au même
endroit on voit une statue de Vénus, une d'Apollon et une
de Pan.
[10] Plus loin on trouve le tombeau d'Eurysthée ; car on
prétend que cet implacable ennemi d'Hercule, vaincu enfin
par les enfants de ce héros et obligé de sortir de
l'Attique, fut tué par Iolas dans le lieu même
où est sa sépultune. En descendant de la montagne
on voit le temple d'Apollon surnommé Latoüs.
Là finit le territoire de Mégare, et commence
celui de Corinthe ; c'est, dit-on, sur cette frontière
que l'Arcadien Echémus tua Hyllus fils d'Hercule dans un
combat singulier.
Chapitre suivant
Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.