[La Béotie - Thèbes]

Tardieu, 1821

V. [1] On croit que les premiers peuples qui ont habité la Thébaïde étaient les Ectènes, et qu'ils avaient pour roi Ogygus, qui était lui-même enfant de la terre, c'est-à-dire originaire du pays. De là vient que la plupart des poètes donnent à Thèbes le surnom d'Ogygies. On dit que tout ce peuple périt de la peste, et qu'aux Ectènes succédèrent les Hyantes et les Aoniens, peuples, comme je crois, de la Béotie, et nullement étrangers.

[2] Ensuite Cadmus étant venu de Phénicie avec une armée, il livra combat aux Hyantes, et les défit ; ces peuples se voyant subjugués s'enfuirent durant la nuit et allèrent chercher une retraite ailleurs. Mais les Aoniens se soumirent au vainqueur, qui leur permit de rester dans le pays, en sorte qu'ils ne firent plus qu'un peuple avec les Phéniciens ; ils gardèrent donc les habitations qu'ils avaient dans les villages. Cadmus bâtit une ville qui du nom de son fondateur s'appelle encore aujourd'hui la Cadmée. Mais cette ville s'étant accrue avec le temps, ce que l'on appelait Cadmée ne fut plus qu'une citadelle par rapport à la ville basse que l'on bâtit depuis. Le mariage de Cadmus fut fort illustre, s'il est vrai qu'il épousa la fille de Mars et de Vénus, comme les Grecs le disent ; et de ce mariage sortirent deux filles qui ne furent pas moins célèbres, Sémélé qui donna un fils à Jupiter, et Ino qui fut mise au nombre des divinités de la mer.

[3] Sous le règne de Cadmus, ces hommes à qui l'on a donné le nom de Spartes se rendirent fort puissants, Chthonius, Hypérénor, Pélorus et Udéüs ; car pour Echion, qui les surpassait tous en courage, Cadmus le choisit pour en faire son gendre. Je n'ai pu rien découvrir de certain touchant la race de ces hommes extraordinaires ; c'est pourquoi je m'en tiens à la fable qui dit qu'ils furent appelés Spartes à cause de la manière étrange dont ils naquirent. Après que Cadmus se fut encore transplanté en Illyrie, et qu'il eut fixé son domicile chez les Enchéléens, son fils Polydore occupa le trône.

[4] Penthée fils d'Echion, pouvait beaucoup, tant par sa naissance que par sa faveur auprès du prince. Mais devenu insolent et même impie jusqu'à profaner les mystères de Bacchus, il éprouva la vengeance du dieu, et reçut le châtiment qu'il méritait. Polydore avait un fils en bas âge, nommé Labdacus ; se sentant près de la fin, il recommanda le royaume et son fils à Nyctée.

[5] Ici il faut se souvenir de ce que j'ai dit dans l'histoire des Sicyoniens ; car j'y ai raconté comment Nyctée mourut, et de quelle manière son frère Lycus eut la tutelle du jeune prince avec l'administration du royaume. Quand Labdacus fut en âge de gouverner par lui-même, Lycus lui remit le timon de l'Etat ; mais il ne le garda pas longtemps, car il mourut peu d'années après, de sorte que Lycus se vit encore une fois tuteur d'un jeune roi, qui était Laïus fils de Labdacus.

[6] Ce fut durant cette tutelle qu'Amphion et Zéthus à la tête d'une armée envahirent le pays. Ceux à qui l'on avait confié l'éducation de Laïus commencèrent par mettre en sûreté cet unique et précieux rejeton de la race de Cadmus ; précaution qui fut fort sage, car les deux fils d'Antiope livrèrent bataille à Lycus et remportèrent la victoire. S'étant donc emparés du royaume, ils joignirent ce que l'on appelait Cadmée à la ville basse, à laquelle ils donnèrent le nom de Thèbes, pour faire honneur à Thébé leur tante maternelle.

[7] Homère nous apprend qu'ils fermèrent la ville de Thèbes par sept bonnes portes, et qu'ils élevèrent des tours d'espace en espace ; sans quoi, dit-il, tout redoutables qu'ils étaient, ils n'eussent pu habiter sûrement cette grande ville. Le poète ne dit pas un mot de la voix merveilleuse d'Amphion, ni des murs de Thèbes bâtis au son de sa lyre. Pour moi, je crois qu'Amphion ne fut réputé si grand musicien que parce qu'étant parent de Tantale il avait appris la musique des Lydiens, qu'il en avait transporté l'harmonie chez les Grecs, et qu'aux quatre cordes que la lyre avait déjà, il en avait ajouté trois autres.

[8] Cependant l'auteur du poème sur Europe dit qu'Amphion apprit de Mercure à jouer de la lyre, et que par la douceur de ses accords il se faisait suivre des bêtes sauvages et des pierres mêmes. Myron de Byzance, qui a fait des vers héroïques et des élégies, rapporte qu'Amphion fut le premier qui érigea un autel à Mercure, et que le dieu pour récompenser son zèle lui fit présent d'une lyre. D'autres disent qu'il est puni dans les enfers, pour s'être aussi moqué de Latone et de ses enfants.

[9] Il est parlé de son supplice dans ce poème qui a pour titre la Minyade, où le poète met Amphion et le Thrace Tamyris au même rang. Quoi qu'il en soit, après que la peste eut moissonné toute la maison d'Amphion, et que Zéthus au désespoir de la mort de son fils tué par sa propre mère, je ne sais pour quel crime, eut succombé à son chagrin, les Thébains remirent Laïus sur le trône.

[10] Ce prince ayant épousé Jocaste fut averti par un oracle de Delphes que s'il avait un fils de ce mariage, ce fils lui ôterait la vie. C'est pourquoi Oedipe en étant né, Laïus prit le parti de l'exposer. Sa précaution fut inutile. Oedipe devenu grand tua son père et épousa ensuite sa propre mère. Mais il n'en eut point d'enfants : Homère le déclare dans l'Odyssée ; car Ulysse, après avoir dit qu'il vit aux enfers la mère d'Oedipe, la belle Epicaste, qui moins criminelle qu'imprudente, avait épousé son propre fils, en sorte que le malheureux Oedipe se trouvait tout à la fois l'assassin de son père et le mari de sa mère ; Ulysse, dis-je, ajoute en parlant d'Epicaste ou de Jocaste :

[11]

Mais aussitôt les dieux précipitant ses jours,
De cet affreux inceste arrêtèrent le cours.

En effet, comment les dieux auraient-ils arrêté le cours de cet inceste abominable, si Oedipe avait eu quatre enfants de Jocaste ? Aussi ne les eut-il pas d'elle mais d'Euryganée, fille d'Hyperphas, comme le rapporte l'auteur du poème intitulé l'Oedipodie, ou les aventures d'Oedipe. C'est pourquoi dans un tableau d'Onatas, que l'on voit à Platée, Euryganée a un air triste et abattu, parce qu'elle attend l'issue du combat de ses fils.

[12] Car du vivant d'Oedipe, Polynice sortit de Thèbes dans la crainte d'encourir la malédiction dont son père l'avait frappé, lui et son frère. Il se réfugia à Argos où il épousa la fille d'Adraste, et après la mort d'Oedipe dont Etéocle lui donna avis, il revint à Thèbes. Mais n'ayant pu s'accorder avec son frère, il en sortit une seconde fois, et puissamment aidé par son beau-père, il fit une tentative dont le succès fut malheureux.

[13] Enfin les deux frères s'étant défiés à un combat singulier, ils se battirent et périrent l'un et l'autre de leurs blessures. A Etéocle succéda son fils Laodamas, qui jeune encore fut mis sous la tutelle de Créon fils de Ménoecée. Lorsqu'il fut en âge de gouverner, les Argiens tentèrent une seconde expédition contre Thèbes. Les deux armées vinrent aux mains sur le bord du Glissante, Laodamas tua Egialée fils d'Adraste dans le combat, mais il n'en perdit pas moins la bataille ; c'est pourquoi la nuit suivante il se sauva en Illyrie, avec ceux qui voulurent le suivre.

[14] Les Argiens maîtres de Thèbes mirent sur le trône Thersandre fils de Polynice. Quelque temps après, une partie de la flotte d'Agamemnon s'étant égarée en allant à Troie et les Grecs qu'elle portait ayant été battus en Mysie, il arriva que Thersandre, qui s'était extrêmement distingué dans le combat, fut tué par Téléphus. On lui éleva un monument dans la ville d'Elée vers les rives du Caïque, et l'on voit encore aujourd'hui dans la place publique de cette ville une tombe de pierre exposée à l'air, sur laquelle les habitants vont tous les ans honorer sa mémoire.

[15] Après la mort de Thersandre les Grecs équipèrent une autre flotte et prirent pour chef Pénélée, parce que le fils de Thersandre n'était pas en âge de les commander ; mais Pénélée fut encore tué par Eurypyle fils de Téléphus, et alors les Thébains reconnurent pour leur roi Tisamène fils de Thersandre et de Démonasse qui était fille d'Amphiaraüs. Les furies, attachées au sang d'Oedipe et de Laïus épargnèrent Tisamène ; mais son fils Autésion en fut persécuté jusqu'à être obligé de se transplanter chez les Doriens par le conseil de l'oracle.

[16] Après son départ les Thébains mirent à sa place Damasichton fils d'Opheltès et petit-fils de Pénélée. A Damasichton succéda son fils Ptolémée qui eut pour successeur Xanthus, lequel fut tué dans un combat singulier par Mélanthus fils d'Andropompe, mais d'une manière qui ne fit point d'honneur à Mélanthus. Xanthus fut le dernier roi de Thèbes ; après lui, les Thébains las d'obéir à un seul homme aimèrent mieux être gouvernés par plusieurs, et changèrent la forme de leur gouvernement en république.

VI. [1] Quant à leurs entreprises militaires, soit heureuses soit malheureuses, voici ce que j'ai trouvé de plus certain. Ils furent vaincus une première fois par les Athéniens qui avaient pris le parti des Platéens dans la guerre qu'ils avaient contre Thèbes au sujet de leurs limites, et une seconde fois à Platée même par les mêmes Athéniens, lorsque Thèbes rechercha l'amitié du roi de Perse contre l'intérêt commun des Grecs.

[2] Faute qui ne doit pas être imputée à la nation, mais à un petit nombre de gens qui s'étaient emparés du gouvernement ; car alors les lois de l'état et la première institution n'étaient plus en vigueur. Si les enfants de Pisistrate eussent encore exercé leur domination à Athènes dans le temps que les Barbares firent leur irruption en Grèce, il ne faut pas douter que les Athéniens n'eussent été pareillement accusés de favoriser le roi de Perse. Mais revenons à notre sujet.

[3] Dans la suite les Thébains eurent leur revanche ; ils battirent les Athéniens à Delium près de Tanagre ; Hippocrate fils d'Ariphon qui commandait l'armée athénienne perdit beaucoup de monde et fut tué lui-même dans le combat. Depuis la retraite des Perses jusqu'à la guerre du Péloponnèse, les Lacédémoniens et les Thébains furent en assez bonne intelligence. Mais cette guerre étant finie et la flotte d'Athènes ayant désarmé, peu de temps après les Thébains, ligués avec les Corinthiens, prirent les armes contre Sparte.

[4] Battus près de Corinthe et à Chéronée, ils remportèrent enfin à Leuctres la plus mémorable victoire que jamais les Grecs aient remportée sur d'autres Grecs. Ce fut alors qu'ils chassèrent les décurions que les Lacédémoniens avaient établis dans chaque ville, et ils chassèrent ces intendants spartiates que l'on nommait Harmostes. Ensuite vint la guerre Phocique ou sacrée, comme les Grecs l'appelèrent, qui dura dix ans sans interruption.

[5] J'ai déjà dit dans mes mémoires sur l'Attique que la bataille de Chéronée avait été fatale à toute la Grèce ; mais les suites en furent fâcheuses particulièrement pour les Thébains ; car les vainqueurs mirent garnison dans Thèbes, et cette garnison y resta jusqu'à la mort de Philippe. Enfin, sous le règne d'Alexandre, les Thébains secouèrent le joug, mais aussitôt ils eurent un présage des maux dont ils allaient être accablés.

[6] Car à la veille de la bataille de Leuctres, les toiles que les araignées filaient au-dessus des portes du temple de Cérès Législatrice parurent toutes blanches, et lorsqu'Alexandre vint mettre le siège devant Thèbes, ces toiles d'araignées parurent toutes noires. On dit que par un pareil prodige, il plut de la cendre dans l'Attique un an avant les calamités dont Sylla affligea les Athéniens.

VII. [1] Les Thébains chassés de leur ville par Alexandre s'étant retirés à Athènes, furent dans la suite rétablis par Cassander fils d'Antipater. A dire le vrai, les Athéniens y contribuèrent de tout leur pouvoir, aussi bien que les Messéniens et les Mégalopolitains.

[2] Je crois que ce qui porta Cassander au rétablissement de Thèbes, ce fut la haine qu'il avait pour Alexandre ; car il entreprit de détruire toute sa race. Il livra Olympias à ses plus cruels ennemis qui la lapidèrent, et il empoisonna les deux fils de ce prince, Hercule et Alexandre qu'il avait eus, l'un de Barsine, l'autre de Roxane. Mais lui-même périt malheureusement ; car plein d'une humeur aqueuse, il devint enflé, et les vers sortaient de toutes les parties de son corps.

[3] Philippe l'aîné de ses fils après un règne fort court, mourut de phtisie. Antipater le second ayant succédé à son frère, fit mourir Thessalonice sa propre mère, qui était fille de Nicasipolis et de Philippe, père d'Alexandre le Grand. Il prit pour prétexte de son parricide l'amour que cette malheureuse mère avait pour Alexandre, le plus jeune des fils de Cassander. Mais le jeune prince ayant appelé Démétrius fils d'Antigonus à son secours, vengea la mort de sa mère en faisant périr son frère. Cependant, celui-là même qui avait été son défenseur devint son assassin.

[4] Ainsi par une juste punition du ciel toute la race de Cassander fut éteinte. Sous son règne, comme je l'ai dit, Thèbes fut repeuplée ; cependant les Thébains n'étaient pas pour cela à la fin de leurs misères. Car durant la guerre de Mithridate contre les Romains, ils se déclarèrent pour lui, sans autre raison je crois que l'affection qu'il portait au peuple d'Athènes. Mais à l'approche de Sylla, qui était entré en Béotie avec une armée, ils furent intimidés et commencèrent à rechercher l'amitié des Romains.

[5] Sylla, peu touché d'un repentir qui venait trop tard, ne songea qu'à les humilier, et entre autres moyens dont il s'avisa pour y parvenir, il confisqua la moitié de leurs terres, ce qu'il colora du prétexte que je vais dire. Dès le commencement de la guerre que Sylla eut à soutenir contre Mithridate, il se trouva dans une si grande disette d'argent qu'il fut obligé de prendre à Olympie, à Epidaure et à Delphes les richesses que la piété des particuliers avait consacrées aux dieux et qui avaient pu échapper aux Phocéens.

[6] Avec ce secours il fit subsister quelque temps ses troupes, et pour dédommager les dieux de ce qu'il leur avait ôté, il leur donna la moitié de toutes les terres que possédaient les Thébains. Dans la suite les Romains rendirent aux Thébains ce qui leur appartenait ; mais à l'occasion de cette guerre de Mithridate, Sylla les réduisit à la dernière misère. Présentement toute la ville basse est en ruines à l'exception des temples ; il n'y a que la citadelle qui soit habitée, encore ne l'appelle-t-on plus la Cadmée, mais simplement Thèbes.

VIII. [1] Quand on a passé l'Asope, à dix stades de la ville on trouve les ruines de Potnies, au milieu desquelles s'élève le bois sacré de Cérès et de Proserpine. Vous y voyez quelques statues que les gens du lieu nomment les déesses Potniades. Il y a un certain temps de l'année où ils leur font des sacrifices, et ils observent cet usage de laisser aller en quelques endroits du bois des cochons de lait, qui, si on les en croit, l'année suivante, à pareil temps, sont trouvés paissants dans la forêt de Dodone ; mais le croie qui voudra.

[2] Là se voit aussi un temple de Bacchus, surnommé Egobolus, et voici la raison de ce surnom. Un jour que les Potniens sacrifiaient à Bacchus, s'étant enivrés, ils portèrent l'insolence jusqu'à tuer le prêtre du Dieu. Aussitôt frappés de la peste ils envoyèrent consulter l'oracle, dont la réponse fut que pour apaiser Bacchus, il fallait lui immoler un jeune garçon qui eût atteint l'âge de puberté. Mais on dit que peu d'années après, le dieu lui-même substitua une chèvre à la place du jeune homme qu'il allaient égorger ; de là le surnom d'Egobolus. A Potnies on vous montre un puits, dont on prétend que l'eau rend les cavales furieuses quand elles en boivent.

[3] Sur le chemin de Potnies à Thèbes vous verrez sur votre droite une petite enceinte fermée par une espèce de colonnade ; ce fut-là, disent-ils, que la terre s'ouvrit pour engloutir Amphiaraüs ; ils croient rendre le fait plus croyable, en ajoutant que depuis ce temps-là, jamais on n'a vu aucun oiseau du ciel venir se reposer sur ces colonnes, ni aucun animal soit domestique ou sauvage, venir brouter l'herbe qui croît en ce lieu-là.

[4] La ville de Thèbes dans son ancien circuit avait sept portes qui subsistent encore à présent ; j'en rapporterai les noms. Il y a la porte Electride, du nom d'Electre soeur de Cadmus ; la porte Proetide, du nom d'un Proetus qui était originaire du pays ; mais il n'est pas aisé de dire en quel temps il vivait, ni de qui il descendait ; la porte Néïtide, ainsi nommée de ce qu'Amphion, à ce que l'on dit, imagina sous cette porte d'ajouter à la lyre une nouvelle corde qu'ils appelèrent Nété ; c'est celle dont le son est le plus aigu. D'autres disent que Zéthus, frère d'Amphion, eut un fils nommé Néïs, qui donna son nom à cette porte.

[5] La quatrième est la porte Crénéa, ainsi dite à cause de la fontaine de Dircé qui est de ce côté-là ; de même qu'ils appellent la cinquième la porte du Très Haut, parce que le temple de Jupiter le Très Haut est auprès. Enfin, il y a la porte Ogygie, et la porte Homoloïde ; le nom de celle-ci est aussi récent que le nom de celle-là est ancien.

[6] Après que les Thébains eurent été défaits par les Argiens sur les bords du Glissante, plusieurs d'entre eux accompagnèrent Laodamas fils d'Etéocle dans sa fuite ; mais plusieurs autres voyant qu'il gagnait l'Illyrie ne voulurent pas le suivre ; ils aimèrent mieux tourner du côté de la Thessalie, où ils occupèrent le mont Homoloé qui est très fertile et où l'on a de l'eau abondamment.

[7] Quelques années ensuite, rappelés par Thersandre fils de Polynice, ils revinrent à Thèbes, et en mémoire du mont Homoloé qui leur avait servi de retraite, ils donnèrent ce nom à la porte par laquelle ils rentrèrent : voilà d'où vient cette dénomination. En venant de Platée, c'est par la porte Electride que l'on entre. On raconte que Capanée fils d'Hipponoüs, voulant escalader les murs de ce côté-là, tomba mort d'un coup de foudre.

IX. [1] Cette guerre des Argiens contre les Thébains est, autant que j'en puisse juger, la plus considérable qu'il y ait eu parmi les Grecs durant tous ces temps que l'on appelle héroïques. Car la guerre des Eleusiniens contre les autres peuples de l'Attique, celle même des Thébains contre les Myniens, fut presque aussitôt finie que commencée. Les armées n'avaient pas beaucoup de chemin à faire pour se joindre ; une bataille décidait la querelle, et aux hostilités succédait bientôt ou la trêve ou la paix.

[2] Mais l'armée des Argiens vint du fond du Péloponnèse dans le coeur de la Béotie, et Adraste tirait de l'Arcadie et de la Messénie ses troupes auxiliaires, tandis que les Thébains étaient obligés de tirer les leurs de la Phocide et de la Minyade, d'où les Phlégyens vinrent à leur secours. Le combat se donna sur le bord de l'Ismène ; les Thébains, dès le premier choc, lâchèrent le pied, et mis en fuite ils regagnèrent leurs remparts.

[3] Les Argiens, comme tous les peuples du Péloponnèse, s'entendaient fort mal à faire un siège ; leurs attaques étaient brusques et vives, mais nullement conduites avec art. Aussi les Thébains en tuèrent-ils un grand nombre de dessus leurs murailles, et ensuite faisant une sortie à propos, ils les culbutèrent dans leurs lignes, les taillèrent en pièces, et remportèrent sur eux une victoire si complète qu'Adraste fut le seul qui leur échappa. Mais cette victoire leur coûta cher, et ils perdirent tant de monde, que depuis elle a passé en proverbe ; car pour dire un avantage remporté sur l'ennemi, mais acheté par beaucoup de sang, on dit que c'est une victoire à la Thébaine.

[4] Quelque temps après, les fils de ces malheureux braves voulurent venger leurs pères, et marchant sous les enseignes de Thersandre ils vinrent encore une fois attaquer les Thébains. Ce n'étaient plus seulement les Argiens, les Messéniens et les Arcadiens ; c'étaient aussi les Corinthiens et les Mégaréens. Quant aux Thébains, ils avaient engagé tous leurs voisins dans leur querelle, et ils en étaient puissamment aidés. Les deux armées en virent aux mains sur le bord du Glissante ; le combat fut fort opiniâtre de part et d'autre.

[5] Mais enfin les Thébains ayant perdu la bataille, les uns s'enfuirent avec Laodamas leur chef, les autres se jetèrent dans Thèbes où ils furent bientôt forcés. Toute cette guerre a été écrite en vers ; et Callinus, qui cite quelques-uns de ces vers, ne fait pas de difficulté de les attribuer à Homère, en quoi il a été suivi par plusieurs auteurs d'un grand poids. Pour moi j'avoue qu'après l'Iliade et l'Odyssée d'Homère, je n'ai point vu de plus belle poésie. Mais c'est assez parler de la guerre cruelle que les Argiens et les Thébains se firent si longtemps pour l'amour des fils d'Oedipe.

X. [1] Non loin des murs on voit la sépulture de ces braves citoyens qui périrent en combattant contre Alexandre, roi de Macédoine ; et près de là on vous montrera le champ où l'on dit que Cadmus tua sur le bord d'une fontaine ce dragon, dont les dents semées sur la surface de la terre produisirent autant d'hommes, s'il est possible de le croire.

[2] Vers la porte Homoloïde à droite, il y a sur une petite colline un temple d'Apollon ; la colline et le dieu ont pris le nom d'Isménius, à cause du fleuve Ismène qui passe auprès. A l'entrée du temple vous voyez une Minerve et un Mercure de marbre ; il semble que ces divinités soient là pour garder le vestibule, aussi le nom qu'elles portent répond-il à leur fonction ; la statue de Mercure est un ouvrage de Phidias, celle de Minerve est de Scopas. De là on passe dans le temple. La statue du dieu est de la même grandeur que celle qui est à Branchides, et ne diffère en rien pour la forme ; de sorte que qui a vu l'une et connaît la main de l'ouvrier, ne peut pas douter que l'autre ne soit aussi un ouvrage de Canachus ; toute la différence qu'il y a, c'est que l'Apollon de Branchides est de bronze, et que l'Apollon Isménien est de bois de cèdre.

[3] J'observai là une grosse pierre où l'on dit que Manto fille de Tirésias s'asseyait ; cette pierre est devant le vestibule, et on l'appelle encore aujourd'hui la chaise de Manto. A la droite du temple on voit deux statues de marbre. On me dit que c'étaient Héniocha et Pyrrha, les deux filles de Créon, qui fut régent du royaume durant la minorité de Laodamas fils d'Etéocle.

[4] Une coutume que les Thébains pratiquent encore à présent, c'est de choisir tous les ans un jeune enfant de bonne maison, de figure agréable et de taille avantageuse, pour le revêtir du sacerdoce d'Apollon ; on lui donne le nom de Porte-Laurier, parce qu'en effet il porte une couronne de laurier sur la tête. Je ne sais pas bien si durant le sacerdoce ils sont tous obligés de consacrer un trépied de bronze à Apollon ; je ne le crois pas, car je ne remarquai qu'un petit nombre de trépieds ; mais les enfants dont les pères sont riches n'y manquent point. Le plus curieux de tous ces trépieds, soit pour son ancienneté, soit pour la qualité de celui qui l'a donné, c'est celui qui fut consacré par Amphitryon, lorsqu'Hercule exerçait le sacerdoce du dieu, et qu'il était par conséquent Porte-Laurier.

[5] Au-dessus du temple d'Apollon Isménien on trouve une fontaine que l'on dit être consacrée au dieu Mars, et qu'il faisait garder par un dragon. Près de là est le tombeau de Caanthus, qui, si on les en croit, était fils de l'Océan et frère de Mélie. Son père l'envoya chercher Mélie qui avait été enlevée ; Caanthus ayant su qu'elle était en la puissance d'Apollon, et ne l'en pouvant tirer, de dépit mit le feu au bois Isménien ; mais Apollon lui décocha une flèche dont il le tua, et sa sépulture est, comme j'ai dit, au-dessus du temple.

[6] On dit qu'Apollon eut deux enfants de Mélie, Tencrus et Isménius. Il donna au premier l'art de prédire l'avenir, et pour faire honneur à l'autre, il voulut qu'un fleuve portât son nom ; ce n'est pas que ce fleuve n'en eût un auparavant, car on le nommait le Ladon.

XI. [1] A la gauche de la porte Electride on vous montre les ruines de la maison qu'Amphitryon vint habiter, lorsqu'il fut obligé de quitter Tirynthe pour avoir tué Electryon. Parmi ces ruines on voit encore la chambre nuptiale d'Alcmène, que les Thébains disent avoir été faite par Trophonius et par Agamède ; ils allèguent une vieille inscription qui portait qu'Amphitryon voulant épouser Alcmène, fit faire une chambre nuptiale par Trophonius et par Agamède, les deux plus célèbres architectes de son temps.

[2] Ils prétendent que la sépulture d'Amphitryon est quelque part là. Ils me firent aussi remarquer le tombeau des enfants qu'Hercule eut de Mégara, mais ils ne conviennent pas de tout ce qui est rapporté de leur mort dans les poésies de Stésichore et de Panyasis. D'un autre côté ils ajoutent qu'Hercule devenu furieux allait tuer Amphitryon, sans un coup de pierre qu'il reçut. Etourdi du coup il s'endormit et changea de dessein ; aussi, selon eux, ce fut Minerve qui le frappa, et cette pierre fut nommée la pierre de bon conseil.

[3] Au même endroit vous voyez sur une espèce de piédestal fort grossier quelques statues de femmes, qui sont si anciennes que la figure en est presque effacée ; ils les appellent les Enchanteresses ; ce sont, à ce qu'ils racontent, des femmes que Junon envoya pour mettre obstacle à l'enfantement d'Alcmène, lorsqu'elle accoucha d'Hercule ; mais Historis, fille de Tirésias, rendit leur dessein inutile ; car d'un lieu d'où l'on pouvait aisément entendre, elle se mit à crier que, grâce au ciel, Alcmène était heureusement délivrée ; ces femmes ne doutant point que cela ne fût vrai, s'en allèrent aussitôt, et Alcmène accoucha ensuite sans aucun trouble ni empêchement.

[4] De ce côté-là on voit un temple d'Hercule où le Dieu est en marbre blanc ; ils lui donnent le surnom de Promachus ; cette statue est un ouvrage de Xénocrite de Thèbes ; car pour une autre de bois d'un goût fort ancien, les Thébains la croient de Dédale, et je n'ai pas de peine à le croire aussi. On dit qu'après s'être sauvé de Crète, il consacra cette statue à Hercule comme une marque de sa reconnaissance. En effet, Dédale pour préparer sa fuite fit lui-même deux bâtiments fort légers, l'un pour lui, l'autre pour son fils Icare ; et pour se dérober à la poursuite des vaisseaux de Minos qui n'allaient qu'à la rame, voyant le vent favorable il imagina de mettre une voile au sien, chose dont on ne s'était pas avisé avant lui. Par ce moyen, il arriva heureusement.

[5] Mais il n'en fut pas de même d'Icare. N'ayant su gouverner son vaisseau, il fit naufrage et se noya. Le flot apporta son corps dans une île voisine de Samos, qui pour lors n'avait point de nom. Hercule s'étant trouvé là par hasard reconnut le corps d'Icare, et lui donna une sépulture. On voit encore aujourd'hui un petit tertre sur un promontoire qui avance dans la mer Egée ; c'est le lieu où il fut enterré. L'île et la mer qui l'environne ont pris depuis ce temps-là le nom du malheureux Icare.

[6] A la voûte du temple sont représentés la plupart des douze travaux d'Hercule. Praxitèle, qui a fait cet ouvrage de sculpture pour les Thébains, n'a omis que les oiseaux du lac Stymphale, et les terres des Eléens nettoyées par l'entreprise de ce héros ; son combat contre Antée tient la place de ces deux travaux. Vous verrez encore dans ce temple une Minerve et un Hercule de figure colossale, l'une et l'autre de la façon d'Alcmène, et posés sur des piédestaux du mont Pentélique.

[7] Le gymnase et le stade portent le nom d'Hercule et tiennent tous les deux au temple. Ces deux statues furent données par Thrasibule et par ces illustres exilés qui le secondèrent dans l'entreprise de délivrer Athènes de ses trente tyrans. Ils firent cette offrande aux dieux tutélaires des Thébains, parce qu'ils étaient partis de Thèbes pour cette expédition qui fut suivie de leur rappel. Au-dessus de cette pierre miraculeuse dont j'ai parlé, il y a un autel dédié à Apollon Spondius, et cet autel est fait de la cendre des victimes. Là se pratique une espèce de divination, tirée de tout ce que l'on a pu apprendre, soit par la renommée, soit autrement. Cette manière de prédire l'avenir est en grand crédit surtout chez les Smyrnéens, qui sous les murs de leur ville en dehors, ont une chapelle uniquement destinée à cet usage.

XII. [1] Anciennement les Thébains sacrifiaient un taureau à Apollon Polius ; mais un jour à la fête du Dieu, comme ceux qui étaient chargés d'amener la victime n'arrivaient point et que le temps pressait, un chariot attelé de deux boeufs étant venu à passer par hasard, dans le besoin où l'on était, on prit un de ces boeufs pour l'immoler, et depuis il a passé en coutume de sacrifier un boeuf qui avait été sous le joug. D'ailleurs voici une de leurs traditions. Ils disent que Cadmus étant parti de Delphes pour venir dans la Thébaïde, y fut conduit par une vache qu'il avait achetée des pâtres de Pélagon ; c'était une belle vache, qui avait d'un et d'autre côté une marque blanche en forme de pleine lune.

[2] Et suivant un certain oracle, Cadmus avec sa troupe devait s'établir dans l'endroit où cette vache lasse de fatigue se reposerait. Ils montrent encore le lieu où elle se coucha. On y voit un autel exposé à l'air avec une statue de Minerve consacrée, dit-on, par Cadmus. Cette statue peut servir à désabuser ceux qui se persuadent que Cadmus était d'Egypte et non pas de Phénicie ; car Siga, c'est le nom de cette Minerve, est un mot phénicien et nullement égyptien.

[3] Les Thébains disent aussi que Cadmus avait sa maison à l'endroit où est aujourd'hui le marché de la citadelle. Ils vous montrent encore les restes de deux chambres nuptiales, l'une d'Harmonie, la femme de Cadmus, et l'autre de Sémélé, dont ils ne laissent approcher personne. Quelques auteurs grecs rapportent que les Muses elles-mêmes avaient chanté un épithalame aux noces d'Harmonie ; les Thébains semblent confirmer ce fait, en ce que dans la place publique de Thèbes, ils montrent l'endroit où ils prétendent que ces déesses chantèrent.

[4] Ils assurent que lorsque Sémélé fut frappée de la foudre, il tomba en même temps du ciel un morceau de bois que Polydore enchâssa dans du bronze, et qu'il nomma Bacchus le Cadméen. Près de là est un Bacchus de bronze massif, fait par Onassimède ; quant à la statue de Cadmus, elle est des fils de Praxitèle.

[5] Là vous verrez aussi une statue de Pronomus ; c'était un célèbre joueur de flûte, qui avait surtout l'art de charmer le peuple. Avant lui on se servait de trois sortes de flûtes, suivant les trois modes ou genres de musique, le dorien, le phrygien et le lydien. Il inventa une flûte avec laquelle il exécutait toute sorte d'airs, dans quelque mode qu'ils fussent composés.

[6] On dit qu'il était aussi excellent acteur, et qu'il plaisait infiniment sur le théâtre par son geste, par sa démarche, et par toute son action. Nous avons encore de lui un cantique qu'il mit en musique pour les habitants de Chalcis sur l'Euripe, lorsqu'ils allèrent à Délos dans l'intention de rendre leurs hommages aux dieux du pays. Les Thébains lui ont donc érigé une statue dans le lieu que j'ai dit, et auprès est celle d'Epaminondas fils de Polymnis.

XIII. [1] Epaminondas était d'une maison fort illustre, mais si pauvre que son père se trouva confondu avec les citoyens du plus bas étage. Cependant il donna une excellente éducation à son fils et ne voulut pas qu'il ignorât rien de tout ce que les Thébains les plus qualifiés faisaient apprendre à leurs enfants. Dès qu'Epaminondas eut atteint un certain âge, il se porta de lui-même à aller prendre des leçons de Lysis le Tarentin, célèbre philosophe de la secte de Pythagore. Il fit ses premières armes dans la guerre que les Lacédémoniens eurent contre ceux de Mantinée, s'étant enrôlé parmi les troupes que les Thébains envoyaient au secours de Sparte. Et dans cette campagne voyant son ami Pélopidas renversé par terre et dangereusement blessé, il eut le bonheur de lui sauver la vie en courant lui-même un très grand risque de la sienne.

[2] Quelques années après il fut envoyé en ambassade à Sparte ; c'était dans le temps que les Lacédémoniens voulaient faire jurer à tous les Grecs cette paix que l'on nommait la paix d'Antalcidas. L'ambassadeur thébain, interrogé par Agésilas si les Thébains feraient ratifier le traité à toutes les villes de la Béotie : Oui, Seigneur, lui dit-il, quand toutes les villes voisines ou alliées de Sparte l'auront ratifié, mais non pas devant.

[3] Dans la suite la guerre s'étant allumée entre les Lacédémoniens et les Thébains, Epaminondas eut une partie de l'armée sous son commandement avec ordre de s'opposer aux Lacédémoniens, qui comptant sur leurs forces et sur celles de leurs alliés, marchaient droit à Thèbes. Pour lui, il alla se poster au-dessus du marais Céphise, ne doutant pas que les troupes du Péloponnèse ne débouchassent par là. Mais Cléombrote roi de Sparte prit son chemin par Ambrysse, ville de la Phocide, et après avoir passé sur le ventre à Chéréas qui gardait le passage de ce côté-là avec quelques troupes, il vint camper à Leuctres dans la Béotie.

[4] Là Cléombrote et son armée eurent un présage du malheur qui les attendait. C'était la coutume des rois de Sparte, quand ils allaient à la guerre, de mener avec eux un troupeau de moutons, afin d'avoir toujours des victimes toutes prêtes pour les sacrifier, surtout lorsqu'ils imploraient le secours du ciel avant que de livrer bataille. A la tête du troupeau marchaient des chèvres qui en étaient comme les guides ; il arriva que les loups s'étant jetés sur le troupeau, épargnèrent les moutons et mangèrent les chèvres.

[5] D'ailleurs les Lacédémoniens irritèrent les dieux par l'attentat qu'ils commirent contre les filles de Scédasus, un des habitants du lieu. Ce Scédasus avait deux filles, Molpie et Hippo, toutes deux belles et déjà nubiles. Trois Lacédémoniens, Parathémidas, Phrudarchidas et Pathénius, furent assez impies pour les violer ; ces jeunes filles ne pouvant survivre à un tel affront, s'étranglèrent elles-mêmes ; et le père n'ayant pu obtenir justice à Sparte, revenu chez lui, se tua de désespoir.

[6] Epaminondas rendit au père et aux filles tous les honneurs que l'on peut rendre aux morts, et jura qu'il ne combattrait pas plus pour le salut de tous les Thébains que pour venger cette malheureuse famille. Mais les chefs de l'armée béotienne n'étaient pas d'accord sur le parti qu'il y avait à prendre, et ils pensaient même fort différemment ; car Epaminondas, Malgidès et Xénocrate voulaient qu'on livrât bataille aux Lacédémoniens, et tout au plus tôt. Damoclidas, Damophile et Simangele étaient d'un avis contraire ; ils opinaient qu'il fallait pourvoir à la sûreté des femmes et des enfants en les envoyant à Athènes, et faire tous les préparatifs nécessaires pour soutenir un long siège.

[7] Ainsi les sentiments de ces six chefs se trouvaient partagés. Mais le septième, nommé Branchylidès qui gardait les défilés du côté du mont Cythéron, étant venu au camp et ayant été de l'avis des premiers, tous les autres s'y rendirent, et il fut résolu que l'on tenterait le hasard d'une bataille.

[8] Cependant Epaminondas se défiait de quelques Béotiens de son armée et en particulier des Thespiens. Il craignait avec raison que ces troupes mal intentionnées ne le trahissent durant le combat. Pour éviter cet inconvénient il fit proclamer qu'il ne retenait personne par force, et que ceux qui aimeraient mieux s'en retourner chez eux pouvaient le faire en toute liberté. Aussitôt les Thespiens prirent leur congé avec quelques autres Béotiens peu affectionnés aux Thébains.

[9] Lorsque les deux armées furent aux mains, les Lacédémoniens, qui n'avaient pas pris la même précaution, se virent abandonnés de plusieurs de leurs alliés, qui déclarèrent la haine secrète qu'ils avaient contre eux, les uns en quittant leurs rangs et les autres en prenant la fuite, dès que l'ennemi tournait de leur côté. Mais ce qui rendait la partie égale, c'est que les Lacédémoniens avaient une grande expérience dans l'art militaire, joint à la noble ambition de soutenir la gloire de Sparte, et que les Thébains comprenaient fort bien qu'il ne s'agissait de rien de moins pour ceux que du salut de leur patrie, de leurs femmes et de leurs enfants.

[10] Enfin, lorsque Cléombrote eut été tué avec les principaux officiers de son armée, les Lacédémoniens furent encore obligés de demeurer sur le champ de bataille, parce que de toutes les choses la plus honteuse pour des Spartiates, c'est de laisser le corps de leur roi à la merci de l'ennemi.

[11] Mais malgré leurs efforts les Thébains furent vainqueurs et jamais Grecs ne remportèrent une si belle victoire sur d'autres Grecs. Le lendemain les Lacédémoniens voulant enterrer leurs morts, envoyèrent aux Thébains un héraut pour leur en demander la permission. Epaminondas qui savait combien cette nation était habile à dissimuler ses pertes, répondit que les Lacédémoniens enterreraient leurs morts, après que leurs alliés auraient enterré les leurs.

[12] Cela s'étant exécuté ainsi, il arriva que parmi les alliés de Sparte, les uns avaient perdu fort peu de monde, et les autres n'avaient fait aucune perte, de sorte que le plus grand nombre des morts fut manifestement reconnu pour appartenir aux Lacédémoniens, qui en effet perdirent plus de mille hommes à cette journée. Les Thébains et leurs alliés n'en perdirent pas plus de quarante-sept.

XIV. [1] Après le combat Epaminondas ordonna que toutes les troupes du Péloponnèse s'en retournassent en leur pays, à la réserve des Lacédémoniens qu'il tint enfermés dans Leuctres. Mais ayant appris que les Spartiates accouraient en foule au secours de leurs concitoyens, il laissa aller ceux-ci sous certaines conditions qu'il leur imposa ; et voulant bien rendre compte de sa conduite aux siens, il leur dit qu'il valait mieux éloigner la guerre de leurs frontières, et la porter dans le centre de la Laconie.

[2] Cependant les Thespiens qui craignaient également et la haine invétérée des Thébains et leur fortune présente, jugèrent à propos d'abandonner leur ville et de se retirer à Céresse. C'est un très fort château dans le territoire de Thespies, où longtemps auparavant ils s'étaient défendus contre une armée de Thessaliens qui étaient venus envahir leur pays. Ces Thessaliens après un long siège désespérant de les forcer, envoyèrent consulter l'oracle de Delphes, dont la réponse fut telle :

[3] Leuctres et Alesium sont des lieux que j'aime ; les filles infortunées de Scédasus qui habitent cet agréable canton, sont aussi sous ma protection : quelque jour il se donnera là un combat qui vous coûtera bien des larmes. Nul n'en aura connaissance qu'après que les Doriens auront perdu la fleur de leur jeunesse, et que le moment fatal sera venu. Alors, je ne réponds plus du fort de Céresse, mais jusque-là en vain l'attaquera-t-on.

[4] Epaminondas, après avoir pris Céresse et en avoir chassé les Thespiens, ne songea plus qu'à aller mettre ordre aux affaires du Péloponnèse, et parce que les Arcadiens souhaitaient sa présence, il se transporta d'abord chez eux. A son arrivée, il accepta les offres que lui firent les Argiens d'embrasser l'alliance des Thébains. Agésipolis avait dispersé les Mantinéens en plusieurs villages, Epaminondas les rassembla dans leur ancienne ville, et il conseilla aux Arcadiens d'abandonner un grand nombre de bicoques qui ne se pouvaient défendre par elles-mêmes, pour se réunir tous dans une même ville qu'il leur fit bâtir, et que l'on appelle encore aujourd'hui Mégalopolis ou la grande ville.

[5] Sur ces entrefaites, sa préture vint à expirer ; c'était un crime capital chez les Thébains que de la prolonger au-delà du terme. Mais Epaminondas croyant devoir passer par-dessus la loi dans une conjoncture où il s'agissait de l'intérêt de l'état, continua d'exercer son autorité. S'étant donc mis en marche avec ses troupes, il s'avança jusqu'aux portes de Sparte ; mais voyant qu'Agésilas se tenait renfermé et qu'il évitait le combat, il tourna toutes ses pensées au rétablissement de Messène. Car c'est Epaminondas que les Messéniens d'aujourd'hui regardent comme leur restaurateur, et il le fut en effet, ainsi que je l'ai suffisamment expliqué dans l'histoire de la Messénie.

[6] Pendant qu'il était tout occupé de cette entreprise, ses troupes s'étant débandées firent des courses dans la Laconie et ravagèrent toute la campagne, ce qui obligea Epaminondas de rassembler son armée et de la reporter en Béotie. Il avait déjà gagné le Léchée et il allait passer les défilés qui sont de ce côté-là, lorsque Iphicrate, à la tête de quelque infanterie légère et d'autres troupes athéniennes, lui tomba sur les bras.

[7] Epaminondas le mit en fuite, et l'ayant poursuivi jusqu'aux portes d'Athènes, demeura là quelque temps pour le défier au combat. Mais Iphicrate s'étant toujours tenu sur la défensive, Epaminondas reprit le chemin de Thèbes. Il n'y fut pas plutôt arrivé qu'il se vit citer en justice pour avoir retenu le commandement de l'armée au-delà du temps marqué par la loi ; cependant il évita la mort, aucun de ses juges n'ayant osé le condamner.

XV. [1] Quelque temps après, Alexandre tyran de Thessalie ayant sous ombre d'amitié et comme allié des Thébains, attiré chez lui Pélopidas, eut la hardiesse et la mauvaise foi de le retenir prisonnier. Les Thébains, pour venger cet affront, mirent sur pied une armée dont ils donnèrent la conduite à Cléomène, et ils voulurent que le préteur de Béotie fût soumis aux ordres de ce général. Epaminondas n'était donc que simple volontaire en cette armée.

[2] Quand on fut arrivé au pas des Thermopyles, voilà Alexandre qui sort tout à coup d'un lieu où il s'était embusqué, et qui fait mine de vouloir attaquer les Thébains. Alors toute l'armée se croyant perdue, déféra le commandement à Epaminondas, et les officiers-généraux furent les premiers à le prier de l'accepter. Alexandre voyant qu'Epaminondas se mettait à la tête des troupes, n'osa pas hasarder une bataille, et rabattant de son audace il renvoya Pélopidas.

[3] Cependant les Thébains en l'absence d'Epaminondas avaient chassé les Orchoméniens de leurs demeures ; il en eut un extrême déplaisir quand il l'apprit, jugeant cette hostilité très contraire au bien de l'état, et il ne put s'empêcher de dire que s'il avait été présent, il n'aurait jamais souffert que les Thébains fissent une si grande faute.

[4] Comme son successeur n'était point encore nommé, il mena une seconde fois son armée dans le Péloponnèse, et tailla en pièces les Lacédémoniens au Léchée, quoiqu'ils eussent reçu un renfort d'Achéens de la ville de Pellène, et un corps de troupes athéniennes commandées par Chabrias. Lorsque les Thébains faisaient des prisonniers de guerre, c'était leur coutume de les renvoyer moyennant une rançon ; mais si parmi ces prisonniers il se trouvait des déserteurs béotiens, on ne leur faisait point de quartier, ils étaient condamnés à mort. Epaminondas ayant pris Phoebie, petite ville appartenant aux Sicyoniens et pleine de transfuges de la Béotie, il ne crut pas devoir user de cette sévérité ; dans le dénombrement qu'il fit de ces transfuges, il affecta de ne les pas reconnaître pour Béotiens, et lui-même, à mesure qu'ils passaient en revue devant lui, il les disait de quelque autre pays.

[5] Enfin, cet illustre Thébain remporta encore une victoire à Mantinée ; mais cette victoire coûta cher à ses concitoyens, car ils l'achetèrent par la perte de leur général, qui fut tué de la main d'un Athénien. Dans ce combat de cavalerie qui est représenté à Athènes, on voit Gryllus portant un coup mortel à Epaminondas. Gryllus était fils de Xénophon, celui-là même qui accompagna Cyrus dans son expédition contre Artaxerxès, et qui du fond de l'Asie, ramena les Grecs jusqu'à la mer.

[6] Au bas de la statue d'Epaminondas, il y a une inscription en vers élégiaques, dont voici à peu près le sens :

Dans ses chers citoyens Messène renaissante,
De Sparte au désespoir la fierté gémissante,
Dans Mégalopolis vingt bataillons armés,
Tout prêts à secourir les Thébains alarmés,
De puissants alliés Thèbes à jamais pourvue,
Aux Grecs assujettis la liberté rendue,
Sont d'Epaminondas les exploits immortels,
Qui pourraient lui valoir un culte et des autels.

XVI. [1] Un peu plus loin est un temple d'Ammon. La statue du dieu est un ouvrage de Calamis, consacré par Pindare. Ce poète envoya aux Ammoniens en Libye des hymnes faits en l'honneur d'Ammon, et de mon temps on voyait encore un de ces hymnes gravé sur une colonne de figure triangulaire, près d'un autel élevé à Jupiter Ammon par Ptolémée fils de Lagus. A quelques pas de là on vous montre le lieu où Tirésias observait le vol des oiseaux et en tirait ses augures. Le temple de la Fortune est tout auprès.

[2] Les Thébains disent que c'est Xénophon l'Athénien, qui a fait le visage et les mains de la déesse, et que le reste est de Callistonicus un de leurs citoyens. La déesse tient Plutus entre ses bras sous la forme d'un enfant, et c'est une idée assez ingénieuse de mettre le dieu des richesses entre les mains de la Fortune, comme si elle était sa nourrice ou sa mère. Céphisodote n'imagina pas moins heureusement, lorsque faisant une statue de la Paix pour les Athéniens, il la représenta tenant le petit Plutus dans son sein.

[3] Les Thébains ont aussi plusieurs statues de Vénus, et si anciennes qu'ils prétendent que c'est Harmonie qui les a consacrées, et qu'elles furent faites des éperons de ces navires qui avaient amené Cadmus, lesquels éperons étaient de bois et non de fer. Quoi qu'il en soit, l'une de ces statues est Vénus Uranie ou la Céleste, l'autre Vénus la Vulgaire, et la troisième est Vénus surnommée Apostrophia.

[4] Ce fut Harmonie elle-même qui leur imposa ces noms pour distinguer les trois sortes d'amours ; l'un céleste, c'est-à-dire chaste et dégagé du commerce des sens ; l'autre vulgaire, qui s'attache au sexe et aux plaisirs du corps ; le troisième désordonné, qui porte les hommes à des unions incestueuses et abominables. Il y avait donc une Vénus dite Apostrophia ou Préservatrice, parce que c'était à elle que l'on adressait ses voeux pour être préservé de ces désirs déréglés. Harmonie, sans doute n'ignorait pas que chez les Grecs et chez les Barbares l'amour avait allumé dans le coeur des hommes les passions les plus odieuses, comme celles qui depuis ont fait tant de bruit, et qui ont déshonoré la mère d'Adonis, Térée roi de Thrace, et Phèdre fille de Minos.

[5] On croit que le temple de Cérès Thesmophore ou Législatrice, était autrefois la maison de Cadmus et de ses descendants. On ne voit de la statue de la déesse que la partie supérieure et ce que nous appelons le buste ; le reste est caché. On garde dans ce temple des boucliers d'airain, que l'on dit être ceux des principaux officiers de l'armée lacédémonienne, qui furent tués à Leuctres.

[6] Le théâtre est du côté de la porte Proetide, et près du théâtre il y a un temple de Bacchus, surnommé Lysius, parce que des Thraces ayant emmené quelques Thébains captifs, lorsqu'ils furent arrivés au pays des Haliartiens, le dieu fit tomber les chaînes des Thébains et endormit les Thraces, ce qui donna aux prisonniers le moyen de tuer leurs gardes et de regagner Thèbes. Dans ce temple outre la statue de Bacchus on en voit une que les Thébains disent être de Sémélé ; mais on n'ouvre le temple que certains jours de l'année.

[7] Près de là on vous montrera les ruines de la maison de Lycus, et le tombeau de Sémélé. Celui d'Alcmène ne se trouve point, aussi prétendent-ils qu'elle fut changée en pierre après sa mort, ce qui ne s'accorde pas avec ce que l'on en dit à Mégare ; mais il y a bien d'autres choses sur quoi les Grecs ne sont pas d'accord entre eux. Là se voit aussi la sépulture des enfants d'Amphion. Les hommes sont d'un côté et les femmes de l'autre.

XVII. [1] Dans le même quartier vous avez encore le temple de Diane Eucléa ; c'est Scopas qui a fait la statue de la déesse. On dit que les filles d'Antipoene, Androclée et Alcis, ont leur sépulture dans ce temple, et voici ce que l'on raconte de ces deux illustres personnes. Les Thébains sous la conduite d'Hercule, étant à la veille de livrer bataille aux Orchoméniens, furent avertis par un oracle que le citoyen le plus distingué par sa naissance qui voudrait se donner la mort procurerait infailliblement la victoire à son parti. Antipoene était sans contredit le plus qualifié de tous ses concitoyens, mais il n'était pas d'humeur à mourir pour le salut de sa patrie ; ce qu'il ne voulut pas faire, ses filles le firent : s'étant donc immolées courageusement, elles reçoivent aujourd'hui les honneurs qui leur sont dus.

[2] Devant le temple de Diane Eucléa, il y a un lion de marbre, qu'Hercule consacra, dit-on, après avoir vaincu les Orchoméniens et leur roi Erginus fils de Clymenus. Près de là est un Apollon, surnommé Boëdromius, et un Mercure Agoréüs ; cette dernière statue est un présent de Pindare. Le bûcher des enfants d'Amphion est éloigné de leur sépulture d'environ un demi-stade ; on voit encore des cendres dans ce bûcher.

[3] Auprès de la statue d'Amphitryon vous voyez deux statues de Minerve, dite Zostéria, parce qu'Amphitryon s'arma en ce lieu-là pour aller combattre Chalcodon et les Eubéens ; car les anciens disaient ceindre les armes pour dire s'armer. Et quand Homère dit qu'Agamemnon par sa ceinture ou par la manière dont il était ceint, ressemblait au dieu Mars, il veut dire par son armure.

[4] Amphion et Zéthus ont un tombeau en commun ; c'est un petit tertre qui n'a rien de remarquable. Tous les ans, lorsque le soleil est dans le signe du taureau, les habitants de Tithorée dans la Phocide sont fort soigneux de venir dérober de la terre de ce tombeau, pour la répandre sur le sépulcre d'Antiope s'imaginant rendre par là leurs terres beaucoup plus fertiles, et nuire en même temps à celles des Thébains. C'est pourquoi les Thébains durant ce temps-là ont grand soin de défendre leur tombeau.

[5] Ces peuples se sont mis cette chimère dans l'esprit, sur un certain oracle rapporté par Bacis, dont voici le sens : Lorsque Tithorée invoquant Amphion et Zéthus fera des libations en leur honneur, et que le soleil sera dans le signe du taureau, alors la ville sera menacée d'une grande stérilité. Malheur à vos moissons, si vous souffrez que l'on emporte de la terre du tombeau de ces deux frères, pour la mettre sur la sépulture de Phocus.

[6] Par la sépulture de Phocus, Bacis a entendu celle d'Antiope pour la raison que je vais dire. Dircé femme de Lycos honorait singulièrement Bacchus. Les fils d'Antiope ayant fait mourir Dircé avec la cruauté que tout le monde sait, le dieu s'en vengea sur Antiope ; car les peines que l'on inflige aux coupables, quand elles sont excessives, irritent les dieux. On dit donc qu'Antiope perdit l'esprit, et que hors d'elle-même elle courut toute la Grèce. Phocus fils d'Ornytion et petit-fils de Sisyphe, l'ayant rencontrée par hasard, la guérit et l'épousa ensuite.

[7] De là vient qu'ils eurent une commune sépulture. Quant à ces pierres que l'on voit au bas du tombeau d'Amphion et qui ne sont ni polies ni taillées, on dit que ce sont des pierres qu'il attirait par la douceur de son chant, comme Orphée par les charmes de sa lyre se faisait suivre des bêtes sauvages.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.