[La Corinthie]
Tardieu, 1821
I. [1] L'Etat de Corinthe limitrophe de celui d'Argos a pris
son nom de Corinthus qui passe dans le pays pour avoir
été fils de Jupiter : je dis dans le pays, car
après avoir cherché avec soin l'auteur de cette
filiation, je n'en ai point trouvé d'autre que les
Corinthiens eux-mêmes ; mais Eumélus qui
était fils d'Amphilyte et de la famille des Bacchiades,
n'est pas de ce sentiment. Cet Eumélus à qui l'on
attribue des poésies a écrit dans son histoire de
Corinthe, si néanmoins cet ouvrage est de lui, qu'Ephyra
fille de l'Océan s'était dès le
commencement établie en cette contrée, et lui
avait donné son nom ; qu'ensuite Marathon fils
d'Epopée et petit-fils d'Aloéüs qui avait le
soleil pour père, craignant la colère et les
mauvais traitemens d'Epopée, s'était
transplanté dans la partie maritime de l'Attique ;
qu'après la mort de son père il était
revenu dans le Péloponnèse ; qu'il avait
partagé le royaume entre ses enfants ; qu'ensuite il
était retourné en Attique, et que ses deux fils
Sicyon et Corinthus avaient donné leur nom au pays qui
leur était échu en partage ; de sorte que la
contrée qui jusques-là s'était
appellée Asopie prit le nom de Sicyone, et que ce que
l'on appellait Ephyrée se nomma Corinthe.
[2] Pour le présent il n'y a plus à Corinthe de
naturels du pays, cette ville ayant été
détruite par les Romains et ensuite repeuplée par
une colonie qu'ils y envoyèrent. L'assemblée des
états-généraux d'Achaïe qui fut tenue
à Corinthe, et où les Corinthiens eux-mêmes
avaient séance, fut la cause de ce châtiment ; car
la guerre contre les Romains y fut résolue, et l'on y
élut pour général Critolaüs qui
souleva contre Rome non seulement toute l'Achaïe, mais
plusieurs peuples qui sont hors du Péloponnèse.
Les Romains domptèrent tous ces peuples ; et pour les
empêcher de remuer davantage, ils
désarmèrent la Grèce, et
démantelèrent toutes les villes qui étaient
fortifiées : ce fut en ce temps-là que le consul
Mummius prit Corinthe. Cette ville fit depuis rétablie
par César, le premier empereur qui introduisit dans Rome
la forme du gouvernement qui y subsiste encore aujourd'hui, et
l'on dit que ce fut aussi lui qui repeupla Carthage.
Tardieu, 1821
[3] Aux environs de Corinthe il y a un village appellé
Cromion du nom de Cromus fils de Neptune, où l'on tient
que fut nourri ce fameux bandit surnommé
Pityocamptès qui donna lieu à un des travaux de
Thésée. Un pin que l'on découvre de loin
sur le rivage est un monument qui rappelle encore le souvenir de
cet exploit de Thésée. Là était
aussi l'autel de Mélicerte ; car l'on dit qu'un dauphin
l'apporta en cet endroit ; que Sisyphe l'ayant trouvé
exposé sur le rivage, le fit enterrer dans l'isthme, et
qu'il institua les jeux isthmiques en son honneur.
[4] Vers la pointe de l'isthme on voit le lieu où Sinis
ce fameux scélérat surnommé, comme j'ai
dit, Pityocamptès, courbait des branches de pin
jusqu'à terre, et y attachait par les bras et par les
jambes ceux qui tombaient entre ses mains, de sorte que ces
branches d'arbre venant à se relever et à se
rejoindre à leur tronc, les misérables qui y
étaient attachés avaient les membres tout
disloqués ; mais Thésée le fit périt
lui-même de la même manière. Ce héros
nettoya tout le chemin qui conduit de Trézène
à Athènes, et procura la sûreté
publique en délivrant le pays de tous les
scélérats que j'ai nommés, sans compter
Périphète à qui il fit éprouver la
force de son bras à Epidaure, quoique cet audacieux
passât pour le fils de Vulcain, et qu'il se battît
avec une massue d'airain.
[5] L'isthme de Corinthe baigné de la mer d'un et
d'autre côté est terminé à droite et
à gauche par deux promontoires dont l'un s'appelle
Cenchrée, l'autre Lesché. Ainsi cette langue de
terre tient au continent ; car celui qui avait entrepris de
faire une île du Péloponnèse se contenta de
percer l'isthme en un endroit, et l'on en voit encore des
marques. Mais il n'essaya seulement pas de le percer du
côté qu'il est le plus pierreux, et toute cette
partie est demeurée telle qu'elle était. C'est
ainsi, dit-on, qu'Alexandre le Grand entreprit de percer le mont
Mimas, et ce fut la seule chose à quoi il ne put
réussir. Les Cnidiens ayant fait la même tentative
pour leur isthme, la Pythie leur défendit de continuer,
tant il est impossible aux hommes de réussir à
quoi que ce soit contre la volonté des dieux.
[6] Les Corinthiens au reste disent des merveilles de leur pays
à l'exemple des autres peuples ; car les
Athéniens, pour donner plus de réputation à
l'Attique, ont répandu que même des dieux se
l'étaient disputée ; et les Corinthiens à
leur imitation disent que le Soleil et Neptune eurent une
pareille dispute au sujet de leur pays ; qu'ils prirent pour
juge de leur différend Briarée qui adjugea
l'isthme à Neptune, et le promontoire qui commande la
ville au Soleil, et que depuis ce temps-là Neptune
était demeuré en possession de l'isthme.
[7] Une des beautés
de Corinthe c'est le théâtre et un stade de marbre
blanc. Le chemin par où l'on va au temple de Neptune est
bordé d'un côté de statues d'athlètes
qui ont remporté le prix aux jeux isthmiques, et de
l'autre de pins plantés au cordeau. Dans le temple qui
n'est pas fort grand on voit plusieurs Tritons de bronze, et
dans le parvis deux statues de Neptune, une troisième
d'Amphitrite, et une grande mer d'airain. L'intérieur du
temple est orné de diverses offrandes qu'Hérode
Atticus y a consacrées de nos jours ; vous voyez entre
autres quatre chevaux qui sont tout dorés à la
réserve de la corne des pieds qu'ils ont d'ivoire.
[8] Auprès de ces chevaux deux Tritons qui sont aussi
dorés jusqu'à la moitié du corps, car le
reste est d'ivoire ; Amphitrite et Neptune ont debout sur un
char, le jeune enfant Palémon est aussi debout sur un
dauphin ; l'enfant et le dauphin sont d'or et d'ivoire. La base
qui soutient le char d'Amphitrite est ornée de quatre
bas-reliefs. Sur le premier, l'ouvrier a
représenté la mer et la jeune Vénus qui
s'élève au-dessus des flots, accompagnée
d'une troupe de Néréides, divinités qui ont
des bois sacrés et des autels en plusieurs endroits de la
Grèce, mais particulièrement sur les rivages de la
mer, où l'on rend aussi des honneurs à Achille :
témoin la Néréide Doto quia un temple
célèbre à Gabala, où l'on conserve
le beau voile qu'Eriphyle reçut pour engager son fils
Alcméon à prendre le commandement de
l'armée qui devait assiéger Thèbes.
[9] Sur le second bas-relief on voit les enfants de Tyndare,
qui tiennent là leur rang comme des divinités
favorables aux vaisseaux et aux gens de mer. Le troisième
est une image de la mer quand elle est calme : un monstre marin
moitié cheval, moitié baleine, fend superbement
les flots. Enfin le quatrième représente Ino, et
Bellérophon avec le cheval Pégase.
II. [1] Dans l'enceinte de ce temple à main gauche est
une chapelle dédiée à Palémon ; j'y
ai vu trois statues, l'une de Neptune, l'autre de
Leucothée, et la troisième de Palémon
même. On y trouve aussi une espèce de chapelle
basse où l'on descend par un escalier
dérobé ; on dit que Palémon est là
caché, et quiconque ose faire un faux serment dans ce
lieu, soit citoyen ou étranger, est aussitôt puni
de son parjure. Je remarquai aussi un vieux autel
dédié aux Cyclopes, et où l'on a coutume de
leur faire des sacrifices.
[2] Quant aux tombeaux de Sisyphe et de Nélée, on
ne les trouve nulle part, quelqu'étude que l'on ait faite
des poésies d'Eumélus. Je sais que quelques
auteurs ont écrit que Nélée étant
venu à Corinthe y était mort, et qu'il avait
été enterré vers l'isthme ; mais
malgré cela les gens du pays disent que Sisyphe
lui-même ne put jamais montrer le tombeau de
Nélée à Nestor, et qu'il est à
propos que le lieu de sa sépulture demeure ignoré.
A l'égard de Sisyphe on prétend qu'il fut
inhumé dans l'isthme, mais que son tombeau n'a jamais
été connu que d'un petit nombre de ses
contemporains. Pour ce qui est des jeux isthmiques, ils n'ont
pas cessé, même après que la ville a
été détruite par Mummius. Les Sicyoniens
eurent ordre de les y célébrer, malgré 1e
deuil et la désolation publiques ; mais depuis le
rétablissement de Corinthe, ses nouveaux habitants en ont
pris soin.
[3] Les Corinthiens ont deux ports auxquels Cenchrias et
Léchès ont donné leur nom ; la tradition du
pays est qu'ils étaient tous deux fils de Neptune et de
Pirène fille d'Achéloüs : cependant si l'on
s'en rapporte à ce poème qui a pour titre, les
Femmes illustres, Pirène fut fille d'Oebalus. Au
Léchée il y a un temple de Neptune où le
dieu est en bronze, et sur le chemin qui mène de l'isthme
au Cenchrée on voit un temple de Diane, et dans ce temple
une statue de bois qui paraît fort ancienne. Quand vous
êtes arrivé au Cenchrée, vous trouvez un
temple de Vénus avec une belle statue de marbre. A
l'extrémité de la jetée qui avance dans la
mer on a placé un Neptune en bronze, et à l'autre
pointe vis-à-vis est un temple d'Esculape et d'Isis. Les
bains d'Hélène sont encore à voir au
Cenchrée ; c'est une source abondante qui tombe du haut
d'une roche dans la mer, et dont l'eau est salée et
naturellement aussi chaude que de l'eau qu'on aurait fait
chauffer sur le feu.
[4] En montant vers la ville on trouve plusieurs tombeaux, et
auprès de la porte on voit surtout le lieu où fut
inhumé Diogène de Sinope, celui que les Grecs ont
surnommé le chien. Dans le faubourg de Corinthe il y a un
bois de cyprès nommé le Cranée ; une partie
de ce bois est consacrée à Bellérophon ;
dans l'autre il y a un temple dédié à
Vénus Mélanis. Là est aussi le tombeau de
la fameuse Laïs, où l'on voit une lionne qui tient
un bélier dans ses pattes de devant.
[5] On montre aussi son tombeau en Thessalie, où elle
avait suivi son amant Hippostrate. On dit qu'elle était
d'Hiccari ville de Sicile ; que là toute jeune elle fut
prise par des Athéniens de l'armée de Nicias ; que
celui à qui elle fut vendue la mena à Corinthe ;
que devenue grande elle surpassa en beauté toutes les
courtisannes de son temps, et causa tant d'admiration aux
Corinthiens, qu'encore aujourd'hui ils ne veulent pas
céder à d'autres la gloire de lui avoir
donné la naissance.
[6] Corinthe est ornée d'une grande quantité de
beaux monuments, dont les uns sont antiques, restes
précieux d'un plus grand nombre qui s'y voyait avant le
sac de cette ville, et les autres ont été faits
depuis son rétablissement lorsqu'elle a commencé
à refleurir. Ainsi dans la place publique où il y
a plusieurs temples, vous pourrez voir la Diane d'Ephèse
comme on l'appelle, et deux statues de Bacchus en bois, toutes
deux dorées excepté le visage qui est peint de
vermillon ; on nomme l'une le Lysius, l'autre le
Bacchéïus, et voici à quelle occasion elles
ont été consacrées.
[7] On dit que Penthée se déchaîna
insolemment contre Bacchus, et qu'après plusieurs marques
de mépris il voulut savoir ce qui se passait dans les
mystères que les Bacchantes célébraient en
l'honneur du dieu ; que pour cela il monta sur un arbre du mont
Cithéron, et qu'il découvrit tout ; mais les
Bacchantes l'ayant aperçu, s'en vengèrent et le
mirent en pièces. On ajoute que l'oracle avertit les
Corinthiens de chercher l'arbre où Penthée avait
monté, et quand ils l'auraient trouvé, de
l'honorer comme le dieu même ; ce fut alors qu'ils
consacrèrent à Bacchus les deux statues dont je
parle, faites du bois de cet arbre-là même.
[8] Vous verrez aussi un temple de la Fortune avec sa statue
qui est toute droite et de marbre de Paros ; ce temple touche
presque à un autre qui est consacré à tous
les dieux. Auprès de ce dernier on a bâti une belle
fontaine, au haut de laquelle est un Neptune en bronze ; il a
sous ses pieds un dauphin qui jette de l'eau ; cette fontaine
est ornée de plusieurs autres statues : vous y voyez un
Apollon surnommé Clarius qui est de bronze, une
Vénus faite par Hermogène de Cythère ; deux
Mercures, dont l'un est dans une niche, mais de bronze, l'un et
l'autre et tout droits ; enfin trois statues de Jupiter,
exposées à l'air toutes les trois et
consacrées à ce dieu, l'une sans autre titre, la
seconde sous le nom de Jupiter le terrestre, et la
troisième sous le nom de Jupiter le très
haut.
III. [1] Une Minerve en bronze est au milieu de la place sur un
piédestal, dont les bas-reliefs représentent les
Muses. Un peu plus loin on trouve le temple d'Octavie soeur de
l'empereur Auguste successeur de César qui rebâtit
Corinthe.
[2] Au sortir de la place en tirant vers le
Léchée vous voyez une espèce de portique
sur lequel il y a deux chars dorés, l'un conduit par
Phaéton fils du Soleil, l'autre par le Soleil même.
Au-delà à main droite est un Hercule de bronze ;
ensuite vous trouvez une rue qui vous mène à la
fontaine de Pirène. On dit que Pirène inconsolable
de la mort de Cenchrius son fils qui avait été
tué malheureusement par Diane, versa tant de larmes
qu'elle fut changée en cette fontaine qui depuis a
porté son nom.
[3] Aussi a-t-on pris grand soin de l'embellir ; elle est
bâtie de marbre blanc, et l'on a pratiqué des
enfoncements en manière de grottes d'où l'eau se
répand dans un grand bassin : cette eau est fort bonne
à boire. Plusieurs croient que les Corinthiens plongent
dans ce bassin leur cuivre au sortir de la fournaise pour lui
donner une meilleure trempe ; mais c'est une erreur, car les
Corinthiens n'ont pas même de cuivre chez eux. Près
de cette fontaine on a placé un Apollon qui est
entouré d'un petit mur à hauteur d'appui,
où l'on a peint le combat d'Ulysse contre les amants de
Pénélope.
[4] En rentrant dans la rue qui va droit au
Léchée vous verrez un Mercure assis qui est de
bronze, et un bélier à côté de lui,
pour marquer que les troupeaux sont particulièrement sous
la protection de ce dieu, comme le témoigne Homère
lorsqu'en parlant de Phorbas, il dit que c'était un riche
Troyen,
Qui chéri de Mercure
Voyait depuis longtemps prospérer ses troupeaux.
Je sais ce que l'on dit de Mercure et du bélier par
rapport aux mystères de la mère des dieux, mais il
n'est pas à propos de le divulguer. Après cette
statue de Mercure on en trouve une de Neptune, une autre de
Leucothée, et une troisième de Palémon
porté sur un dauphin.
[5] Il y a des bains publics en plusieurs endroits ; les uns
ont été construits par la ville, et les autres par
l'empereur Hadrien ; mais les plus renommés de tous, ce
sont ceux que l'on nomme les bains de Neptune ; ils ont
été faits par Euryclès de Sparte qui y a
employé plusieurs sortes de pierres, surtout de celles
que l'on tire des carrières de Crocée près
de Sparte même. A l'entrée de ces bains vous verrez
à main gauche un Neptune, et auprès une Diane en
habit de chasseresse. On a distribué des fontaines dans
tous les quartiers de la ville, car le pays abonde en sources ;
mais la plus considérable est celle qui vient de
Stymphale en Arcadie par le moyen d'un aqueduc qui est un
ouvrage de l'empereur Hadrien. Quand vous aurez
considéré la Diane dont je viens de parler, vous
pourrez voir dans le même lieu quelque chose encore de
plus digne de votre curiosité, c'est la statue de
Bellérophon et une source d'eau qui sort de dessous un
pied du Pégase.
[6] Si en sortant de la place vous prenez le chemin qui regarde
Sycione, vous trouverez premièrement un temple d'Apollon
avec une statue du dieu qui est de bronze, et un peu plus loin
la fontaine de Glaucé ainsi appellée, parce que
Glaucé se jeta dedans, espérant que l'eau de cette
fontaine pourrait lui servir de préservatif contre les
enchantements de Médée. Plus haut est un lieu
destiné à la musique, et auprès le tombeau
des fils de Médée ; on les nomme dans le pays
Phérès et Mermérus, et l'on dit qu'ils
furent lapidés par les Corinthiens à cause des
présents empoisonnés qu'ils avaient
apportés à Glaucé de la part de
Médée.
[7] Mais parce qu'ils furent mis à mort injustement, les
Corinthiens se virent bientôt punis dans la personne de
leurs propres enfants qui mouraient tous au berceau,
jusqu'à ce qu'avertis par l'oracle ils
instituèrent des sacrifices en l'honneur des fils de
Médée, et leur consacrèrent une statue qui
représente la Peur : cette statue subsiste encore
aujourd'hui ; c'est une femme saisie d'épouvante. Depuis
que les Romains ont détruit Corinthe, et que tous les
naturels du pays ont péri avec la ville, les nouveaux
habitants qui n'avaient pas eu de part au crime des anciens, se
sont crus dispensés de continuer ces sacrifices, de sorte
qu'à présent leurs enfants ne sont plus
vêtus de noir, ni ne se croient dans l'obligation de
couper leurs cheveux.
[8] A l'égard de Médée, on dit qu'elle
vint à Athènes ; que là elle épousa
Egée ; qu'ensuite, convaincue d'avoir voulu faire
périr Thésée, elle prit la fuite et se
réfugia dans cette partie de l'Asie qui se nommait alors
Aria, et dont les habitants furent depuis appellés
Mèdes du nom de cette princesse. On croit que le fils
qu'elle emmena avec elle et qu'elle avait eu d'Egée,
s'appellait Médus ; cependant Hellanicus le nomme
Polyxène, et lui donne Jason pour père.
[9] Les Grecs ont de vieilles poésies qu'ils appellent
Naupactiennes, où il est dit que Jason
après la mort de Pélias quitta Iolchos pour aller
s'établir à Corcyre, et que là il perdit
Mermérus son fils aîné, qui fut
déchiré par une lionne en prenant le
divertissement de la chasse dans cette partie du continent qui
est vis-à-vis de la ville ; mais elles ne nous apprennent
rien de Phérès. Un Lacédémonien
nommé Cinéthon qui a écrit d'anciennes
généalogies en vers, rapporte que Jason eut de
Médée un fils appellé Médus, et une
fille qui eut nom Eriopis : c'est tout ce qu'il dit de ces
enfants.
[10] Eumélus raconte aussi l'histoire de
Médée ; il dit que le Soleil donna à
Aloéüs la contrée d'Asopie, et à
Eétès celle d'Ephyrée ;
qu'Eétès en s'embarquant pour Colchos laissa le
gouvernement de son royaume à Bunus fils de Mercure et
d'Alcidamée ; que ce Bunus étant mort,
Epopée fils d'Aloéüs obtint pour lui
l'Ephyrée ; qu'ensuite Corinthus fils de Marathon n'ayant
point laissé d'enfants, les Corinthiens firent venir
d'Iolchos Médée pour lui donner le royaume.
[11] Que par ce moyen Jason régna sur eux ; que
Médée eut de lui plusieurs enfants, mais qu'elle
les cachait dans le temple de Junon, espérant leur
procurer par là l'immortalité ; qu'enfin
déchue de cette espérance, et voyant que Jason
irrité contre elle s'en était retourné
à Iolchos, elle prit le parti de quitter Corinthe,
après avoir déclaré Sisyphe son successeur,
et lui avoir remis le royaume : voilà ce que j'ai lu dans
Eumélus.
IV. [1] Le tombeau des fils de Médée n'est pas
éloigné du temple de Minerve Chalinitis, surnom,
disent-ils, qui a été donné à cette
déesse, parce qu'elle fut plus secourable à
Bellérophon que toutes les autres divinités, et
qu'elle lui fit présent entre autres choses du cheval
Pégase, après avoir pris la peine de le dompter
elle-même et de lui mettre un frein. La statue de la
déesse est de bois à la réserve du visage,
des mains et du bout des ieds qui sont de marbre blanc.
[2] Au reste je n'ai nulle peine à croire que
Bellérophon n'a jamais régné à
Corinthe, et qu'il était lui-même sujet de Proetus
roi des Argiens ; on en sera persuadé pour peu qu'on lise
Homère avec réflexion ; car il est certain que
lorsque Bellérophon alla s'établir en Lycie, les
Corinthiens étaient soumis au gouvernement d'Argos ou de
Mycènes. Une preuve de ce que je dis, c'est que les
troupes qu'ils envoyèrent à Troie n'étaient
point commandées par un chef de leur pays, et qu'elles
marchèrent simplement sous les enseignes d'Agamemnon
comme ses autres sujets.
[3] Mais Sisyphe ne fut pas seulement père de Glaucus
dont naquit Bellérophon ; il eut encore d'autres enfants,
savoir Ornytion, Thersandre et A1mus. Ornytion laissa un fils
nommé Phocus que d'autres ont cru fils de Neptune ; ce
Phocus mena une colonie à Tythorée dans le pays
que l'on appelle aujourd'hui la Phocide ; Thoas son frère
puîné demeura à Corinthe, et fut père
de Damophon qui eut pour fils Propidas, dont naquirent Doridas
et Hyanthidas. Ce fut durant leur règne que les Doriens
firent la guerre aux Corinthiens, sous la conduite
d'Alétès qui était fils d'Hippotas,
petit-fils de Phylas et arrière-petit-fils de cet
Antiochus qui eut Hercule pour père. Doridas et
Hyanthidas abandonnèrent le royaume à
Alétès, contents de mener une vie privée
à Corinthe ; mais les habitants n'ayant pas voulu se
soumettre à ce prince, ils furent vaincus et
chassés de leur ville, de sorte qu'Alétès
demeura paisible possesseur du royaume.
[4] Lui et ses descendants le tinrent durant l'espace de cinq
générations jusqu'à Bacchis fils de
Prumnis. Les Bacchiades régnèrent le même
pace de temps jusqu'à Télestès qui
était fils d'Aristodème. Ce Télestès
s'étant rendu odieux à ses sujets, périt
enfin dans une conspiration que Pérontas et
Ariéüs avaient tramée contre lui, et ce fut
aussi la fin du royaume de Corinthe ; car ensuite il n'y eut
plus que des Prytanes qui se prenaient dans la famille des
Bacchiades, et dont l'autorité ne durait qu'un an.
Cependant Cypsélus chassa les Bacchiades, et s'empara du
gouvernement : il était fils d'Eétion et
petit-fils de Mélas, qui eut pour père Antasus. Ce
Mélas originaire de Gonuse petite ville au-dessus de
Sicyone, s'était joint aux Doriens pour venir
assiéger Corinthe. Alétès qui pour lors
commandait les Doriens, sous ombre d'un certain oracle l'envoya
dans une autre partie de la Grèce ; mais quelque temps
après sans se mettre en peine de l'oracle il changea de
dessein, et fit de Mélas son compagnon de fortune et son
ami. Voilà quelle a été la destinée
des rois et du royaume de Corinthe, autant que j'en puis juger
par les recherches que j'ai faites.
[5] Le temple de Minerve Chalinitis touche presque au
théâtre. Vous verrez près de là un
Hercule qui est représenté tout nu ; c'est une
statue de bois faite par Dédale. Les ouvrages de
Dédale n'ont rien de gracieux à la vue, mais en
récompense ils ont beaucoup de force, et expriment bien
la majesté des dieux. Au-dessus du théâtre
est un temple de Jupiter Coriphée, ainsi les Grecs le
nomment-ils : les Romains diraient, de Jupiter Capitolin. A une
assez grande distance de ce temple on trouve un ancien gymnase
ou lieu d'exercice, et auprès une fontaine qu'ils nomment
Lerna ; cette fontaine est fermée par une colonnade,
autour de laquelle il y a des sièges pour la
commodité de ceux qui viennent y prendre le frais durant
l'été. Le lieu d'exercice aboutit à deux
temples, dont l'un est dédié à Jupiter,
l'autre à Esculape : dans le premier vous verrez un
Jupiter en bronze ; dans le second un Esculape et une
Hygéia qui sont l'un et l'autre de marbre blanc.
[6] La citadelle est au haut d'une montagne qui commande la
ville. Les Corinthiens disent que Briarée adjugea cette
montagne au Soleil, et que le Soleil la donna ensuite à
Vénus. Sur le chemin qui y mène il y a deux
chapelles d'Isis, l'une sous le nom d'Isis la Pélagienne,
l'autre sous le nom d'Isis l'Egyptienne ; deux autres chapelles
de Sérapis, l'une sans aucun surnom, l'autre sous le
titre de Sérapis de Canope ; plusieurs autels
dédiés au Soleil, et un temple consacré
à la Nécessité et à la Force,
où l'on dit qu'il n'est pas permis d'entrer.
[7] Au-dessus est le temple de la mère des dieux,
où l'on voit une colonne et un trône de marbre
blanc. Dans un autre temple consacré aux Parques,
à Cérès et à Proserpine, il y a des
statues que l'on tient toujours cachées. Je ne dois pas
oublier le temple de Junon Bunéa ; c'est Bunus fils de
Mercure qui l'a bâti, et la déesse a pris de
là son surnom. En entrant dans la citadelle vous trouvez
le temple de Vénus sa statue la représente
armée ; on y voit aussi une statue du Soleil, et une de
l'Amour qui tient un arc.
V. [1] Derrière ce temple il y a une fontaine dont les
Corinthiens disent qu'Asope fit présent à Sisyphe,
pour savoir de lui ce qu'était devenue sa fille Egine que
Jupiter avait enlevée ; Sisyphe qui en avait connaissance
promit à Asope de l'en instruire, à condition
qu'il donnerait de l'eau à la citadelle ; Asope le fit,
et Sisyphe lui révéla son secret ; mais s'il est
permis de les croire, il en est encore puni dans les enfers.
J'ai ouï dire à d'autres que c'était la
fontaine de Pirène dont il lui avait fait présent,
et que celle qui coule dans la ville vient de la même
source.
[2] En effet le fleuve Asope a sa source dans le pays des
Phliasiens, d'où prenant son cours par les terres des
Sicyoniens il va se jeter dans la mer auprès de Corinthe.
Les Phliasiens disent qu'il avait trois filles, Corcyre, Egine
et Thèbe ; que les deux premières donnèrent
leur nom à deux îles, dont l'une s'appellait
auparavant Schéria, l'autre Onone, et que la
troisième donna son nom à la ville de
Thèbes qui est bâtie au bas de la Cadmée.
Mais les Béotiens ne conviennent pas de cela ; ils
prétendent que cette Thèbe était fille
d'Asope le Béotien, non le Phliasien.
[3] Du reste les Phliasiens et les Sicyoniens demeurent
d'accord que l'Asope est un fleuve étranger qui a sa
source dans un autre pays que le leur ; car ils tiennent que le
Méandre qui passe à Célènes,
après avoir traversé la Phrygie et la Carie, va
tomber dans la mer auprès de Milet, d'où reprenant
son cours il vient arroser le Péloponnèse, et
là prend le nom d'Asope. Je me souviens d'avoir ouï
dire aux habitants de Délos quelque chose de semblable
d'une fontaine nommée l'Inope qu'ils ont chez eux, et
qu'ils croient venir du Nil : mais le Nil lui-même, selon
quelques-uns, est l'Euphrate, qui après s'être,
pour ainsi dire, perdu dans un marais, renaît au-dessus
des Ethiopiens, et redevient un fleuve qui a le nom de Nil.
C'est tout ce que j'ai pu apprendre du fleuve Asope.
[4] En sortant de la citadelle du côté de la
montagne on trouve la porte Tenée, et auprès un
temple de Lucine. A quelque soixante stades au-delà est
la petite ville de Tenée, dont les habitants se disent
Troyens ; ils prétendent que les Grecs les firent
prisonniers de guerre à Ténédos, et
qu'Agamemnon lui-même leur donna le lieu qu'ils occupent
aujourd'hui ; ils honorent singulièrement Apollon.
Chapitre suivant
Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.