[Histoire de la Laconie]

Tardieu, 1821

I. [1] Après les Hermès vous avez la Laconie au couchant ; les Lacédémoniens assurent eux-mêmes que Lélex enfant de la Terre est le premier qui ait régné dans le pays et que de son nom ses peuples furent nommés Lélèges. Ce prince eut deux fils, Mylès et Polycaon : je dirai dans un autre endroit ce que devint Polycaon, et pourquoi il alla s'établir ailleurs. Mylès étant mort, son fils Eurotas lui succéda. Celui-ci voyant que son pays était inondé et que les eaux séjournaient sur la terre, fit ouvrir un canal par où une partie des eaux s'écoula dans la mer ; l'autre partie forma un fleuve qu'il appella de son nom Eurotas.

[2] Comme il n'avait point d'enfants mâles, quand il fut près de sa fin, il laissa le royaume à Lacédémon ; ce Lacédémon avait pour mère Taygète qui donna son nom à une montagne, et pour père, suivant la commune opinion, Jupiter même ; il avait épousé Sparté fille d'Eurotas, et dès qu'il eut pris possession du royaume, il voulut que tout le pays et les habitants s'appellassent de son nom ; ensuite il bâtit une ville qu'il appella Sparte du nom de sa femme, nom que cette ville a toujours gardé.

[3] Son fils Amyclas voulant aussi laisser quelque monument après lui, bâtit à l'exemple de son père une ville qu'il nomma Amycle. Il fut père de plusieurs enfants, mais il eut le déplaisir de perdre le plus jeune de tous, qui avait nom Hyacinthe. Cet enfant qui était d'une rare beauté lui fut ravi par un cruel accident, et son tombeau se voit encore à Amycle sous une statue d'Apollon. Après la mort d'Amyclas la couronne passa à Argalus l'aîné de ses enfants, et d'Argalus à son frère Cynortas, qui eut pour fils Oebalus.

[4] Celui-ci épousa Gorgophone Argienne et fille de Persée, de laquelle il eut Tyndare qui devait naturellement succéder à son père ; mais Hippocoon lui disputa l'empire, et fut préféré à cause de son âge. Ensuite soutenu d'Icarius et de ses troupes, il se trouva fort supérieur à Tyndare. Les Lacédémoniens prétendent que celui-ci voyant la partie inégale, fut obligé de se retirer à Pellanes pour mettre sa vie en sûreté. Mais les Messéniens disent qu'il se réfugia chez eux auprès d'Aphareüs qui était son frère utérin et fils de Périéres ; ils ajoutent qu'il établit son domicile à Thalames ville de la Messénie, que là il se maria, eut des enfants,

[5] et au bout de quelque temps fut rétabli sur le trône par Hercule. A Tyndare succédèrent ses enfants, qui eurent pour successeurs premièrement Ménélas fils d'Atrée et gendre de Tyndare, puis Oreste qui avait épousé Hermione fille de Ménélas. Les Héraclides rentrèrent dans le Péloponnèse sous le règne de Tisamène fils d'Oreste ; ce fut alors que les Argiens et les Messéniens se partageant entre les deux frères, eurent pour roi les uns Téménus, les autres Cresphonte.

[6] D'un autre côté Aristodème avait laissé deux fils jumeaux. De là ces deux familles qui régnèrent à Sparte en même temps, ce que la Pythie, dit-on, ne désapprouva pas. Pour Aristodème, il était mort à Delphes, avant que les Doriens fussent revenus dans le Péloponnèse, et les Lacédémoniens qui tournent tout à leur avantage disent qu'Apollon l'avait percé de ses flèches parce qu'il était venu à Delphes non pour consulter l'oracle, mais pour prendre avec Hercule, qui s'y était rencontré, des mesures sur le retour des Doriens dans le Péloponnèse ; cependant il est plus vraisemblable qu'Aristodème fut tué par les fils de Pylade et d'Electre, qui étaient cousins germains de Tisamène fils d'Oreste.

[7] Quant aux deux jumeaux qu'il laissa, ils se nommaient Proclès et Eurysthène ; mais pour être nés jumeaux ils ne s'en accordaient pas mieux ensemble. Cependant leur antipathie ne les empêcha pas d'assister de toutes leurs forces Théras frère d'Argia leur mère fils d'Autésion, et d'ailleurs leur tuteur, qui voulait mener une colonie dans cette île que l'on appelait alors Calliste ; l'espérance de Théras était que les descendants de Membliarius qui régnaient dans cette île lui en céderaient l'empire.

[8] Et ils le firent par la raison que Théras rapportait son origine à Cadmus, au lieu qu'eux ils descendaient de Membliarius, homme de basse naissance, à qui Cadmus avait donné quelque autorité sur la peuplade qui s'était nouvellement transplantée dans cette île. Théras se voyant maître de l'île changea le nom qu'elle avait eu jusqu'alors, et lui donna le sien qu'elle a conservé depuis, et encore à présent les Théréens lui rendent tous les ans des honneurs sur son tombeau, comme à l'auteur de la colonie par qui leur pays a été peuplé. A l'égard de Proclès et d'Euristhène ils agissaient toujours de concert quand il fallait obéir à leur oncle ; en tout le reste leur division et leur incompatibilité étaient extrêmes.

[9] Mais quand ils auraient été plus unis, je ne pourrais pas pour cela comprendre dans un même récit leur histoire et celle de leurs descendants ; car les familles venant à se multiplier avec les années, il n'est pas possible que les oncles, les neveux, les cousins germains et les enfants des uns et des antres n'entraînent des différences de temps, d'âge, de durée qui demandent des narrations différentes. Je ferai donc mieux de m'attacher d'abord à une branche pour venir ensuite à l'autre.

II. [1] La tradition du pays est qu'Eurysthène fils aîné d'Aristodème eut un fils nommé Agis ; de là vient que tous les descendants d'Eurysthène furent nommés Agides. Sous le règne d'Agis, Patreus fils de Preugèrie voulant peupler une ville qu'il avait bâtie en Achaïe, et qui de son nom s'appelle encore aujourd'hui Patra, les Lacédémoniens le secondèrent dans ce dessein ; ils entrèrent aussi dans les vues de Gras fils d'Echélatus, petit-fils de Penthile, et arrière-petit-fils d'Oreste, lequel Gras voulait s'embarquer et mener une peuplade en quelque lieu où il pût faire un nouvel établissement. Il choisit ce pays qui est entre l'Ionie et la Mysie, appellé aujourd'hui l'Eolie ; et ce qui le détermina à ce choix ce fut que Penthile son aïeul s'était déjà emparé de Lesbos, île voisine de ce continent.

[2] Après Agis, son fils Echestrate régna à Sparte ; de son temps les Lacédémoniens chassèrent de Cynure tout ce qu'il y avait d'habitants en âge de porter les armes ; le prétexte de ce traitement fut que les Cynuréens au mépris de la consanguinité qui était entre eux et les Argiens non seulement souffraient que des bandits de leur territoire ravageassent les terres des Argiens, mais qu'eux-mêmes faisaient tout ouvertement des courses jusqu'aux portes d'Argos ; en effet, on dit que les Cynuréens descendent des Argiens, et qu'ils ne sont originairement qu'une colonie d'Argiens, qui fut menée là par Cynure fils de Persée.

[3] Quelques années après, Labotas fils d'Echestrate lui succéda Hérodote, dans l'histoire de Crésus, dit que Lycurgue qui a donné des lois aux Lacédémoniens avait été tuteur de ce jeune prince, qu'il nomme Léobotas, et non Labotas ; durant son règne les Lacédémoniens déclarèrent la guerre aux Argiens pour la première fois. Le sujet de cette guerre était que les Lacédémoniens ayant conquis Cynure et les terres qui en dépendaient, les Argiens ne cessaient d'en usurper quelque coin, et de solliciter les peuples voisins et amis de Sparte à quitter son alliance. Cependant cette guerre n'eut pas de suite, et il ne s'y passa rien de remarquable.

[4] Ceux de la même famille qui régnèrent ensuite, savoir Doryssus fils de Labotas, et Agésilas fils de Doryssus, vécurent fort peu ; ce fut pourtant sous Agésilas que Lycurgue publia ses lois ; les uns disent qu'il les avait reçues de la Pythie, les autres qu'il les avait apportées de Crète ; pour les Crétois ils assurent eux-mêmes qu'ils sont redevables des leurs à Minos, et qu'il ne les leur donna qu'après avoir consulté Jupiter ; c'est aussi ce qu'Homère semble avoir voulu nous déclarer par ces vers :

Et Gnosse la superbe, où de neuf en neuf ans
Le sage roi Minos dégagé de ses sens,
Au sein de Jupiter épurait ses idées,
Et recevait des lois par lui-même dictées.


[5] Mais je parlerai de Lycurgue ailleurs. Agésilas eut pour successeur son fils Archélaüs ; pendant son règne les Lacédémoniens assiégèrent Egys, ville voisine de leur frontière, et l'ayant prise, ils la détruisirent entièrement, de crainte qu'elle ne se liguât avec les Arcadiens. Archélaüs fut secondé dans cette entreprise par Charilas qui était aussi roi de Sparte, mais de l'autre famille ; je raconterai ce qui se passa sous ses ordres, lorsque j'en serai à l'histoire des rois de la seconde branche, qui furent nommés Eurypontides.

[6] A Archélaüs succéda son fils Téléclus, sous lequel les Lacédémoniens prirent sur les confins de la Laconie trois villes dont les Achéens étaient en possession, Amycle, Pharis et Géranthre : les habitants de Pharis et de Géranthre ayant pris l'alarme de l'arrivée des Doriens, étaient déjà sortis du Péloponnèse sous de certaines conditions ; mais pour ceux d'Amycle non seulement ils n'eurent point de peur des Doriens, mais ils firent une vigoureuse défense et donnèrent de grandes preuves de valeur ; c'est ce que les Doriens témoignèrent eux-mêmes par le trophée qu'ils érigèrent lorsqu'ils furent enfin maîtres de la place ; car c'était déclarer qu'ils regardaient cette conquête comme fort glorieuse. Quelque temps après, Télédus fut tué par les Messéniens dans un temple de Diane qui est sur la frontière de la Laconie et de la Messénie au bourg de Limné.

[7] Téléclus étant mort, son fils Alcamène lui succéda ; ce fut sous son règne que les Lacédémoniens envoyèrent en Crète Charmidas fils d'Euthys et l'un des plus considérables de Sparte, pour apaiser des séditions qui s'étaient élevées parmi les Crétois, et pour engager ces peuples à abandonner les places de la côte les plus exposées ou qui étaient sans défense, et à se contenter de garder celles qui avaient de bons ports, en quoi il avait ordre de les aider. Pendant ce temps-là ils prirent et rasèrent Hélos, ville maritime dont les Achéens s'étaient rendus maîtres, et défirent en bataille rangée les Argiens qui allaient secourir les Hilotes.

III. [1] Après Alcamène, son fils Polydore monta sur le trône ; durant le règne de ce prince les Lacédémoniens envoyèrent deux colonies, l'une à Crotone ville d'Italie, l'autre à Locres près du cap Zephirius ; ce fut aussi en ce temps-là que la guerre de Messène se ralluma ; les parties intéressées ne conviennent pas des raisons qui la leur firent entreprendre.

[2] Ce qu'ils en disent les uns et les autres, et quelle fut l'issue de cette guerre, c'est ce que je raconterai dans la suite. Quant à présent il me suffit de dire que la première guerre Messéniaque se fit pour la plus grande partie sous la conduite de Theopompe, fils de Nicandre, et l'aîné de l'autre famille royale. Cette guerre opiniâtre étant enfin terminée, et les Messéniens ayant succombé, Polydore dont le règne prospérait à Sparte, et qui était adoré des Lacédémoniens, surtout du peuple, parce qu'il ne s'était jamais porté à aucune violence, ni n'avait jamais rien dit d'offensant à qui que ce fût, qu'au contraire la justice et l'humanité présidaient à tous ses jugements et à toutes ses actions ;

[3] Polydore, dis-je, dont le nom était déjà célèbre par toute la Grèce, sur ces entrefaites est tué par Polemarchus Spartiate d'une naissance assez illustre, mais d'une audace encore plus grande, comme cet événement tragique ne le fit que trop voir. Les Lacédémoniens rendirent à la mémoire de ce prince des honneurs extraordinaires, et l'on voit aussi à Sparte le tombeau de ce Polémarchus, soit qu'avant ce parricide il eût été en réputation d'homme de bien, soit que ses proches l'aient fait enterrer secrètement.

[4] Sous Eurycrate fils de Polydore les Messéniens demeurèrent soumis, et le peuple d'Argos ne remua pas non plus ; mais sous Anaxandre fils d'Eurycrate les Messéniens furent enfin chassés du Péloponnèse par leurs destinées ; car s'étant révoltés contre les Lacédémoniens ils soutinrent la guerre durant quelque temps, mais contraints de céder à la force, ils mirent les armes bas et s'obligèrent par un traité à quitter le Péloponnèse ; tout ce qui en resta fut fait esclave, à la réserve de ceux qui tenaient encore dans les places maritimes.

[5] Ce qui se passa depuis la révolte des Messéniens a si peu de liaison avec le morceau d'histoire que je traite présentement, qu'il n'y peut pas être inséré ; je me réserve donc à en parler dans un autre endroit. Anaxandre eut pour fils Eurycrate second du nom, et cet Eurycrate fut père de Léon. Sous leurs règnes les Lacédémoniens eurent du pire et souffirent de grandes pertes dans la guerre qu'ils firent contre les Tégéates ; mais sous Anaxandide fils de Léon la fortune changea et les Tégéates furent battus à leur tour : voici comment cela arriva. Lichas Lacédémonien était venu à Tégée ; car alors les deux peuples vivaient en paix sur la foi des traités.

[6] Ce Lichas cherchait les os d'Oreste, et il les cherchait par ordre des Spartiates conformément à un certain oracle de Delphes ; or il crut les avoir trouvés dans la boutique d'un serrurier, car il faisait l'application des paroles de la Pythie à tous les instrumens dont se sert un serrurier. Les vents dont il était parlé dans l'oracle pouvaient, selon lui, s'entendre des soufflets de la forge, qui en effet reçoivent l'air et le renvoient avec impétuosité ; les coups redoublés, c'était le marteau et l'enclume ; et la destruction des hommes était signifiée par le fer, dont on se servait déjà dans les combats ; car si Apollon avait rendu cet oracle dans les temps héroïques, il aurait employé le mot d'airain au lieu du mot de fer.

[7] Cette réponse de l'oracle aux Lacédémoniens au sujet des os d'Oreste est toute semblable à une autre qui fut rendue depuis aux Athéniens, par laquelle il leur était ordonné de transporter de Scyros à Athènes les os de Thésée, qu'autrement ils ne pourraient jamais prendre Scyros ; Cimon fils de Miltiade fut assez habile pour trouver les os de Thésée ; il les envoya à Athènes, et peu de temps après il se rendit maître de l'île.

[8] Quant à ce que j'ai dit que dans les temps héroïques toutes les armes étaient d'airain, Homère nous le témoigne par la description qu'il fait de la hache de Pisandre et de la flèche de Mérion ; la pique d'Achille que l'on conserve dans le temple de Minerve à Phasélis en est encore une preuve, aussi bien que l'épée de Memnon que l'on voit dans le temple d'Esculape à Nicomédie, et qui est toute d'airain. Car pour la pique d'Achille il n'y a que la pointe et la hampe qui en soient : voilà ce que nous savons bien certainement.

[9] Anaxandride fils de Léon par un abus dont il n'y avait point encore d'exemple à Sparte, eut deux femmes à la fois, et contre son attente laissa une double postérité ; car après avoir longtemps résisté aux éphores qui lui ordonnaient de répudier sa première femme, princesse à la vérité fort vertueuse, mais qui ne lui donnait point d'enfants ; enfin pour leur obéir il en prit une seconde, et eut d'elle un fils nommé Cléomène ; mais la première qui jusque là avait paru stérile se trouva grosse et accoucha peu de temps après de Dorieüs, ensuite de Léonidas, et enfin de Cléombrote.

[10] Après la mort d'Anaxandride, quoique Dorieüs eût beaucoup plus de réputation dans le conseil et à la guerre, les Lacédémoniens contre leur inclination ne laissèrent pas de lui préférer Cléomène, en quoi pourtant ils ne firent que suivre les lois du royaume qui donnaient la couronne à l'aîné ; Dorieüs ne put se résoudre à voir son frère au-dessus de lui, il aima mieux quitter le pays, et se mettant à la tête d'une colonie il alla chercher fortune ailleurs.

IV. [1] Cléomène ne fut pas plutôt sur le trône, qu'il leva une grosse armée composée de Lacédémoniens et de leurs alliés, et entra dans l'Argolide ; les Argiens de leur côté marchèrent à lui en ordre de bataille, mais ils furent défaits ; cinq mille d'entre eux se réfugièrent dans un bois voisin consacré à Argus fils de Niobé ; Cléomène, qui souvent devenait furieux et ne se possédait plus, commanda aux Hilotes d'y mettre le feu, de sorte que ce bois sacré fut brûlé avec ces misérables qui imploraient en vain la clémence du vainqueur.

[2] De là il mena son armée triomphante à Athènes, délivra les Athéniens de la domination tyrannique des enfants de Pisistrate, et par de si beaux commencements rendit son nom et celui des Lacédémoniens célèbre dans toute la Grèce. Mais quelque temps après par complaisance pour un certain Athénien nommé Isagoras, il se mit en tête de le faire roi d'Athènes ; les Athéniens indignés d'un pareil dessein prirent les armes pour défendre leur liberté, et Cléomène déchu de son espérance ne put faire autre chose que de se venger en ravageant l'Attique, particulièrement un canton nommé l'Orgade, et consacré aux divinités que l'on honore à Eleusis. Ensuite il passa en l'île d'Egine, dont il fit emprisonner les principaux habitants, parce qu'ils favorisaient les Perses et qu'ils avaient persuadé à leurs concitoyens de reconnaître Darius fils d'Hydaspe pour leur souverain, en lui accordant la terre et l'eau.

[3] Pendant qu'il était à Egine, Démarat roi de Sparte, mais de l'autre famille, le noircissait dans l'esprit du peuple ; Cléomène piqué de cette infidélité ne fut pas plutôt de retour, qu'il prit des mesures pour dépouiller Démarat de la royauté ; premièrement il gagna la Pythie par des libéralités, et l'engagea à ne rien répondre aux Lacédémoniens que ce qu'il lui dicterait lui-même, puis ayant pratiqué Léotychide parent de Démarat et du sang royal comme lui, il le poussa à lui disputer la couronne.

[4] Léotychide sut se prévaloir d'une parole qu'Ariston père de Démarat avait laissé échapper, lorsqu'au sujet de la naissance de son fils il dit tout haut et fort étourdiment que cet enfant ne pouvait pas être de lui. Sur ce fondement Léotychide prétendait que Démarat était bâtard. Cette affaire, par ordre des Lacédémoniens, fut portée à Delphes comme toutes les autres ; la Pythie répondit tout ce que Cléomène voulut,

[5] et Démarat sacrifié à la vengeance de son collègue perdit injustement la couronne. Peu de temps après Cléomène mourut, ayant tourné ses propres mains contre lui ; car dans un de ces accès de fureur auxquels il était sujet, il prit son épée et se la passa au travers du corps. Les Argiens regardèrent ce genre de mort, comme une juste punition de la cruauté qu'il avait exercée contre ces malheureux suppliants qui s'étaient réfugiés dans le bois sacré d'Argus ; les Athéniens comme le châtiment de l'impiété qui lui avait fait profaner l'Orgade ; et ceux de Delphes comme un effet de la colère d'Apollon qui voulait le punir d'avoir corrompu sa prêtresse pour ôter la couronne à Démarat.

[6] En effet, ce n'est pas le premier exemple de la vengeance que les héros et les dieux ont tirée des hommes. Protésilas qui est honoré à Eléunte et qui en son temps n'était pas un héros moins célèbre qu'Argus, punit lui-même le perse Artayctès, et depuis que les Mégaréens ont osé s'approprier et cultiver des terres consacrées aux divinités d'Eleusis, ils n'ont jamais pu apaiser leur colère. A l'égard du l'oracle de Delphes, nous savons qu'avant Cléomène nul autre n'avait eu la hardiesse de le corrompre.

[7] Ce prince n'ayant point laissé d'enfants mâles, le royaume passa à Léonidas fils d'Anaxandride et propre frère de Dorieüs. Vers ce temps-là Xerxès avec une multitude innombrable d'hommes fit une irruption en Grèce, et Léonidas avec trois cent Lacédémoniens alla l'attendre au pas des Thermopyles. On sait que les Grecs ont eu plusieurs guerres avec les barbares, et que les barbares en ont eu encore plus entre eux ; mais il est aisé de compter celles dont la gloire et le succès ne sont dus qu'à la valeur d'un seul homme, comme la guerre de Troie heureusement terminée par le courage d'Achille, et la fameuse journée de Marathon qui rendit le nom de Miltiade célèbre à jamais. Après tout je ne sais pour moi si dans les siècles passés il y a eu rien de comparable au merveilleux exploit de Léonidas.

[8] Car Xerxès fut le plus puissant et le plus ambitieux roi que les Mèdes et les Perses aient jamais eu, il couvrait la terre de ses bataillons ; et Léonidas avec ce peu d'hommes qu'il menait, l'arrêta tout court, de manière que Xerxès bien loin de brûler Athènes comme il fit, n'aurait pas seulement vu la Grèce, sans un malheureux Trachynien qui conduisit Hydarnès par un sentier du mont Oeta ; ainsi Léonidas à la fin se vit enveloppé de tous côtés, et ce ne fut qu'après l'avoir tué lui et tous les siens, que les barbares pénétrèrent en Grèce.

[9] Après lui, Pausanias fils de Cléombrote ne régna pas à la vérité ; mais en qualité de tuteur du jeune Plistarque fils de Léonidas, il commanda les Lacédémoniens au combat de Platée, et ensuite les embarqua pour les mener sur l'Hellespont. Une de ses plus belles actions et qui mérite le plus de louanges à mon gré est celle que je vais dire. Pharandate fils de Téapis avait enlevé une belle personne de l'île de Cos, fille d'Hégétoridas homme de qualité, et petite-fille d'Antagoras, et ce Perse la tenait malgré elle au nombre de ses concubines.

[10] Mardonios et les barbares qu'il commandait ayant été taillés en pièces à Platée, Pausanias trouva cette belle personne dans la tente de Pharandate, et la renvoya à ses parents avec tous les présents que le Perse lui avait faits, et généralement tout ce qui lui appartenait. Il ne voulut pas non plus que l'on fît aucun outrage au corps de Mardonius, contre le sentiment de Lampon qui était un officier de l'île d'Egine.

V. [1] Plistarque fils de Léonidas fut à peine sur le trône, qu'il mourut. Plistoanax lui succéda, il était fils de ce Pausanias dont je viens de parler, et qui acquit tant d'honneur au combat de Platée. Plistoanax eut un fils qui eut nom aussi Pausanias, et ce fut lui qui mena une armée dans l'Attique, sous prétexte de se joindre à Thrasybule et aux Athéniens, mais en effet pour affermir la domination des trente tyrans que Lysander avait établis à Athènes.

[2] Cependant après s'être rendu maître du Pirée, il ramena ses troupes à Sparte, n'ayant pas jugé à propos d'imprimer au nom Lacédémonien une tache aussi honteuse que celle de confirmer la tyrannie de trente scélérats qui renversoient toutes les lois. Il revint donc sans avoir rien fait de ce qu'on attendait de lui ; mais aussitôt ses ennemis le citèrent en justice et l'obligèrent à rendre compte de sa conduite. Or voici comment chez les Lacédémoniens on procède à faire le procès à un roi ; les vingt-huit sénateurs avec les éphores et le roi de l'autre famille composent un tribunal ; ce roi pour lors était Agis. Pausanias comparut donc devant ce tribunal ; quatorze sénateurs avec Agis le déclarèrent coupable, tous les autres furent pour lui et le renvoyèrent absous.

[3] A quelque temps de là les Lacédémoniens résolurent de faire la guerre aux Thébains j'en dirai la raison lorsque j'en serai à l'histoire d'Agésilas. La guerre étant résolue ils ne songèrent qu'à lever des troupes ; Lysander qui devait avoir le commandement de l'armée alla dans la Phocide, enrôla tout ce qu'il put trouver de gens de bonne volonté, puis sans perdre de temps entra dans la Béotie, et vint mettre le siège devant Haliarte qui voulait demeurer fidèle aux Thébains. La garnison venait d'être renforcée par quelques détachements d'Athéniens et de Thébains que l'on avait fait filer secrètement dans la ville ; se voyant donc assez nombreuse, elle fit une vigoureuse sortie et se rangea en bataille sous les murs de la ville. Lysander la vint attaquer, mais il fut entièrement défait, et resta sur la place avec un grand nombre des siens.

[4] Sur ces entrefaites arrive Pausanias qui de son côté était allé faire des levées chez les Tégéates et en Arcadie. Il ne fut pas plutôt en Béotie qu'il apprit le désastre de Lysander et de son armée, ce qui pourtant ne l'empêcha pas de marcher droit à Thèbes dans le dessein de l'assiéger ; mais quand il vit que les Thébains étaient bien résolus à se défendre, que d'ailleurs Thrasybule était sur le point d'arriver avec un secours d'Athéniens, et que ce général n'attendait que le moment du combat pour venir prendre les Lacédémoniens en queue.

[5] Alors craignant d'être enveloppé et d'avoir tout à la fois deux armées sur les bras, il changea d'avis, empêcha les troupes de donner, et se contenta de faire avec les Thébains un traité par lequel il lui était permis de donner la sépulture aux Lacédémoniens qui avaient peur sous les murs d'Haliarte. Sa conduite fut encore désapprouvée à Sparte, mais pour moi je ne puis la blâmer ; car Pausanias qui savait que les Lacédémoniens avaient succombé toutes les fois qu'ils s'étaient trouvés entre deux armées ennemies, comme aux Thermopyles et dans l'île Sphactérie, craignit avec raison de donner lieu à une troisième défaite.

[6] Cependant comme ses citoyens ne pensaient pas de même, et qu'ils lui faisaient surtout un crime d'être arrivé trop tard en Béotie, il ne crut pas devoir s'exposer à subir un second jugement ; il chercha donc un asile chez les Tégéates dans le temple de Minerve dite Aléa. Ce temple a été de tout temps en grande vénération dans tout le Péloponnèse, et ceux qui s'y réfugient y trouvent une entière sûreté ; c'est ce que les Lacédémoniens éprouvèrent en la personne de Pausanias, et ce qu'ils avaient éprouvé auparavant en celle de Léotychide, comme les Argiens en la personne de Chrysis, car ces trois illustres criminels s'étant sauvés dans ce temple, ne furent pas même redemandés par leurs supérieurs.

[7] Durant l'exil de Pausanias, ses enfants Agésipolis et Cléombrote, tous deux en bas âge, furent sous la tutèle d'Aristodème leur plus proche parent. Les Lacédémoniens sous la conduite de ce tuteur combattirent heureusement près de Corinthe.

[8] Dès qu'Agésipolis put gouverner par lui-même, les Argiens furent de tous les peuples du Péloponnèse les premiers à qui il déclara la guerre. Déjà même il marchait au travers du pays des Tégéates pour entrer dans celui d'Argos, lorsque les Argiens lui envoyèrent un héraut pour le prier d'accorder une suspension d'armes en vertu d'un ancien usage que tous les Doriens observaient réciproquement entre eux ; mais bien loin d'accorder au héraut ce qu'il demandait, il permit à ses soldats de se débander et dans la campagne. Un tremblement de terre se fit sentir dans ce temps-là sans qu'il en changeât de résolution, ni qu'il eût envie de rebrousser chemin, quoique jusque 1à dans ces occasions les Lacédémoniens et les Athéniens fussent plus susceptibles de peur, que tous les autres Grecs.

[9] Il campait déjà devant les murs d'Argos, que le tremblement de terre continuait toujours ; même quelques-uns de ses soldats furent frappés de la foudre, et le bruit épouvantable du tonnerre dans cette circonstance en effraya si fort quelques autres, qu'ils étaient comme hors d'eux-mêmes. Il fut donc obligé de décamper malgré lui, et tourna ses armes contre les Olynthiens ; dans cette expédition il eut la fortune assez favorable, car il prit plusieurs villes de la Chalcide, et il espérait se rendre maître d'Olynthe, lorsque étant tombé malade il finit ses jours.

VI. [1] Agésipolis étant mort sans enfants, Cléombrote lui succéda. Ce fut sous lui que les Lacédémoniens combattirent contre les Béotiens à Leuctres, combat malheureux où Cléombrote fut tué des premiers en faisant tout à la fois le devoir de général et de soldat. On remarque que dans les grandes défaites le démon de la guerre commence pour l'ordinaire par faire périr le général, comme l'ont éprouvé par deux fois les Athéniens qui perdirent Hippocrate fils d'Ariphon à Delium dès le commencement de la mêlée, et ensuite Léosthène dans la Thessalie.

[2] Cléombrote laissa deux enfants, dont l'aîné Agésipolis ne fit rien de remarquable. Après lui son cadet Cléomène prit possession du royaume. Ce prince eut deux fils, Acrotate et Cléonyme ; mais Acrotate mourut jeune, et son père étant venu à mourir après lui, la couronne fut disputée entre Cléonyme fils de Cléomène, et Aréus fils d'Acrotate. Le sénat se fit juge de leur différend, et conservant à Aréus son droit d'aînesse le reconnut pour roi légitime.

[3] Cléonyme fut si piqué de cette préférence, que les éphores ne purent jamais l'apaiser par quelque dédommagement que ce fût, pas même en lui donnant le commandement des armées, ni l'empêcher de faire éclater son ressentiment contre sa patrie. Il en rechercha toujours les occasions, mais surtout en attirant Pyrrhus fils d'Eacidas dans le royaume.

[4] Sous le règne d'Aréus fils d'Acrotate, Antigonus fils de Démétrios assiégea Athènes par terre et par mer. Patrocle parti d'Egypte vint au secours des Athéniens avec une flotte, et les Lacédémoniens y volèrent aussi ayant Aréus à leur tête.

[5] Mais Antigonus avait tellement bloqué la ville, que nul secours n'y pouvait entrer. Patrocle qui avait remarqué d'abord cette disposition dépêcha aussitôt un courrier à Aréus et aux Lacédémoniens pour leur dire de livrer combat à Antigonos, et que dès que le combat serait engagé, il ne manquerait pas de prendre en queue les Macédoniens ; qu'autrement il ne s'exposerait pas à combattre contre l'infanterie macédonienne avec ses troupes qui étaient des Egyptiens, et gens de mer pour la plupart. Les Lacédémoniens brûlant du desir de se signaler, et pleins aussi de bonne volonté peur les Athéniens, souhaitaient passionnément d'en venir aux mains.

[6] Mais Aréus voyant que les munitions et les vivres commençaient à lui manquer s'en retourna, et ne jugea pas à propos de faire un coup de désespéré dans une occasion où il s'agissait non de sauver l'état, mais de secourir ses alliés. Quant aux Athéniens, ils firent une si belle défense qu'Antigonus fut obligé de traiter avec eux, il se contenta de mettre garnison dans le Musée, encore la retira-t-il de lui-même quelque temps après. Aréus laissa un fils qui eut nom Acrotate, et qui fut père d'Aréus second ; celui-ci mourut de maladie âgé de huit ans,

[7] de sorte qu'il ne restait de la postérité masculine d'Eurysthène que Léonidas fils de Cléonyme, qui même était déjà dans un âge fort avancé ; mais les Lacédémoniens ne laissèrent pas de lui déférer la couronne. Léonidas eut un ennemi mortel en la personne de Lysander, petit-fils de ce Lysander qui eut pour père Aristocrite ; ce dangereux ennemi gagnacCléombrote qui avait épousé la fille de Léonidas, et s'étant lié d'amitié avec lui, il l'engagea à accuser son beau-père de plusieurs crimes, mais entre autres d'avoir juré dès sa jeunesse à Cléonyme son père, que s'il venait jamais à régner, il perdrait l'état.

[8] Léonidas ayant succombé à cette accusation fut contraint d'abdiquer et Cléombrote occupa le trône en sa place. Il faut avouer que si ce prince s'était laissé emporter à son ressentiment, et qu'à l'exemple de Démarat fils d'Ariston il se fût retiré en Macédoine ou en Egypte, les Lacédémniens venant à se repentir de leur légèreté, n'auraient pu rien faire en sa faveur ; mais chassé du trône et de ses états par ses propres citoyens, il alla passer le temps de son exil en Arcadie, et sa bonne conduite fut cause que ces mêmes citoyens non seulement le rappelèrent en sa patrie, mais lui remirent la couronne sur la tête. Son fils et son successeur fut Cléomène.

[9] Ce que l'audace et le courage lui inspirèrent, et comment le royaume de Sparte prit fin en lui, c'est ce que j'ai ci-devant raconté en parlant d'Aratus de Sicyone ; j'ai même dit de quel genre de mort il avait fini ses jours en Egypte. En un mot Cléomène fils de Léonidas fut le dernier de la branche royale d'Eurysthène, et le dernier aussi de ces rois que l'on nommait Agides.

VII. [1] A l'égard des rois de l'autre branche, voici à peu près ce que l'on en sait. Proclès fils d'Aristodème eut un fils qui eut nom Soüs, et qui fut père d'Eurypon. Cet Eurypon se rendit si illustre que les rois de cette maison qui auparavant s'appelaient Proclides furent appellés ensuite de son nom Eurypontides.

[2] Prytanis fut fils et successeur d'Eurypon ; sous son règne les Lacédémoniens se brouillèrent avec les Argiens, et avant même que d'avoir aucun grief contre eux, ils avaient déjà fait la guerre aux Cynuréens situés sur les confins des états d'Argos. Sous les règnes suivants, je veux dire sous celui d'Eunomus fils de Prytanis, et sous celui de Polydecte fils d'Eunomus Sparte fut toujours en paix.

[3] Mais Cherillus fils de Polydecte entra sur les terres des Argiens, y mit tout à feu et à sang, et quelques années après sous la conduite du même prince les Lacédémoniens tournèrent leurs armes contre les Tégéates, persuadés par un oracle assez captieux qu'ils se rendraient maîtres de leur pays et qu'ils l'enlèveraient aux Arcadiens.

[4] Charillus étant mort, Nicandre son fils lui succéda ; ce fut de son temps que Téléclus roi de l'autre branche fut tué par les Messéniens dans le temple de Minerve dite Limnade. Ce même Nicandre ravagea aussi les terres des Argiens et leur causa des maux infinis. Les Asinéens qui avaient eu part à cette expédition payèrent dans la suite aux Argiens la peine de leur infidélité par l'entière destruction de leur ville, et par l'abandon qu'ils en firent.

[5] Théopompe fils de Nicandre fut son successeur : j'aurai occasion de parler de lui plus d'une fois, lorsque le fil de ma narration m'aura conduit à l'histoire des Messéniens. Il y eut sous son règne un combat entre les Lacédémoniens et les Argiens au sujet des limites du canton de Thyrée. Théopompe accablé de vieillesse et de chagrin ne se trouva pas à ce combat.

[6] Il venait de perdre son fils Archidame qui heureusement en laissait un, nommé Zeuxidame, lequel fut père d'Anaxidame. Sous le règne de ce dernier les Messéniens vaincus encore une fois par les Lacédémoniens furent enfin obligés d'abandonner le Péloponnèse. D'Anaxidame naquit Archidame, et d'Archidame, Agésiclès ; ils furent assez heureux l'un et l'autre pour maintenir leurs peuples en paix, et ne voir leurs règnes troublés par aucune guerre.

[7] Ariston fils et successeur d'Agésiclès épousa la plus belle personne que l'on eût vue à Sparte depuis Hélène, mais aussi la plus débauchée et la plus méprisable ; cette princesse accoucha d'un fils à sept mois ; un esclave étant venu en apporter la nouvelle au Roi comme il était au conseil avec les éphores, il dit que cet enfant ne pouvait être de lui ; sans doute il ne se souvenait pas des vers de l'Iliade d'Homère au sujet de la naissance d'Eurysthée, ou peut-être ne les avait-il jamais sus.

[8] Quoi qu'il en soit, cette parole lui coûta cher dans la suite ; car Démarat qui était cet enfant en perdit la couronne ; il ne lui servit de rien de s'être fait une grande réputation à Sparte, ni même d'avoir, de concert avec Cléomène, affranchi les Athéniens de la domination des enfants de Pisistrate ; s'étant brouillé depuis avec Cléomène, le discours du père fut relevé, Démarat passa pour bâtard et se vit obligé de quitter le trône. Il passa de dépit à la cour de Darius, et l'on dit que sa postérité s'est maintenue longtemps chez les Perses.

[9] Léotychide qui régna après lui se joignit à Xantippe fils d'Ariphron et général des Athéniens pour le seconder dans son entreprise sur Mycalé ; ensuite il marcha en Thessalie contre les Aléuades, et comme il n'avait jamais combattu sans remporter la victoire, il lui eût été aisé de conquérir toute la Thessalie ; mais les Aléuades le gagnèrent par des présents.

[10] Et quand il fut de retour à Sparte on lui fit son procès, de sorte que ne s'y croyant pas en sûreté il alla chercher un asile à Tégée dans le temple de Minerve Aléa. Ce ne fut pas le seul malheur qui lui arriva, car il perdit son fils Zeuxidame qu'une maladie emporta à la fleur de son âge ; ainsi Archidame fils de celui-ci se vit appelé à la couronne du vivant même de son aïeul, et pendant qu'il était réfugié chez les Tégéates. Le règne d'Archidame fut fatal aux Athéniens, car tous les ans ce prince faisait des courses dans l'Attique et ravageait tout le plat pays ; il assiégea même Platée et la prit pour punir les habitants de leur attachement à la république d'Athènes.

[11] Mais ce ne fut point lui qui alluma la guerre du Péloponnèse contre les Athéniens, au contraire il s'y opposa toujours. Ce fut Sténélaïdas homme puissant à Sparte et l'un des éphores, qui conseilla cette guerre ; guerre malheureuse qui ébranla toute la Grèce dans le temps qu'elle était encore ferme sur ses fondements ; d'où il arriva que Philippe fils d'Amyntas la trouvant divisée et affaiblie, n'eut pas de peine à lui porter des coups mortels.

VIII. [1] Archidame laissa deux fils, Agis et Agésilas, dont le premier en qualité d'aîné lui succéda ; il laissa ensuite une fille nonmée Cyrisca, qui fut célèbre par le courage qu'elle eut de disputer le prix aux jeux olympiques ; c'est la première personne de son sexe que l'on ait vue curieuse de nourrir des chevaux, et la première qui ait été couronnée à Olympie ; plusieurs femmes depuis, et entre autres quelques Macédoniennes ont eu aussi cet honneur, mais Cynisca les a de beaucoup surpassées.

[2] Quant à la poésie et aux louanges qu'elle sait donner, il me semble qu'il n'y a point de peuples au monde qui s'en soient moins souciés que les Spartiates ; car sans une épigramme que l'on s'avisa de faire sur l'illustre fille d'Archidame, et quelques vers que Simonides fit sur un trépied consacré dans le temple de Delphes par Pausanias, jamais roi de Lacédémone n'eût été célébré par aucun poète.

[3] Sous le règne d'Agis les Lacédémoniens eurent à se plaindre des Eléens en beaucoup de choses, mais surtout de ce qu'ils leur avaient interdit les jeux olympiques, et même l'entrée du temple de Jupiter à Olympie. Ils envoyèrent donc aux Eléens un héraut pour leur dire qu'ils eussent à se départir de l'empire qu'ils avaient usurpé sur les Lépréates et sur d'autres peuples leurs voisins, et qu'à l'avenir ils les laissassent vivre selon leurs lois. Les Eléens répondirent qu'aussitôt que Sparte aurait rendu la liberté à ses propres voisins, ils en useraient de même à l'égard des leurs. Les Lacédémoniens offensés de cette réponse entrèrent en Elide sous la conduite du roi Agis ; ils s'étaient déjà avancés vers Olympie et jusques sur les bords du fleuve Alphée,

[4] lorsqu'un tremblement de terre les obligea de retourner sur leurs pas ; mais l'année suivante Agis à la tête d'une armée rentra dans le pays et y fit un butin considérable. En ce temps-là même un Eléen nommé Xénias fort attaché aux Lacédémoniens par les liens de l'hospitalité et en particulier à Agis, d'ailleurs ennemi déclaré du peuple, excita une sédition dans la ville, et il fut appuyé de quelques riches habitants qu'il avait mis dans son parti ; mais avant qu'Agis pût s'approcher avec ses troupes, Thrasydée que les Eléens avaient élu pour chef fit main-basse sur les séditieux, en tua un bon nombre et chassa les autres de la ville.

[5] Agis ayant manqué son coup s'en retourna à Sparte, après avoir laissé un détachement à Lysistrate un de ses lieutenants-généraux, qui avec ces mauvais citoyens que l'on avait chassés de leur patrie, et avec le secours des Lépréates continua à ravager l'Elide et à y exercer toutes sortes d'hostilités. Enfin la troisième année de cette guerre les Eléens voyant qu'Agis et les Lacédémoniens venaient les attaquer avec de plus grandes forces qu'auparavant, et n'étant nullement en état de résister, ils prirent le parti de se soumettre et obtinrent la paix aux conditions suivantes : Que leur ville serait démantelée ; qu'ils se désisteraient de l'empire qu'ils avaient usurpé sur leurs voisins ; qu'à l'avenir les Lacédémoniens auraient une libre entrée dans le temple de Jupiter à Olympie ; qu'ils y pourraient même sacrifier, et qu'ils seraient reçus non seulement à assister aux jeux olympiques, mais à y disputer le prix comme les autres.

[6] La paix faite, Agis tourna aussitôt ses armes contre l'Attique, et commença par bâtir un fort à Décélée pour tenir en bride les Athéniens, puis il défit leur flotte auprès d'Aegospotamos ; ensuite lui et Lysander fils d'Aristocrite au mépris du traité que Sparte avait fait avec Athènes, de leur propre mouvement et de concert avec leurs alliés, résolurent de détruire Athènes jusqu'aux fondements.

[7] Voilà quels furent les exploits militaires du roi Agis. Il eut un fils nommé Léotychide, au sujet duquel il fit la même faute qu'Ariston avait faite avant lui au sujet de Démarat ; car poussé de je ne sais quelle manie, il fut assez étourdi pour dire aussi en présence des éphores, qu'il ne croyait pas être le père de Léotychide, étourderie dont il est certain qu'il se repentit ensuite ; car étant tombé malade en Arcadie, malgré l'envie qu'il avait de regagner Sparte il fut obligé de s'arrêter à Hérée, où en présence de beaucoup de gens il protesta qu'il ne doutait nullement qu'il ne fût le père de Léotychide, et conjura les assistants de rendre ce témoignage aux Lacédémoniens.

[8] Mais lui mort, Agésilas ne laissa pas de disputer le trône à Léotychide et de l'emporter sur lui, en faisant souvenir le peuple des propres paroles d'Agis, quoique Léotychide eût de son côté plusieurs Arcadiens venus d'Hérée, qui attestaient le serment qu'Agis avait fait en mourant.

[9] Un oracle de Delphes semblait autoriser l'un et l'autre prétendant, et rendait le public encore plus attentif à leur querelle ; cet oracle disait qu'à quelque degré de gloire que Sparte fût parvenue, elle se donnât bien de garde de se laisser gouverner par un roi boiteux, si elle ne voulait tomber dans les derniers malheurs.

[10] Sur quoi Léotychide s'écriait qu'Apollon lui-même donnait l'exclusion à Agésilas, puisqu'il était boiteux ; et Agésilas répondait que c'était clocher bien davantage, que d'être bâtard. Les Lacédémoniens qui pouvaient renvoyer cette dispute à l'oracle de Delphes ne le firent pas, et je crois qu'ils en furent détournés par Lysander fils d'Aristocrite, qui voulait faire tomber la couronne à Agésilas.

IX. [1] Agésilas fils d'Agésilas régna donc à Sparte. De son temps il plut aux Lacédémoniens de porter la guerre en Asie et d'aller attaquer Artaxerxès fils de Darius, sur ce qu'ils apprirent par ceux qui étaient à la tête des affaires et surtout par Lysander, que c'était Cyrus et non pas Artaxerxès, qui leur avait envoyé des secours d'argent dans la guerre qu'ils avaient eue contre les Athéniens. Ils donnèrent ordre à Agésilas d'équiper une flotte et le déclarèrent généralissime des troupes de terre. Aussitôt Agésilas dépêche à tous les peuples du Péloponnèse, excepté aux Argiens et à ceux qui étaient hors de l'isthme, pour les inviter à entrer dans cette guerre et à marcher sous ses enseignes.

[2] Les Corinthiens auraient bien voulu prendre part à cette expédition, mais ils en furent empêchés par un débordement de la mer qui venait de ruiner leur temple de Jupiter Olympien ; car ayant regardé cet accident comme un mauvais augure ils se tinrent en repos malgré eux. Quant aux Athéniens ils répondirent que leur ville était tellement épuisée par la guerre du Péloponnèse et par la peste, qu'elle avait besoin de temps pour se remettre de ses pertes, et n'était pas en état de rien entreprendre ; c'est le prétexte qu'ils prirent : mais la vraie raison qui les empêcha de se liguer avec les Lacédémoniens, c'est qu'ils étaient bien informés que Conon fils de Timothée était allé offrir ses services au roi de Perse.

[3] Aristoménidas aïeul maternel d'Agésilas avait été député vers les Thébains comme un homme qui devait leur être agréable, et l'un de ceux qui à la prise de Platée avaient opiné à passer tous les habitants au fil de l'épée ; cependant les Thébains en usèrent comme les Athéniens, et dirent qu'ils ne pouvaient contribuer d'aucun secours. Mais Agésilas ne laissa pas de lever une nombreuse armée. Dès qu'il eut rassemblé ses troupes, Lacédémoniens et alliés, et qu'il vit sa flotte prête, il se rendit en Aulide pour y sacrifier à Diane, comme avait fait Agamemnon avant que de partir pour Troie.

[4] Car il sentait fort bien qu'il régnait dans un état plus florissant que n'avait été celui d'Agamemnon, et ne croyait pas moins que lui commander à toute la Grèce ; d'ailleurs espérant de vaincre Artaxerxès et de s'emparer des richesses immenses des Perses, il comptait bien de faire un exploit tout autrement glorieux que celui d'avoir conquis le royaume de Priam. Comme il sacrifiait à la déesse, voilà des Thébains qui entrent dans le temple les armes à la main, qui troublent le sacrifice, qui jettent les entrailles de la victime déjà fumantes sur l'autel et qui font sortir Agésilas.

[5] Ce lui fut un sensible déplaisir de n'avoir pu achever son sacrifice, mais il ne laissa pas de monter sur la flotte et de faire voile en Asie ; le premier endroit où il débarqua fit Sardes. Alors la Lydie faisait une grande partie de la basse Asie, et la capitale de la Lydie était Sardes, ville opulente et abondamment pourvue de tout. Le Satrape qui commandait pour le Roi sur toute la côte maritime avait à Sardes un palais qui ne le cédait en rien à celui même que le Roi avait à Suse.

[6] Ce satrape était Tissapherne ; Agésilas lui livra bataille sur les confins d'Ionie, dans la plaine d'Hermus, et non seulement il enfonça sa cavalerie, mais il défit entièrement son infanterie, qui était si nombreuse, qu'il ne s'était peut-être jamais trouvé tant de troupes ensemble, depuis la prodigieuse armée que Xerxès mena contre les Athéniens, et celle que Darius avait menée auparavant contre les Scythes. Un succès si rapide fut admiré à Sparte, et l'on fut si content d'Agésilas qu'on le fit aussi général de l'armée navale ; cependant comme l'armée de terre l'occupait tout entier, il donna le commandement de la flotte à Pisandre dont il avait épousé la soeur.

[7] Mais je ne sais quel démon jaloux de sa gloire l'arrêta au milieu de sa course, et lui fit manquer son entreprise ; car le roi de Perse ayant appris qu'Agésilas après avoir remporté des avantages si considérables méprisait ce qu'il tenait, pour ainsi dire, dans ses mains, et marchait toujours en avant, condamna premièrement Tissapherne à perdre la vie malgré les faveurs dont il l'avait comblé jusqu'alors ; puis il mit à sa place Tithraustes homme de tête et de ressource, d'ailleurs ennemi juré des Lacédémoniens.

[8] Ce nouveau Satrape ne fut pas plutôt à Sardes, qu'il imagina des moyens pour obliger les Lacédémoniens à rappe1er d'Asie leur général ; il envoya d'abord en Grèce un Rhodien nommé Timocrate avec de grosses sommes d'argent pour gagner tous ceux qui avaient du crédit dans leurs villes, et les engager à soulever le pays contre les Spartiates. Ceux qui touchèrent l'argent des Perses sont connus ; on nomme parmi les Argiens Cylon et Sodamas ; parmi les Thébains Androclidès, Isménias et Amphithémis ; à Athènes il y eut Céphalus et Epicrate ; à Corinthé tous ceux qui étaient dans les intérêts des Argiens, entre autres Polyanthe et Timolas.

[9] Mais les Locriens d'Amphisse furent ceux qui levèrent l'étendard ; car comme ils étaient en différend depuis longtemps avec les Phocéens au sujet de leurs limites, à l'instigation des Thébains de la faction d'Isménias, ils allèrent couper les blés sur les terres des Phoceéens avant la moisson et les emportèrent chez eux ; les Phocéens pour user de représailles entrèrent à leur tour dans le pays des Locriens et y firent de grands désordres.

[10] Alors les Locriens appuyés des Thébains se vengèrent non plus par de simples excursions, mais en portant le fer et le feu dans la Phocide. Aussitôt les Phocéens envoyèrent des députés à Sparte, pour y porter leurs plaintes contre les Thébains, et pour représenter les hostilités et les insultes qu'ils en essuyaient tous les jours. Les Lacédémoniens touchés de ces plaintes résolurent de déclarer la guerre aux Thébains ; ils publièrent un manifeste où ils alléguaient plusieurs griefs, surtout l'injure que les Thébains avaient faite à Agésilas en troublant son sacrifice et en le chassant du temple.

[11] D'un autre côté les Athéniens cachant ce qui avait été résolu à Sparte, nommèrent aussitôt des ambassadeurs qui eurent ordre d'aller prier les Spartiates de vouloir bien terminer leur guerre avec les Thébains plutôt par la voie de la justice que par la voie des armes ; mais ces ambassadeurs, bien loin de rien gagner, furent renvoyés avec des marques de mépris et de colère ; ce qui s'en ensuivit, quelles furent les entreprises des Lacédémoniens, et comment Lysander périt dans une de leurs expéditions, c'est ce que j'ai déjà raconté en parlant de Pausanias.

[12] Cette guerre que l'on nomme la guerre de Corinthe, et dont les suites furent si funestes, n'eut point d'autre origine que l'irruption des Lacédémoniens en Béotie. Ce fut aussi ce qui obligea enfin Agésilas à quitter l'Asie pour venir, au secours de ses propres citoyens. Lorsqu'il eut passé d'Abyde à Seste avec sa flotte, comme il se préparait à prendre son chemin par la Thrace pour gagner la Thessalie, les Thessaliens qui ne voulaient pas manquer l'occasion de faire plaisir aux Thébains, et qui depuis longtemps étaient liés d'amitié avec les Athéniens, firent tout ce qu'ils purent pour lui fermer les passages.

[13] Mais il sut se les ouvrir en taillant en pièces la cavalerie thessalienne. Ensuite ayant encore défait les Thébains et leurs alliés auprès de Chéronée, il marcha sans obstacle à travers la Béotie. Après cette déroute plusieurs Béotiens se sauvèrent dans le temple de Minerve Ithonia, et Agésilas qui avait été blessé dans le combat ne laissa pas que de respecter cet asile.

X. [1] Peu de temps après, ceux des Corinthiens qui avaient été chassés de la ville comme partisans des Lacédémoniens célébrèrent les jeux isthmiques ; à l'égard des autres, ils se tinrent renfermés dans leurs murs à cause de la crainte qu'ils avaient d'Agésilas ; mais dès qu'ils le virent éloigné, ils célébrèrent les mêmes jeux avec les Argiens. Incontinent après, Agésilas revint avec son armée ; cependant comme la fête Hyacinthia approchait, il renvoya les Amycléens chez eux, afin qu'ils pussent solemniser à la manière de leur pays cette fête qui est instituée en l'honneur d'Apollon et d'Hyacinthe ; mais ils n'allèrent pas jusqu'à Amycle, car ayant été malheureusement rencontrés par Iphicrate qui commandait l'armée athénienne, ils furent taillés en pièces.

[2] Après cet échec Agésilas marcha au secours des Etoliens, qui étaient extrêmement pressés par les Acarnaniens. A son arrivée tout changea de face ; les Acarnaniens furent obligés de mettre les armes bas, lorsqu'ils étaient à la veille de prendre Calydon et plusieurs autres villes d'Etolie. Ensuite il fit voile en Egypte pour secourir les Egyptiens contre le roi de Perse dont ils avaient quitté l'alliance. Là il fit plusieurs grandes et mémorables actions ; mais comme il était fort vieux il y finit ses jours. Son corps fut rapporté à Sparte, et les Lacédémoniens lui firent des funérailles beaucoup plus magnifiques qu'ils n'avaient fait encore à aucun de leurs rois.

[3] Son fils Archidame lui succéda ; sous son règne les Phocéens se rendirent maîtres du temple d'Apollon à Delphes ; ils y trouvèrent des richesses immenses qui les mirent en état de soudoyer des troupes étrangères, et de faire la guerre aux Thébains avec leurs propres forces. Les Lacédémoniens et les Athéniens ne laissèrent pas de leur donner de puissants secours ; ceux-ci par reconnaissance des services qu'ils avaient autrefois reçus de ces peuples ; et ceux-là pour la haine qu'ils portaient aux Thébains, haine qu'ils coloraient du prétexte de leur ancienne alliance avec les Phocéens. Cependant Théopompe fils de Damasistrate a écrit que véritablement Archidame se portait de lui-même à cette guerre, mais qu'il y avait été encore excité par Dinicha sa femme, que les Phocéens avaient gagnée à force d'argent et de présents.

[4] Que ce prince ait eu sa part d'un argent sacré, et qu'il se soit fait le défenseur de gens qui avaient détruit et pillé le plus célèbre temple de l'univers, c'est ce que pour moi je n'approuve point ; mais du moins Archidame est-il louable en une chose ; c'est que les Phocéens voulant passer au fil de l'épée tout ce qu'il y avait de jeunes hommes à Delphes, faire esclaves tous les autres, femmes et enfants, et raser entièrement la ville, il s'opposa à ce cruel dessein et en empêcha l'exécution.

[5] A quelque temps de là il passa en Italie au secours des Tarentins, qui faisaient la guerre à des barbares dont le voisinage leur était fort incommode. Il combattit ces barbares et fut tué dans le combat, son corps demeura même sans sépulture par un effet de la colère d'Apollon, qui ne lui avait pas pardonné la profanation de son temple. Archidame laissa deux fils ; l'aîné qui était Agis lui succéda et fut tué en combattant contre Antipater roi de Macédoine. Le cadet nommé Eudamidas régna paisiblement après lui, et fut père d'un autre Agis qui eut pour fils Eurydamidas. J'ai raconté les aventures de l'un et de l'autre en traitant l'histoire des Sicyoniens.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.