[Histoire des colonisations en Ionie]

Tardieu, 1821

I. [1] Le pays qui est à l'orient vers la mer entre les Eléens et les Sicyoniens, est aujourd'hui nommé Achaïe par ses propres habitants ; il se nommait autrefois l'Egiale, et ses habitants se disaient Egialéens du nom d'Egialée ancien roi de Sicyone, à ce que disent les Sicyoniens. D'autres croient que cette contrée qui pour la plus grande partie est maritime avait pris son nom de sa situation, le mot aigialos en grec signifiant le rivage de la mer.

[2] Quoi qu'il en soit, après la mort d'Hellen, son fils Xuthus chassé de Thessalie par ses frères, qui l'accusaient d'avoir pillé les trésors de leur père, se retira à Athènes où il épousa une fille d'Erechthée, dont il eut deux fils, Achéus et Ion, Erechthée étant mort, ses enfants qui disputaient à qui lui succéderait convinrent de prendre Xuthus pour juge de leur différend. Celui-ci décida en faveur de Cécrops qui était l'aîné.

[3] Par là il s'attira la haine des autres, de sorte que chassé encore de l'Attique il vint s'établir dans l'Egiale, où il finit ses jours. Achéüs l'aîné de ses fils ayant rassemblé quelques troupes composées d'Egialéens et d'Athéniens vint en Thessalie et remonta sur le trône de son père. Ion de son côté marchait déjà contre les Egialéens et contre Sélinus leur roi, lorsque celui-ci lui envoya offrir en mariage Hélice sa fille unique. Ion l'épousa, fut adopté par le Roi, et désigné son successeur.

[4] Il eut en effet le bonheur de lui succéder. Il bâtit une ville qu'il nomma Hélice du nom de sa femme, et il voulut que de son propre nom ses sujets s'appellassent Ioniens. Ce ne fut pourtant pas tant un changement de nom, qu'un nouveau nom ajouté au leur ; car ils furent appellés Egialéens-Ioniens. Et même le pays conserva son ancienne dénomination, comme il paraît par le dénombrement des troupes d'Agamemnon, où Homère fait mention de l'Egiale et de la ville d'Hélice.

[5] Ion régnait dans ce pays, lorsque les Athéniens qui étaient en guerre avec les Eleusiniens lui donnèrent le commandement de leur armée ; mais il mourut quelque temps après ; et l'on voit encore sa sépulture à Potamos bourgade de l'Attique. Ses descendants se maintinrent sur le trône jusqu'à ce qu'enfin ils furent chassés du pays, eux et leurs sujets par les Achéens, qui eux-mêmes avaient été chassés d'Argos et de Lacédémone par les Doriens.

[6] Je raconterai tout ce qui se passa entre les Ioniens et les Achéens ; mais il faut qu'auparavant j'explique pourquoi les peuples de Lacédémone et d'Argos avant le retour des Doriens, étaient les seuls du Péloponnèse qui portassent le nom d'Achéens. Archandre et Architele, tous deux fils d'Achéüs, se transplantèrent de la Phtiotide à Argos. Danaüs leur fit épouser deux de ses filles, Automate à Architele, et Scéa à Archandre. Une preuve qu'ils n'étaient point originaires d'Argos, et qu'ils étaient venus s'y établir, c'est qu'Archandre imposa à son fils le nom de Metanaste, comme si on disait, qui s'est transplanté d'un lieu en un autre.

[7] Les enfants d'Achéüs s'étant rendus puissants à Argos et à Lacédémone, il arriva que les Argiens et les Lacédémoniens prirent insensiblement le nom d'Achéens, ce qui n'empêchait pas que les Argiens ne fussent aussi appellés Danaéens d'un nom qui leur était propre et particulier. Mais dans la suite les Doriens chassèrent d'Argos et de Lacédémone la postérité d'Achéüs. Après ce premier succès ils envoyèrent aux Ioniens un héraut pour leur dire qu'ils eussent à les recevoir dans leur pays, et à les recevoir à l'amiable sans qu'il fût besoin d'employer la force. Les Ioniens furent fort alarmés de ce compliment ; ils craignirent avec raison que s'ils recevaient ces Doriens déjà unis avec les Achéens, ils ne voulussent être gouvernés par leur roi Tisamène fils d'Oreste, que sa valeur et la noblesse de son sang rendaient en effet fort illustre.

[8] Au lieu donc d'accepter la proposition, ils marchèrent contre les Achéens. Tisamène fut tué des premiers dans le combat ; cependant les Achéens eurent l'avantage et poussèrent les Ioniens jusqu'à Hélice, où ceux-ci se voyant près d'être forcés, furent obligés de capituler et eurent la liberté de se retirer où ils voudraient. Les Doriens enterrèrent Tisamène à Hélice ; mais dans la suite les Lacédémoniens avertis par l'oracle de Delphes transportèrent ses os à Sparte. On y voit encore aujourd'hui son tombeau dans le lieu même où les Lacédémoniens font ces repas qu'ils appellent du nom de Phiditia.

[9] Quant aux Ioniens ils se réfugièrent en Attique. Les Athéniens et leur roi Mélanthus fils d'Andropompe les reçurent à bras ouverts par considération pour la mémoire d'Ion, et pour ses grands services. D'autres disent qu'il y eut aussi de la politique à cet acte de générosité, et que si les Athéniens recueillirent ces fugitifs, ce fut moins par amitié pour eux, que pour se fortifier de leur secours contre les Doriens qu'ils commençaient à appréhender.

II. [1] Quelques années après, la discorde se mit entre Médon et Nilée les deux aînés des fils de Codrus. Chacun d'eux voulait régner. Nilée méprisait son frère parce qu'il était boiteux, et jurait qu'il ne lui obéirait jamais. L'affaire ayant été portée à l'oracle de Delphes, la Pythie prononça en faveur de Médon et lui adjugea le royaume d'Athènes. Nilée et les autres fils de Codrus ne pouvant digérer cette préférence résolurent d'aller chercher fortune ailleurs. Ils furent suivis de quelques Athéniens de bonne volonté et de la plupart des Ioniens.

[2] Ce fut la troisième colonie qui sortit de Grèce, composée d'une multitude étrangère et commandée par un chef étranger. Car longtemps auparavant Iolas Thébain, neveu d'Hercule, avait mené une colonie d'Athéniens et de Thespiens en Sardaigne. Et environ un siècle avant que les Ioniens quittassent Athènes, Théras autre Thébain fils d'Autésion, à la tête d'une troupe de Lacédémoniens et de Minyens que les Pélasges avaient chassés de Lemnos, alla s'établir dans cette île que l'on nommait alors Calliste, et qui depuis fut appellée l'île Théra.

[3] La troisième peuplade fut donc celle de ces Ioniens que conduisirent les fils de Codrus, et dont l'origine n'avait rien de commun avec la leur, puisque ces chefs du côté de leur père et de leur aïeul, Codrus et Mélanthus, étaient Messéniens, originaires de Pylos, et Athéniens du côté de leur mère. Mais plusieurs autres Grecs se joignirent aux Ioniens. Premièrement il y eut des Thébains sous la conduite de Philotas petit-fils de Pénélée. En second lieu des Orchoméniens Minyens, à cause de l'affinité qu'ils avaient avec les fils de Codrus.

[4] Troisièmement des Grecs de tous les endroits de la Phocide, excepté de Delphes. Quatriémement des Abantes de l'île Eubée. Philogène et Damon Athéniens, tous deux fils d'Euctémon, donnèrent aux Phocéens des vaisseaux pour passer la mer, et en prirent eux-mêmes le commandement. Tous ces aventuriers firent voile en Asie, se répandirent sur la côte, et s'emparèrent les uns d'une ville, les autres d'une autre. Nilée avec sa troupe se rendit maître de Milet.

Tardieu, 1821

[5] Si l'on veut savoir l'origine des Milésiens, voici ce qu'eux-mêmes en racontent. Le pays qu'ils occupent s'appellait Anactorie sous le règne d'Anax qui en était originaire, et sous celui de son fils Astérius. Des Crétois abordèrent à cette côte ; ils avaient pour chef Milétus qui donna son nom à la ville et à tout le territoire qui en dépend ; ce Milétus était sorti de Crète avec tous ceux de son parti, pour se dérober à la vengeance de Minos fils d'Europe. Cette partie de l'Asie était pour lors habitée par les Cariens, qui reçurent les Crétois dans leur ville et ne firent plus qu'un peuple avec eux.

[6] Mais les Ioniens s'étant rendus maîtres de Milet, ils exterminèrent tout ce qu'il y avait d'hommes, à la réserve de ceux qui voyant la ville prise cherchèrent leur salut dans la fuite. Les femmes et les filles furent épargnées, et les Ioniens s'allièrent ensuite avec elles. Ce qui est de certain, c'est que l'on voit encore le tombeau de Nilée assez près de la porte, et à la gauche du chemin qui mène à Didymes. Le temple et l'oracle d'Apollon subsistaient à Didymes longtemps avant la transmigration des Ioniens. La Diane d'Ephèse est aussi beaucoup plus ancienne que cette époque.

[7] Et Pindare semble n'avoir pas connu l'antiquité du temple de cette déesse, lorsqu'il a dit que les Amazones l'avaient bâtie en allant faire la guerre aux Athéniens et à Thésée. Car ces Amazones vinrent des rives du Thermodon pour sacrifier à Diane d'Ephèse dans son temple, dont elles avaient connaissance, parce que quelque temps auparavant défaites par Hercule, et précédemment encore par Bacchus, elles s'y étaient réfugiées comme dans un asile. Ce temple n'a donc point été bâti par les Amazones, mais par Crésus et Ephésus. Crésus était originaire du pays ; Ephésus passait pour être fils du Caystre ; et cet Ephésus donna son nom à la ville.

Tardieu, 1821

[8] Le pays d'Ephèse était pour lors occupé par des Lélèges peuples de Carie, et encore plus par des Lydiens. Des fugitifs de tous pays, et surtout ces femmes que l'on nomme Amazones, vinrent habiter les environs du temple. Tel était l'état d'Ephèse lorsqu'Androcle fils de Codrus y fit une descente avec les Ioniens qui suivaient ses enseignes. Il chassa d'abord les Lélèges et les Lydiens qui tenaient la ville haute. Ceux qui demeuraient autour du temple lui ayant prêté serment de fidélité ne frirent troublés en aucune façon ; ensuite il prit Samos et en chassa les habitants. Les Ephésiens, j'entends les Ioniens nouvellement établis à Ephèse, possédèrent quelque temps Samos avec toutes les îles voisines.

[9] Après quelques années les Samiens étant rentrés dans leur ville, Androcle alla secourir ceux de Priène contre les Cariens. Les Grecs demeurèrent victorieux, mais Androcle fut tué dans le combat ; les Ephésiens rapportèrent son corps à Ephèse où il fut inhumé. On voit encore aujourd'hui sa sépulture sur le chemin qui mène du temple de Diane au temple de Jupiter Olympien près de la porte Magnétis ; ce tombeau est remarquable par la figure d'un homme armé qui est dessus.

[10] Les Ioniens s'établirent ensuite à Myunte et à Priène, et poussant leurs conquêtes ils dépouillent peu à peu les Cariens de toutes leurs villes. Cyarète un des fils de Codrus repeupla Myunte. A l'égard de Priène, comme parmi les Ioniens il y avait des Thébains, Philotas petit-fils de Penelée, et Epytus fils de Nilée furent les chefs de la colonie qui y entra. Cette ville éprouva bien des malheurs, premièrement de la part de Mégabatès général des Perses, et en second lieu de la part d'Hiéron un de ses propres citoyens ; cependant elle subsiste encore et est de la dépendance des Ioniens. Pour Myunte, ses habitants ont été obligés de l'abandonner par l'accident que je vais dire.

[11] Il y avait dans le voisinage de cette ville un petit golfe ; le Méandre qui passe auprès, à force d'élargir son lit et de se répandre, jeta tant de limon dans ce golfe, que l'eau ne communiquant plus avec la mer et venant à croupir forma un marais dont les exhalaisons engendrèrent une si grande tité de cousins et de moucherons qu'il fallut déserter. Les gens du pays se retirèrent à Milet en emportant avec eux tous leurs effets et jusqu'aux statues de leurs dieux. Aussi n'ai-je rien vu de beau à Myunte qu'un temple de Bacchus qui est de marbre blanc. La même chose arriva aux Carnites qui sont au-dessous de Pergame.

III. [1] Les Colophoniens ont à Claros un temple et un oracle d'Apollon qu'ils disent être d'une grande antiquité. Voici, selon eux, les révolutions qu'ils ont souffertes. Dans le temps que les Cariens possédaient ce canton, les premiers Grecs qui y abordèrent furent des Crétois. Ils avaient pour chefs Rhacius qui avec la nombreuse troupe qu'il avait débarquée se rendit maître de la côte et s'y établit. Quelque temps après, Thersandre fils de Polynice et les Argiens prirent Thèbes. Ils y firent beaucoup de prisonniers qu'ils envoyèrent à l'oracle de Delphes. Parmi eux était Manto qui venait de perdre Tirésias son père, mort en allant à Haliarfe.

[2] La réponse de l'oracle fut que ces prisonniers eussent à chercher des terres étrangères. Aussitôt ils équipent une flotte, passent en Asie et vont descendre à Claros. Les Crétois voyant débarquer ces étrangers prennent les armes, marchent à eux, les enveloppent et les mènent à Rhacius. Celui-ci ayant su de la jeune Manto quels étaient ses compagnons et ce qui les amenait en Asie, il les associe aux Crétois, les reçoit dans sa ville, et pour Manto, il l'épouse. De ce mariage naquit Mopsus qui dans la suite chassa les Cariens de toute cette côte.

[3] Cependant les Ioniens firent alliance avec les Grecs qui s'étaient rendus maîtres de Colophon, et ces deux peuples fondus, s'il faut ainsi dire, en un, furent assujettis au même gouvernement et aux mêmes lois. Damasicthon et Prométhus tous deux fils de Codrus, de chefs de la colonie étaient devenus rois des Ioniens. Mais bientôt la mésintelligence se mit entre ces deux frères ; Prométhus tua Damasicthon et s'enfuit à Naxe où il mourut. On rapporta son corps dans ses états, où les fils de Damasicthon le reçurent et l'inhumèrent ; sa sépulture se voit encore dans un lieu nommé Polytichide.

[4] En parlant de Lysimaque j'ai déjà dit qu'il détruisit la ville de Colophon ; la raison pourquoi il la traita ainsi, c'est que de tous les Grecs qui avaient débarqué à Ephèse, les Colgphoniens furent les seuls qui prirent les armes contre lui et contre les Macédoniens. Ceux de Smyrne se joignirent à eux. Plusieurs des uns et des autres périrent dans le combat ; leur sépulture est à gauche du chemin qui mène à Claros.

[5] Pour la ville de Lébédos, Lysimaque la ruina uniquement afin d'en transférer les habitants à Ephèse, et de repeupler cette grande ville. Le terroir de Lébédos est très fertile, quoique sur le bord de la mer il abonde en sources d'eau douce, et ces mêmes eaux sont fort salutaires. Ce canton était anciennement occupé par les Cariens ; Andrémon fils de Codrus et chef d'une colonie ionienne les en chassa. Quand on est sorti de Colophon et que l'on a passé le fleuve Alens, on trouve le tombeau d'Andremon à la gauche du chemin.

[6] Les Orchoméniens Minyens de leur côté s'établirent à Téos sous la conduite d'Athamas petit-fils, à ce que l'on dit, de cet Athamas qui eut Eole pour père. Téos fut une des villes où les Grecs et les Cariens surent compatir ensemble. Apoecus arrière-petit-fils de Mélanthus y amena aussi des Ioniens qui ne troublèrent en rien ni les Orchoméniens, ni les naturels du pays ; et quelques années ensuite il y vint encore un essaim d'Athéniens et de Béotiens. Les premiers étaient commandés par Damasus et par Naoclus, tous deux fils de Codrus, les seconds par Gérès qui était aussi de Béotie : ces nouveaux venus furent reçus avec amitié par Apoecus.

[7] Quant aux Erythréens, suivant leur tradition ils vinrent autrefois de Crète avec Erythrus fils de Rhadamante, lequel Erythrus donna son nom à la ville qu'ils habitent aujourd'hui. Mais ils n'étaient pas les seuls habitants. Il se mêla parmi eux des Lyciens, des Cariens, et des Pamphyliens ; des Lyciens à cause de leur ancienne consanguinité avec les Crétois, car ils étaient originaires de Crète, et descendaient de ces anciens Crétois qui quittèrent le pays avec Sarpedon ; des Cariens, comme ayant été autrefois liés d'amitié avec Minos ; des Pamphyliens enfin comme sortis aussi de race grecque ; je veux dire de ces Grecs qui après la prise de Troie furent longtemps errants avec Calchas. A ces peuples se joignit encore un certain nombre d'hommes, que Cnopus autre fils de Codrus tira de chaque ville d'Ionie, et qu'il fit entrer dans Erythres.

[8] Pour les Clazoméniens et les Phocéens, ils n'avaient aucune ville en Asie avant l'arrivée des Ioniens. En effet quelques-uns de ces Ioniens, après avoir longtemps erré de côté et d'autre s'avisèrent de venir demander un chef aux Colophoniens, qui leur donnèrent Parphorus. Sous les auspices de ce chef ils bâtirent une ville au pied du mont Ida ; mais bientôt après ils l'abandonnèrent, et s'en étant retournés dans la nouvelle Ionie ils fondèrent Scyppium vers les confins de la Colophonie.

[9] Ils s'en dégoûtèrent encore, et en étant sortis ils se fixèrent enfin dans le pays où ils sont aujourd'hui et bâtirent la ville de Clazomène en terre ferme ; la peur qu'ils eurent des Perses fit même qu'ils passèrent dans l'île qui est située vis-à-vis. Ensuite Alexandre voulut joindre l'île à la ville par le moyen d'une chaussée, ce qui en aurait fait une péninsule. Clazomène ne fut pas seulement habitée par des Ioniens, il y vint aussi des Cléonéens, des Phliasiens, et plusieurs autres qui après le retour des Doriens dans le Péloponnèse, furent obligés de quitter leur première demeure, les uns par une raison, les autres par une autre.

[10] A l'égard des Phocéens Asiatiques, ils descendent originairement de ceux qui occupent encore de nos jours la Phocide auprès du mont Parnasse. Ils passèrent en Asie sous le commandement de Philogène et de Damon Athéniens, et s'établirent dans le lieu oh ils sont, non par voie de conquête, mais du consentement des Cuméens. Les Ioniens ne voulurent ni faire alliance avec eux, ni les admettre dans l'assemblée des états, qu'à condition qu'ils obéiraient à des Rois du sang de Codrus. C'est pourquoi ils prirent chez les Erythréens et chez ceux de Téos trois princes de cette maison, savoir Oetès, Periclus et Abartus.

IV. [1] Les Ioniens possèdent plusieurs autres villes dans les îles. Ils ont Samos au-dessus de Mycale, et Chio vis-à-vis du mont Mimas. Si nous en croyons le poète Asius de Samos fils d'Amphiptoleme, Phoenix épousa Périmede fille d'Oeneus, et en eut deux filles, Astypalée et Europe. Astypalée fut aimée de Neptune ; et de ce commerce naquit Ancée, qui régna sur ces peuples que l'on nommait Lélèges. Ancée épousa Samia fille du Méandre ; il en eut quatre fils, Périlas, Enudus, Samus, Alitherse, et une fille qui eut nom Parthénope : cette fille plut à Apollon et lui donna un fils qui s'appella Lycomede : voilà ce qu'Asius dit dans ses poésies.

[2] Ce fut en ce temps-là que les Ioniens entrèrent dans Samos, et ils y furent reçus moins par amitié que par force. Ils avaient à leur tête Proclès fils de Pityrée ; c'était un Epidaurien qui menait avec lui bon nombre de ses compatriotes que Déïphon et les Argiens avaient chassés de l'Epidaurie. Ce Proclès descendait d'Ion fils de Xuthus ; il eut un fils nommé Léogorus qui fut roi des Samiens après son père. Les Ephésiens sous la conduite d'Androcle lui firent la guerre, et l'ayant vaincu ils le chassèrent de son île, lui et les Samiens, sous prétexte qu'ils avaient voulu se liguer avec les Cariens contre les Ioniens.

[3] Une partie de ces fugitifs alla s'établir dans cette île de la Thrace que l'on appellait autrefois Dardanie, et qui depuis fut appellée de leur nom Samothrace, les autres suivirent Léogorus, passèrent dans le continent qui est au-delà de Samos et y bâtirent une forteresse auprès d'Anéa, d'où onze ans après étant venus assiéger Samos, ils la reprirent et en chassèrent les Ephésiens à leur tour.

[4] Quelques-fins disent que le temple de Junon qui est à Samos a été bâti par les Argonautes, et que ce sont eux qui y ont transféré d'Argos la statue de la Déesse. L'opinion des Samiens est que Junon naquit dans leur île sur les bords du fleuve Imbrasus, et sous un saule qu'ils montrent encore aujourd'hui dans l'enceinte consacrée à la Déesse. Son temple est fort ancien, à en juger surtout par sa statue qui est un ouvrage de Smilis d'Egine fils d'Euclide ; car ce statuaire vivait du temps de Dédale, mais il était beaucoup moins illustre.

[5] Pour Dédale, outre qu'il était né à Athènes, de race royale et de la famille des Métionides, son art, sa fuite, ses voyages, ses malheurs mêmes, tout contribuait à le rendre célèbre. Coupable du meurtre de son propre neveu fils de sa soeur, et n'ignorant pas les lois de son pays sur l'homicide, il se réfugia en Crète auprès de Minos. Là il fit des ouvrages merveilleux pour Minos et pour ses filles, comme Homère nous l'apprend dans l'Iliade.

[6] Mais convaincu d'un nouveau crime il fut mis avec son fils dans une étroite prison, d'où ayant trouvé le moyen de se sauver, il passa à Inyque ville de Sicile et alla implorer la protection du roi Cocalus. Minos le redemandant, et Cocalus ne voulant pas le livrer, il causa la guerre entre les deux Rois. Enfin les filles de Cocalus conçurent tant d'estime pour lui, et furent si charmées de la beauté de ses ouvrages, que pour conserver cet excellent homme, elles jurèrent la mort de Minos.

[7] En un mot dans la Sicile et dans toute l'Italie rien n'était alors si fameux que le nom de Dédale, au lieu que Smilis n'était guère connu que des Samiens et des Eléens. Mais du moins passe-t-il pour constant chez ces peuples que la statue de Junon à Samos est de lui.

Tardieu, 1821

[8] Quant à l'île de Chio, voici ce que nous apprend Ion poète tragique et historien. Neptune selon lui vint dans une île déserte, il y trouva une nymphe dont il devint amoureux. Il en eut un fils, et le jour que la nymphe le mit au monde, il tomba une si grande quantité de neige que le nom lui en demeura ; il fut appellé Chius, parce que Chion en grec signifie de la neige. Neptune eut encore d'une autre nymphe deux fils, Angélus et Mélas ; ce furent là les premiers habitants de l'île. Ensuite Oenopion y vint de Crète avec ses fils, Talus, Evanthe, Mélas, Salagus et Athamas ; il y régna et ses enfants après lui.

[9] De son temps les Cariens et les Abantes de l'île Eubée s'établirent aussi à Chio. Aux enfants d'Oenopion succéda Amphictus ; c'était un étranger d'Hestiéa en Eubée, qui sur la foi de l'oracle de Delphes était venu chercher fortune à Chio. Hector un des descendants étant parvenu à la couronne fit la guerre aux Abantes et aux Cariens établis dans l'île. Une partie fut taillée en pièces, l'autre se rendit à discrétion et fut obligée d'évacuer le pays.

[10] Hector après avoir pacifié l'île se souvint qu'il devait célébrer une fête et un sacrifice dans l'assemblée générale des Ioniens ; il s'en acquitta, et ce fut dans cette assemblée que pour honorer sa valeur on lui décerna un trépied. Je sais que le poète Ion rapporte tous ces faits ; mais il ne nous dit point pourquoi les habitants de Chio furent compris dans le dénombrement des Ioniens.

V. [1] Smyrne était dès lors habitée comme elle l'est présentement. C'était une des douze villes appartenantes aux Eoliens. Les Ioniens ayant assemblé un corps de troupes à Colophon, assiégèrent Smyrne et la conquirent sur les Eoliens. Dans la suite ils donnèrent aux habitants le droit d'envoyer des députés à l'assemblée des états-généraux d'Ionie. Mais tout cela doit s'entendre de l'ancienne Smyrne ; car celle qui subsiste aujourd'hui, c'est Alexandre fils de Philippe qui l'a bâtie sur une apparition qu'il eut en songe.

[2] On dit que ce prince en chassant sur le mont Pagus fut conduit par la chasse même près du temple des Némeses ; fatigué qu'il était et trouvant un plane sur le bord d'une fontaine il se coucha auprès et s'endormit. Là durant son sommeil les Némeses s'étant apparu à lui, elles lui ordonnèrent de bâtir une ville dans ce lieu même, et d'y transférer les habitants de Smyrne.

[3] Ces peuples en ayant été avertis envoyèrent aussitôt à Claros pour consulter l'oracle sur ce qu'ils avaient à faire ; la réponse fut qu'ils seraient infiniment heureux s'ils allaient habiter le mont Pagus au-delà du Mélès ; c'est pourquoi ils changèrent volontiers de demeure. J'ai dit des Némeses, parce que ces peuples en reconnaissent plusieurs qui ont eu, disent-ils, la Nuit pour mère ; de la même manière que les Athéniens croient l'Océan père de celle qu'ils honorent à Rhamnus.

[4] L'Ionie en général jouit du plus beau ciel du monde. La température de l'air y est extrêmement douce et agréable. On ne voit nulle part ailleurs de si beaux temples ; celui de Diane d'Ephèse est le plus considérable par sa grandeur et par sa richesse. Apollon en a un à Branchide dans le territoire de Milet, et un autre à Claros près de Colophon ; ces deux-là ne sont pas achevés. Les Perses ont voulu brûler celui de Junon à Samos, et celui de Minerve à Phocée ; quoiqu'endommagés par le feu l'un et l'autre, ils causent encore de l'admiration.

[5] Le temple d'Hercule à Erythres et celui de Minerve à Priène vous feront beaucoup de plaisir ; celui-ci par la beauté dont est la statue de la Déesse ; celui-là par son antiquité. La statue d'Hercule n'est ni dans le goût de celles d'Egine, ni même dans le goût de l'ancienne école d'Athènes. Si elle ressemble à quelque chose, c'est aux statues égyptiennes travaillées avec art. Le Dieu est sur une espèce de radeau, et les Erythréens disent qu'il fut apporté ainsi de Tyr en Phénicie par mer.

[6] Ils ajoutent que le radeau entré dans la mer Ionienne s'arrêta au promontoire de Junon, autrement dit le cap Messate, parce qu'en allant d'Erythres à Chio on le trouve à moitié chemin. D'aussi loin que ceux d'Erythres et de Chio aperçurent la statue du Dieu, tous voulurent avoir l'honneur de la tirer à bord, et s'y employèrent de toutes leurs forces.

[7] Un Erythréen nommé Phormion pêcheur de son métier, et qui avait perdu la vue par une maladie, fut averti en songe que si les femmes d'Erythres voulaient couper leurs cheveux et que l'on en fît une corde, on amènerait le radeau sans peine. Pas une Erythréenne ne se mettant en devoir de déférer à ce songe,

[8] des femmes de Thrace qui bien que nées libres servaient à Erythres, sacrifièrent leur chevelure ; par ce moyen les Erythréens eurent la statue du Dieu en leur possession, et pour récompenser le zèle de ces Thraciennes, ils ordonnèrent qu'elles seraient les seules femmes qui auraient la liberté d'entrer dans le temple d'Hercule. Ils montrent encore aujourd'hui cette corde faite de cheveux, et la conservent soigneusement. A l'égard du pêcheur, ils assurent qu'il recouvra la vue et qu'il jouit de ce bienfait le reste de ses jours.

[9] Il y a encore à Erythres un temple de Minerve Poliade. Sa statue est de bois, d'une grandeur extraordinaire, assise sur une espèce de trône, et tenant une quenouille des deux mains ; la Déesse a sur la tête une couronne surmontée de l'étoile polaire. Je crois cette statue d'Endoeus ; j'en juge par plusieurs indices, mais surtout par la manière dont tout l'ouvrage est façonné, et encore plus par les Heures et les Grâces de marbre blanc, qui étaient exposées à l'air peu avant que j'arrivasse à Erythres. Le temple d'Esculape que l'on voit à Smyrne a été fait de mon temps ; il est bâti entre une montagne fort haute et un bras de mer, qui a cela de particulier qu'il ne mêle ses eaux avec aucune autre.

[10] Mais l'Ionie outre la beauté du climat et la magnificence de ses temples a bien d'autres choses qui méritent qu'on en parle. Dans le territoire d'Ephèse vous avez le fleuve Cenchrius, le mont Pion ainsi nommé à cause de la fertilité de son terroir, la fontaine Alipia, et aux environs de Milet la fontaine Biblis si célèbre par l'aventure de la malheureuse Biblis. A Colophon le bois sacré d'Apollon, où il y a des frênes d'une grande beauté, et près de ce bois le fleuve Alens, de tous les fleuves de l'Ionie le plus renommé pour la fraîcheur de ses eaux.

[11] Lébédos est à voir pour ses bains également salutaires et magnifiques. Il y en a aussi dans le voisinage de Téos sur le promontoire Macria, et plusieurs, les uns creusés naturellement dans le roc sur le bord de la mer, les autres faits de main d'homme et fort ornés. Les Clazoméniens ont aussi les leurs, où ils rendent une espèce de culte à Agamemnon. Auprès est un antre qu'ils disent être l'antre de la mère de Pyrrhus, et ils font je ne sais quel conte de Pyrrhus berger.

[12] Les Erythréens ont le bourg Chalcitis qui a donné son nom à leur troisième tribu ; de ce côté-là vous voyez un promontoire qui avance dans la mer, et d'où sort une source d'eau, la meilleure et la plus saine qu'il y ait dans toute l'Ionie.

[13] Les Smyrnéens ont dans leur pays la rivière de Mélès qui est une très belle rivière ; à sa source est une grotte où l'on dit qu'Homère composait ses poèmes. A Chio l'on voit le tombeau d'Oenopion, digne de curiosité par lui-même, et par les grandes choses que l'on raconte de ce héros. A Samos, sur le chemin qui mène au temple de Junon 1'on vous montrera la sépulture de Rhadine et de Léontichus ; il est assez ordinaire aux amants malheureux d'aller faire des voeux sur ce tombeau. En un mot l'Ionie est pleine de curiosités qui ne le cèdent guère à pas une de celles que l'on trouve dans les autres endroits de la Grèce.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.