I. Nous allons parler maintenant des métaux, la richesse par excellence, et le signe de la valeur des choses. L'industrie, pour divers motifs, fouille le sein de la terre. Ici elle creuse pour satisfaire l'avarice, et va chercher l'or, l'argent, l'électrum, le cuivre ; là, pour satisfaire le luxe, elle poursuit les pierres précieuses employées à décorer les murailles ou à parer les mains ; ailleurs, elle sert un courage furieux en extrayant le fer, plus à gré que l'or même au milieu de la guerre et du carnage. Nous suivons toutes les veines de la terre, et, vivant sur les excavations que nous avons faites, nous nous étonnons que parfois elle s'entr'ouvre ou qu'elle tremble ! comme si l'indignation ne suffisait pour arracher de pareils châtiments à cette mère sacrée ! Nous pénétrons dans ses entrailles, nous cherchons des richesses dans le séjour des mânes : ne semble-t-il pas qu'elle ne soit ni assez bienfaisante ni assez féconde là où nos pieds la foulent ? Et ce n'est guère pour aller chercher des remèdes que nous entreprenons ces travaux. Quel est en effet celui qui dans de pareilles fouilles s'est proposé la médecine pour but ? Et de fait c'est à sa superficie qu'elle produit les substances médicinales, comme les céréales, prodigue et facile pour tout ce qui nous est utile. Les substances qu'elle a cachées dans ses profondeurs, qui ne sont pas produites avec rapidité, voilà ce qui nous pousse, voilà ce qui nous conduit dans les régions infernales. En se laissant aller à l'imagination, que l'on calcule combien il faudra de siècles pour mettre fin à ces travaux qui l'épuisent, et jusqu'où pénétrera notre cupidité ! Combien notre vie serait innocente, combien heureuse, combien même voluptueuse, si nous ne désirions que ce qui se trouve à la surface de la terre, en un mot, que ce qui est à notre portée !
II. On extrait l'or, et avec l'or la chrysocolle, ainsi nommée d'après ce métal, afin qu'elle paraisse plus précieuse. C'était peu d'avoir trouvé une substance aussi pernicieuse à la société, il a fallu que cette espèce de sanie de l'or fût aussi une chose de prix. Ailleurs la cupidité cherchait de l'argent, elle rencontre du minium ; s'applaudissant, en attendant, de sa trouvaille, elle imagine l'emploi de cette terre rouge. O que de prodigalité dans l'esprit de l'homme ! de combien de façons n'avons-nous pas augmenté la valeur des choses ! L'art du dessin s'est appliqué à l'or et à l'argent ; et en les ciselant nous avons rendu ces métaux plus précieux. L'homme a appris à défier la nature. Les passions vicieuses ont donné un nouvel essor à l'art : on s'est plu à graver sur les coupes des images luxurieuses, et à boire dans des obscénités. Puis ces métaux ont passé de mode, on s'en est dégoûté ; l'or et l'argent étaient trop communs : on a extrait de la terre encore les vases murrhins et les vases de cristal, dont la fragilité même fait tout le prix : ce fut une preuve d'opulence, et la vraie gloire du luxe, de posséder ce qui pouvait périr tout entier dans un moment. On ne s'est pas arrêté là : nous buvons dans une masse de pierreries, nous enchâssons des émeraudes dans nos coupes ; pour nous enivrer, nous aimons à tenir dans nos mains les richesses de l'Inde, et l'or n'est plus qu'un accessoire.
III. (I.) Plût aux dieux qu'on pût bannir à jamais de la société cette faim maudite de l'or, pour me servir de l'expression employée par les écrivains les plus célèbres ; l'or, objet des invectives de toutes les nobles âmes ; l'or, découvert pour la perte de l'humanité ! Heureux le siècle où il n'y avait de commerce que de simples échanges en nature ! C'est ce qui se pratiquait du temps de la guerre de Troie, s'il en faut croire Homère. Les besoins de la vie avaient, je pense, amené ce commerce ; aussi Homère (Il., VII, 472) dit-il que les uns faisaient des achats avec des cuirs de boeuf, les autres avec du fer, avec des dépouilles enlevées aux ennemis. Toutefois il est lui-même admirateur de l'or ; et il rapporte, évaluant le prix des objets, que Glaucus échangea des armes d'or valant cent boeufs pour les armes de Diomède, qui n'en valaient que neuf (I1., VI, 234). C'est par le même mode d'évaluation que les amendes portées par les anciennes lois, même à Rome, sont, non pas en argent, mais en bétail.
IV. Celui-là commit le crime le plus funeste à la société, qui mit le premier un anneau d'or à son doigt. Quel fut le coupable, la tradition ne le dit pas ; car je regarde comme fabuleux tout ce qu'on raconte de Prométhée (XXXVII,1): je fais que l'antiquité l'a représenté avec un anneau de fer ; mais elle a voulu figurer une chaîne, et non pas un ornement. Quant à l'anneau de Midas, qui, tourné le chaton en dessous rendait invisible, c'est (qui ne le voit ?) un conte encore plus fabuleux. Ce sont donc les mains, et justement les mains gauches, qui ont mis l'or en faveur, non pas du moins les mains romaines, qui portaient pour tout ornement l'anneau de fer, insigne de la vertu guerrière. Il n'est pas facile de dire quel était l'usage suivi par les rois de Rome : la statue de Romulus, au Capitole, n'a pas d'anneau ; les autres statues, même celle de Lucius Brutus, n'en ont pas non plus ; mais on en voit aux statues de Numa et de Servius Tullius. Cette absence d'anneau m'étonne, surtout chez les Tarquins, qui étaient originaires de la Grèce (XXXV,5) ; or, c'est de la Grèce que vient l'usage des anneaux, quoique encore aujourd'hui, à Lacédémone, on n'en porte que de fer. Cependant Tarquin l'Ancien, cela est constant, est le premier qui donna une bulle d'or, et il la donna à son fils pour avoir tué un ennemi avant d'avoir quitté la robe prétexte : depuis, l'usage s'est établi de donner pour ornement une pareille bulle aux enfants de ceux qui ont servi dans la cavalerie, et une simple courroie aux autres. C'est pour cela que je m'étonne de voir la statue de Tarquin sans anneau. Au reste, je trouve des discussions sur le nom même de l'anneau. Le nom donné par les Grecs est dérivé du doigt (daktulion) ; le nom donné par nos ancêtres, de l'ongle (ungulus); depuis, les Grecs et les Latins ont appelé les anneaux symboles. Ce qui est certain, c'est que pendant longtemps, même les sénateurs romains n'eurent point d'anneaux d'or. En effet, l'Etat en donnait seulement à ceux qu'on envoyait en ambassade chez les nations étrangères, probablement parce qu'on remarquait que parmi les étrangers les hommes de grande dignité en portaient. Mais, à moins d'avoir reçu de l'Etat un anneau d'or, ce n'était point l'usage d'en porter, et d'ordinaire on triomphait sans cet ornement : en sorte que le triomphateur, sur la tête de qui on tenait par derrière une couronne étrusque d'or (XXI,4), n'avait au doigt qu'un anneau de fer, semblable peut-être à celui de l'esclave qui tenait la couronne. C'est ainsi que C. Marius triompha de Jugurtha. On rapporte qu'il ne prit l'anneau d'or qu'à son troisième consulat (an de Rome 651). Ceux même qui avaient reçu l'anneau d'or à l'occasion d'une ambassade ne le portaient qu'en public, et reprenaient l'anneau de fer dans l'intérieur de la maison. De là vient qu'encore aujourd'hui on envoie en cadeau à la fiancée un anneau de fer, qui même est sans pierre. Je ne vois pas non plus qu'on ait connu les anneaux au temps d'Ilion ; du moins Homère n'en fait pas mention : car s'il parle (Il., VI, 168) de tablettes envoyées en qualité de lettres (XIII,21), d'étoffes renfermées dans des coffrets (Od., VIII,421, 443, 447), de vases d'or et d'argent, il indique que tout cela est marqué par le propriétaire à l'aide d'un noeud et non d'un anneau. Il ne dit pas non plus que les chefs tirant au sort à qui répondrait à la provocation (Il., VII,175) aient fait usage d'anneaux ; et quand il énumère les produits de la forge des dieux (Il., XVIII,40), il n'est pas, à cette origine, question d'anneaux ; il ne parle que d'agrafes et d'objets servant à la toilette des femmes, tels que des boucles d'oreilles. Certes le premier qui imagina de porter des anneaux ne le fit qu'avec hésitation ; et il mit cet ornement à la main gauche, qu'on tient cachée ; au lieu que sûr que la chose était honorable il l'eût étalé à la main droite. Si la gêne a pu être comptée pour quelque chose, cette gêne, plus grande à la main gauche, qui tient le bouclier, montrerait aussi que l'usage de l'anneau a dû être tardif. Le même Homère (Il., XVII,52) parle d'hommes portant de l'or dans les cheveux, ce qui me fait douter si l'usage des anneaux est dû aux hommes ou aux femmes.
V. A Rome il n'y eut pendant longtemps que très peu d'or. Le fait est qu'après la prise de la ville par les Gaulois, lorsqu'on traita de l'achat de la paix, on ne put ramasser que mille livres pesant d'or. Je n'ignore pas que sous le troisième consulat de Pompée il se perdit deux mille livres pesant d'or qui étaient dans le trône de Jupiter Capitolin, et qui y avaient été déposées par Camille ; d'où on a généralement inféré que la rançon de la ville avait été de la même somme. Mais cet excédant de mille livres provenait du butin fait sur les Gaulois, grossi de l'or dont ils avaient dépouillé les temples de la portion de Rome occupée par eux. On sait d'ailleurs que les Gaulois étaient dans l'usage de porter de l'or sur eux dans les combats, témoin l'histoire de Torquatus. Il est donc évident que ce qui fut pris sur les Gaulois et ce qu'ils avaient enlevé aux temples ne fit que doubler la somme de la rançon ; et c'est ce que l'augure entendait lorsqu'il répondit que Jupiter Capitolin avait rendu le double. Ajoutons en passant, puisqu'il est question d'anneaux, que l'officier préposé à la garde de Jupiter Capitolin ayant été arrêté brisa dans sa bouche le chaton de son anneau, et expira sur-le-champ, faisant disparaître le seul témoin du vol. Ainsi donc, l'an de Rome 364, lors de la prise de la ville, il s'y trouvait au plus deux mille livres d'or ; et cependant le cens y avait déjà compté cent cinquante-deux mille cinq cent soixante-treize têtes libres. Dans cette même Rome, trois cent sept ans plus tard, l'or que C. Marius le fils enleva du temple du Capitole incendié et des autres temples, et qu'il transporta à Préneste, montait à treize mille livres : c'est du moins la somme figurant sur l'inscription dans le triomphe de Sylla, qui rapporta à Rome cette dépouille, et de plus six mille livres d'argent. Le même Sylla avait la veille porté en triomphe quinze mille livres d'or et cent quinze mille livres d'argent, fruit de ses autres conquêtes.
VI. Il ne paraît pas que l'usage des anneaux ait été commun avant le temps de Cn. Flavius, fils d'Annius. Ce Flavius publia la liste des jours fastes, sur lesquels les citoyens étaient journellement obligés d'interroger un petit nombre de grands personnages. Il était fils d'un affranchi, et il avait été lui-même scribe d'Appius Coccus, sur le conseil duquel il avait recueilli ces jours en consultant continuellement, et en interprétant avec sagacité les réponses. La publication de cette liste lui acquit tant de faveur auprès du peuple, qu'il fut nommé édile curule avec Q. Anicius de Préneste, qui peu d'années auparavant e tait ennemi de Rome, à l'exclusion de C. Poetelius et de Domitius, dont les pères avaient été consuls (ans de Rome 428 et 432). Ce ne fut pas tout ; on le fit en même temps tribun du peuple. Cela suscita une telle indignation, que, au rapport de nos plus anciennes Annales, les anneaux furent déposés. On pense communément que l'ordre équestre en fit autant ; mais c'est une erreur. En effet, ce qui a induit à ajouter aux sénateurs les chevaliers, c'est l'addition : Les phalères furent même déposées. Il est relaté aussi dans les Annales que les anneaux furent déposés par la noblesse, et non par le sénat tout entier. Cela se passait sous le consulat de P. Sempronius et de L. Sul picius (l'an de Rome 449). Flavius voua un temple à la Concorde s'il réconciliait les ordres avec le peuple ; et comme pour cette dépense on ne vota point de fonds de l'Etat, il fit construire avec les amendes infligées aux usuriers ne chapelle d'airain dans la Grécostase (VII,60,1), qui alors était au-dessus des Comices. Il grava sur une table d'airain que cette chapelle avait été dédiée deux centquatre ans après le temple du Capitole. Ainsi cela se passa quatre cent quarante-huit ans après la fondation de Rome, et c'est là le premier fait qui montre un usage commun des anneaux. Un second fait, qui est de la deuxième guerre punique, témoigne que cet usage était devenu général ; sans cela, comment Annibal aurait-il pu envoyer ces trois boisseaux d'anneaux à Carthage ? C'est par un anneau disputé dans une enchère que commencèrent les inimitiés entre Caepion et Drusus (XXVIII,41), d'où vinrent la guerre sociale (II, 85) et tant de désastres. Cependant, alors même tous les sénateurs n'avaient pas d'anneaux d'or, puisque, d'après les souvenirs de nos grands-pères, beaucoup de citoyens qui avaient même été préteurs conservèrent l'anneau de fer jusqu'à la fin de leurs jours. C'est ce que Fenestella rapporte de Calpurnius (XXII,6) et de Manilius, qui avait été lieutenant de C. Marius dans la guerre de Jugurtha. Beaucoup d'historiens disent la même chose de ce L. Fufidius à qui Scaurus a adressé l'histoire de sa vie. Dans la famille des Quintius, personne, pas même les femmes, ne portait d'or ; et aujourd'hui encore la plus grande partie des peuples de la terre, même de ceux qui vivent sous notre empire, ne connaissent pas l'usage des anneaux. Ni dans l'Orient ni en Egypte on ne se sert de sceau, et maintenant encore toute la garantie est dans l'écriture. En cela comme en tout le reste, le luxe a introduit différentes modes : les uns ont enchâssé dans les anneaux des pierres jetant les feux les plus vifs, et on a chargé ses doigts du patrimoine d'une famille opulente, comme nous le dirons dans le livre des pierreries ; les autres ont gravé diverses figures, en sorte que tantôt l'or et tantôt la matière fait de la bague un objet de prix. Pour certaines pierres, le luxe défend de les entamer par le burin ; et il commande de les porter unies, afin qu'on n'aille pas croire qu'on se serve de ces anneaux pour cacheter. Ou bien encore il veut que certaines pierres, même du côté qui regarde le doigt, ne soient pas cachées par l'or ; et par mille petits cail1oux il ôte du prix à ce métal. D'autres, au contraire, ne mettent point de pierreries, et ne scellent qu'avec l'or même. Cette mode date du règne de l'empereur Claude. Aujourd'hui il n'y a pas jusqu'aux esclaves qui n'entourent d'or le fer de leurs anneaux ; d'autres même en portent d'or pur. Cet abus vient de l'île de Samothrace (IV, 23, 9), comme le nom de ces anneaux le fait connaître. Les anneaux se portaient d'abord à un seul doigt, à celui qui est à côté du plus petit ; c'est ce que nous voyons dans les statues de Numa et de Servius Tullius : ensuite on en a mis au doigt le plus voisin du pouce, mode qu'on a suivie, même pour les statues des dieux ; plus tard on eut la fantaisie d'en orner même le petit doigt. Dans les Gaules et dans la Bretagne on en mettait, dit-on, au doigt du milieu. Aujourd'hui ce doigt est le seul qu'on excepte ; les autres doigts en sont chargés. On a même de plus petits anneaux pour les petites phalanges, et des gens en mettent trois au seul petit doigt. D'autres n'en portent qu'un seul à ce même doigt : c'est là le cachet d'un cachet qui, soigneusement renfermé comme un objet rare et trop précieux pour être profané en servant d'anneau, se tire de l'écrin comme d'un sanctuaire ; en sorte qu'en ne portant qu'un anneau au petit doigt, on indique fastueusement qu'on en a sous clef de plus précieux. Quelques-uns font parade du poids de leurs anneaux ; d'autres seraient fatigués s'ils en avaient plus d'un à la fois ; certains, dans leur sollicitude pour leurs pierreries, roulent en anneau une mince lame d'or et en remplissent l'intérieur d'une matière légère, pensant par là diminuer les risques d'une chute. D'autres renferment des poisons sous les pierres précieuses, comme fit Démosthène, le plus grand orateur de la Grèce, et portent des bagues afin de pouvoir mourir. Enfin, les anneaux servent à la plupart des crimes commis par la cupidité. Quel n'était pas le bonheur de nos ancêtres et l'innocence d'un temps où rien ne se cachetait ! Aujourd'hui il faut sceller avec l'anneau les aliments et les boissons, pour prévenir les vols : voilà le service qu'ont rendu ces légions d'esclaves, cette tourbe étrangère logée dans nos maisons, si nombreuse, qu'il faut un nomenclateur pour nous rappeler les noms de nos serviteurs. Il y a loin de là aux moeurs de nos aïeux : alors on n'avait qu'un esclave appelé Marcipore ou Lucipore du nom de son maître, et prenant avec lui nourriture commune ; aussi n'était-il pas besoin de se garder dans la maison contre ceux qui l'habitaient : aujourd'hui nous nous procurons à grands frais des mets qui nous seront volés, et ceux qui nous les voleront. Ce n'est plus même assez de mettre les clefs sous cachet ; on dérobe l'anneau d'un homme endormi ou mourant ; et les affaires les plus graves de la vie dépendent de ce petit instrument : depuis quand, on ne le sait. Cependant on peut, ce semble, en admettre l'importance chez les étrangers dès le temps de Polycrate, tyran de Samos, qui recouvra par la capture d'un poisson cet anneau favori qu'il avait jeté à la mer. Polycrate fut mis à mort vers l'an 230 de Rome. L'usage de l'anneau doit avoir pris de l'extension avec l'usure ; ce qui le prouve, c'est l'habitude vulgaire de tirer son anneau en signe d'arrhes, habitude qui remonte sans doute au temps où c'était le gage le plus prompt à trouver. Nous pouvons donc pleinement affirmer que chez nous l'usage de la monnaie est antérieur à celui des anneaux. Nous parlerons bientôt de la monnaie (XXXIII, 13).
VII. Les anneaux, quand l'usage en fut adopté, distinguèrent l'ordre équestre du peuple, comme la tunique distinguait le sénat de ceux qui portaient l'anneau : toutefois, cette dernière distinction ne s'est introduite que tard ; et nous trouvons dans les auteurs que la tunique laticlave était portée même par les crieurs publics (praeco), témoin le père de Lucius Aelius Stilon, qui valut à son fils le surnom de Praeconinus. Mais les anneaux ont véritablement inséré entre le peuple et les sénateurs un ordre intermédiaire, qui est le troisième. Le titre de chevalier, dû jadis au cheval militaire, est maintenant attribué à un certain cens ; et cela n'est pas ancien : quand le dieu Auguste régla les décuries, la plupart des juges portaient l'anneau de fer, et on les appelait, non chevaliers, mais juges ; le nom de chevaliers était réservé aux escadrons composés de ceux à qui l'Etat fournissait un cheval. Il n'y eut aussi dans le commencement que quatre décuries de juges, et à peine chaque décurie renfermait-elle mille personnes, attendu que les provinces n'étaient pas encore admises à cette charge. Il s'est conservé quelque chose de cette exception, puisque encore aujourd'hui les nouveaux citoyens ne remplissent pas de fonctions de juges dans les décuries. (II.) Les décuries elles-mêmes furent distinguées par différents noms : tribuns du trésor, élus et juges. De plus, il y avait les neuf cents, choisis parmi toutes les décuries pour garder les scrutins à suffrages dans les comices : dénominations ambitieuses qui ne servaient qu'à diviser l'ordre, l'un se vantant d'être un des neuf cents, tandis que l'autre se qualifiait d'élu ou de tribun.
VIII. Enfin, la neuvième année du règne de Tibère l'ordre équestre fut réuni en un seul corps. Un décret fixa le droit de porter l'anneau, sous le consulat de C. Asinius Pollion et de C. Antistius Vétus, l'an de Rome 775. Chose étrange, ce fut un incident presque futile qui donna lieu à ce changement : C. Sulpicius Galba, cherchant, jeune encore, à se faire un nom auprès du prince en poursuivant les teneurs de tavernes, vint se plaindre au sénat, disant que les délinquants échappaient d'ordinaire à la punition, grâce à leur anneau ; sur quoi il fut statué que nul n'aurait le droit de porter l'anneau si lui, son père et son aïeul paternel, tous de condition libre, n'avaient possédé quatre cent mille sesterces (84,000 fr.) de bien, et n'avaient été, aux termes de la loi Julia sur les théâtres, admis à s'asseoir dans les quatorze rangées de sièges. Par la suite on se mit à briguer en masse l'anneau équestre ; et à cause de ces distinctions l'empereur Caligula créa une cinquième décurie. Le faste en est venu au point que les décuries, qu'on ne pouvait compléter sous le dieu Auguste, sont aujourd'hui plus qu'au complet, et qu'on voit de toutes parts des gens ne faire qu'un saut de l'esclavage à l'anneau d'or, ce qui n'était jamais arrivé jadis, puisque même des chevaliers et des juges se reconnaissaient à l'anneau de fer. Cet abus devint si fréquent, que Flavius Proculus, un des chevaliers, déféra à l'empereur Claude, alors censeur, quatre cents prévenus pour cette cause. Ainsi, tandis qu'on veut distinguer l'ordre équestre d'avec les simples citoyens de condition libre, il est envahi par les esclaves. Les Gracques furent les premiers qui attachèrent à l'ordre équestre le titre de juges, cherchant à la fois une popularité séditieuse et l'abaissement du sénat. Après la chute des Gracques, l'autorité du nom équestre se fixa, à travers les incidents variés des séditions, sur les publicains, qui pendant quelque temps furent les hommes de la troisième classe. Enfin M. Cicéron consolida le nom équestre lors de son consulat et de la conspiration de Catilina, se vantant sans cesse d'être sorti de cet ordre, et le faisant l'objet spécial de ses prévenances, pour s'en concilier l'appui. C'est depuis ce temps que les chevaliers ont définitivement formé le troisième corps de l'Etat, et que le nom de l'ordre équestre a été ajouté à la formule : le sénat et le peuple romain ; et si aujourd'hui même l'ordre équestre n'est nommé qu'après le peuple, c'est qu'il n'a été constitué que le dernier.
IX. La dénomination des chevaliers, même de ceux qui la tenaient de leur service dans la cavalerie, a souvent varié : ils furent nommés célères sous Romulus et les rois, puis flexumines, ensuite trossules, parce qu'ils avaient pris, sans aucun secours de l'infanterie, une ville d'Etrurie nommée Trossulum, et située à neuf mille pas en deçà de Volsinies. Cette dernière désignation subsista jusqu'après la mort de C. Gracchus ; du moins trouve-t-on ce fait attesté dans les écrits de Junius, surnommé Gracchanus, à cause de son amitié pour ce tribun : «Quant à ce qui regarde l'ordre équestre, dit Junius, on donnait à ses membres le nom de trossules ; on leur donne maintenant celui de chevaliers, et nombre de chevaliers rougissent d'être appelés trossules, parce qu'ils ne connaissent pas le sens de cette dénomination». Et après cela Junius en expose la raison, que j'ai indiquée plus haut, et ajoute que, bon gré mal gré, ils sont encore appelés trossules.
X. L'or est le sujet de quelques autres distinctions, qui ne doivent pas non plus être omises. Nos aïeux donnèrent des colliers d'or aux troupes auxiliaires et aux étrangers, mais ils n'en donnèrent jamais que d'argent aux citoyens ; de plus, ils donnèrent des bracelets aux citoyens, et jamais aux étrangers.
XI. Quant aux couronnes d'or, ce qui doit paraître étonnant, ils en ont accordé même aux citoyens. Je n'ai trouvé nulle part le nom du premier qui en reçut une ; mais on sait qui le premier décerna cette distinction. D'après L. Pison, ce fut le dictateur A. Postumius (an de Rome 323) : ayant forcé le camp des Latins auprès du lac Régille, il accorda, sur le produit du butin, une couronne d'or à celui qui avait le plus contribué à ce succès. L. Lentulus, consul (an de Rome 479), en donna une du poids de cinq livres à Servius Cornélius Merenda, après la prise d'une ville samnite. Pison Frugi en décerna une à son fils ; mais, la prenant sur ses propres deniers, il lui en légua la valeur par la première clause de son testament.
XII. (III.) Dans les sacrifices, pour honorer les dieux, on n'a rien imaginé de plus que de dorer les cornes des victimes, mais des grandes seulement, qu'on leur immole. Le luxe de l'or fit parmi les militaires de grands progrès ; et l'on a des lettres de M. Brutus, écrites des plaines de Philippes, où il s'indigne contre les agrafes d'or portées par les tribuns. Mais toi-même, Brutus, tu n'as pas parlé de l'or que les femmes portent aux pieds ; nous aussi, nous avons taxé de crime celui qui le premier a érigé un anneau en décoration personnelle. Eh bien, soit : que les hommes même aient aujourd'hui des bracelets d'or sous la dénomination d'or dardanien, parce que cet usage est venu de Dardanie, bracelets qu'on nomme virioles dans la Celtique, et vicies dans la Celtibérie ; que les femmes portent de l'or aux bras, aux doigts, au cou, aux oreilles, aux tresses de leurs cheveux ; que des chaînes d'or courent autour de leur corsage ; que dans le secret de la nuit des sachets de perles soient suspendus à leur cou, pour que dans le sommeil même elles se sentent en possession de pierres inestimables ; mais faut-il donc encore que l'or revête leurs pieds, et doit-il, entre la stole des matrones et la tunique plébéienne, établir un ordre équestre femelle ? Nous autres homme agissons plus modestement en donnant cette parue à de jeunes pages, dont la riche apparence attire tous les regards dans les bains publics. Au reste, la mode s'introduit parmi les hommes même de porter au doigt l'effigie d'Harpocrate et de divinités égyptiennes. Le règne de Claude vit naître une autre distinction : c'était celle de porter sur l'anneau le portrait du prince gravé en or ; ceux-là seuls avaient ce droit qui l'avaient obtenu de ses affranchis : cela donna lieu à une multitude de délations que le salutaire avènement de Vespasien a rendues impossibles, ce prince ayant déclaré que l'image de l'empereur appartenait à tout le monde. Nous n'en dirons pas davantage sur les anneaux d'or et sur leur usage.
XIII. Le second crime envers l'humanité fut commis par celui qui le premier frappa un denier en or, crime dont l'auteur est également inconnu. Le peuple romain, avant la défaite de Pyrrhus (an de Rome 479), n'avait pas de monnaie d'argent. L'as de cuivre pesait exactement une livre, d'où les noms encore subsistants de libella et de dupondius. De là aussi les amendes fixées en cuivre de poids ; de là aussi, dans les comptes, les mots expensa, impendia, dependere ; de là encore le nom de la solde des soldats, stipendia, c'est-à-dire stipis pondera, ainsi que ceux de dispensatores et libripendes. C'est par un reste de ces usages qu'encore aujourd'hui dans les contrats dits de mancipation la balance est requise. Le roi Servius le premier mit une empreinte aux pièces de cuivre ; avant lui on ne se servait à Rome que de métal sans empreinte, selon Timée. Ce fut le bétail (pecus) qui figura sur cette ancienne monnaie, d'où le nom de pecunia (XVIII,3,3). Le cens le plus élevé sous ce roi fut de cent dix mille as : ceux qui possédaient ce capital formèrent la première classe. L'argent ne fut frappé que l'an de Rome 485, sous le consulat de Q. Ogulnius et de C. Fabius, cinq ans avant la première guerre punique. On fixa la valeur du denier à dix livres de cuivre, du quinarius à cinq, et du sesterce à deux et demie. Le poids réel de la livre de cuivre fut diminué durant la première guerre punique, la république ne pouvant faire face à ses dépenses ; et il fut décrété qu'on frapperait des as de deux onces. On gagna de la sorte cinq sixièmes, et on liquida les dettes. La marque de ces nouveaux as fut sur une face un Janus à deux faces, sur l'autre un éperon de navire. Le triens (tiers d'un as) et le quadrans (quart) furent marqués d'un vaisseau. Le quadrans se nommait auparavant teruncius, comme étant de trois onces. Plus tard, Annibal serrant Rome de près, sous la dictature de Q. Fabius Maximus, on fit les as d'une seule once, et il fut réglé que le denier d'argent vaudrait seize as, le quinarius huit, et le sesterce quatre, ce qui fit pour la république un gain de la moitié ; toutefois, dans la solde des troupes le denier continua à être donné pour dix as. L'empreinte sur la monnaie d'argent fut un bige et un quadrige, d'où ces pièces furent appelées bigats et quadrigats. La loi de Papirius, bientôt après, réduisit les as à une demi-once. Livius Drusus, étant tribun du peuple (an de Rome 663), mit dans la monnaie d'argent un huitième de cuivre. Ce que nous nommons présentement victoriat fut frappé en vertu de la loi Clodia. Autrefois les victoriats venaient d'Illyrie, et ils n'étaient reçus que comme matière de commerce. Le nom vient de l'empreinte, qui représente une Victoire. La monnaie d'or fut frappée soixante-deux ans après la monnaie d'argent, chaque scrupule d'or valant vingt sesterces ; ce qui fit par livre, au compte des sesterces d'alors, neuf cents sesterces. Depuis il fut réglé qu'on frapperait des deniers d'or à raison de quarante deniers par livre. Insensiblement les princes diminuèrent le poids de ces deniers ; la plus grande diminution fut sous Néron, qui en fit frapper quarante-cinq à la livre.
XIV. L'invention de la monnaie ouvrit à l'avarice une nouvelle source par l'usure, cette manière de gagner sans rien faire. La cupidité, que dis-je ! la soif de l'or se changea, sans transition, en une rage véritable ; et l'on vit Septimuléius charger de plomb la tête, mise au prix de son pesant d'or, de Caïus Gracchus, dont il était l'ami, la porter à Opimius (XIV, 16), et, dans son parricide, escroquer encore la république. Déjà ce n'était plus tel ou tel Romain, c'était Rome entière dont le nom était devenu infâme par l'avarice, quand Mithridate fit verser de l'or fondu dans le gosier d'Aquilius, son prisonnier : voilà ce qu'amène la cupidité. Pour rougir de notre siècle il suffit de songer à ces noms récents tirés du grec et qu'on forge tous les jours, afin de désigner des vases d'argent à bordure ou à doublure d'or, et aux indignes usages pour lesquels se vendent ces objets tant d'or que dorés ; surtout si l'on se rappelle que Spartacus avait défendu dans son camp de porter de l'or ou de l'argent, tant des esclaves fugitifs de Rome l'emportaient en noblesse d'âme sur les Romains ! L'orateur Messala a laissé par écrit que Marc-Antoine, le triumvir, employait des vases d'or pour les besoins les plus sales ; reproche qui ferait rougir même Cléopâtre. Jusque-là chez les étrangers le comble de la licence avait été le luxe du roi Philippe, qui plaçait habituellement sous son oreiller une coupe d'or, et celui d'Agnon de Téos, lieutenant d'Alexandre le Grand, qui portait des clous d'or à sa chaussure. Il était réservé au sage Antoine d'utiliser l'or en outrageant la nature : ô homme digne d'être proscrit, mais par Spartacus !
XV. Un de mes étonnements, c'est que le peuple romain ait toujours imposé aux nations vaincues des tributs en argent et jamais en or : témoin Carthage, qui, vaincue avec Annibal, dut payer seize mille livres pesant d'argent annuellement pendant cinquante ans, en tout huit cent mille livres, mais point d'or. Ce n'était pas pourtant qu'il y eût disette d'or dans le monde. Déjà Midas et Crésus en avaient possédé des quantités immenses ; déjà Cyrus, dans la conquête de l'Asie, avait fait un butin de trente-quatre mille livres de ce métal, sans compter les vases d'or, les ouvrages en or, et, entre autres, des feuilles d'arbres, un platane, une vigne, victoires qui lui valurent aussi cinq cent mille talents d'argent et la coupe de Sémiramis, dont le poids était de quinze talents : or, d'après Varron, le talent égyptien pèse quatre-vingts livres. Déjà avait régné dans la Colchide le descendant d'Aetès, Salaucès, qui, ayant trouvé une terre vierge, en retira, dit-on, une grande quantité d'or et d'argent, dans la contrée des Suanes : cette Colchide est d'ailleurs célèbre par ses toisons d'or. On parle encore des chambres d'or, des poutres d'argent, des colonnes, des pilastres du même métal, qu'il posséda après la défaite de Sésostris, roi d'Egypte ; Sésostris si orgueilleux, que tous les ans, dit-on, il attelait à son char, parmi les rois qu'il avait soumis, celui que le sort avait désigné, et se faisait ainsi traîner en triomphe.
XVI. Et nous aussi nous avons fait des choses que la postérité regardera comme fabuleuses. César, alors édile et depuis dictateur, donnant des jeux funèbres en l'honneur de son père, fut le premier qui n'admit que l'argent pour le service de l'arène ; et pour la première fois les condamnés aux bêtes combattirent avec des lances d'argent, ce qu'imitent maintenant de simples villes municipales. Aux jeux de C. Antonius, toute la décoration du théâtre fut d'argent. Lucius Muréna en fit autant. L'empereur Caligula fit paraître dans le cirque un échafaud chargé de cent vingt-quatre mille livres pesant d'argent. Claude, son successeur, triomphant de la Bretagne, indiqua par les inscriptions, parmi les couronnes d'or, une de sept cents livres fournie par l'Espagne citérieure, et une de neuf cents fournie par la Gaule chevelue. Néron, qui le suivit, fit revêtir d'or le théâtre de Pompée pour un seul jour, celui où il le montra à Tiridate, roi d'Arménie. Et qu'était-ce que ce théâtre, comparé à la maison d'or (XXXVI, 24, 8) dans laquelle il avait comme enclos la ville de Rome ?
XVII. Sous le consulat de Sextus Julius et de Lucius Aurélius (an de Rome 597), sept ans avant la troisième guerre punique, il y avait dans le trésor du peuple romain seize mille huit cent dix livres d'or, vingt-deux mille soixante-dix livres d'argent, et en espèces 10,285,400 sesterces. Sous le consulat de Sextus Julius et de Lucius Marcius, c'est-à-dire au commencement de la guerre sociale (II,85), ily avait un million six cent vingt mille huit cent vingt-neuf livres pesant d'or. César, lors de sa première entrée dans Rome, pendant la guerre civile qui porte son nom, tira du trésor public quinze mille livres en lingots d'or, trente-cinq mille en lingots d'argent, et en numéraire quarante millions de sesterces. Jamais l'Etat ne fut plus riche. Paul Emile, après la défaite du roi Persée, versa au trésor public, du produit du butin fait en Macédoine, deux cent trente millions de sesterces. C'est depuis cette époque que le peuple romain a cessé de payer l'impôt.
XVIII. Les lambris dorés que l'on voit maintenant, même dans les maisons particulières, furent vus pour la première fois dans le Capitole après la destruction de Carthage, pendant la censure de Lucius Mummius (an de Rome 612). De là ce luxe a gagné les voûtes et les murailles mêmes, que de nos jours on dore comme des vases : grande différence avec le siècle où Catulus (XIX, 6) ne fut pas, à beaucoup près, unanimement approuvé d'avoir doré les tuiles d'airain du Capitole (46).
XIX. Nous avons nommé, dans le septième livre (VII,57), ceux qui ont les premiers découvert l'or et la plupart des métaux. Ce qui a donné à l'or le premier rang, ce n'est pas, je pense, la couleur, qui dans l'argent est plus claire et plus semblable à l'éclat du jour ; aussi l'argent est-il préféré pour les enseignes militaires, parce qu'il brille de plus loin ; et ceux qui s'imaginent qu'on a prisé dans l'or la couleur des étoiles se sont manifestement trompés, puisque cette couleur n'est pas la plus recherchée dans les pierreries et autres matières précieuses. Ce n'est pas non plus pour sa pesanteur ou sa malléabilité qu'on l'a préféré aux autres métaux ; car pour ces deux qualités il est inférieur au plomb. C'est que, seul dans la nature, il ne souffre aucun déchet par le feu, et qu'il est en sûreté jusqu'au milieu des incendies et des bûchers ; et même, plus souvent on le soumet au feu, plus il s'améliore. De fait, une épreuve de l'or, c'est que soumis au feu il prenne une couleur ignée, et soit incandescent : cette épreuve se nomme obrussa. La première marque de bonté dans l'or, c'est d'être très difficile à fondre. De plus, chose merveilleuse ! réfractaire au feu le plus violent de charbon de bois, il entre très promptement en fusion à un feu de paille ; et pour le purifier il faut le faire cuire avec du plomb. Une autre raison plus considérable de l'estime où il est, c'est que le frottement lui fait éprouver très peu de déchet, tandis que l'argent, le cuivre et le plomb laissent des traces, et salissent les mains par les parcelles qui s'en détachent. Nulle autre matière n'est plus extensible ; nulle autre ne se prête à une division poussée plus loin, puisque une seule once d'or se partage en plus de sept cent cinquante feuilles de quatre doigts de long sur autant de large. Les plus épaisses feuilles se nomment feuilles de Préneste, gardant encore aujourd'hui ce nom, en considération de l'excellente dorure de la statue de la Fortune dans cette ville. Les secondes en épaisseur sont appelées feuilles questoriennes. On trouve en Espagne de petites masses d'or qu'on nomme strigiles. Seul entre tous, on le rencontre à l'état de pépite ou de paillettes : à la différence des autres métaux, qui, pour être formés, doivent passer par le feu, cet or est or immédiatement, et il est complétement élaboré dès qu'il est trouvé. C'est là l'or natif ; l'autre dont nous parlerons est un produit de l'art. De plus, ni rouille, ni vert-de-gris, il ne contracte rien qui en altère la qualité ou en diminue le poids. Il est réfractaire à l'action du sel et du vinaigre, qui triomphent de toutes choses ; enfin on le file et on le tisse comme de la laine, et sans laine. Verrius nous apprend que Tarquin l'Ancien triompha revêtu d'une tunique d'or. Pour moi, j'ai vu Agrippine, femme de l'empereur Claude, assise à côté de ce prince au spectacle qu'il donnait d'un combat naval, et couverte d'un habit militaire d'or, tissé sans aucune autre matière. Quant aux étoffes attaliques (VIII, 74, 2), il y a longtemps qu'on y fait entrer de l'or en fil ; c'est une invention des rois de l'Asie.
XX. Sur le marbre, et sur les matières qui ne peuvent être fortement chauffées, on l'applique avec un blanc d'oeuf ; sur le bois, à l'aide d'une composition collante nommée leucophoron : nous dirons en son lieu (XXXV, 17) ce qu'elle est et comment elle se prépare. Le moyen convenable pour dorer le cuivre serait d'employer le vif argent ou du moins l'hydrargyre. Mais ces substances, comme nous le dirons en en faisant l'histoire (XXXIII, 32 et 41), sont l'objet de falsifications. Pour pratiquer cette dorure on tourmente le cuivre, on le fait rougir, on l'éteint dans du sel, du vinaigre et de l'alun, puis on le nettoie de toute scorie, et on juge qu'il est suffisamment décapé lorsqu'il est bien resplendissant ; après quoi on le chauffe de nouveau, afin que, ainsi dompté, il puisse, à l'aide d'un amalgame de pierre ponce, d'alun et de vif-argent, recevoir les feuilles d'or qu'on applique. L'alun a la même propriété pour épurer le cuivre que le plomb pour épurer l'or, comme nous l'avons dit (XXXIII,19,2).
XXI. (IV.) L'or se trouve dans le monde romain ; et nous n'avons pas besoin de parler de l'or extrait dans l'Inde par des fourmis (XI, 36, 3), ou eu Scythie par des griffons (VII, 2, 2). Chez nous on se procure l'or de trois façons : on le trouve en paillettes dans les fleuves, le Tage en Espagne (IV, 35, 3), le Pô en Italie, l'Hèbre en Thrace, le Pactole en Asie, le Gange dans l'Inde. Il n'est point d'or plus parfait, étant ainsi poli par le mouvement et le frottement des eaux. En second lieu, on creuse des puits pour l'extraire, ou on va le chercher dans l'éboulement des montagnes. Exposons ces deux procédés. Ceux qui cherchent l'or en enlèvent d'abord le ségulle : le ségulle est une terre qui indique le gisement ; là est la veine ; on lave le sable, et on estime la richesse de la veine par le résidu du lavage. Quelquefois on rencontre de ces veines aurifères à fleur de terre, rare bonne fortune dont on a vu récemment un exemple en Dalmatie, sous le règne de Néron ; cette veine fournissait par jour cinquante livres. L'or ainsi trouvé à la superficie est appelé alutatium (XXXIV, 47), quand par-dessous existe a une terre aurifère. Au reste, les montagnes d'Espagne, arides, stériles et impropres à toute autre production, sont contraintes par l'homme de fournir cette production précieuse. L'or extrait des puits est nommé par les uns canalicium, par les autres canaliense. Il est adhérent à du sable de marbre, et il ne brille pas à la surface ; et, différent de celui qui brille en grain sur le saphir oriental (XXXVII, 39), la pierre thébaique (XXXVI, 13, 2) et d'autres pierres précieuses, il est engagé dans les molécules du marbre. Ces canaux de veines circulent le long des parois des puits ; de là le nom d'or canalicium. Les galeries sont soutenues avec des piliers de bois. La masse extraite est battue, lavée, brûlée, moulue en farine. On donne le nom d'apistacudes à l'argent qui sort du fourneau. Les impuretés que le fourneau rejette s'appellent, comme celles de tous les métaux, scories. Cette scorie d'or est une seconde fois battue, et chauffée dans des creusets de tasconium. Le tasconium est une terre blanche, semblable à l'argile ; c'est la seule substance capable de supporter l'action du soufflet, du feu, et de l'ébullition des matières. La troisième méthode surpasse les travaux des géants. A l'aide de galeries conduites à de longues distances, on creuse les monts à la lueur des lampes, dont la durée sert de mesure au travail ; et de plusieurs mois on ne voit pas le jour. Ces mines se nomment arrugies : souvent il se forme tout à coup des crevasses, des éboulements qui ensevelissent les ouvriers. Certes, il peut paraître moins téméraire d'aller chercher des perles et des pourpres dans les profondeurs de la mer, et nous avons su faire la terre plus fatale que les eaux. En conséquence, on laisse des voûtes nombreuses pour soutenir les montagnes. Dans les deux méthodes on rencontre des barrières de silex ; on les brise avec le feu et le vinaigre (XXIII, 27, 4). Mais comme dans les souterrains la vapeur et la fumée suffoqueraient les mineurs, ils prennent plus souvent le parti de briser la roche à l'aide de machines armées de cent cinquante livres de fer ; puis ils enlèvent les fragments sur les épaules jour et nuit, se les passant de proche en proche à travers les ténèbres. Les mineurs placés à l'entrée sont les seuls qui voient le jour. Si le silex paraît avoir trop d'épaisseur, le mineur en suit le flanc, et il le tourne. Toutefois, le silex n'est pas l'obstacle le plus difficile : il est une terre, espèce d'argile mêlée de gravier (on la nomme terre blanche), qu'il est presque impossible d'entamer. On l'attaque avec des coins de fer et avec les mêmes maillets que plus haut : rien au monde n'est plus dur ; mais la soif de l'or est plus dure encore, et en vient à bout. L'opération faite, on attaque en dernier lieu les piliers des voûtes. L'éboulement s'annonce ; celui-là seul qui s'en aperçoit est le veilleur placé au sommet de la montagne : celui-ci, de la voix et du geste, rappelle les travailleurs, et fait lui-même retraite. La montagne brisée tombe au loin avec un fracas que l'imagination ne peut concevoir, et un souffle d'une force incroyable. Les mineurs, victorieux, contemplent cette ruine de la nature. Cependant il n'y a pas encore d'or ; on n'a pas même su s'il y en avait quand on s'est mis à fouiller, et pour tant de périls et de dépenses il suffit d'espérer ce qu'on désirait. Un autre travail égal, et même plus dispendieux, est de conduire du sommet des montagnes, la plupart du temps d'une distance de cent milles, les fleuves, pour laver ces débris éboulés. On appelle ces canaux corruges, du mot corrivatio, je pense. Là encore il y a mille travaux : il faut que la pente soit rapide, afin que l'eau se précipite plutôt qu'elle ne coule ; aussi l'amène-t-on des points les plus élevés. A l'aide d'aqueducs, on passe les vallées et les intervalles. Ailleurs on perce des rochers inaccessibles, et on les force à recevoir de grosses poutres. Celui qui perce ces rochers est suspendu par des cordes ; de sorte qu'en voyant de loin ce travail, on croit avoir sous les yeux des bêtes sauvages, que dis-je ? des oiseaux d'une nouvelle espèce. Ces hommes, presque toujours suspendus, sont employés à niveler la pente, et ils tracent l'alignement que suivra le corruge ; et là où il n'y a pas place pour poser le pied, des rivières sont conduites par la main de l'homme. Le lavage est mauvais quand l'eau qui arrive charrie de la boue ; cette boue est appelée urium : or, pour se préserver de l'urium, on fait passer l'eau à travers des pierres siliceuses et du gravier. A la prise d'eau, sur le front sourcilleux des montagnes, on creuse des réservoirs de deux cents pieds de long sur autant de large et de dix de profondeur. On y a laissé cinq ouvertures, d'environ trois pieds carrés. Le réservoir rempli, on ôte les bondes, et le torrent s'élance avec une telle force, qu'il entraîne des quartiers de roc. En plaine est un autre travail : 1'on creuse des canaux qu'on nomme egoges pour le passage de l'eau. De distance en distance, le courant est ralenti par une couche d'ulex. L'ulex est semblable au romarin épineux, et propre à retenir l'or. Les côtés sont fermés avec des planche s; et s'il y a un ravin à franchir, le canal est soutenu en l'air. La terre, conduite de la sorte, arrive jusqu'à la mer ; la montagne écroulée se dissout, et de cette façon l'Espagne a déjà reculé au loin ses rivages. C'est aussi en des canaux de ce genre que dans le premier procédé on lave les matières extraites avec un labeur immense ; sinon, les puits seraient bientôt obstrués. L'or obtenu par l'arrugie n'a pas besoin d'être fondu ; il est or tout aussitôt. On en trouve des blocs ; les puits en fournissent même qui dépassent dix livres. Les Espagnols nomment ces blocs palacres ou palacranes ; l'or en très petit grain, ils le nomment baluce. On fait sécher ensuite l'ulex, on le brûle, et on en lave la cendre sur un lit d'herbe où l'or se dépose. Suivant quelques-uns, l'Asturie, la Galice et la Lusitanie fournissent de cette façon, par an, vingt mille livres pesant d'or. Dans cette production l'Asturie est pour la part la plus considérable. Il n'y a nulle part ailleurs un exemple d'une fécondité pareille, continuée pendant tant de siècles. J'ai dit plus haut (III, 24, 5) qu'un antique sénatus-consulte avait défendu aux mineurs d'attaquer l'Italie : sans cette loi, aucune terre ne serait plus productive en métaux. Il existe une loi censoriale relative aux mines d'or d'Ictimules, dans le territoire de Vercelles, par laquelle il était défendu aux fermiers de l'Etat d'employer plus de cinq mille ouvriers à l'exploitation.
XXII. Il y a encore un moyen de faire de l'or : c'est avec l'orpiment (XXXIV, 56). Ce minerai s'extrait en Syrie pour les peintres ; il est, à fleur de terre, de couleur d'or, mais fragile comme les pierres spéculaires. Il avait excité des espérances chez Caligula, qui était si avide d'or : ce prince fit fondre une grande quantité d'orpiment ; il obtint de l'or excellent, mais en si petite proportion, qu'il y avait de la perte (or c'est sa cupidité qui lui en avait fait faire l'épreuve), bien que la livre d'orpiment ne coûtât que quatre deniers : depuis lui personne n'a renouvelé cet essai.
XXIII. Tout or contient de l'argent en proportion variable : quelquefois un dixième, ici un neuvième, ailleurs un huitième. Dans la seule mine qu'on nomme Albicrate, et qui est dans la Gaule, l'argent ne fait que le trente-sixième ; aussi cette mine l'emporte sur les autres. Quand la proportion de l'argent est un cinquième, l'or se nomme électrum. On trouve des parcelles d'électrum dans l'or appelé canaliense (XXXIII, 21). On fait aussi de l'électrum artificiel (IX, 65) en mêlant de l'argent et de l'or. S'il y a plus d'un cinquième d'argent, le mélange ne résiste pas sur l'enclume. L'électrum a été estimé aussi : témoin Homère (Od., IV, 71) qui représente le palais de Ménélas comme brillant d'or, d'électrum, d'argent et d'ivoire. Lindos, dans l'île de Rhodes, a un temple de Minerve où Hélène consacra une coupe d'électrum. L'histoire ajoute qu'elle avait été moulée sur le sein d'Hélène. Une propriété de l'électrum, c'est d'être aux lumières plus éclatant que l'argent. L'électrum natif a de plus la vertu de déceler les poisons : des iris semblables à l'arc-en-ciel se dessinent sur la coupe, avec un bruissement semblable à celui de la flamme ; on a ainsi deux indices.
XXIV. La première statue d'or massif sans aucun creux, antérieure même aux statues de bronze massif nommées holosphyrates (faites toutes au marteau), fut, dit-on, érigée dans le temple de la déesse Anaïtis (nous avons dit (V, 20) à quelle région ce nom appartient). La statue était en grande vénération chez les peuples de la contrée. Elle fut enlevée durant la guerre de Marc-Antoine contre les Parthes. On a retenu à ce sujet un bon mot d'un vétéran de Bologne : il avait le dieu Auguste à dîner ; l'empereur lui demanda s'il était vrai que le premier qui avait mis la main sur la statue de la divinité avait expiré frappé de cécité et de paralysie. Le vétéran répondit qu'Auguste soupait justement avec la jambe de la déesse ; qu'il avait, lui, porté le premier coup, et que toute sa fortune venait de ce butin. En fait de statues d'hommes, Gorgias de Léontium, le premier, se dressa à Delphes dans le temple une statue d'or et massive, vers la soixante-dixième olympiade, tant on faisait fortune à enseigner l'art oratoire.
XXV. L'or est de plusieurs façons efficace dans les remèdes. On l'applique aux blessés et aux enfants, pour rendre moins paisibles les maléfices dirigés contre eux. Lui-même il agit comme maléfice lorsqu'on en passe sur la tête, principalement sur la tète des poulets et des agneaux. Le remède est de laver de l'or, et d'asperger avec l'eau ceux qu'on veut préserver. On le torréfie aussi dans un vase de terre avec un poids double de sel, triple de misy ; puis de nouveau avec deux parties de sel et une de la pierre nommée schiste. De cette façon il donne des propriétés actives aux substances torréfiées en même temps, tout en restant pur et intact. Le résidu est une cendre que l'on conserve dans un vase de terre, et qu'on détrempe dans de l'eau pour l'appliquer sur les lichens de la face ; on détache ce liniment en se lavant avec une décoction de fèves ; cette cendre guérit encore les fistules et les hémorroïdes. Avec de la poudre de pierre ponce elle amende les ulcères putrides et de mauvaise odeur. L'or bouilli dans du miel avec la nielle, et appliqué sur le nombril, relâche doucement le ventre. M. Varron assure que l'or fait disparaître les verrues.
XXVI. (V.) La chrysocolle est un liquide coulant dans les puits dont nous avons parlé (XXXIII, 21) le long des filons d'or, et formant par les froids de l'hiver des concrétions aussi dures que la pierre ponce. On a remarqué que la meilleure se produisait dans les mines de cuivre, et que celle des mines d'argent avait le second rang. On en trouve aussi dans les mines de plomb, mais elle est inférieure même à celle des mines d'or. Dans toutes ces mines on fait une chrysocolle artificielle fort inférieure à la chrysocolle native. Le procédé consiste à introduire doucement de l'eau dans une veine de métal pendant tout l'hiver, jusqu'en juin, et à laisser sécher le tout en juin et juillet, ce qui montre clairement que la chrysocolle n'est qu'une veine métallique qui s'est putréfiée. La chrysocolle native diffère surtout de l'autre par sa consistance ; on la nomme chrysocolle jaune : et cependant on la teint elle-même avec la plante appelée lutum (reseda luteola). Elle a, comme le lin et la laine, la propriété de prendre la teinture ; voici le procédé : On la broie dans un mortier ; on la passe par un tamis fin ; on la moud encore pour la passer par un tamis plus fin : ce qui ne passe pas est remis au mortier, puis à la meule. La poudre, au fur et à mesure, est mise dans des augets où ou la fait macérer dans du vinaigre, afin que tout ce qui reste de dur se dissolve. On pile de nouveau ; on lave dans des vases en forme de conques, et on fait sécher. On procède alors à la teinture de la chrysocolle avec l'alun schiste (XXXV, 52) et l'herbe susdite ; ainsi on la peint avant qu'elle serve à peindre. Il importe qu'elle soit absorbante, et qu'elle se prête à la manipulation. En effet, si elle ne prend pas la couleur, on y ajoute du scytane et du turbyste : c'est le nom qu'on donne à des substances qui la forcent à absorber la matière colorante.
XXVII. Ainsi teinte, les peintres la nomment orobitis. Ils en distinguent deux sortes : la jaune, qui se conserve en poudre, et la liquide, qui est en dissolution. Ces deux espèces se fabriquent à Chypre. La plus estimée se fait en Arménie, la seconde en Macédoine ; mais c'est l'Espagne qui en fournit le plus. On recherche surtout celle qui a la nuance du blé en herbe, dans sa verdure la plus fraîche. Déjà on a vu, dans les spectacles de Néron, l'arène du cirque sablée avec de la chrysocolle, quand l'empereur, vêtu d'une étoffe de même couleur, devait en personne conduire un char. La foule ignorante des ouvriers distingue la chrysocolle en trois espèces : l'âpre, qui vaut sept deniers (5 fr. 74) la livre ; la moyenne, qui en vaut cinq ; la broyée, qu'ils nomment aussi herbacée, qui en vaut trois. Avant d'employer la première, qui est graveleuse, on met un enduit d'atrament et de paraetonium (XXXV, 12 et 18), qui la font tenir et qui en rendent la nuance plus douce. Le paraetonium étant très gras, et, à cause de sa viscosité, très tenace, est mis d'abord, puis couvert d'une couche d'atrament, lequel empêche que le paraetonium, par sa blancheur, ne rende la chrysocolle pâle. On pense que la chrysocolle lutea est ainsi appelée de l'herbe lutum (reseda luteola), laquelle, broyée avec du bleu, est vendue pour de la chrysocolle : c'est de toutes les chrysocolles la plus mauvaise et la plus trompeuse.
XXVIII. On emploie aussi cette substance dans la médecine. Avec la cire et l'huile, elle sert à mondifier les plaies ; seule et en poudre, elle les dessèche et les resserre. On la donne en électuaire avec du miel dans l'angine et l'orthopnée. C'est, de plus, un vomitif. On la fait entrer dans les collyres pour effacer les cicatrices des yeux, et dans les emplâtres verts pour adoucir les douleurs et faire disparaître les cicatrices. Cette chrysocolle, les médecins la nomment acesis ; elle diffère de l'orobitis.
XXIX. Les orfévres emploient aussi la chrysocolle pour souder l'or ; et c'est de cette chrysocolle, dit-on, que toutes les substances d'un vert semblable ont reçu ce nom. On la mélange à cet effet avec du vert-de-gris, de l'urine d'un garçon impubère, et du nitre. On la pile avec un pilon de cuivre dans un mortier de cuivre : on appelle en latin ce mélange santerna. L'or dit argenteux se soude par la santerne, ce que l'on reconnaît quand il devient brillant par l'application de cette substance. Au contraire, l'or cuivreux se contracte, s'émousse, et ne prend que difficilement la soudure : pour ce dernier or on fait une soudure particulière, en ajoutant au mélange ci-dessus indiqué de l'or et un septième d'argent, le tout broyé ensemble.
XXX. A ce propos groupons quelques faits, pour présenter à la fois toutes les merveilles de la nature. On soude l'or au moyen de la chrysocolle, le fer au moyen de l'argile, le cuivre en masse au moyen de la calamine, le cuivre en lame au moyen de l'alun, le plomb ainsi que le marbre au moyen de la résine, le plomb noir au plomb blanc (XXXIV, 47, 48 et 49), et le plomb blanc avec lui-même à l'aide de l'huile, l'étain (XXXIV, 48) à l'aide de la limaille de cuivre, l'argent à l'aide de l'étain. Le bois de pin est excellent pour fondre le cuivre et le fer ; mais le papyrus d'Egypte a aussi la même propriété. Le feu de paille fond l'or ; l'eau allume la chaux et la pierre de Thrace ; cette dernière s'éteint avec de l'huile. Les matières qui éteignent le mieux le feu sont le vinaigre, la glu et les oeufs. La terre n'est nullement combustible. Un charbon brûlé et éteint n'en brûle que mieux allumé de nouveau.
XXXI. (VI.) Venons maintenant à l'argent, la seconde folie des hommes. On ne l'obtient qu'à l'aide de puits. Là où il est rien n'en indique l'existence, ce minerai n'offrant pas de paillettes brillantes comme fait l'or. C'est une terre tantôt rousse, tantôt cendrée. On ne peut le fondre (XXXIV, 47 et 53) qu'en y ajoutant du plomb noir ou de la galène (c'est ainsi qu'on nomme une veine de plomb, laquelle, le plus souvent, se trouve près des veines d'argent). Par l'opération du feu le plomb se précipite, et l'argent surnage comme l'huile sur l'eau. Presque toutes nos provinces fournissent de l'argent ; mais le plus beau est celui d'Espagne. L'argent s'y trouve, comme l'or, dans les terrains stériles et même montagneux. Partout où on en rencontre une veine, on est sûr qu'une autre n'est pas loin. Au reste, cette particularité se remarque pour tous les autres métaux ; et c'est probablement de là que vient chez les Grecs le mot de métal (met'allon, l'un après l'autre). Chose singulière ! les puits ouverts en Espagne par Annibal sont encore exploités, et conservent le nom de ceux qui ont découvert le gisement. Un de ces puits, nommé encore présentement Bebulo, fournissait à Annibal trois cents livres pesant par jour. La montagne est déjà excavée l'espace de quinze cents pas ; et, dans tout cet espace, des Aquitains, debout jour et nuit, se relevant d'après la durée des lumières, épuisent les eaux et donnent naissance à un fleuve. La veine d'argent qu'on trouve la première se nomme crudaria. Chez les anciens la fouille d'une mine d'argent cessait dès qu'on trouvait une couche d'alun ; on n'allait pas au delà. Mais depuis que tout récemment on a rencontré sous l'alun un filon de cuivre, il n'y a plus de limites aux espérances. Les exhalaisons des mines d'argent sont mortelles à tous les animaux, et surtout aux chiens. Moins l'or et l'argent ont de consistance, plus ils sont beaux. On s'étonne généralement que des lignes tracées avec l'argent soient noires (XXXIII, 19, 3).
XXXII. On trouve dans ces mêmes mines une pierre qui vomit une matière éternellement liquide, et nommée vif-argent. C'est un dissolvant pour toutes choses. Il ronge et perce les vases, à travers lesquels il transsude par sa propriété destructive. Toutes les matières surnagent le vif-argent, excepté l'or, qui est la seule substance qu'il attire à soi ; aussi est-il excellent pour isoler l'or : on le secoue vivement dans des vases de terre avec ce métal, et il en repousse toutes les impuretés qui y sont mêlées. Une fois qu'il a ainsi rejeté les choses étrangères, il ne reste plus qu'à le séparer lui-même de l'or ; pour cela on le met dans des nouets de peau assouplie, à travers lesquels il transsude, laissant l'or dans toute sa pureté. Par la même propriété, quand on dore le cuivre, il retient avec beaucoup de force les feuilles d'or sous lesquelles on le met. Mais lorsque la feuille est simple ou trop mince, la nuance pâle du vif-argent fait reconnaître la fraude. Aussi ceux qui ont pratiqué cette fraude ont-ils remplacé le vif-argent par le blanc d'oeuf, et bientôt après par l'hydrargyre, dont nous parlerons en son lieu (XXXIII, 42). Au reste, il n'a pas été trouvé beaucoup de vif-argent.
XXXIII. Dans les mines d'argent on rencontre une matière qu'on peut appeler, à proprement parler, pierre d'écume. Elle est blanche, luisante, sans être transparente ; elle porte le nom de stimmi, de stibi, d'alabastrum, de larbason (antimoine). On en distingue deux sortes, l'un mâle, l'autre femelle. Le stibi femelle est plus estimé ; le mâle est plus rude, plus âpre, moins pesant, moins brillant et plus sablonneux ; la femelle au contraire est brillant, friable, et se fend en lames, au lieu de se séparer en globules.
XXXIV. Il est de propriété astringente et réfrigérante. On l'emploie surtout pour les yeux ; et il a été nommé par la plupart platyophthalmon, parce que, faisant paraître les yeux plus grands, il est employé dans les préparations callibléphariques des femmes. Il guérit les fluxions des yeux, et les ulcères de ces organes : on s'en sert en poudre, avec de la poudre d'encens et de la gomme ; il arrête aussi le sang qui s'écoule du cerveau. En poudre, il est très efficace contre les plaies récentes, et contre les anciennes morsures de chien. Il est bon contre les brûlures par le feu, mêlé à de la graisse, de l'écume d'argent, de la céruse et de la cire. Pour le préparer, on le brûle dans une tourtière, après l'avoir entouré de fumier de boeuf ; puis on l'éteint avec du lait de femme, et on le broie dans un mortier avec de l'eau de pluie. De temps en temps la partie trouble est transvasée dans un vaisseau de cuivre, et purifiée avec du nitre. On reconnaît le marc à ce qu'il est très semblable à du plomb, et occupe le fond du mortier ; on le rejette. Le vaisseau dans lequel ont été transvasées les parties troubles reste la nuit couvert d'un linge. Le lendemain, on décante ce qui surnage, ou on l'enlève avec une éponge. Le dépôt qui s'y forme est regardé comme la fleur. On l'expose au soleil, couvert d'un linge, sans le laisser entièrement dessécher. Alors on le broie de nouveau dans un mortier, et on le divise en trochisques. Dans toute cette opération, l'important est de brûler le stibi convenablement, de manière à ne pas le changer en plomb. Quelques-uns pour le faire cuire emploient non du fumier, mais de la graisse ; d'autres le broient en l'imbibant d'eau, le passent dans un linge plié en trois, jettent le mare, transvasent la partie liquide et recueillent tout ce qui s'en dépose, pour s'en servir dans les emplâtres et dans les collyres.
XXXV. La scorie d'argent est appelée par les Grecs helcysma ; elle a des propriétés astringentes et réfrigérantes ; comme le molybdène, dont nous parlerons à l'article du plomb (XXXIV, 53), on la fait entrer dans les emplâtres, surtout pour la cicatrisation des plaies. Contre le ténesme et la dyssenterie on la donne en lavement avec l'huile de myrte. On l'incorpore dans les médicaments nommés lipares (XXIII,81,2), pour les ulcères fongueux, pour les écorchures, pour les ulcérations humides de la tête. Les mines fournissent aussi ce qu'on nomme écume d'argent. Il y en a de trois sortes : la meilleure nommée chrysitis, la seconde argyritis, la troisième molybditis. La plupart du temps ces trois nuances se trouvent dans la même masse. L'écume d'argent la plus estimée est celle de l'Attique, puis celle de l'Espagne. La chrysitis se prépare avec la terre argentifère elle-même ; l'argyritis, avec l'argent : la molybditis s'obtient par la fonte du plomb, travail qui se fait à Pouzzoles, et qui a valu à cette substance le nom qu'elle a. Toutes les écumes d'argent se font ainsi : on fond la matière à traiter ; le produit coule d'un réservoir supérieur dans un réservoir inférieur, d'où on l'enlève avec des brochettes de fer, en l'exposant de nouveau à la flamme pour la rendre légère. C'est une véritable écume de la matière en fusion, comme le nom l'exprime. Elle diffère de la scorie comme l'écume diffère du marc : l'une est une impureté de la matière qui se purifie, l'autre de la matière qui s'est puriliée. Il en est qui distinguent deux espèces d'écume, qu'ils nomment stérélytis et peumène, et font une troisième espèce du molybdène, dont nous parlerons à l'article du plomb (XXXIV, 53). Pour employer l'écume il faut la recuire ; et pour cette seconde cuisson on concasse les pains en morceaux qui puissent passer par une bague ; on l'enflamme, et on la soumet à l'action du soufflet ; puis, pour en ôter les charbons et la cendre, on la lave avec du vinaigre ou du vin, ce qui l'éteint en même temps. Si c'est l'argyritis, on recommande, pour lui donner de la blancheur, de la concasser en morceaux gros comme une fève, et de la cuire dans un vase de terre avec de l'eau ; après y avoir mis dans un linge blanc de l'orge et du blé nouveaux, qu'on laisse jusqu'à ce que la pellicule s'en aille. Puis on broie le tout dans des mortiers pendant six jours en l'arrosant d'eau froide trois fois par jour, et, sur la fin, avec de l'eau chaude et du sel gemme, à la dose d'une obole pour une livre d'écume. Le dernier jour on renferme dans un vase de plomb. D'autres font cuire avec des fèves blanches et de l'orge mondé, puis sèchent au soleil ; quelques-uns, avec de la laine blanche et des fèves, jusqu'à ce que celle-ci ne noircisse plus la laine : alors ils ajoutent le sel gemme, changent l'eau de temps en temps, et dessèchent pendant les quarante jours les plus chauds de l'été. Il en est qui font cuire l'écume dans une panse de cochon, l'en ôtent pour la frotter de nitre, et, suivant la méthode précédente, la broient dans un mortier avec du sel ; d'autres, sans la faire cuire, la broient avec du sel et la lavent avec de l'eau. On se sert de l'écume d'argent dans les collyres, en liniment, pour effacer chez les femmes la laideur des cicatrices, les taches, et pour laver les cheveux. Elle est siccative, émolliente, réfrigérante, tempérante, purgative. Elle remplit les ulcères, elle adoucit les tumeurs, et on l'incorpore aux emplâtres destinés à cet usage, ainsi qu'aux emplâtres lipares ci-dessus dits. Avec de la rue, du myrte et du vinaigre, elle dissipe les érysipèles ; avec des baies de myrte et de la cire, les engelures.
XXXVI. (VII.) C'est aussi dans les mines d'argent qu'on trouve le minium, aujourd'hui substance colorante très estimée ; autrefois, chez les Romains, non seulement la plus estimée de toutes, mais même employée à des usages sacrés. Verrius énumère les auteurs dont le témoignage établit qu'on était dans l'usage de peindre, les jours de fête, avec du minium la face de la statue même de Jupiter (XXXV, 45, 4), ainsi que le corps des triomphateurs, et que Camille triompha ainsi ; que c'est par le même motif religieux qu'il est encore aujourd'hui employé à colorer les parfums du dîner triomphal, et qu'un des premiers soins des censeurs est de charger un entrepreneur de peindre en vermillon la statue de Jupiter. Je ne m'explique pas bien la raison de cet usage : cependant il est de fait qu'aujourd'hui même le minium est recherché par les Ethiopiens ; que les grands chez ces peuples s'en teignent tout le corps, et que c'est la couleur que l'on donne là aux statues des dieux. Cela m'engage à traiter ce sujet en détail.
XXXVII. Théophraste rapporte que quatre-vingt-dix ans avant l'archontat de Praxibule à Athènes, date qui répond à l'an de Rome 349, le minium fut découvert par l'Athénien Callias, qui au commencement espérait obtenir de l'or en soumettant au feu ce sable rouge des mines d'argent ; que telle fut l'origine du minium ; que de son temps on en trouvait déjà en Espagne, mais dur et graveleux ; qu'on en trouvait aussi en Colchide, sur un certain rocher inaccessible, d'où on le faisait tomber à coups de traits ; que ce n'était là qu'un faux minium ; que le meilleur venait des champs cilbiens (V, 31, 9), au-dessus d' Ephèse ; que le sable qui le fournit est de couleur écarlate, qu'on broie ce sable ; que, ainsi réduit en poudre, on le lave ; que le dépôt qui se forme est lavé une seconde fois ; que de là naît une différence dans la préparation, les uns fabriquant du minium par un seul lavage, d'autres par plusieurs, et que le meilleur minium est celui qui a subi plus d'une lotion.
XXXVIII. Je ne suis pas surpris de la vogue de la couleur rouge : dès le temps de la guerre de Troie on recherchait la rubrique ; témoin Homère, qui signale des vaisseaux décorés de cette façon (Il., II, 637), lui qui d'ailleurs parle peu de peinture et de fard. Les Grecs nomment la rubrique miltos, et le minium cinnabre. De là vient l'erreur que j'ai signalée (XXIX, 8, 8) : on fait confusion avec la substance appelée par les Indiens cinnabre, et qui est la sanie du dragon écrasé par le poids de l'éléphant mourant, mélangée avec le sang des deux animaux, comme nous l'avons dit (VIII, 12). C'est la seule couleur qui en peinture rende parfaitement le sang. Le cinnabre indien est excellent dans les antidotes et les médicaments ; mais les médecins, sous prétexte de ce nom de cinnabre, lui substituent le minium, qui est un poison, comme nous le dirons bientôt (XXXIII, 41).
XXXIX. Les anciens peignaient avec le cinnabre ces tableaux d'une seule couleur qu'on nomme encore aujourd'hui monochromes (XXXV, 5). On peignait aussi avec le minium d'Ephèse ; mais il a été abandonné, à cause des soins qu'exigeait l'entretien de tels tableaux. D'ailleurs on reprochait au cinnabre et au minium un éclat trop dur. Les peintres passèrent donc à l'emploi de la rubrique et de la sinopis, desquelles nous parlerons en lieu et place (XXXV, 13 et suiv.). On falsifie le cinnabre avec du sang de chèvre et des sorbes broyées. Le véritable revient à 50 sesterces la livre (10 fr. 50).
XL. D'après Juba, le minium est une des productions de la Carmanie ; d'après Timagène, de l'Ethiopie aussi : mais Rome n'en reçoit d'aucune de ces deux contrées ; il ne nous en vient guère que d'Espagne. Le minium le plus célèbre vient du territoire de Sisapon, en Bétique ; cette mine fait partie du domaine de l'Etat. Rien n'est gardé avec plus de soin : il n'est pas permis de réduire et d'affiner le minium sur place : on l'envoie à Rome, en mine et sous cachet, au poids d'environ 10,000 livres par an. C'est à Rome qu'on le lave. Une loi a fixé le prix de la vente, pour qu'il ne devienne pas trop cher. Ce prix est de 70 sesterces par livre (14 fr. 70). Mais on le falsifie de plusieurs façons, ce qui donne de grands bénéfices à la compagnie exploitante. Il est, en effet, une autre espèce de minium qui se trouve dans presque toutes les mines d'argent, ainsi que dans celles de plomb. On l'obtient en calcinant des pierres qu'on rencontre dans les filons : ce n'est pas la pierre dont nous avons appelé le flux vif-argent (XXXIII, 32), car celle-ci calcinée fournit elle-même de l'argent ; mais ce sont des pierres qu'on trouve avec elle. On reconnaît à leur couleur ces pierres, qui ne contiennent même pas de plomb ; elles ne deviennent rouges que dans le fourneau. On les calcine et on les pulvérise. C'est là le minium de seconde qualité, connu de très peu de personnes, et très inférieur aux sables natifs dont nous avons parlé. C'est avec cette seconde espèce qu'on falsifie le vrai minium dans les laboratoires de la compagnie. On le falsifie aussi avec le syricum. Nous dirons en son lieu (XXXV, 24) comment se fait le syricum. Ce qui montre qu'on met une couche de syricum par-dessous le minium, c'est le bas prix qu'on paye. Le minium se prête aussi d'une autre façon au vol : Les peintres lavent de temps en temps leurs pinceaux chargés de cette substance ; le minium tombe au fond de l'eau ; c'est autant de gagné pour le voleur. Le vrai minium doit avoir l'éclat de l'écarlate. Celui de seconde qualité appliqué sur les murailles se ternit par l'humidité, et cependant c'est une espèce de rouille métallique. Dans les mines de Sisapon les filons sont uniquement composés de minium et sans argent ; ce minium se cuit comme l'or. On essaye le minium avec de l'or en incandescence : celui qui est falsifié noircit, tandis que la couleur du vrai n'est pas altérée. Je trouve aussi qu'on le sophistique avec de la chaux, et que si on n'a pas d'or on reconnaît aussitôt la fraude par un procédé analogue, à l'aide d'une lame de fer chauffée à blanc. La peinture au minium craint l'action du soleil et de la lune. Le préservatif est de sécher la muraille, d'appliquer dessus à la brosse une couche de cire punique fondue avec de l'huile et très chaude, de faire ressuer la croûte en approchant des charbons allumés, puis d'aplanir avec des bougies, et d'essuyer avec des linges bien propres, comme on fait pour un marbre qu'on veut rendre brillant. Ceux qui broient le minium dans les laboratoires s'enveloppent le visage de vessies non soufflées, qui, tout en leur permettant de voir à travers, les empêchent d'aspirer cette poussière mortelle. Le minium est employé aussi par les copistes dans les livres ; il fait ressortir les lettres, soit sur l'or, soit sur le marbre ; ce qu'on utilise même pour les tombeaux.
XLI. (VIII.) L'industrie a trouvé moyen de tirer du minium de seconde qualité l'hydrargyre, qui tient lieu de vif-argent. Nous nous sommes un peu plus haut réservé d'en parler. L'hydrargyre se prépare de deux façons : on pile du minium et du vinaigre avec des pilons de cuivre et dans des mortiers de cuivre, ou bien on met du minium dans un vase de fer renfermé dans une marmite de terre ; on y adapte un couvercle ; on lute avice de l'argile ; ensuite on allume du feu sous la marmite ; on pousse le feu avec des soufflets, et enfin on recueille le produit attaché au vase, lequel devient semblable à l'argent pour la couleur, et à l'eau pour la liquidité. Facilement l'hydrargyre se partage en gouttes, et s'échappe en globules qui fuient. Il est reconnu que c'est un poison ; par conséquent, je regarde comme téméraire l'emploi des recettes médicinales où il entre du minium. Peut-être faut-il excepter les applications sur la tête ou le ventre, pour arrêter les hémorragies ; mais il faut prendre garde que rien ne pénètre dans les viscères et ne touche à la plaie ; en tout autre cas, je n'en conseillerai jamais l'usage.
XLII. Aujourd'hui on ne dore guère que l'argent à l'aide de l'hydrargyre ; cependant on devrait l'employer de même à la dorure du cuivre : mais la fraude, si ingénieuse dans toutes les parties de l'industrie, a imaginé d'y substituer une substance moins coûteuse, comme nous l'avons dit (XXXIII, 32).
XLIII. A propos de l'or et de l'argent, il faut parler de la pierre nommée coticula ( pierre de touche). Jadis, selon Théophraste, on n'en trouvait que dans le fleuve Tmolus ; aujourd'hui on en trouve partout. Les uns la nomment héraclienne, les autres lydienne. On la rencontre en morceaux de médiocre grosseur, ne dépassant pas quatre pouces de long sur deux de large. La face qui a été tournée du côté du soleil vaut mieux que celle qui touchait à la terre. Les experts, quand ils ont frotté avec cette pierre comme avec une lime le minerai pour en détacher quelques parcelles, disent aussitôt combien ce minerai renferme d'or, d'argent ou de cuivre, à un scrupule près ; et cette épreuve merveilleuse est infaillible.
XLIV. Il y a deux espèces d'argent : si une parcelle d'argent mise sur une pelle de fer chauffée à blanc reste blanche, le métal est bon ; si elle devient rousse, il est inférieur ; si elle devient noire, il ne vaut rien. Mais la fraude a encore trouvé moyen de rendre l'épreuve incertaine : on garde la pelle de fer dans de l'urine d'homme ; la parcelle d'argent, absorbant à mesure qu'elle brûle, offre une blancheur menteuse. Une autre épreuve de l'argent poli, c'est l'haleine de l'homme : l'argent fin se couvre d'un nuage qui se dissipe promptement.
XLV. (IX.) On avait cru que le plus pur argent seul était susceptible de se laminer et d'être converti en miroir ; longtemps les efforts de la fraude avaient été vaincus ; mais maintenant elle sait falsifier l'argent des miroirs. Certes c'est une propriété singulière qu'a ce métal de renvoyer les images, propriété qu'on attribue généralement à la répercussion de l'air réfléchi vers les yeux. Par la même propriété, les miroirs dont un fréquent polissage a diminué l'épaisseur, et qui sont devenus un peu concaves, agrandissent démesurément les images : tant il y a de différence suivant que le miroir repousse ou reçoit la répercussion de l'air. Il y a plus : on fabrique des coupes dont l'intérieur est taillé eu facettes comme autant de miroirs, de sorte qu'un seul individu s'y regardant, il se produit un peuple d'images. On a imaginé aussi des miroirs qui donnent des images monstrueuses, comme ceux qui sont consacrés dans le temple de Smyrne. Cela tient à la configuration du miroir, et le résultat diffère beaucoup, suivant qu'il est concave et en forme de coupe, ou en forme de bouclier de Thrace ; suivant que le milieu est déprimé ou relevé, suivant que le plan est transversal ou oblique, horizontal ou vertical, la configuration du miroir qui reçoit faisant subir aux ombres qui arrivent des altérations correspondantes ; car l'image n'est autre chose que l'ombre réfléchie par la clarté de la matière qui reçoit. Pour en finir ici avec les miroirs, ajoutons que les meilleurs chez nos ancêtres étaient ceux de Brindes, formés d'un mélange d'étain et de cuivre. On préféra ensuite ceux d'argent : Pasitèles en fit le premier, du temps du grand Pompée. Tout récemment on a cru donner plus de netteté à l'image en appliquant par derrière une feuille d'or.
XLVI. L'Egypte colore l'argent pour voir dans les vases son dieu Anubis ; au lieu de ciseler ce métal, elle le peint. De là cet usage a passé même aux statues triomphales, et, chose singulière, l'argent privé de son éclat devient plus cher. Cette matière colorante se compose ainsi : On mêle avec l'argent deux tiers de cuivre de Chypre très fin, nommé coronaire, et autant de soufre vif que d'argent. On fait cuire le tout dans un vase de terre luté avec de l'argile ; la cuisson est achevée quand le couvercle se détache de lui-même. On noircit aussi l'argent avec un jaune d'oeuf durci ; mais cette teinte s'en va avec du vinaigre et de la craie. Antoine le triumvir mit dans le denier d'argent un alliage de fer. Le cuivre entre dans la composition de la fausse monnaie. D'autres diminuent le poids : la règle est de tailler 84 deniers à la livre. Ces fraudes firent trouver l'art d'essayer les deniers. La loi qui ordonna ces essais fut si agréable au peuple, que chaque quartier dédia une statue en pied à Marius Gratidianus. Chose bizarre ! dans l'art du monnayage seul, on fait étude des falsifications ; on contemple un échantillon de faux denier, et une pièce fausse s'achète au prix de plusieurs deniers de bon aloi.
XLVII. (X.) Les anciens n'avaient pas de nombre au delà de cent mille ; aussi aujourd'hui encore compte-t-on par multiples de cent mille, et l'on dit dix fois cent mille, ou plus. Cela a été dû à l'usure et à la monnaie ; de là aussi le terme d'aes alienum ( dette), dont nous nous servons. Plus tard vinrent les surnoms de Riches (Dives) ; mais il est bon de noter que le premier qui reçut ce surnom avait fait banqueroute à ses créanciers. M. Crassus, de la même famille, prétendait qu'un homme n'était pas riche, qui ne pouvait entretenir une légion de son revenu. Il possédait deux cents millions de sesterces (42,000,000 fr.) en biens-fonds, le plus riche des Romains après Sylla. Ce ne fut pas assez pour lui, il eut soif de tout l'or des Parthes ; et s'il est vrai qu'il a pris le premier place dans les souvenirs de l'opulence, cependant (il y a plaisir à stigmatiser cette avidité insatiable) nous avons connu, dans la suite, des affranchis plus opulents que lui ; trois par exemple à la fois sou le règne de Claude : Pallas, Calliste et Narcisse. Mais laissons-les, comme s'ils étaient encocre maîtres de l'empire, et parlons de C. Caecilius Claudius isidorus, qui sous le consulat de C. Asinius Gallus et de C. Marcius Censorinus (an de Rome 746), le 6 des calendes de février (27 janvier), rédigea son testament, où il déclare que, bien qu'ayant perdu beaucoup par la guerre civile, cependant il laisse quatre mille cent seize esclaves, trois mille six cents paires de boeufs, deux cent cinquante-sept mille têtes d'autre bétail, et, en espèces, 60,000,000 de sesterces (12,600,000 fr.). Il ordonna que 1,100,000 sesterces (230,000 fr.) fussent dépensés pour ses funérailles. Que l'on additionne ces richesses immenses, que seront-elles à côté de celles de Ptolémée, qui, au dire de Varron, pendant l'expéion de Pompée en Judée, entretint à ses dépens huit mille cavaliers, et donna un repas de mille couverts, où il y avait autant de coupes d'or, et où l'on changeait de plat à chaque mets ? Et ce Ptolémée, que sera-t-il à côté du Bithynien Pythius (car je ne parle pas ici de rois), qui donna à Darius ces célèbres platane et vigne d'or, et qui traita les troupes de Xerxès, c'est-à-dire sept cent quatre-vingt-huit mille hommes, promettant en outre la solde et le blé pour cinq mois, à condition que de ses cinq enfants, qui faisaient partie de la levée, un seul au moins fût laissé à sa vieillesse ? Et derechef que sera Pythius lui-même, comparé au roi Crésus ? Quelle triste démence n'est-ce pas de convoiter une chose qui, ou bien a été le partage d'esclaves, ou bien n'a pu être atteinte par les rois eux-mêmes !
XLVIII. Le premier exemple de contribution volontaire du peuple à Rome date du consulat de Sp. Postumius et de Q. Martius (an de Rome 568) : l'argent était alors tellement abondant, que le peuple se cotisa pour fournir à L. Scipion de quoi célébrer les jeux. Quant à la cotisation d'un sixième d'as pour les funérailles d'Agrippa Ménénius, elle fut plutôt un honneur et une nécessité à cause de la pauvreté du personnage qu'une largesse.
XLIX. (XI.) Les goûts se montrent singulièrement inconstants pour les vases d'argent. Aucun atelier n'a longtemps la vogue ; et l'on recherche tantôt les vases firmiens, tantôt les clodiens, tantôt les gratiens : c'est ainsi que le nom des boutiques passe sur nos tables. Maintenant nous recherchons des anaglyptes, et des vases ciselés en relief autour de la peinture des lignes. Il y a plus, nous en chargeons nos tables par l'intermédiaire des repositorium qui servent à supporter les mets. Nous en entaillons d'autres, afin qu'il se soit gaspillé par la lime autant d'argent qu'il est possible. L'orateur Calvus se plaignait que l'on fît des casseroles d'argent ; mais nous, nous avons imaginé de couvrir nos voitures d'argent ciselé ; et, de notre temps, Poppée, femme de Néron, a eu l'idée de ferrer en or ses mules favorites.
L. Le second Scipion l'Africain laissa à son héritier trente-deux livres pesant d'argent, lui qui dans son triomphe des Carthaginois fit porter quatre mille trois cent quatre-vingts livres de ce métal. Voilà ce que possédait en argent Carthage tout entière, cette rivale de Rome pour l'empire du monde. Combien de tables romaines en ont depuis étalé davantage ! Après la destruction de Numance, le même Scipion l'Africain fit à ses soldats, le jour de son triomphe, une largesse de sept deniers (5 fr. 74) par tête. O guerriers dignes d'un tel général, puisqu'ils s'en contentèrent ! Son frère l'Allobrogique posséda, le premier de tous, mille livres pesant d'argent. Mais Livius Drusus, dans son tribunat du peuple, en possédait dix mille. Qu'un vieillard triomphateur ait été noté par les censeurs pour cinq livres d'argent, c'est ce qui paraît aujourd'hui une fable. Il paraît également fabuleux que Catus Aelius, consul, visité par les ambassadeurs étoliens, qui le trouvèrent dînant avec de la vaisselle de terre, ait refusé la vaisselle d'argent qu'ils lui envoyèrent, et n'ait eu jusqu'à la fin de sa vie que deux coupes de ce métal ; encore lui avaient-elles été données en récompense de son courage par Paul-Emile, son beau-père, après la défaite de Persée. Nous lisons que les ambassadeurs carthaginois dirent n'avoir vu nulle part autant de bienveillance mutuelle qu'à Rome ; car partout où ils avaient dîné ils avaient reconnu la même argenterie. Mais de nos jours (et cela est à ma connaissance) le fils d'un chevalier romain d'Arles, un homme issu d'une famille qui portait la fourrure, Pompéius Paulinus avait une argenterie pesant douze livres, à l'armée, dans une guerre contre les nations les plus farouches.
LI. Il y a longtemps que l'on plaque entièrement en argent les lits des femmes et certains triclinium (lits de table à trois places). Carvilius Pollion (IX, 13), chevalier romain, est, dit-on, le premier qui ait orné d'argent les triclinium, mais sans les plaquer ni leur donner la forme de Délos, et en leur donnant la forme carthaginoise. Il en fit aussi de la même façon avec de l'or. Bientôt après vinrent les lits d'argent à la forme de Délos. La guerre civile de Sylla fit expier tous ces raffinements.
LII. En effet, ils avaient paru peu avant cette guerre, ainsi que les plats d'argent de cent livres pesant, dont il y avait alors plus de cinq cents à Rome, et qui, objet de convoitise, firent proscrire plusieurs citoyens. C'est une honte pour nos annales que de tels vices aient été comptés parmi les causes de cette guerre civile. Notre siècle a fait mieux : sous l'empire de Claude, son esclave Drusillanus, nommé Rotundus, intendant de l'Espape citérieure, eut un plat d'argent de cinq cents pesant. Pour le fabriquer on avait construit un atelier tout exprès. Ce plat était accompagné de huit autres, pesant chacun deux cent cinquante livres. Dites-moi, combien fallait-il d'esclaves comme lui pour les porter, ou à qui prétendait-il donner à dîner ? Cornélius Népos rapporte que avant la victoire de Sylla il n'y avait à Rome que deux triclinium garnis d'argent. Fenestella, qui mourut la dernière année du règne de Tibère, dit avoir vu naître les repositorium plaqués d'argent ; il ajoute que les repositorium garnis d'écaille de tortue (IX, 13) parurent vers le même temps ; qu'un peu avant lui ils étaient de bois, ronds, massifs, et ne dépassaient guère en grandeur les tables ; que pendant son enfance on commença à les faire carrés, de pièces de rapport, et revêtus d'érable ou de citre (XIII, 29) ; qu'ensuite on garnit d'argent les angles et les lignes de jointure ; qu'enfin, dans sa jeunesse, on employa le terme de tambour, et que d'après la balance on nomma plateau ce que les anciens avaient nommé magide.
LIII. Mais ce n'est pas seulement la quantité de l'argenterie qui fait fureur, on se passionne encore plus, s'il est possible, pour la main d'oeuvre ; et cela date de loin, il faut le dire à la décharge de notre âge. C. Gracchus eut des dauphins payés à raison de 5,000 sesterces (1,050 fr.) la livre. L. Crassus l'Orateur acheta 100,000 sesterces (21,000 fr.) deux coupes ciselées par Mentor ; toutefois il avoua que par honte il n'avait jamais osé s'en servir. On sait que le même avait payé des vases 6,000 sesterces (1,260 fr.) la livre. La conquête de l'Asie introduisit le luxe en Italie. En effet, L. Scipion dans son triomphe fit montre de mille quatre cent cinquante livres pesant d'argent ciselé et de quinze cents en vases d'or, l'an de Rome 565. Mais ce qui porta un coup encore plus rude aux moeurs, ce fut la donation qu'Attale fit de l'Asie : le legs de ce prince mort fut plus funeste que la victoire de Scipion ; car dès lors il n'y eut plus de retenue à Rome pour l'achat des objets de prix qui se vendirent à l'encan d'Attale. C'était l'an 622 ; et pendant les cinquante-sept années intermédiaires la ville s'était instruite à admirer, que dis je ? à aimer les richesses étrangères. Les moeurs reçurent aussi un choc violent de la conquête de l'Achaïe, qui dans cet intervalle même, l'an de Rome 608, amena, afin que rien ne manquât, les statues et les tableaux. La même époque vit naître le luxe et périr Carthage ; et, par une coïncidence fatale, on eut à la fois et le goût et la possibilité de se précipiter dans le vice. Quelques-uns même des anciens ont cherché à se recommander par le luxe ; et C. Marius, après sa victoire sur les Cimbres, but, dit-on, à plein canthare, à l'exemple de Bacchus ; Marius, ce paysan d'Arpinum, ce soldat devenu général.
LIV. (XII.) Qu'on ait fait des statues d'argent pour la première fois en l'honneur du dieu Auguste à une époque d'adulation, on le croit ; mais c'est une erreur. Je trouve dans mes lectures que dans le triomphe du grand Pompée ou fit montre d'une statue d'argent de Pharnace, premier roi du Pont ; d'une de Mithridate Eupator, et de chars d'or et d'argent. Quelquefois l'or est même remplacé par l'argent : ainsi quand par luxe des plébéiennes ont à leur chaussure des boucles d'or, l'or n'est plus bien porté, et la mode le proscrit (XXXIII, 12). Nous avons vu nous-même Arellius Fuscus, qui fut rayé de l'ordre équestre pour le grief étrange d'attirer à sa suite en foule la jeunesse des écoles, nous l'avons vu porter des anneaux d'argent. Mais à quoi bon recueillir ces faits, tandis que les soldats, dédaignant l'ivoire même, ont la garde de leur épée en argent ciselé, et qu'on entend le cliquetis des chaînettes d'argent sur le fourreau et des plaques sur le baudrier ; tandis que l'on s'assure de la continence des pages avec des boucles d'argent ; tandis que les femmes au bain méprisent tout autre siège que des sièges d'argent ; tandis que le même métal sert à la table et aux usages les plus vils ? Oh ! si Fabricius voyait ce luxe et ces bains des femmes, où elles se baignent avec les hommes, et qui sont tellement pavés d'argent qu'il n'y a pas place à poser le pied ! Fabricius, dis-je, qui ne voulait pas qu'un général d'armée eût d'autre argenterie qu'une coupe et une salière ! Oh ! s'il voyait les récompenses de la valeur ou se fabriquer avec ces objets, ou être brisées pour se transformer en ces objets ! Voilà les moeurs du siècle : nous rougissons de Fabricius.
LV. Chose singulière ! la ciselure de l'or n'a illustré personne ; celle de l'argent a illustré beaucoup d'artistes. Toutefois le plus célèbre ciseleur d'argent est Mentor, dont nous avons parlé plus haut (VII, 39, 2) ; on ne cite de lui que quatre couples de vases, et l'on dit qu'il n'existe plus aujourd'hui un seul de ces morceaux : tous ont péri dans l'incendie du temple de Diane à Ephèse, ou dans celui du Capitole. Varron a écrit qu'il possédait une statue d'airain de la main de cet artiste. Les plus admirés après lui sont Acragas, Boethus et Mys. On voit aujourd'hui des morceaux de tous ces artistes dans l'île de Rhodes : de Boethus, dans le temple de Minerve à Lindos ; d'Aeragas, dans le temple de Bacchus à Rhodes même, des coupes représentant en ciselures des bacchantes et des centaures ; de Mys, dans le même temple, un Silène et des Amours ; d'Acragas, une chasse de grande réputation, sur des coupes. Après eux on vante Calamis, Antipater et Stratonicus, qui posa, disait-on, plutôt qu'il ne le cisela, sur un vase, un Satyre accablé par le sommeil. Puis on renomme Tauriscus de Cyzique (XXXVI, 4, 21), Ariston et Eunicus, tous deux de Mitylène ; Hécatée ; et, vers l'époque du grand Pompée, Pasitèles, Posidonius d'Ephèse, Laedus Stratiate, qui cisela des batailles et des guerriers ; Zopyre, qui représenta l'Aréopage et le Jugement d'Oreste sur deux coupes estimées à 2,000 sesterces (2,520 fr.). Plus tard vint Pythéas, dont un ouvrage se vendit sur le pied de 10,000 sesterces (2,100 fr.) les deux onces : c'était une pièce de rapport appartenant à une coupe, et représentant l'Enlèvement du Palladium par Ulysse et Diomède. Il grava aussi sur de petits gobelets des scènes de cuisine connues sous le nom de magiriscies (mageiros, cuisinier), mais si faciles à endommager en raison de leur délicatesse, qu'il n'était pas même possible d'en prendre des copies. Teucer eut aussi de la réputation pour les incrustations. Tout à coup l'art s'est tellement perdu, qu'aujourd'hui l'on ne recherche plus que les morceaux anciens, et que l'autorité s'attache à des ciselures usées au point qu'on n'en distingue pas les figures. L'argent s'altère par le contact des eaux minérales et même par l'action des vents de mer, comme dans l'intérieur de l'Espagne.
LVI. Dans les mines d'argent et d'or se trouvent, encore deux matières colorantes, le sil et l'azur. Le sil est, à proprement parler, un limon ; le meilleur est celui que l'on nomme sil attique ; il coûte 2 deniers (1 fr. 64) la livre. Vient ensuite le sil marbré, qui coûte moitié moins que l'attique. La troisième espèce est le sil foncé, que d'autres nomment scyrique, parce qu'il vient de l'île de Scyres. Il y a enfin celui de l'Achaïe, que les peintres emploient pour les ombres ; il se vend deux sesterces (0 fr. 42) la livre. Le sil nommé lucide, et qui vient des Gaules, se vend 2 sesterces de moins (0 fr. 31). On emploie ce dernier, ainsi que le sil attique, pour exprimer les clairs. Pour les compartiments (XXXV, 3 et 13, 2) on n'emploie que le sil marbré, parce que le marbre qu'il renferme résiste à l'âcreté de la chaux. On en extrait aussi de montagnes situées à vingt milles de Rome. On calcine celui-ci, et, ainsi préparé, on le donne pour du sil foncé ; mais on reconnaît qu'il est faux et calciné à son âcreté, et à ce qu'il tombe en poussière. Polygnote et Micon, les premiers, ont employé le sil dans la peinture, mais seulement le sil attique. L'âge suivant le réserva pour les clairs, et appliqua aux ombres le scyrique et le lydien. Le lydien s'achetait à Sardes ; maintenant il n'est plus en usage.
LVII. (XIII.) L'azur est un sable. Autrefois on en distinguait trois espèces : l'égyptien, le plus estimé de tous ; le scythique, qui se délaye facilement, et qui broyé donne quatre couleurs, une plus claire, une plus foncée, une plus épaisse, une plus ténue ; enfin le cyprien, qu'on préfère maintenant à ce dernier. Depuis, on y a ajouté l'azur de Pouzzoles et celui d'Espagne, des fabriques s'étant établies dans ces lieux. Tout azur passe par la teinture, et doit sa couleur à son herbe (le pastel), du suc de laquelle il s'imbibe. Du reste, la manipulation est la même que pour la chrysocolle (XXXIII, 26). Avec l'azur on fait ce qu'on nomme le lomentum : pour cela on lave et on pile l'azur. Le lomentum est plus clair ; il se vend 10 deniers (8 fr. 20) la livre ; l'azur, 8 deniers (6 fr. 56). On l'emploie sur la craie, car il ne tient pas sur la chaux. L'azur vestorien, ainsi appelé du nom de l'inventeur, est une découverte récente. Il se fait avec la partie la plus fine de l'azur égyptien ; le prix en est de 10 deniers la livre. L'azur de Pouzzoles s'emploie de même, et de plus pour les fenêtres. On le nomme cylon. Il n'y a pas longtemps que l'on commence à apporter à Rome l'azur indien (XXXV, 27) ; on le vend 8 deniers la livre. Les peintres s'en servent pour faire trancher, c'est-à-dire pour séparer les ombres de la lumière (XXXV,11). Il est encore un lomentum de très bas aloi, nommé par quelques-uns lomentum pilé ; il se vend 5 as. L'azur est bon si, mis sur un charbon, il s'enflamme. Pour sophistiquer l'azur, on fait bouillir dans de l'eau des violettes sèches, et on en exprime le suc à travers un linge sur de la craie d'Erétrie. En médecine l'azur a la propriété de mondifier les plaies ; aussi l'incorpore-t-on dans les emplâtres et dans les caustiques. Quant au sil, il se broie très difficilement : comme médicament, il est légèrement mordant et astringent, et il cicatrise les ulcères. On le brûle dans des vases de terre pour qu'il soit de bon usage. Les prix que j'ai indiqués jusqu'à présent varient, je ne l'ignore pas, suivant les lieux ; ils changent aussi presque tous les ans, changements dus soit aux conditions de la navigation, soit à la quantité des approvisionnements, soit à l'enchérissement causé par quelque puissant accapareur ; témoin Démétrius accusé sous le règne de Néron, devant les consuls par tout le commerce de la droguerie. Cependant il était nécessaire d'indiquer ici les prix les plus usuels à Rome, afin de donner une idée de la valeur des choses.
Traduction par Emile Littré (1855)