[La Béotie - Platées]

Tardieu, 1821 - Cliquez sur l'image pour l'agrandir

I. [1] La Béotie confine à l'Attique du côté d'Athènes même et par d'autres endroits. Car Eleuthère, par exemple, et Platée sont limitrophes. Les Béotiens, pour parler de la nation en général, ont pris leur nom de Béotus, que l'on croit avoir été fils d'Itonus et de la nymphe Mélanippe ; à l'égard d'Itonus, on tient qu'il était fils d'Amphictyon. Plusieurs villes de Béotie portent des noms d'hommes ; mais d'autres en plus grand nombre portent des noms de femmes. Ainsi les Platéens que je crois originaires de la terre qu'ils habitent, tiennent leur nom de Platéa, qui était, dit-on, fille d'un fleuve.

[2] Il est certain que dans les premiers temps, ces peuples obéissaient à des rois ; car le gouvernement monarchique était autrefois établi par toute la Grèce, et le démocratique ou républicain n'est venu qu'après. Cependant les Platéens ne peuvent citer que deux de leurs rois, savoir Asopus, et Cithéron qui régnait avant lui. L'un donna son nom à un fleuve, et l'autre donna le sien à une montagne. Je serais fort tenté de croire que Platéa, dont la ville de Platée tire sa dénomination, était fille d'Asopus, et non d'un fleuve, comme on le dit.

[3] Quoiqu'il en soit, nous ne connaissons aucun exploit militaire des Platéens avant le combat de Marathon. Ils secondèrent parfaitement bien les Athéniens en cette occasion, et après la descente de Xerxès en Grèce ils eurent le courage de monter sur la flotte des mêmes Athéniens ; ensuite dans leur propre pays, ils taillèrent en pièces Mardonius fils de Gobryas et général de l'armée des Perses. Deux fois ils furent chassés de leur ville, et deux fois ils furent rétablis.

[4] Car dans la guerre du Péloponnèse les Lacédémoniens assiégèrent Platée et la prirent. Mais quelque temps après, le Spartiate Antalcidas ayant ménagé la paix entre les Grecs par l'entremise du roi de Perse, les Platéens qui s'étaient réfugiés à Athènes rentrèrent dans leur patrie, où bientôt néanmoins ils se virent exposés à de nouveaux malheurs. En effet, quoiqu'ils ne fussent point en guerre avec les Thébains, qu'au contraire il protestassent qu'ils voulaient observer le traité à leur égard, et que pour preuve de leur bonne foi ils n'eussent en rien participé à l'entreprise des Lacédémoniens sur la Cadmée,

[5] cependant, comme ceux-ci avaient surpris cette citadelle, les Thébains s'en prenaient à tous ceux qui étaient compris dans le traité, et qui auraient dû, à ce qu'il leur semblait, empêcher cette infraction. De sorte que les Platéens se voyant suspects et ayant tout à craindre de la part des Thébains, se précautionnaient en tenant une forte garnison dans Platée. Ceux qui avaient des métairies hors la ville n'y allaient pas même indifféremment à toutes les heures du jour. Ils observaient le temps que les Thébains étaient assemblés pour délibérer sur leurs affaires, ce qui leur arrivait souvent, et alors les bourgeois de Platée sortaient pour aller visiter leur bien à la campagne.

[6] Mais le Thébain Néoclès, qui pour lors était archonte, voyant la défiance et la précaution des Platéens, résolut de les attraper. Il commanda aux Thébains de se trouver en armes à l'assemblée du peuple, et au lieu de tenir conseil il les mena brusquement à Platée, non par le droit chemin qui est à travers la plaine, mais par Hysies, du côté d'Eleuthère et de l'Attique, par où il était bien sûr de n'être pas découvert. Sa marche fut si bien conduite qu'ils se virent avant midi sous les murs de la ville.

[7] C'était l'heure que la plupart des Platéens, croyant les Thébains assemblés à leur ordinaire, s'étaient répandus dans la campagne après avoir fermé sur eux la porte par où ils étaient sortis. Néoclès entra par une autre, se rendit maître du reste des habitants, et toute la grâce qu'il leur fit, ce fut qu'ils auraient la vie sauve et qu'ils sortiraient de la ville avant le coucher du soleil, les hommes avec un habit, les femmes avec deux. Il arriva aux Platéens en cette occasion tout le contraire de ce qui leur était arrivé lorsqu'ils furent assiégés par les Lacédémoniens, sous la conduite d'Archidame ; car alors les Lacédémoniens les resserrèrent dans leur ville par un double mur de circonvallation, de sorte qu'ils n'en pouvaient sortir ; et lorsque les Thébains les surprirent, ils les empêchèrent d'y rentrer.

[8] Platée fut prise pour la seconde fois trois ans avant le combat de Leuctres, Astéüs étant pour lors archonte à Athènes. Les Thébains rasèrent entièrement la ville, à l'exception des temples. Les circonstances de ce malheur tournèrent dans la suite à l'avantage des Platéens ; car chassés de leur ville, ils furent encore une fois reçus à bras ouverts par les Athéniens ; et Philippe ayant remporté la victoire à Chéronée, non seulement il mit garnison dans Thèbes, mais pour susciter un ennemi aux Thébains et hâter leur ruine, il rétablit les Platéens dans leur patrie.

Tardieu, 1821

II. [1] Aux environs de Platée, sous le mont Cithéron, si vous prenez un peu à droite, vous apercevrez les ruines d'Hysies et d'Erythes, qui étaient autrefois deux villes de la Béotie. Même parmi les restes d'Hysies vous verrez un temple d'Apollon qui n'est bâti qu'à demi. Près de ce temple est un puits sacré dont l'eau avait une vertu prophétique ; car, si l'on en croit les Béotiens, ceux qui en buvaient prédisaient l'avenir.

[2] Rentré dans le grand chemin, vous avez à votre droite le tombeau de Mardonius ; c'est ainsi qu'ils l'appellent, bien qu'il passe pour constant que le corps de ce général ne se trouva point sur le champ de bataille, et que l'on puisse ne nommer aucun Béotien qui ait pris soin de l'enterrer. Aussi dit-on seulement qu'Artonte fils de Mardonius fit de riches présents à Dionysophane d'Ephèse et à quelques autres Ioniens, parce qu'ils avaient été soigneux de donner la sépulture à son père.

[3] Le chemin dont je parle est celui qui mène d'Eleuthère à Platées. Si vous prenez celui de Mégare, vous trouverez sur la droite une fontaine et un peu plus loin une roche dite la roche d'Actéon, parce qu'Actéon, après s'être fatigué à la chasse, venait se reposer en ce lieu, d'où il pouvait aisément voir Diane, lorsqu'elle se baignait dans la fontaine voisine. Le poète Stésichore dit que la déesse le couvrit d'une peau de cerf, et qu'elle le fit mettre en pièces par ses chiens, pour le punir de ce qu'il voulait épouser Sémélé.

[4] Mais sans recourir à aucune divinité, je croirais pour moi que ces chiens devinrent enragés, et que ne connaissant plus leur maître, ils se jetèrent sur lui et le déchirèrent. Nul ne sait en quel endroit du mont Cithéron Penthée fils d'Echion porta la peine due à sa témérité, ni où Oedipe enfant fut exposé. Pour ce qui est de ce chemin qui fourche, et où devenu grand il tua son père, on sait que c'est un endroit de la Phocide, et on le connaît. Le mont Cithéron est consacré à Jupiter Cithéronius, j'en parlerai plus au long, lorsque la suite de ma narration m'y aura conduit.

[5] Près des murs de Platée, on voit la sépulture de ceux qui périrent en combattant contre les Perses. Les autres Grecs ont une sépulture commune, mais les Lacédémoniens et les Athéniens en ont une à part avec des épitaphes en vers élégiaques, faites par Simonide. Non loin du tombeau commun à tous les Grecs, il y a un autel dédié à Jupiter le Libérateur ; le tombeau est de bronze, l'autel et la statue du Dieu sont de marbre blanc.

[6] Les Platéens célèbrent encore à présent tous les cinq ans des jeux, où le prix de la course surtout est fort considérable. On court tout armé devant l'autel de Jupiter. A quinze stades de la ville, vous verrez le trophée que les Grecs érigèrent après la victoire remportée sur les Perses.

[7] Et dans la ville même, du côté de Jupiter Eleutherius ou le Libérateur, on vous montrera le monument héroïque de Platéa. J'ai déjà dit ce que je pensais de cette Platéa et ce qu'en pensent ces peuples. Ils ont un temple de Junon qui est à voir tant pour sa grandeur que pour les statues dont il est orné. En entrant on voit une Rhéa qui présente à Saturne une pierre enveloppée de langes, comme si c'était un enfant qu'elle eût mis au monde. La divinité du temple, c'est Junon adulte ; elle est représentée toute droite ; c'est une statue d'une grandeur extraordinaire. L'une et l'autre sont de marbre du mont Pentélique et de la façon de Praxitèle. Il y a dans le même temple une autre Junon qui est couchée ; celle-ci est un ouvrage de Callimachus. Il la nomment Junon l'épousée pour la raison que je vais dire.

III. [1] Junon se fâcha un jour contre Jupiter ; on ne sait pas pourquoi ; mais on assure que de dépit elle se retira dans l'Eubée. Jupiter n'ayant pu venir à bout de la fléchir, vint trouver Cithéron qui régnait alors à Platée. Cithéron était l'homme le plus sage de son temps. Il conseilla à Jupiter de faire faire une statue de bois, de l'habiller en femme, de la mettre sur un chariot attelé d'une paire de boeufs que l'on traînerait par la ville, et de répandre dans le public que c'était Platéa la fille d'Asopus, qu'il allait épouser.

[2] Son conseil fut suivi. Aussitôt la nouvelle en vient à Junon, qui part dans le moment, se rend à Platée, s'approche du chariot, et dans sa colère voulant déchirer les habits de la mariée, trouve que c'est une statue. Charmée de l'aventure, elle pardonna à Jupiter sa tromperie et se réconcilia de bonne foi avec lui. En mémoire de cet événement, ces peuples célèbrent une certaine fête qu'ils appellent les Dédales, parce qu'anciennement toutes les statues de bois étaient appelées des dédales. Je crois même ce nom plus ancien que Dédale l'Athénien fils de Palamaon, et je me persuade que Dédale fut surnommé ainsi à cause des statues qu'il faisait, et que ce n'était pas son vrai nom. Un savant du pays que j'avais pris pour m'en montrer les curiosités m'assura que cette fête venait tous les sept ans ; mais il se trompait, elle vient plus tôt ; cependant, quand nous voulûmes supputer au juste le temps d'une fête à l'autre, nous ne pûmes en venir à bout. Voici maintenant les cérémonies que l'on y observe.

[4] Près de la ville d'Alalcomène est le plus grand bois qu'il y ait dans toute la Béotie ; on y voit de vieux chênes aussi anciens que le temps. C'est là que les Platéens s'assemblent ; ils apportent avec eux des morceaux de viande cuite, les jettent dans ce bois, et les défendent autant qu'ils peuvent contre les corbeaux qui sont en grand nombre ; ils s'embarrassent peu des autres oiseaux parce qu'ils ne sont pas si voraces. Mais si malgré leur vigilance, quelque corbeau vient à emporter un morceau de viande, pour lors ils observent soigneusement sur quel arbre il va se percher, et c'est du bois de cet arbre qu'ils font un Dédale, ou pour parler plus clairement, une statue.

[5] Les Platéens célèbrent cette fête en leur particulier, et alors ce sont les petits Dédales. Les grands sont accompagnés de plus de solennité : tous les Béotiens y assistent en corps, mais la fête ne se fait que tous les soixante ans, parce qu'elle fut discontinuée durant tout ce temps, à cause de l'exil des Platéens. Aux petits Dédales, on porte en procession quarante statues ; car toutes celles que l'on fait chaque année sont réservées pour le jour de la fête.

[6] Et il y a huit villes qui tirent au sort à qui aura l'honneur de porter ces statues, Platée, Coronée, Thespie, Tanagre, Chéronée, Orchomène, Lébadée et Thèbes. En effet, après que Thèbes eut été rétablie par Cassander fils d'Antipater, toutes ces villes s'étant réconciliées avec les Platéens, voulurent être associées à la cérémonie des Dédales et faire chacune à son tour les frais du sacrifice. Les villes de moindre considération s'unissent ensemble et contribuent à la dépense selon leurs forces. Or voici de quelle manière la fête se passe.

[7] Ces peuples ainsi assemblés portent une statue de femme sur les rives de l'Asope, ils la mettent sur un chariot, et une jeune mariée se place à côté d'elle ; puis ils tirent au sort entre eux pour voir qui aura le pas et réglera la marche. Après ces préliminaires ils conduisent le chariot depuis l'Asope jusqu'au haut du mont Cithéron du côté de Thèbes. Là ils trouvent un autel tout préparé, fait de pièces de bois coupées en carré et emboîtées les unes dans les autres comme pour un ouvrage de maçonnerie. Cet autel est couvert d'un monceau de sarments, en sorte qu'il n'y a plus qu'à y mettre le feu.

[8] Les villes considérables sacrifient une vache à Junon et un taureau à Jupiter, après avoir versé du vin et brûlé des parfums sur ces victimes ; on range en même temps tous les Dédales sur l'autel. Les particuliers qui sont riches se piquent de faire comme les villes ; les autres immolent des victimes de moindre prix. Tout ce que l'on offre en sacrifice est consumé par le feu avec l'autel, et la flamme est si grande que je la vis de fort loin.

[9] Sur le même coteau où ils élèvent cet autel, environ quinze stades au-dessous, on voit l'antre des nymphes Cithéronides ; ils appellent ce lieu Sphragidium et ils assurent qu'autrefois ces nymphes avaient le don de prophétie.

IV. [1] Les Platéens ont aussi un temple de Minerve Aréa, qu'ils disent avoir bâti des dépouilles remportées au combat de Marathon, desquelles les Athéniens leur firent part. La statue de la déesse est dorée, à la réserve du visage, des mains et des pieds, qui sont du plus beau marbre ; elle est presque aussi grande que la Minerve de bronze qui est dans la citadelle d'Athènes, et que les Athéniens consacrèrent comme les prémices des mêmes dépouilles ; mais la Minerve des Platéens est un ouvrage de Phidias.

[2] On voit de fort belles peintures dans le temple, d'un côté, Ulysse, maître chez lui, après avoir tiré vengeance de ces insolents qui aspiraient à épouser sa femme ; de l'autre, la première expédition des Argiens contre Thèbes. Le premier tableau est de Polygnote, le second d'Onatas. Ces peintures sont sur les murs du parvis. Aux pieds de la statue de Minerve vous voyez Arimneste qui commandait les Platéens à la journée de Marathon, et depuis au combat qui fut donné contre Mardonius.

[3] Outre le temple de Minerve, vous pourrez voir une chapelle de Cérès Eleusienne, et le tombeau de Léitus ; ce Léitus fut le seul de tous les chefs des Béotiens qui revint du siège de Troie. On vous montrera aussi la fontaine Gargaphia, dont on dit que Mardonius infecta l'eau, parce que les Grecs, qui étaient campés auprès, n'en avaient point d'autre à boire. Depuis, les Platéens l'ont fait nettoyer.

[4] Sur le chemin qui mène de Platée à Thèbes, vous trouvez le fleuve Péroé ; on tient qu'Asopus eut une fille de ce nom. Avant que de passer l'Asope, si en suivant son cours et en descendant vous voulez faire quelque quarante stades, vous verrez les ruines de la ville de Scolum, parmi lesquelles s'est conservé un temple non encore achevé de Cérès et de Proserpine, avec deux bustes de ces Déesses. L'Asope sépare encore aujourd'hui comme autrefois le territoire des Platéens de celui des Thébains.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.