[Attique - Eleusis - Mégare]

Tardieu, 1821

XXXVI. [3] Sur le chemin qui conduit d'Athènes à Eleusis et que l'on nomme la voie sacrée, on trouve le tombeau d'Anthémocrite ; les Mégaréens par une horrible impiété massacrèrent cet Anthémocrite lorsqu'en qualité de héraut il fut envoyé vers eux pour leur faire défense de labourer la terre de ce canton, parce qu'elle était consacrée à Cérès et à Proserpine ; et ils éprouvent encore aujourd'hui la colère de ces divinités, étant les seuls de tous les Grecs à qui les bienfaits de l'empereur Hadrien semblent avoir été inutiles.

[4] Après le tombeau d'Anthémocrite est celui de Molossus, à qui les Athéniens donnèrent le commandement de leurs troupes, lorsqu'ils voulurent faire une descente en Eubée pour secourir Plutarque. Vous arrivez ensuite au bourg Sciros, ainsi appellé pour la raison que je vais dire. Pendant que les Eleusiniens avaient la guerre avec Erechthée, il leur vint de Dodone un prophète qui avait nom Sciros ; ce fut lui qui consacra ce vieux temple de Minerve Scirade que l'on voit à Phalère ; ensuite ayant été tué dans le combat il fut inhumé sur le bord un ruisseau, et depuis ce temps-là le ruisseau le bourg ont porté le nom du héros.

[5] A quelques pas de là on rencontre le tombeau de Céphidore, qui durant qu'il était archonte, résista courageusement à Philippe fils de Démétrius, et concerta une lieue avec les Athéniens, Attalus roi de Mysie, Ptolémée roi d'Egypte, les Etoliens nation libre, les Rhodiens et les Crétois qui sont des insulaires.

[6] Mais comme les secours n'arrivaient que tard de Mysie, d'Egypte et de Crète, et que les Rhodiens qui n'avaient qu'une armée navale ne pouvaient se défendre contre l'infanterie macédonienne, Céphisidore fit voile en Italie avec quelques Athéniens, et obtint de Rome un puissant secours. En effet, les Romains envoyèrent une armée sous la conduite d'un bon général, et remportèrent tant d'avantages sur les Macédoniens, que peu de temps après Persée fils de Philippe fut non seulement dépouillé de son royaume, mais mené captif à Rome. Le Philippe dont je parle était fils de Démétrius ; car le premier de cette race qui a eu l'empire de Macédoine, ç'a été un Démétrius, lequel ôta la vie à Alexandre fils de Cassander, ainsi que je l'ai raconté.

XXXVII. [1] Après le tombeau de Céphisidore, on voit celui d'Héliodore qui était natif d'Halé, et dont on voit aussi le portrait dans le grand temple de Minerve. Thémistocle a sa sépulture au même lieu ; ce Thémistocle était fils de Poliarque et petit-fils du grand Thémistocle, qui défit la flotte de Xerxès dans un combat naval ; je laisse ses autres descendants pour ne vous parler que d'Acestio qui fut fille de Xénoclès fils de Sophocle et petit-fils de Léon. Cette illustre personne fut assez heureuse pour voir tous ses proches revêtus de la dignité de porte-flambeau depuis Léon son bisaïeul jusqu'à la quatrième génération ; après la mort de ses pères elle vit Sophocle son frère, Thémistocle son mari et Théophraste son fils jouir de la même prérogative : tel fut son bonheur.

[2] Plus loin vous trouvez un bois consacré à Lacius et la bourgade des Lacides, ainsi appellée du nom de ce héros ; là est le tombeau de Nicoclès Tarentin, le plus célèbre joueur d'instruments qu'il y ait eu. On voit aussi dans ce lieu un autel dédié au Zéphyr, et un temple de Cérès et de Proserpine, où Minerve et Neptune sont honorés conjointement. Les habitants du lieu disent que Cérès les ayant autrefois visités, Phytalus la reçut chez lui, et que la déesse par reconnaissance lui fit présent de l'arbre qui porte des figues ; ce fait est attesté par une épitaphe en vers qui se lit encore sur le tombeau de Phytalus :

La divine Cérès satisfaite du zèle
Que Phytalus un jour sut témoigner pour elle,
Fit présent au héros d'un fruit délicieux
Que l'on ne connaissait qu'à la table des dieux ;
Ce fruit des autres fruits obscurcissant la gloire
Du héros dont il vient fait bénir la mémoire.

[3] Avant que de passer le Céphise, vous pourrez voir le tombeau de Théodore, qui fut le plus grand acteur de son temps dans le tragique. Sur le bord du fleuve il y a deux statues, l'une de Mnésymaque, l'autre de son fils, dans l'attitude d'un jeune homme qui coupe ses cheveux pour les consacrer au fleuve ; car on sait que c'était la coutume des Grecs de vouer ainsi leur chevelure à des fleuves, et cela se voit surtout par les poésies d'Homère, où il est dit que Pélée voua au Sperchius la chevelure d'Achille, s'il revenait heureusement dans sa patrie après le siège de Troye.

[4] Au-delà du fleuve est un ancien autel de Jupiter Mélichius ou le débonnaire ; ce fut à cet autel que Thésée se fit purifier par les descendants de Phytalus, après qu'il eut souillé ses mains dans le sang de tant de brigands et entre autres de Sinis son propre parent, qui descendait comme lui de Pithée. Là sont encore les tombeaux de Théodecte natif de Phasélis, et de Mnésithée ; on dit que ce Mnésithée était un célèbre médecin qui consacra plusieurs statues à des divinités, et particulièrement une à Bacchus. Sur le chemin vous trouvez un temple qui n'est pas fort grand, et que l'on nomme le temple de Cyamite. Je n'ai pu savoir si l'on a prétendu honorer celui qui a appris le premier aux hommes à semer des fèves, comme le mot de Cyamite semble le faire entendre, ou si c'est le nom de quelque héros en l'honneur de qui l'on ait bâti ce temple ; car il est certain que l'invention des fèves ne saurait être attribuée à Cérès : ceux qui ont assisté aux mystères de Cérès à Eleusis, ou qui ont seulement lu ce que l'on appelle les mystères d'Orphée, conviendront aisément de ce que je dis.

[5] Mais vous remarquerez surtout deux tombeaux qui surpassent tous les autres en grandeur et en beauté ; le premier est celui d'un Rhodien qui était venu s'établir à Athènes ; et l'autre a été élevé par Harpalus Macédonien, celui-là même qui, craignant la colère d'Alexandre en Asie, se sauva en Europe, et vint se retirer à Athènes. Dans la suite les Athéniens l'arrêtèrent et le mirent sous bonne garde ; mais lui par ses pratiques et par son argent ayant corrompu quelques citoyens, surtout de ceux qui étaient affectionnés à Alexandre, il échappa encore au danger. Or avant sa détention il avait épousé Pythionice, dont ni la famille ni le pays ne me sont connus ; tout ce que j'en sais, c'est qu'elle avait fait le métier de courtisanne à Athènes et à Corinthe. Cependant Harpalus l'aima si éperdument, que cette femme étant venue à mourir, il lui fit élever le plus superbe monument qui soit dans toute la Grèce.

[6] Vous verrez aussi là un temple où il y a des statues de Cérès, de Proserpine, de Minerve et d'Apollon. Ce temple dans son origine n'était consacré qu'à Apollon ; car on raconte que Céphale fils de Déionée se voyant obligé de quitter Athènes à cause du meurtre de Procrys sa femme, se retira à Thèbes, et qu'ensuite ayant secondé Amphytrion dans son expédition contre ces insulaires qui habitaient Téléboa, il fixa sa demeure dans cette île, qui de son nom fut appellée Céphalénie. On ajoute qu'après dix générations Chalcinus et Détus ses descendants s'étaient embarqués pour aller à Delphes ;

[7] que là ils avaient consulté l'oracle pour savoir quand donc il leur serait permis de retourner en leur patrie, et que l'oracle avait répondu que dès qu'ils seraient entrés dans l'Attique, ils eussent à sacrifier à Apollon au même endroit où ils trouveraient une galère à trois rangs qui irait fort vite sur terre ; qu'étant arrivés au mont Pécilus, ils avaient aperçu un serpent qui fuyait dans les broussailles, qu'aussitôt ils avaient sacrifié à Apollon dans cet endroit-là même, et qu'incontinent après les Athéniens leur avaient accordé le droit de bourgeoisie à Athènes : telle est l'origine de ce temple. Un peu au-delà il y en a un de Vénus au-devant duquel est un mur fait de pierres blanches d'une grande beauté.

XXXVIII. [1] Il me faut aussi parler de ces canaux que l'on prendrait pour des fleuves, si l'on en jugeait seulement par leur cours ; car du reste leurs eaux sont salées ; ce qui donne lieu de croire qu'ils viennent du détroit de Chalcis, et qu'ils vont tomber dans la mer qui est plus basse que les terres qu'ils arrosent. Les habitants d'alentour disent que ces canaux sont consacrés à Cérès et à Proserpine, et qu'il n'y a que les prêtres de ces divinités qui aient droit d'y pêcher : ce sont là les anciennes limites des Athéniens et des Eleusiniens.

[2] On croit que Crocon possédait autrefois les terres qui sont au-delà de ces canaux, et ce lieu s'appelle encore aujourd'hui le palais de Crocon. Les Athéniens prétendent que ce Crocon épousa Sésara fille de Céléus ; c'est du moins l'opinion des Scambonides : pour moi j'ai eu beau chercher en ce lieu le tombeau de Crocon, je l'ai pas trouvé ; mais j'y ai vu celui d'Eumolpe qui est également reconnu des Athéniens et des Eleusiniens. Les uns et les autres conviennent que cet Eumolpe était de Thrace fils de Neptune et de Chioné, qui naquit de Borée et d'Oryxhie ; il n'est fait aucune mention des parons d'Eumolpe dans Homère, qui se contente de parier de lui comme d'un homme de grand courage.

[3] On dit que dans un combat qui se donna entre les Athéniens et les Eleusiniens, le roi Erechthée et Immaradus fils d'Eumolpe furent tués chacun à la tête de ses troupes, et que la paix se fit ensuite aux conditions suivantes ; que les Eleusiniens à l'avenir seraient soumis aux Athéniens ; que cependant ils demeureraient en possession des mystères de la déesse, et que le sacerdoce de Cérès et de Proserpine serait conservé à Eumolpe et aux filles de Céléus. Pamphus et Homère nomment ces filles Diogénée, Pamméropé et Sésara. Le plus jeune des fils d'Eumolpe fut le seul qui survécut à son père, il se nommait Céryx ; cependant les Céryces ou hérauts grecs qui en sont descendus le disent fils, non d'Eumolpe, mais de Mercure et d'Aglaure fille de Cécrops.

[4] Vous verrez au même endroit le monument héroïque d'Hippothoon, qui donna aussi son nom à une bourgade athénienne, et auprès le tombeau de Zarex qui, dit-on, apprit la musique d'Apollon même. Je crois pour moi que Zarex était étranger, Lacédémonien de naissance, et que Zarex, ville maritime dans la Laconie, a pris de lui son nom : s'il y a eu un Zarex Athénien, je ne le connais pas.

[5] Le Céphise est plus rapide aux environs d'Eleusis que partout ailleurs ; sur sa rive est un endroit que l'on nomme le figuier sauvage, par où l'on dit que Pluton descendit sous terre après avoir enlevé Proserpine. Ce fut aussi près de là que Thésée tua le fameux bandit Polypémon surnommé Procuste.

[6] Les Eleusiniens ont plusieurs temples qui sont dédiés, l'un à Triptolème, l'autre à Diane Propyléa, et l'autre à Neptune le père. On voit chez eux un puits qu'ils nomment le Callichore, autour duquel les femmes d'Eleusis ont institué des danses et des choeurs de musique en l'honneur de la déesse ; ils assurent que ce fut dans les plaines de Rharos que l'on sema et que l'on cueillit du blé pour la première fois. C'est pour conserver la mémoire d'un si grand bienfait, que cette espèce de gâteau dont ils se servent dans leurs sacrifices se fait encore aujourd'hui avec de l'orge cueillie dans cette terre ; ils montrent même une aire qu'ils appellent l'aire de Triptolème, avec un autel qui lui est consacré.

[7] Quant aux autres choses qu'ils gardent dans l'intérieur du temple, outre que l'avertissement dont j'ai parlé m'empêche de les révéler, on sait d'ailleurs que ceux qui ne sont pas initiés à ces mystères ne doivent pas en prendre connaissance, ni n'ont la liberté de s'en informer curieusement. Au reste la ville d'Eleusis a pris son nom du héros Eleusis, que quelques-uns croient avoir été fils de Mercure et de Daïre fille de l'Océan ; d'autres disent hardiment qu'il était fils d'Ogygus. Car ces anciens peuples qui ne peuvent rapporter leur origine à aucune époque certaine, débitent bien des fables sur plusieurs points, mais particulièrement sur la filiation de leurs héros.

[8] Au sortir d'Eleusis vous trouvez deux chemins, dont l'un mène à Platée, qui de ce côté-là sépare l'Attique de la Béotie ; autrefois c'était la ville d'Eleuthère qui séparait ces deux états ; mais depuis qu'elle s'est soumise aux Athéniens, l'Attique n'est plus bornée de ce côté-là que par le mont Cithéron. Les Eleuthériens se sont rangés sous les lois de la république d'Athènes, non par force, mais de leur propre mouvement, parce que la forme de gouvernement établie à Athènes leur plaisait, et qu'ils haïssaient mortellement les Thébains. Ils ont un temple dédié à Bacchus, dont l'on a autrefois transporté la statue à Athènes ; car celle qui se voit aujourd'hui à Eleuthère n'est qu'une copie de l'autre.

[9] Un peu au-delà du temple il y a une caverne qui n'est pas grande, et auprès une fontaine d'eau froide ; on dit qu'Antiope exposa dans cette caverne les deux gémeaux qu'elle avait mis au monde, et qu'un berger les ayant trouvés les démaillota et les lava dans la fontaine. Par les ruines qui subsistent encore à Eleuthère, soit de murs, soit de maisons, il est aisé de juger que la ville dominait sur la plaine qui regarde le mont Cithéron.

XXXIX. [1] L'autre chemin va d'Eleusis à Mégare ; sur ce chemin vous trouvez un puits nommé le puits fleuri. Pamphus y a mis une inscription en vers, par laquelle on apprend que Cérès après l'enlèvement de Proserpine se reposa auprès de ce puits sous la figure d'une vieille ; que les filles de Céléus l'ayant prise pour une femme d'Argos la menèrent à Méganire leur mère, qui la fit gouvernante de son fils.

[2] Près de ce puits on voit une chapelle de Méganire et les tombeaux de ceux qui périrent devant Thèbes ; car pendant que Créon commandait à Thèbes sous le nom de Laodamas son pupille et fils d'Etéocle, comme il ne voulait point permettre aux Argiens d'enterrer leurs morts, Adraste implora le secours de Thésée qui ne lui manqua pas au besoin. Il y eut un grand combat entre les Athéniens et les Thébains ; Thésée remporta la victoire, et maître du champ de bataille, il fit porter les morts dans les plaines d'Eleusis où ils eurent sépulture. Mais les Thébains ne conviennent d'aucun de ces faits si l'on veut les en croire, ils ne refusèrent point la sépulture aux morts, et il n'y eut jamais de combat entre les Athéniens et eux sur ce sujet.

[3] Après le tombeau des Argiens vous trouvez celui d'Alopé fille de Cercyon, laquelle fut tuée par son propre père dans ce lieu même, après qu'elle se fût délivrée d'Hippothoon dont elle était grosse du fait de Neptune. On dit que Cercyon était fort cruel envers les étrangers, surtout envers ceux qui refusaient de se battre avec lui à la lutte. Je vis un endroit qui n'est pas loin du tombeau d'Alopé, et que l'on appelle encore l'escrime de Cercyon, parce que ce fut là, dit-on, que furent impitoyablement égorgés par ce barbare tous ceux qui s'étaient battus contre lui, à l'exception de Thésée qui le vainquit par son adresse ; car on attribue l'invention de la lutte à Thésée. Ce fut lui du moins qui la réduisit en art, de sorte que depuis il y eut des maîtres qui en donnèrent des leçons, au lieu qu'auparavant c'était uniquement la grandeur et la force du corps qui décidaient de la victoire.

Voilà ce qui m'a paru de plus curieux dans l'Attique, soit pour l'histoire, soit pour les monuments ; car dès le commencement de mon ouvrage j'ai omis bien des choses que je n'ai pas cru dignes d'être rapportées.

[4] Le territoire d'Eleusis est borné par celui de Mégare, ville qui dès les premiers temps fut elle-même de la dépendance d'Athènes, Pylas roi de Mégare l'ayant laissée à Pandion. Une preuve de ce que je dis, c'est qu'on voit encore à Mégare le sépulcre de Pandion, et qu'Egée l'aîné de ses enfants régnait à Athènes, tandis que Nisus son cadet était seulement roi de Mégare et du pays qui s'étend depuis cette ville jusqu'à Corinthe. On voit à Mégare un port qui du nom de Nisus s'appelle encore aujourd'hui le Nisée ; mais sous le règne de Codrus les peuples du Péloponnèse ayant déclaré la guerre aux Athéniens, comme ils virent que c'était sans succès, ils s'en retournèrent chez eux, et chemin faisant ils prirent la ville de Mégare qu'ils peuplèrent de Corinthiens et d'autres étrangers qui servaient dans leur armée, et qui voulurent bien s'établir là de sorte que les Mégaréens prenant les moeurs et le langage de ces étrangers, devinrent insensiblement Doriens.

[5] Les naturels du pays disent que la ville prit le nom de Mégare sous le règne de Car fils de Phoronée, et qu'ils ne commencèrent que vers ce temps-là à avoir des temples de Cérès appellés Megara. Mais les Béotiens prétendent que Mégaréus fils de Neptune demeurait à Oncheste ; que là il se mit à la tête d'une armée de Béotiens, et qu'il vint au secours de Nisus assiégé par Minos dans sa capitale ; que Mégaréus ayant été tué dans un combat qui se donna sous les murs de la ville, il fut inhumé dans le lieu même, et que du nom de ce prince Nisa fut appellée Mégare.

[6] Les Mégaréens ajoutent que douze générations après Car fils de Phoronée, Lélex était venu Egypte dans leur pays et y avait régné ; que de son temps ils prirent le nom de Lélèges ; que ce Lélex fut père de Cléson qui eut pour fils Pylas, dont naquit Scyron, lequel Scyron épousa une fille de Pandion ; ils disent que Scyron disputa ensuite le royaume de Mégare à Nisus qui était fils de Pandion, et que l'un et l'autre prirent pour juge de leur différend Eacus, qui adjugea le royaume à Nisus et à ses descendants, mais à condition que Scyron aurait le commandement des troupes. Selon eux Mégaréus fils de Neptune épousa Iphinoé fille de Nisus, et succéda à son beau-père ; mais pour la guerre de Crète et la prise de leur ville sous le règne de Nisus, ils font semblant de n'en rien savoir.

XL. [1] On voit à Mégare un magnifique aqueduc bâti par Théagène, de qui j'ai fait mention lorsque j'ai dit que sa fille avait été donnée en mariage à Cylon Athénien. Ce Théagène durant sa tyrannie fit faire cet aqueduc, qui est un ouvrage à voir tant pour sa grandeur que pour sa beauté et pour le nombre de ses colonnes. Les habitants n'appellent point autrement l'eau de cette belle fontaine que l'eau des nymphes Sithnides, qu'ils croient originaires du pays comme eux-mêmes. Ils racontent qu'une de ces nymphes eut une fille dont Jupiter devint amoureux, et que de ce commerce naquit Mégarus, qui se sauva du déluge de Deucalion en gagnant le sommet du mont Géranien qui alors avait un autre nom ; car, selon eux, Mégarus guidé par le cri d'une bande de grues qui volaient de ce côté-là, nagea jusqu'au haut de cette montagne qui depuis cet événement s'est appellée le mont Géranien.

[2] Auprès de ce bel aqueduc est un vieux temple où j'ai vu quelques portraits d'empereurs romains avec une statue de bronze de Diane protectrice ; ainsi la nomment-ils pour la raison que je vais dire. Les Perses que Mardonius avait amenés, après avoir ravagé tous les environs de Mégare, voulurent rejoindre leur chef qui était à Thèbes ; mais par le pouvoir de Diane ces barbares se trouvèrent tout à coup enveloppés de si épaisses ténèbres, que ne connaissant plus les chemins ils s'égarèrent et tournèrent du côté des montagnes. Là croyant avoir l'armée ennemie à leurs trousses, ils tirèrent une infinité de flèches ; les rochers d'alentour frappés de ces flèches semblaient rendre une espèce de gémissement, de sorte que les Perses croyaient blesser autant d'ennemis qu'ils tiraient de flèches.

[3] Bientôt leurs carquois furent épuisés ; alors le jour vint, les Mégaréens fondirent sur les Perses, et les ayant trouvés sans résistance ils en tuèrent un grand nombre. C'est ainsi qu'ils racontent cette aventure, et ce fut pour en perpétuer la mémoire qu'ils consacrèrent une statue à Diane protectrice. Vous verrez dans le même temple les statues des douze dieux ; elles passent pour être de Praxitèle : à l'égard de celle de Diane, c'est Strangylion qui l'a faite.

[4] Un peu plus loin est le bois sacré de Jupiter Olympien avec un temple qui mérite d'être vu ; la statue du dieu n'est pas achevée à cause des guerres du Péloponnèse qui interrompirent cet ouvrage ; car durant ces guerres les Athéniens, soit par mer, soit par terre, causaient tous les ans des maux infinis aux habitants de Mégare, de sorte que bientôt l'état et les particuliers furent réduits à la dernière misère. Le visage de Jupiter est d'or et d'ivoire, mais le corps n'est que de plâtre et de terre cuite ; ils disent que c'est Théocosme un de leurs citoyens qui a fait cette statue en l'état où elle est, et que Phidias y a mis aussi la main. Sur la tête du dieu sont les heures et les Parques, pour signifier, ce que tout le monde sait, que les destinées obéissent à Jupiter, et que les saisons et les temps dépendent de sa volonté suprême.

[5] Derrière le temple il y a plusieurs pièces de bois qui ne sont qu'à demi travaillées, et que Théocosme devait dorer et enrichir d'ivoire pour achever la statue du dieu. Là ils gardent aussi un éperon de galère qui est d'airain ; si on les en croit, c'est d'une galère qu'ils prirent sur les Athéniens dans un combat naval qui fut donné au sujet de Salamine que les uns et les autres se disputaient. Les Athéniens ne nient pas que Salamine ne les ait abandonnés pour se donner aux Mégaréens, mais ils prétendent que Solon ayant fait des vers élégiaques qui marquaient que Salamine leur appartenait, ils la revendiquèrent d'abord comme leur bien, et que sur le déni de justice ils s'en mirent en possession par la voie des armes. Les Mégaréens de leur côté content le fait autrement, et disent que des bannis nommés les Doryclées s'étaient allés joindre à une colonie nouvellement transplantée à Salamine, et que de concert avec ces étrangers, ils avaient livré la ville aux Athéniens.

[6] Du bois sacré de Jupiter vous montez à une citadelle que l'on nomme encore aujourd'hui la Carie, du nom de Car fils de Phoronée. Sur le chemin vous voyez un temple de Bacchus Nyctélius, un autre de Vénus Epistrophia, une chapelle dédiée à la Nuit où l'on dit qu'elle rend ses oracles, un temple sans couverture dédié à Jupiter le poudreux ; enfin deux statues, l'une d'Esculape, l'autre d'Hygéia, toutes deux faites par Briaxis. Près de là est un temple de Cérès qu'ils nomment le Mégaron ; suivant la tradition du pays, c'est Car fils de Phoronée qui l'a bâti durant son règne.

XLI. [1] En descendant de la citadelle du côté qui regarde le septentrion, auprès du temple de Jupiter Olympien on rencontre le tombeau d'Alcmène ; car on dit qu'étant partie d'Argos pour aller à Thèbes, elle mourut en chemin près de Mégare ; qu'après sa mort il y eut un grand débat entre les enfants d'Hercule, les uns voulant qu'elle fût inhumée à Mégare, les autres qu'elle fût portée à Thèbes ; ceux-ci alléguaient que tous les enfants qu'Hercule avait eus de Mégara, et même ceux d'Amphytrion avaient leur sépulture à Thèbes. Les uns et les autres ayant consulté l'oracle, ils eurent pour réponse qu'ils feraient mieux d'enterrer Alcmène à Mégare.

[2] Un savant du pays me mena ensuite dans un endroit qu'ils nomment le torrent, à cause, me dit-il, que ce lieu était autrefois inondé par un torrent qui tombait des montagnes voisines ; il m'ajouta que le tyran Théagène fit prendre un autre chemin à ce torrent, et qu'il consacra un autel au fleuve Achéloüs dans le lieu même d'où il avait détourné les eaux.

[3] Près de là est le tombeau d'Hyllus fils d'Hercule, qui se battit contre Echémus Arcadien fils d'Aeropus : je dirai dans une autre partie de cet ouvrage de quelle famille était cet Echémus qui tua Hyllus, mais on peut toujours regarder cet événement comme une suite de la première expédition des Héraclides contre le Péloponnèse sous le règne d'Oreste. Un peu au-delà est le temple d'Isis, et tout auprès un temple d'Apollon et de Diane. Les Mégaréens disent que ce dernier fut consacré par Alcathoüs, après qu'il eut tué ce lion du mont Cithéron qui faisait tant de ravage dans le pays, et qui déchira entre autres le jeune Evippus fils du roi Mégaréus ; car ils assurent que ce Roi avait deux fils, dont l'aîné qui se nommait Timalque étant allé au siège d'Aphidna avec Castor et Pollux, avait été tué par Thésée, de sorte que Mégaréus ayant perdu ses fils promit son royaume et sa fille à quiconque délivrerait le pays du terrible animal dont j'ai parlé. Aussitôt Alcathoüs fils de Pélops se présenta, combattit le lion, le tua, devint possesseur de la princesse et du royaume, et en action de grâces bâtit un temple à Diane Agrotéra et à Apollon Agrocus : c'est ainsi qu'ils racontent cette histoire.

[4] Pour moi, quoique je n'aime pas à m'éloigner de la tradition de ces peuples, je ne puis concilier tous ces faits. Je crois sans peine qu'Alcathoüs tua le lion du mont Cithéron ; mais quel historien a jamais dit que Timalque fils de Mégaréus fût venu au siège d'Aphidna avec Castor et Pollux ? Quand il y serait venu, comment aurait-il pu être tué par Thésée ? car le poète Alcman dit expressément dans son ode sur les Dioscures, qu'après la prise d'Aphidna ils emmenèrent la mère de Thésée captive, mais que pour Thésée il était absent.

[5] Pindare s'accorde avec Alcman lorsqu'il nous dit que Thésée prit alliance avec les Dioscures, immédiatement avant que d'aller dans la Thesprotie avec Pirithoüs, pour lui procurer le mariage auquel il aspirait. Quiconque a étudié les anciennes généalogies voit clairement combien les Mégaréens se trompent, puisque Thésée était un des descendants de Pélops, non son fils, ni son petit-fils. Mais ces peuples n'ignorent pas tant la vérité, qu'ils tâchent de l'obscurcir ; car ils ne veulent pas convenir que leur ville fut prise sous le règne de Nisus, et pour couvrir cet événement ils se font une suite de rois comme il leur plaît, en supposant que Mégaréus fut gendre de Nisus, et Alcathoüs gendre de Mégaréus.

[6] En effet, il est certain qu'Alcathoüs ne vint d'Elide qu'après la mort de Nisus et après la prise de Mégare. Ce qui le prouve incontestablement, c'est qu'il fit rebâtir les murs de la ville dont les Crétois avaient démoli l'ancienne enceinte ; mais c'est assez parler d'Alcathoüs et du lion qu'il tua, soit celui de Cithéron, soit un autre, et du temple qu'il dédia à Apollon et à Diane. Ce temple est sur une hauteur ; quand vous descendez, vous trouvez devant vous le monument héroïque de Pandion. J'ai déjà dit que Pandion avait sa sépulture dans un lieu proche d'Athènes, appellé vulgairement le rocher de Minerve aux plongeons ; mais cela n'empêche pas qu'il ne soit aussi honoré à Mégare.

[7] Près de là est le tombeau d'Hippolyte, et voici ce que les Mégaréens racontent de cette illustre personne. Ils disent que les Amazones ayant fait la guerre aux Athéniens pour ravoir Antiope, elles furent vaincues par Thésée ; que plusieurs d'elles périrent dans le combat ; que pour Hippolyte qui était soeur d'Antiope et qui commandait l'armée, elle se sauva à Mégare avec quelques Amazones ; que là cette reine infortunée voyant le mauvais état de ses affaires, et désespérant de retourner à Themiscyre sa patrie, mourut d'ennui et fut inhumée dans le lieu où ils montrent son tombeau qui en effet a la figure d'un bouclier d'Amazone.

[8] Près est celui de Térée qui avait épousé Progné fille de Pandion. Térée, si l'on en croit ces peuples, régna vers ces sources que l'on appelle Mégatides ; mais selon moi, et à en juger par quelques restes de monuments qui subsistent encore, il régna plutôt à Daulis au-dessus de Chéronée ; car alors les barbares tenaient plusieurs cantons de la Grèce, et Térée s'étant rendu odieux par la violence qu'il avait faite à Philomèle, et par le meurtre d'Ithis dont il fut cause, il ne put jamais réduire ces barbares.

[9 Quelque temps après tournant ses mains contre lui-même, il se donna la mort à Mégare ; les habitants lui élevèrent un tombeau sur lequel ils font encore des sacrifices tous les ans, et au lieu d'orge ils présentent de petits cailloux : c'est en ce lieu, disent-ils, qu'a paru pour la première fois cet oiseau qu'on appelle une huppe. Quant à ces malheureuses femmes, Progné et Philomèle, elles se retirèrent à Athènes où sans cesse occupées de leurs malheurs elles se consumèrent d'ennui et de tristesse ; et ce qui donna lieu de dire que l'une avait été changée en hirondelle et l'autre en rossignol, c'est que le chant de ces oiseaux a en effet je ne sais quoi de triste et de plaintif.

XLII. [1] Il y a encore à Mégare une autre citadelle qui a le nom d'Alcathoüs. Quand vous y montez, vous trouvez à votre droite le tombeau de Mégaréus qui durant la guerre des Crétois vint d'Oncheste pour secourir Nisus. On vous montrera le foyer sacré de ces dieux appellés Prodomées, à qui l'on dit que Mégaréus sacrifia avant que de jeter les fondements des nouvelles murailles dont il entoura la ville.

[2] Près de ce lieu est une grosse pierre où l'on assure qu'Apollon se débarrassa de sa lyre, lorsqu'il voulut mettre la main à l'oeuvre avec Alcathoüs, et lui aider à bâtir ces murailles. Du reste un fait constant, c'est qu'autrefois les Mégaréens faisaient partie des peuples de l'Attique ; la preuve en est qu'Alcathoüs envoya sa fille Péribée avec Thésée, comme une portion du tribut que les Athéniens evoient payer tous les ans aux Crétois. Les Mégaréens disent donc qu'Alcathoüs fut aidé par Apollon même dans la construction de leurs murailles ; ils en prennent à témoin la pierre dont j'ai parlé, et qui en effet si vous la touchez avec un petit caillou, rend un son tout semblable à celui que rendent les cordes d'un instrument quand on les pince ; j'en ai été surpris moi-même.

[3] Mais j'ai encore plus admiré le colosse qui se voit à Thèbes en Egypte au-delà du Nil et près d'un lieu nommé Syringes ; c'est une statue énorme qui représente un homme assis : plusieurs l'appellent le monument de Memnon ; car on dit que Memnon vint d'Ethiopie en Egypte, et qu'il pénétra même jusqu'à Suze. Les Thébains veulent que ce soit la statue de Phaménophès originaire du pays, et j'ai ouï dire à d'autres que c'était celle de Sésostris. Quoi qu'il en soit, Cambyse fit briser cette statue, et aujourd'hui, toute la partie supérieure depuis la tête jusqu'au milieu du corps est par terre ; le reste subsiste comme il était, et tous les jours au lever du soleil il en sort un son tel que celui des cordes d'un instrument de musique, lorsqu'elles viennent à se casser.

[4] Les Mégaréens ont un sénat près duquel, si l'on s'en rapporte à eux, était autrefois le tombeau de ce Timalque dont j'ai parlé, et qu'ils croient faussement avoir été tué par Thésée. Au haut de la citadelle il y a un temple de Minerve, et dans ce temple une statue de la déesse qui est toute dorée à la réserve du visage, des mains et des pieds qui sont d'ivoire. Là se voit encore un temple de la même déesse sous le nom de Minerve Victoire, et une statue sous le nom de la Minerve d'Ajax ; les gens du lieu n'ont su me dire d'où vient cette dénomination : voici ce que pour moi j'en conjecture. Télamon fils d'Eacus épousa Péribée fille d'Alcathoüs ; il en eut Ajax qui succéda à Alcathoüs, et qui en prenant possession du royaume dédia, selon toutes les apparences, cette statue à Minerve.

[5] Près de là il y avait autrefois un vieux temple d'Apollon, bâti de briques ; comme il tombait de vétusté, l'empereur Hadrien l'a fait rebâtir de marbre blanc ; on y voit deux statues, l'une d'Apollon Pythius, l'autre d'Apollon Décatéphore, toutes deux semblables à ces statues égyptiennes qui sont en bois : pour l'Apollon dit Archigétès, il est tout d'ébène et dans le goût des ouvrages de l'école d'Egine. Un Cyprien versé dans la connaissance des plantes m'assura que l'ébène ne portait ni feuilles ni fruit, que sa tige venait à l'ombre, qu'elle poussait des racines assez avant dans la terre, que les Ethiopiens arrachaient ces racines pour en faire usage, et qu'ils avaient des gens qui savaient les trouver.

[6] Après le temple d'Apollon est celui de Cérès Thesmophore. En descendant vous voyez le tombeau de Callipolis fils d'Alcathoüs ; il avait un aîné qui se nommait Echépolis, et que son père envoya en Etolie pour combattre avec Méléagre contre le sanglier de Calydon. Le jeune prince ayant été tué par ce terrible animal, son frère Callipolis qui en sut le premier la nouvelle courut aussitôt à la citadelle pour l'annoncer à son père ; il le trouva qu'il allait sacrifier à Apollon, et en voulant approcher de l'autel il renversa le bois que l'on avait préparé pour le sacrifice : Alcathoüs qui ne savait pas encore la mort de son fils aîné, et qui regardait l'action du cadet comme une impiété, transporté de colère lui jeta une bûche à la tête et l'assomma : voilà comment ce père malheureux perdit ses deux fils tout à la fois.

[7] Dans la rue qui mène au Prytanée je vis le tombeau d'Ino ; une balustrade de pierres et une grande quantité d'oliviers le dérobent presque à la vue. Les Mégaréens ont au sujet d'Ino une tradition qui leur est particulière ; car ils disent que son corps ayant été jeté sur leurs côtes, Cléso et Tauropolis toutes deux filles de Cléson fils de Lélex lui donnèrent sépulture, et ils se vantent d'avoir donné les premiers à cette Ino le nom de Leucothoé ; c'est dans cette persuasion qu'ils lui font tous les ans des sacrifices.

XLIII. [1] Ils prétendent avoir aussi chez eux le tombeau d'Iphigénie, qu'ils assurent être morte à Mégare. Pour moi j'en ai oui parler aux Arcadiens d'une manière bien différente ; je n'ignore pas non plus qu'Hésiocle dans son catalogue des femmes illustres dit qu'Iphigénie ne fut point sacrifiée, mais que par la protection de Diane elle devint Hécaté ; à quoi se rapporte assez ce qu'en écrit Hérodote, que les peuples de la Taurique en Scythie immolent à une vierge les étrangers qui ont fait naufrage dans leur mer, et qu'ils appellent cette vierge Iphigénie fille d'Agamemnon. Adraste a aussi son tombeau à Mégare. On dit qu'en revenant chez lui après l'expédition de Thèbes il finit ses jours dans cette ville où il mourut de vieillesse et du déplaisir de la mort de son fils Egialée. Ces peuples ont encore un temple de Diane bâti, comme ils croient, par Agamemnon, lorsqu'il vint à Mégare pour voir Calchas, et pour l'engager à le suivre au siège de Troie.

[2] Ils assurent que Ménippe fils de Mégaréus, et Echépolis fils d'Alcathoüs sont inhumés dans leur prytanée. Près de là ils montrent une pierre où, si on les en croit, (mais qui pourrait les en croire ?) Cérès, après avoir longtemps cherché sa fille, se reposa, et à force de l'appeller, la retrouva ; c'est pourquoi ils nomment cette pierre Anacletra : les femmes du pays pratiquent encore tous les ans je ne sais quelles cérémonies qui ont rapport à cette tradition.

[3] Vous voyez dans la ville plusieurs tombeaux et entre autres un qu'ils ont élevé en l'honneur de ceux qui périrent en combattant contre les Perses ; mais le monument d'Esymnus est surtout remarquable, et voici ce qu'ils racontent de ce héros. Hypérion fils d'Agamemnon et dernier roi de Mégare fut tué par Sandion à cause de son arrogance et de son avarice. Après sa mort les Mégaréens n'étant pas d'humeur à se soumettre davantage à l'autorité d'un seul homme, résolurent de créer tous les ans des magistrats en qui résiderait le pouvoir souverain. Ce fut en ce temps-là qu'Esymnus le plus considérable de tous ses concitoyens alla à Delphes, pour savoir de l'oracle par quel moyen sa patrie pourrait prospérer. Le dieu répondit entre autres choses que les Mégaréens seraient heureux tant qu'ils seraient gouvernés par plusieurs. Eux, croyant que cet oracle regardait autant les morts que les vivants, firent construire un sénat qui renfermait la sépulture de leurs héros.

[4] Le tombeau d'Alcathoüs que l'on trouve après celui d'Esymnus était aussi le lieu où les Mégaréens tenaient leurs archives dans le temps que j'étais à Mégare. Ensuite c'est le monument de Pyrgo qui fut la première femme d'Alcathoüs avant qu'il eut épousé Evechmé fille de Mégaréus ; on voit aussi celui de sa fille Iphinoé qui mourut vierge ; c'est pourquoi les filles du pays avant que de se marier honorent son tombeau par des libations, et lui consacrent leur première chevelure, comme les filles de Délos consacraient autrefois la leur à Hécaergé et à Opis.

[5] Avant que d'entrer dans le temple de Bacchus, on rencontre le tombeau d'Asticratée et de Manto filles de Polydus, lequel était fils de Coeranus petit-fils d'Abas et arrière-petit-fils de Mélampus. On dit que Polydus vint à Mégare pour purifier Alcathoüs du meurtre de son fils Callipolis, et que ce fut lui qui après avoir bâti le temple de Bacchus consacra à ce dieu une statue qui subsiste encore, mais dont je n'ai pu voir que le visage, parce qu'on tient le reste caché ; elle est accompagnée d'un satyre de marbre de Paros qui est un ouvrage de Praxitèle ; l'un et l'autre sont honorés sous le nom de Bacchus, avec cette différence que l'un est surnommé Patroüs, l'autre Dasyllius, et l'on prétend que c'est Euchénor fils de Coeranus et petit-fils de Polydus, qui a fait la consécration de cette dernière statue.

[6] Après le temple de Bacchus est celui de Vénus Praxis ; sa statue est d'ivoire, et c'est le plus ancien monument que j'aie vu dans ce temple. On y voit aussi la déesse Pitho ou de la persuasion, et la déesse Parégore ou de la consolation, qui sont des ouvrages de Praxitèle. L'Amour, le Désir et la Passion ont aussi là leurs statues faites par Scopas ; cet excellent ouvrier les a représentés aussi diversement que leurs propriétés et leurs noms sont différents. Ensuite vous trouvez le temple de la Fortune ; la statue de la déesse est encore de Praxitèle. Plus loin c'est un ancien temple où l'on voit les Muses et un Jupiter en bronze ; ces statues sont de Lysippe.

[7] Le tombeau de Coroebus est une des curiosités de Mégare ; je rapporterai ici ce que les poètes ont dit de ce héros, quoiqu'il ne soit pas moins célèbre parmi les Argiens. Sous le règne de Crotopus roi d'Argos, Psamathé sa fille accoucha d'un fils qu'elle avait eu d'Apollon ; et pour cacher sa faute à son père qu'elle craignait, elle exposa cet enfant. Le malheur voulut que les chiens des troupeaux du roi ayant trouvé cet enfant le dévorassent. Apollon irrité suscita contre les Argiens le monstre Poené, monstre vengeur qui arrachait les enfants du sein de leurs mères et les dévorait. On dit que Coroebus touché du malheur des Argiens tua ce monstre ; mais la colère du dieu n'ayant fait qu'augmenter, et une peste cruelle désolant la ville d'Argos, Coroebus se transporta à Delphes pour expier le crime qu'il avait commis en tuant le monstre.

[8] La Pythie lui défendit de retourner à Argos, et lui dit de prendre dans le temple un trépied, et qu'à l'endroit où ce trépied lui échapperait des mains, il eût à bâtir un temple à Apollon, et à y fixer lui-même sa demeure. Coroebus s'étant mis en chemin, quand il fut au mont Géranien, il sentit tomber son trépied, et là il bâtit un temple à Apollon avec un village qui de cette particularité se nomme le Tripodisque. Son tombeau est dans la place publique de Mégare ; une inscription en vers élégiaques contient l'aventure de Psamathé et celle de Corcebus : pour lui il est représenté tuant le monstre ; et de toutes les statues de pierre que j'ai vues en Grèce, je crois que celles de ce tombeau sont les plus anciennes.

XLIV. [1] Auprès du monument de Coroebus est celui de cet Orsippus, qui pour combattre aux jeux olympiques s'étant présenté avec une ceinture suivant l'ancien usage des athlètes, parut ensuite tout nu dans la carrière, et ne laissa pas d'être couronné. On dit qu'il ne fit pas moins bien le devoir de général d'armée, et qu'il étendit les frontières des Mégaréens. Je crois pour moi qu'il laissa tomber sa ceinture exprès, parce qu'il avait éprouvé que l'on court bien mieux quand on n'a rien qui embarrasse.

[2] En sortant de la place, si vous descendez dans une rue qui va tout droit, et que vous preniez ensuite sur la droite, vous trouverez le temple d'Apollon dit Prostatérius ; là vous verrez un Apollon, une Diane, une Latone et d'autres statues qui sont toutes fort belles et de la façon de Praxitèle : Latone est représentée avec ses enfants. Vers la porte Nymphade il y a un lieu d'exercice fort ancien, et au milieu une pyramide de hauteur médiocre qu'il leur a plu de nommer Apollon Carnéus. On voit ensuite un temple de Lucine : voilà à peu près toutes les curiosités de la ville de Mégare.

[3] Du côté du havre qu'ils appellent encore à présent le Nisée, il y a un temple de Cérès Mélophore, surnom dont on apporte plusieurs raisons, et que l'on croit avoir été donné à la déesse par ceux qui les premiers ont eu des troupeaux de moutons dans le pays ; ce temple est si vieux qu'il tombe en ruines et n'a plus de toit. Du même côté s'élève une autre citadelle qui s'appelle aussi le Nisée ; en descendant vous trouvez le tombeau de Lélex presque sur le bord de la mer. Les Mégaréens sont persuadés que ce Lélex était venu d'Egypte et qu'il régna à Mégare ; ils le font fils de Neptune et de Libye fille d'Epaphus. Cette citadelle touche presque à une petite île où l'on dit que Minos débarqua ses troupes quand il vint faire la guerre à Nisus.

[4] Le territoire de Mégare du côté des montagnes confine à la Béotie ; de ce côté-là on trouve deux villes dont l'une est Peges et l'autre Egosthène. En allant à Peges si l'on se détourne un peu du grand chemin, on verra une grosse roche qui est toute criblée de flèches ; on assure que c'est depuis la terreur panique des Perses, qui croyant être poursuivis par les Mégaréens, tirèrent une infinité de flèches durant la nuit. A Peges il y a une fort belle statue de Diane protectrice ; elle est de bronze et ne diffère en rien de celle qui est à Mégare, soit pour la grandeur, soit pour la forme. Vous y verrez aussi le tombeau d'Egialée fils d'Adraste ; la tradition du pays est que les Argiens étant venus pour la seconde fois devant Thèbes, il y eut un grand combat entre les deux armées ; qu'Egialée fut tué dès le commencement auprès de Glissas, et que ses proches portèrent son corps à Peges où il fut inhumé. Ce qui est de certain, c'est qu'ils n'appellent point autrement ce tombeau que l'Egialée.

[5] Egisthène est célèbre par le temple de Mélanmus fils d'Amythaon. Dans ce temple on voit sur une colonne une statue qui représente un homme de taille médiocre. Les habitants du lieu font des sacrifices à Mélampus, et célèbrent sa fête tous les ans ; du reste ils ne lui attribuent point la vertu de prédire l'avenir, ni par le moyen des songes, ni d'aucune autre manière. En passant par Erénée, qui est un bourg de la dépendance de Mégare, j'appris qu'Autonoé fille de Cadmus, inconsolable de la mort d'Actéon et des malheurs qui accablèrent sa propre famille, se retira de Thèbes en ce lieu-là, et qu'elle y mourut d'affliction ; du moins y montre-t-on sa sépulture.

[6] Sur le chemin qui va de Mégare à Corinthe je vis plusieurs tombeaux et entre autres celui de Téléphane de Samos qui était un excellent joueur de flûte : on dit que ce tombeau fut élevé par les soins de Cléopâtre fille de ce Philippe qui eut Amyntas pour père. On me fit aussi remarquer la sépulture de Car fils de Phoronée ; ce n'était d'abord qu'un petit tertre, mais dans la suite par le conseil de l'oracle on l'a orné d'un superbe monument fait de ces belles pierres qui sont communes dans ce canton, et que l'on ne trouve point dans le reste de la Grèce ; aussi la plupart des édifices de la ville de Mégare en sont-ils bâtis. Cette pierre a cela de singulier qu'elle est d'une blancheur admirable, qu'elle se taille plus aisément qu'aucune autre, et qu'en dedans elle est toute pleine de coquilles de poissons de mer, d'où elle a pris le nom de pierre échinite. Le chemin de Sciton est ainsi appelé, parce que Sciron, dans le temps qu'il commandait les troupes de Mégare, le fit aplanir pour la commodité des gens de pied ; ensuite par les ordres de l'empereur Hadrien il a été élargi, de sorte qu'à présent il y peut passer deux chariots de front.

[7] A l'endroit où il forme une espèce de gorge ou de défilé, il est bordé de grosses roches, dont l'une qu'ils nomment Moluris est surtout fameuse ; car on dit que ce fut sur cette roche qu'Ino monta pour se précipiter dans la mer avec Mélicerte le plus jeune de ses fils, après que le père eut tué Léarque qui était l'aîné. Quelques-uns croient en effet qu'Athamas devenu furieux tourna sa fureur contre sa femme et contre ses enfants. D'autres disent que voyant d'un côté les Orchoméniens désolés par la famine, et de l'autre Phrixus mort, il avait imputé ces deux accidents non à l'ire de Junon, mais à la méchanceté d'Ino, et que transporté de colère il s'était mis à persécuter cette marâtre qui s'enfuit, et désespérée se précipita de la roche Moluris dans la mer avec son fils.

[8] Ils ajoutent qu'un dauphin reçut Mélicerte sur son dos, et le porta dans l'isthme de Corinthe ; que les Corinthiens signalant leur zèle envers lui changèrent son nom de Mélicerte en celui de Palémon, et instituèrent les jeux isthmiques en son honneur. Quoi qu'il en soit, au moins est-il certain que la roche Moluris est consacrée à Leucothée et à Palémon. Les roches des environs ne sont pas moins odieuses, on les regarde encore comme souillées, parce que Sciron qui habitait là exerçait sa cruauté envers les passants et les jetait dans la mer, où l'on dit qu'une tortue venait les manger. Les tortues de mer, pour le dire par occasion, sont, quant à la figure, toutes semblables à celles de terre, et ne diffèrent que par la grosseur et par les pieds ; car elles ont les pieds comme les veaux marins. Au reste, ce Sciron souffrit dans la suite le même genre de supplice qu'il faisait souffrir aux autres ; il fut lui-même précipité dans la mer par Thésée.

[9] Sur le sommet de la montagne qui commande le chemin il y a un temple de Jupiter surnommé Aphésius ; la raison que l'on donne de ce surnom est que durant une sécheresse extraordinaire, Eacus, après avoir sacrifié à Jupiter Panellénien dans Egine, fit porter une partie de la victime au haut de cette montagne, et la jeta dans la mer pour apaiser la colère du dieu. Au même endroit on voit une statue de Vénus, une d'Apollon et une de Pan.

[10] Plus loin on trouve le tombeau d'Eurysthée ; car on prétend que cet implacable ennemi d'Hercule, vaincu enfin par les enfants de ce héros et obligé de sortir de l'Attique, fut tué par Iolas dans le lieu même où est sa sépultune. En descendant de la montagne on voit le temple d'Apollon surnommé Latoüs. Là finit le territoire de Mégare, et commence celui de Corinthe ; c'est, dit-on, sur cette frontière que l'Arcadien Echémus tua Hyllus fils d'Hercule dans un combat singulier.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.