I. Nous avons exposé presque complètement l'histoire naturelle des métaux qui constituent les richesses et des substances qui en dépendent, liant tellement les choses, que nous avons présenté à la fois le nombre immense des compositions médicinales qu'ils fournissent, les mystères des officines (XXXII, 38 ; XXXIV, 35), et les procédés minutieux de la ciselure (XXXII, 55), de la statuaire (XXXIV, 9) et de la teinture (XXXIII, 36). Restent les terres et les pierres, formant une série peut-être plus nombreuse, et sur chacune desquelles on a écrit, les Grecs particulièrement, plusieurs volumes. Pour nous, nous persévérons dans une brièveté utile à notre objet, sous la condition de n'omettre rien de nécessaire, ni aucune substance naturelle. (I.) Achevons d'abord ce que nous avons encore à dire sur la peinture, art jadis illustre, alors que les rois et les peuples le recherchaient, et illustrant ceux dont il daignait retracer l'image pour la postérité. Mais aujourd'hui il est complètement expulsé par le marbre, et même par l'or ; on ne se contente pas de revêtir des murailles entières, on découpe le marbre, et on représente des objets et des animaux avec des pièces de marqueterie. Déjà même les trumeaux de marbre ne nous plaisent plus, ni ces portions de montagne que la scie étend dans nos chambres à coucher ; nous nous sommes mis à peindre même la pierre. C'est une invention du temps de l'empereur Claude. Sous Néron on a imaginé d'incruster dans le marbre des taches qui n'y étaient pas, et d'en varier ainsi l'uniformité, afin que celui de Numidie (XXVI, 8) offrit des ovales et que celui de Synnade (V, 29, 4) fût veiné de pourpre, tels enfin que le luxe aurait voulu que la nature les produisit. C'est ainsi que l'on supplée au défaut des carrières, et le luxe ne cesse de se tourmenter, pour perdre dans les incendies le plus qu'il cet possible.
II. (II.) La peinture, qui transmettait à la postérité la ressemblance la plus parfaite des personnages, est complètement tombée en désuétude. On consacre des écussons de bronze, des effigies d'argent : insensible à la différence des figures, on change les têtes des statues, et là-dessus depuis longtemps courent des vers satiriques, tant il est vrai que tous aiment mieux attirer les regards sur la matière employée, que de se faire connaître. Et cependant on tapisse les galeries de vieux tableaux, on recherche les effigies étrangères ; mais pour soi-même on n'estime que le métal de l'effigie, afin sans doute qu'un héritier la brise, et que le lacet d'un voleur la saisisse. Ainsi, aucun portrait n'étant vivant, on laisse l'image de sa fortune, et non la sienne. Ces mêmes gens ornent les palestres, les salles d'exercice, de portraits d'athlètes ; ils ont dans leur chambre à coucher et portent avec eux le portrait d'Epicure ; ils font des sacrifices, chaque vingtième lune, en l'honneur de la naissance de ce philosophe, et observent chaque mois la fête nommée icade (vingtaine) : ce sont ceux-là justement qui ne veulent pas être connus même de leur vivant. Oui, sans doute, la mollesse a perdu les arts ; et comme les âmes sont sans physionomie, on néglige aussi la représentation des corps. Il en était autrement chez nos ancêtres : on n'étalait dans les atrium ni des statues d'artistes étrangers, ni des bronzes, ni des marbres ; mais des bustes en cire étaient rangés chacun dans une niche particulière, images toujours prêtes à suivre les convois de famille ; et jamais un mort ne manquait d'être accompagné de toutes les générations qui avaient précédé. Les titres étaient rattachés par des lignes aux portraits : les tablinum (archives) étaient remplis des mémoires et des actes des choses faites en leurs magistratures ; au dehors et autour du seuil étaient d'autres images de ces hommes héroïques, dans les dépouilles ennemies qui y étaient suspendues, sans qu'il fût permis à un acquéreur de les déplacer ; et les maisons même triomphaient encore après avoir changé de maître. C'était la une stimulation puissante, et les murs reprochaient chaque jour à un possesseur lâche son intrusion dans le triomphe d'autrui. Nous avons de l'orateur Messala un morceau plein d'indignation, où il défendait qu'on mît parmi les images de sa famille les images étrangères de Lévinus. Un motif semblable dicta au vieux Messala ces livres qu'il a composés sur les Familles, lorsque, ayant traversé l'atrium de Scipion Pomponianus, il vit que, grâce à une adoption testamentaire, les Salutions (VII, 10, 4) (tel était le surnom) s'étaient, à la honte des Africains, accolés au nom des Scipions. Mais que les Messala me le pardonnent : usurper même par un mensonge les images d'hommes illustres, c'était montrer quelque amour de leurs vertus, et beaucoup plus honnête que de mériter que nul n'ambitionnât la nôtre. Il ne faut pas omettre ici une invention nouvelle : maintenant on consacre en or, en argent, ou du moins en bronze, dans les bibliothèques, ceux dont l'esprit immortel parle encore en ces mêmes lieux ; on va même jusqu'à refaire d'idée les images qui n'existant plus ; les regrets prêtent des traits à des figures que la tradition n'a point transmises, comme il est arrivé pour Homère. C'est, je pense, pour un homme la plus grande preuve du succès, que ce désir général de savoir quels ont été ses traits. L'idée de réunir ces portraits est, à Rome, due à Asinius Pollion, qui le premier, en ouvrant une bibliothèque, fit des beaux génies une propriété publique. Fut-il aussi précédé en cela par les rois d'Alexandrie et de Pergame, qui fondèrent à l'envi des bibliothèques ? c'est ce que je ne saurais dire. Que la passion des portraits ait existé jadis, cela est prouvé, et par Atticus l'ami de Cicéron, qui a publié un ouvrage sur cette matière, et par M. Varron, qui eut la très libérale idée d'insérer dans ses livres nombreux, non seulement les noms, mais, à l'aide d'un certain moyen, les images de sept cents personnages illustres. Varron voulut sauver leurs traits de l'oubli, et empêcher que la durée des siècles ne prévalût contre les hommes. Inventeur d'un bienfait à rendre jaloux même les dieux, non seulement il a donné l'immortalité à ces personnages, mais encore il les a envoyés par toute la terre, afin que partout on pût les croire présents.
III. (III.) Ceux à qui Varron a rendu ce service n'appartenaient pas à sa famille. Le premier qui établit l'usage de dédier les écussons des siens en son nom privé, dans un lieu consacré ou dans un lieu public, fut, à ce que je trouve, Appius Claudius, qui fut consul avec P. Servilius l'an de Rome 259 : il plaça ses aïeux dans le temple de Bellone ; il voulut qu'ils fussent en un lieu élevé, pour être vus, et que les titres de leurs dignités fussent inscrits. Beau spectacle, surtout quand la foule des enfants, représentée par de petites Images, montre les rejetons destinés à continuer la lignée ; personne alors ne regarde ces écussons sans plaisir et sans intérêt.
IV. Après Claudius, M. Aemilius (VII, 54, 2), collègue dans son consulat de Q. Lutatius, plaça de semblables images, non seulement dans la basilique Aemilienne, mais aussi dans sa maison : usage vraiment martial. En effet, les images étaient sur des boucliers semblables à ceux qu'on portait à Troie ; c'est de là aussi qu'elles ont pris le nom de clypeus (écu, écusson), et non, comme le veut la subtilité fourvoyée des grammairiens, de cluere (être célèbre) : inspiration toute militaire du courage, que de représenter sur un bouclier l'image de celui qui s'en servait. Les Carthaginois ont fait en or et les boucliers et les portraits, et ils les portaient avec eux dans les camps : le fait est que Marcius, vengeur des Scipions en Espagne, trouva, après avoir forcé le camp d'Asdrubal, un bouclier semblable qui appartenait à ce général. Ce bouclier resta suspendu au-dessus de la porte du Capitole jusqu'au premier incendie de ce temple (XXXIII, 5). Au reste, on a remarqué que nos ancêtres avaient à cet égard si peu de souci, que sous le consulat de L. Manlius et de Q. Fulvius, l'an de Rome 575, M. Aufidius, à qui la garde du Capitole avait été affermée, avertit le sénat que des cuivres, depuis quelques lustres, étaient d'argent.
V. La question des commencements de la peinture est obscure, et n'appartient pas au plan de cet ouvrage. Les Egyptiens assurent que cet art fut inventé chez eux six mille ans avant de passer en Grèce : c'est évidemment une vaine prétention. Parmi les Grecs, les uns disent qu'il fut découvert à Sicyone, les autres à Corinthe, tous convenant que les commencements en furent de circonscrire par une ligne l'ombre d'un homme. Voilà quel en a été le premier état. Dans le second, on employa une seule couleur, procédé dit monochrome, après que des procédés plus compliqués eurent été découverts ; encore aujourd'hui la peinture monochrome est en usage. L'invention du dessin au trait est attribuée à Philoclès d'Egypte, ou à Cléanthe de Corinthe. Les premiers qui le pratiquèrent furent Ardicès de Corinthe et Teléphane de Sicyone : ces artistes, sans se servir encore d'aucune couleur, jetaient dès lors des traits dans l'intérieur du contour ; aussi était-on dans l'usage d'ajouter le nom du personnage figuré. Le premier qui inventa l'art de colorier les dessins, et c'est avec des tessons broyés de pots d'argile, fut Cléophante de Corinthe. Nous dirons bientôt (XXXV, 43), que ce Cléophante est différent de l'artiste du même nom qui, selon Cornelius Népos, suivit en Italie Démarate, père du roi romain Tarquin l'Ancien. Démarate fuyait Corinthe, pour échapper aux violences du tyran Cypsèle.
VI. Déjà, en effet, la peinture était parfaite, même en Italie : il est certain du moins qu'il existe encore aujourd'hui à Ardée, dans des temples, des peintures plus vieilles que Rome. Rien ne paraît plus merveilleux que ces peintures, qui, sans être protégées par un toit, ont malgré une si longue durée, conservé leur fraîcheur. Lanuvium offre également une Atalante et une Hélène peintes près l'une de l'autre par un même artiste ; elles sont nues, toutes deux d'une très grande beauté, mais en l'une des deux on reconnaît une vierge : elles ne sont pas endommagées, quoique le temple soit en ruine. L'empereur Caligula, épris de ces figures, voulut les faire enlever ; mais la nature de l'enduit ne le permit pas. Il subsiste à Caeré des peintures encore plus anciennes ; et quiconque les examinera avec attention conviendra qu'aucun art n'est arrivé aussi promptement à la perfection, puisque, manifestement, il n'existait pas du temps de la guerre de Troie.
VII. (IV.) Chez les Romains aussi cet art fut honoré de bonne heure ; car c'est de lui que les Fabius Pictor, d'une très illustre maison, ont tiré leur surnom ; et le premier qui l'ait eu peignit lui-même le temple du Salut l'an de Rome 450 ; peinture qui a duré jusqu'à notre époque, et qui a brûlé avec le temple, sous le règne de l'empereur Claude. Peu après on a célébré la peinture de temple d'Hercule dans le marché aux boeufs, ouvrage du poète Pacuvius ; il était fils de la soeur d'Ennius, et la gloire de cet art s'accrut à Rome de la gloire de l'artiste sur la scène. Plus tard il ne se trouva plus dans des mains honorables, à moins qu'on ne veuille citer de notre temps Turpilius, chevalier romain de la Vénétie, duquel il existe encore de beaux ouvrages à Vérone. Il peignit de la main gauche ; on n'en connaît pas d'exemple avant lui. Titidius Labéon, mort il y a peu de temps, dans un âge très avancé, ancien préteur, et même ayant géré le proconsulat de la Gaule Narbonnaise, tirait vanité des petits tableaux qu'il exécutait ; mais cela était un objet de ridicule et de risée. A propos de la peinture, je ne dois pas omettre une délibération célèbre de personnes du premier rang : Q. Pédius, personnage honoré du consulat et du triomphe, eut pour petit-fils Q. Pédius, donné par le dictateur César pour cohéritier à Auguste ; cet enfant étant muet de naissance, l'orateur Messala, à la famille de qui la grand'mère appartenait, proposa de lui enseigner la peinture, et cet avis fut approuvé par le dieu Auguste : l'enfant y avait fait de grands progrès quand il mourut. Mais celui qui à Rome donna le plus de vogue à la peinture fut, si je ne me trompe, M. Valérius Maximus Messala, qui le premier exposa un tableau sur le côté de la curie Hostilie, l'an de Rome 490. Le tableau représentait la bataille qu'il avait gagnée en Sicile sur les Carthaginois et Hiéron. L. Scipion en fit autant ; et il exposa dans le Capitole un tableau représentant la victoire qu'il avait remportée en Asie. Cela, dit-on, déplut à son frère Scipion l'Africain, non sans raison ; car le fils de ce dernier avait été fait prisonnier dans la bataille. Lucius Hostilius Mancinus, qui le premier était entré dans Carthage lors de l'assaut, offensa également Scipion Emilien en exposant dans la place publique un tableau représentant le plan de cette ville et les attaques ; il se tenait auprès pour en expliquer le détail au peuple venant voir, complaisance qui lui valut le consulat à l'élection suivante. Dans les jeux donnés par Claudius Pulcher, la scène fit beaucoup admirer l'art de la peinture : les corbeaux, trompés par l'image, s'abattirent sur les décorations qui représentaient des tuiles.
VIII. La vogue des tableaux étrangers, à Rome, date de L. Mummius, à qui sa victoire valut le surnom d'Achaïque. En effet, pour vendre le butin il fit des lots, et le roi Attale donna 600.000 sesterces (126.000 fr.) d'un tableau d'Aristide représentant Bacchus ; Mummius, surpris de la grandeur de la somme, et soupçonnant qu'il y avait dans ce tableau quelque vertu qu'il ne connaissait pas, rompit le marché malgré toutes les plaintes d'Attale, et plaça le tableau dans le temple de Cérès : ce fut, je crois, le premier tableau étranger rendu public à Rome. Je trouve qu'ensuite l'usage devint commun d'en exposer dans le Forum ; de là la plaisanterie de l'orateur Crassus. Plaidant sous les Vieilles Boutiques, il interpella un témoin ; le témoin, relevant l'interpellation : Dites donc, Crassus, qui vous pensez que je sois ? Semblable à celui-ci, répondit-il en montrant, dans un tableau, un Gaulois qui tirait très vilainement la langue. Il y avait aussi dans le Forum le tableau de ce vieux berger avec son bâton, au sujet duquel l'envoyé des Teutons, interrogé combien il l'estimait, répondit qu'il ne voudrait pas de l'original vivant, même gratis.
IX. Mais celui qui mit principalement en honneur l'exposition publique des tableaux fut le dictateur César, en consacrant Ajax et Médée (VII, 39) au-devant du temple de Vénus Génitrix. Après lui ce fut M. Agrippa, homme cependant plus voisin de la rusticité que des raffinements : du moins on a de lui un discours magnifique et digne du plus grand citoyen, sur l'avantage de rendre publics tous les tableaux et toutes les statues, ce qui aurait mieux valu que de les tenir exilés dans les maisons de campagne. Toutefois cette vertu si rudoyante acheta de la ville de Cyzique, au prix de 3.000 deniers (2,160 fr), deux tableaux, l'un d'Ajax, l'autre de Vénus. Il avait aussi fait encadrer dans des marbres, à l'endroit le plus chaud de ses thermes, de petits tableaux, qu'on a enlevés de puis peu avant de réparer le bâtiment.
X. Le dieu Auguste a fait plus que personne : dans le forum de son nom, à l'endroit le plus apparent, il a exposé des tableaux représentant : l'un la guerre, l'autre un triomphe. Dans le temple de son père César, il a placé les Dioscures, la Victoire, et d'autres tableaux que nous citerons dans l'énumération des artistes. En la curie qu'il a consacrée dans les comices, il a fait en cadrer dans les murs deux tableaux : une Némée assise sur un lion, tenant une palme : près d'elle est un vieillard debout, avec son bâton : au-dessus est peint un bige. Nicias (XXXV, 40, 7) a écrit sur ce tableau qu'il l'avait fait à l'encaustique : telle est l'expression dont il s'est servi. Dans le second tableau, on admire la ressemblance d'un fils adolescent avec son vieux père, malgré la différence de l'âge qui a été observée; au-dessus plane un aigle qui tient un serpent dans ses serres. Philocharès atteste qu'il est l'auteur de cet ouvrage : merveilleuse puissance de l'art, à en juger seulement par ce tableau, puisque, grâce à Philocharès, le sénat et le peuple romain contemplent depuis tant de siècles Glaucion et son fils Aristippe, personnages du reste tout à fait obscurs. L'empereur Tibère, quoique prince très peu gracieux, a exposé dans le temple qu'à son tour il consacra à Auguste, des tableaux que nous indiquerons bien tôt (XXXV, 40, 7).
XI. (V.) Nous nous en tiendrons là sur la dignité d'un art qui expire. Nous avons dit de quelles couleurs uniques les premiers artistes se sont servis, quand nous avons parlé de ces couleurs à propos des métaux (XXXII, 39) ; on donne le nom de monochrome à ce genre de peinture. Nous dirons plus bas, en énumérant les artistes, quels ensuite ont fait des inventions, quelles ont été ces inventions, et à quelles époques, le plan de notre ouvrage exigeant que nous traitions d'abord de la nature des couleurs. Enfin, l'art sortit de son chaos ; il inventa la lumière et les ombres, et par cette différence les couleurs se firent ressortir l'une l'autre. Puis on ajouta l'éclat, lequel est autre que la lumière. On nomma ce qui est entre l'éclat ou la lumière et les ombres, ton (clair-obscur) ; et la réunion des couleurs dans leur passage de l'une à l'autre, harmogé.
XII. (VI.) Les couleurs sont ou sombres ou vives ; elles le sont ou par leur nature ou par leur mélange. Les couleurs vives, fournies au peintre par le maître, sont le minium, l'arménium, le cinabre, la chrysocolle, l'indigo, le purpurissum. Les autres couleurs sont foncées. De quelque espèce qu'elles soient, les unes sont naturelles, les autres artificielles : la sinopis, la rubrique, le paraetonium, le mélinum, l'érétrie, l'arpiment, sont naturels ; les autres sont artificielles, d'abord celles dont nous avons parlé à propos des métaux, puis, parmi les couleurs communes, l'ocre, la céruse brûlée, la sandaraque, la sandyx, le syricum, l'atramentum.
XIII. La sinopis a d'abord été trouvée dans le royaume du Pont : le nom quelle porte lui vient de la ville de Sinope. Il y en a aussi en Egypte, dans les îles Baléares, en Afrique ; mais la meilleure est dans l'île de Lemnos dans la Cappadoce ; on l'extrait de cavernes ; on préfère celle qui adhère au roc. L'intérieur de la masse est de la couleur de la sinopis ; le dehors est tacheté ; les anciens s'en servaient pour l'éclat (XXXV, 11). Il y a trois espèces de sinopis : la rouge, la rouge-pâle, et l'intermédiaire. Le prix de la meilleure est de trois deniers (2 fr. 46) la livre. On s'en sert, soit pour peindre au pinceau, soit pour colorer le bois. Celle qui vient d'Afrique se vend huit as (40 cent.) la livre ; on la nomme cicerculum. La plus rouge de toutes s'emploie avec avantage pour les buffets; celle qui est d'une couleur plus foncée et tout à fait sombre se vend aussi huit as : elle sert pour les bases des buffets. En médecine, la sinopis est adoucissante ; elle entre facilement dans les emplâtres et les cataplasmes, soit sèche, soit liquide. On l'emploie contre les ulcères placés dans les lieux humides, tels que la bouche, le siège. En lavement, elle arrête le flux de ventre. Bue à la dose d'un denier, elle arrête les pertes ; brûlée et appliquée, dans du vin surtout, elle guérit les granulations des paupières.
XIV. Quelques-uns ont prétendu que la sinopis n'était qu'une rubrique de seconde qualité : ils ont en effet regardé comme rubrique de première qualité la terre de Lemnos ; celle-ci approche beaucoup du minium, et elle a été très vantée chez les anciens, ainsi que l'île qui la produit ; on ne la vendait que cachetée, ce qui la fit appeler sphragis. On l'emploie en couche sous le vermillon, et à le falsifier. En médecine on en fait grand cas. En liniment autour des yeux, elle adoucit les fluxions et les douleurs de ces organes ; elle empêche le flux de l'égilops ; on l'administre à l'intérieur, dans du vinaigre, contre l'hémoptysie ; on la fait boire aussi pour les affections de la rate et des reins, et pour les pertes ; on l'emploie de même contre les poisons, et contre les blessures faites par les serpents terrestres et marins ; aussi entre-t-elle dans tous les antidotes.
XV. Parmi les autres rubriques, celles d'Egypte et d'Afrique sont très utiles aux ouvriers en bois, parce qu'elles sont le mieux absorbées par les peintures.
XVI. Les mines de fer produisent aussi l'ocre. Brûlée dans des pots neufs bien lutés, l'ocre donne la rubrique ; plus elle a été calcinée, mieux cela vaut. Toutes les rubriques sont siccatives ; aussi sont-elles bonnes dans les emplâtres, même pour l'érysipèle.
XVII. Une demi-livre de sinopis du Pont, dix livres de sil brillant (XXXIII, 56), deux livres de mélinum de Grèce, le tout mêlé et trituré ensemble pendant douze jours, donne le leucophoron (XXXIII, 20), c'est-à-dire un mordant qu'on emploie pour fixer l'or sur le bois.
XVIII. Le paraetonium est ainsi appelé du lieu où il se trouve en Egypte. On dit que c'est une écume de la mer solidifiée avec le limon, et effectivement on y rencontre de petites coquilles. Il y en a aussi dans l'île de Crète et à Cyrène. A Rome on le falsifie avec de la terre cimoliée, bouillie et épaissie. Le meilleur se vend un denier (0, fr. 82) les six livres. De toutes les couleurs blanches c'est la plus grasse et la plus durable pour les enduits, à cause de son poli.
XIX. Le mélinum est blanc aussi ; le meilleur vient de l'île de Mélos. Il s'en trouve à Samos ; mais ce dernier n'est pas employé par les peintres, vu qu'il est trop gras. Ceux qui l'extraient se couchent à terre, pour en chercher la veine entre les pierres. En médecine il a le même emploi que la craie d'Erétrie. De plus, il sèche la langue par son contact ; il fait tomber les poils, il rend les cheveux plus fins. On le vend un sesterce (0 fr., 21) la livre. La céruse est une troisième couleur dans la classe des couleurs blanches ; nous en avons traité à propos des minerais de plomb (XXXIV, 54). Il y avait aussi une céruse native que l'on trouvait à Smyrne, dans le domaine de Théodolus ; les anciens s'en servaient pour peindre les navires. Maintenant toute la céruse se fait avec du plomb et du vinaigre, comme nous l'avons dit.
XX. La découverte de l'usta (brûlée) est due au hasard, de la céruse ayant été brûlée dans des vases lors de l'incendie du Pirée. Le premier qui s'en servit fut Nicias, nommé plus haut (XXXV, 10) ; aujourd'hui on regarde comme la meilleure celle d'Asie, appelée aussi purpurea. L'usta se vend six deniers (4 fr. 92) la livre. On en fabrique aussi à Rome, en calcinant du silis marbré, qu'on éteint dans le vinaigre. Sans l'usta on ne peut ombrer.
XXI. L'érétrie tire son nom du territoire qui la produit (IV, 21, 2). Nicomaque et Parrhasius s'en sont servis. Elle est réfrigérante et émolliente ; cuite, elle cicatrise les plaies ; elle est surtout bonne comme siccatif, ainsi que pour les douleurs de tête et pour faire découvrir les suppurations internes : on reconnaît, en effet, qu'il y a du pus si l'érétrie appliquée mouillée sur la peau ne se dessèche pas.
XXII. La sandaraque et l'ocre, d'après Juba, sont des productions de Topaze, île de la mer Rouge; mais il ne nous en vient pas. Nous avons dit comment se fait la saudaraque (XXXIV, 55). On fabrique aussi de la fausse sandarque en calcinant de la céruse dans un fourneau. La couleur de cette substance doit être celle de la flamme, elle coûte cinq as (0 fr., 25) la livre.
XXIII. Brûlée avec une portion égale de rubrique, elle se transforme en sandyx ; cependant je vois que Virgile a pris la sandyx pour une herbe, dans ce vers (Ecl. IV, 45) : La sandyx d'elle-même revêtira les agneaux paissants. Elle se vend la livre, moitié moins que la sandaraque ; ce sont les deux couleurs les plus pesantes.
XXIV. Le syricum est parmi les couleurs artificielles ; on l'emploie, comme nous l'avons dit (XXXIII, 40), en couche sous le minium. On le fait en mélangeant la sinopis et la sandyx.
XXV. Nous rangerons également le noir parmi les couleurs artificielles, quoiqu'il soit aussi une terre ayant une double origine. Tantôt il suinte comme une saumure, tantôt pour le préparer on recherche une terre qui est de couleur de soufre. Il y a eu des peintres qui sont allés tirer des sépulcres des charbons à demi brûlés. Tout cela est inutile et nouveau. On fabrique, en effet, le noir de plusieurs façons, avec la fumée que donne la combustion de la résine ou de la poix ; aussi a-t-on construit pour cela des laboratoires qui ne laissent pas cette fumée s'échapper. Le noir le plus estimé se fait de cette façon, avec le pinus teda ; on le falsifie avec le noir de fumée des fourneaux et des bains, et c'est de celui-là qu'on se sert pour écrire les livres. Il en est qui calcinent la lie de vin desséchée ; et ils assurent que si la lie est d'un bon vin, le noir ainsi obtenu ressemble au noir indien. Polygnote et Micon, les célèbres peintres d'Athènes, en ont préparé avec du marc de raisin, le nommant tryginon (thrux = lie). Apelle a imaginé d'en préparer avec l'ivoire brûlé, et lui a donné le nom d'éléphantinum. On apporte aussi de l'Inde le noir indien (encre de Chine ?), dont jusqu'à présent la composition m'est inconnue. Les teinturiers en font avec une efflorescence noire qui s'attache aux chaudières de cuivre. On l'obtient encore en brûlant le bois du pinus teda, et en triturant les charbons dans un mortier. Les sèches, par une propriété merveilleuse, ont un noir, mais on ne s'en sert pas. La préparation de tout noir se complète au soleil : du noir à écrire, par l'addition de la gomme ; du noir à enduit par l'addition de la colle. Le noir, dissous dans du vinaigre, s'efface difficilement.
XXVI. Parmi les autres couleurs qui, avons-nous dit (XXXV, 12), sont, à cause de leur cherté, fournies par les maîtres, au premier rang est le purpurissum ; il se fait avec la craie à brunir l'argent. On le teint en même temps que les étoffes de pourpre, et il prend la couleur plus vite que les laines. Le meilleur est celui qui, jeté le premier dans la chaudière bouillante, s'imbibe des sucs encore dans toute leur force. Le second en qualité est celui que donne la même chaudière après l'extraction du premier. A chaque nouveau bain la qualité va en diminuant, le liquide devenant moins chargé de couleur. Si on préfère le purpurissum de Pouzzoles à ceux de Tyr, de la Gétulie et de la Laconie, d'où viennent cependant les pourpres les plus précieuses, c'est qu'il s'imbibe surtout d'hysginum (IX, 65, 3), et qu'on le force à absorber la garance. Le moins bon des purpurissum vient de Canusium. Le purpurissum se vend depuis un denier (0 fr. 85) jusqu'à trente (24 fr. 60) la livre. Ceux qui peignent, mettant sur une couche de sandyx du purpurissum avec de l'oeuf, donnent à leur couleur l'éclat du minium ; s'ils veulent faire du pourpre, ils mettent du purpurissum avec de l'oeuf sur une couche de bleu (XXXIII, 57).
XXVII. Après cette couleur, l'indigo tient le premier rang ; il vient de l'Inde, et c'est un limon adhérent à l'écume des joncs. Broyé, il est noir ; mais, délayé, il donne une teinte magnifique de bleu pourpre. Une autre espèce de bleu est ce qui surnage sur les chaudières des teinturiers en pourpre, c'est l'écume de la pourpre. Les falsificateurs teignent avec le vrai Indigo la fiente de pigeon, ou colorent avec du pastel la craie de Sélinonte ou la craie annulaire (XXXV, 30). On éprouve l'indigo avec le charbon : celui qui est pur produit une belle flamme couleur de pourpre, et la fumée a une odeur marine ; quelques-uns, par cette raison, croient qu'on le récolte sur les écueils. Le prix de l'indigo est de vingt deniers (16 fr. 40) la livre. En médecine, il apaise les frissons et les fluxions, et dessèche les plaies.
XXVIII. L'Arménie envoie la substance qui porte son nom. C'est une pierre qui se teint comme la chrysocolle (XXXIII, 26). Le meilleur arménium est celui qui approche le plus de la chrysocolle, en tirant sur le bleu. On le vendait d'ordinaire trente sesterces (6 fr. 30) la livre ; mais on a trouvé en Espagne un sable qui reçoit la même préparation, ce qui a fait tomber l'arménium à six deniers (4 fr. 92). Il diffère du bleu par un peu de blancheur, ce qui en fait une couleur plus tendre. En médecine, on ne l'emploie que pour entretenir les poils, et particulièrement les cils (bol d'arménie).
XXIX. On se sert depuis peu de deux couleurs nouvelles ; elles sont au rang des moins chères. L'une est un vert nommé appien ; notons qu'il simule la chrysocolle, comme si beaucoup de contrefaçons de cette substance ne figuraient pas déjà ici. Le vert appien se fait avec une craie verte ; il vaut un sesterce (0 fr. 21) la livre.
XXX. L'autre couleur s'appelle annulaire (XXXV, 27) ; c'est un blanc dont on se sert pour donner de la lumière aux figures de femmes. Il se fait aussi avec de la craie, à laquelle on mêle les verroteries que le peuple porte à ses anneaux ; de là vient le nom d'annulaire.
XXXI. (VII.) Des couleurs, celles qui aiment un enduit sec et qui refusent de prendre sur un enduit humide sont le purpurissum, l'indigo, le bleu, le mélinum, l'orpiment, le vert appien, la céruse. On teint les cires avec ces mêmes couleurs pour les peintures à l'encaustique. Cela ne peut se pratiquer sur les murailles ; mais cela est commun sur les vaisseaux de guerre, et même, à présent, sur les bâtiments de transport. En effet, nous décorons ces dangereux véhicules : qu'on ne s'étonne donc pas si nous peignons aussi les bûchers, et si nous faisons conduire, dans des chars pompeux, des gladiateurs qui vont à la mort, ou du moins au carnage. A la vue de cette variété de tant de couleurs, on se complaît à admirer l'antiquité.
XXXII. C'est avec quatre couleurs seules, le mélinum (XXXV, 19) pour les blancs, le sil attique pour les jaunes, la sinopis du Pont pour les rouges, l'atrament pour les noirs, qu'Apelle, Echion, Mélanthius, Nicomaque, ont exécuté des oeuvres immortelles, peintres si célèbres, dont un seul tableau s'achetait aux prix des trésors des villes. Aujourd'hui que la pourpre est employée à peindre les murailles, et que l'Inde nous envoie le limon de ses fleuves (XXXV, 27) et le sang de ses dragons et de ses éléphants (XXXIII, 38), la peinture ne fait plus de chefs-d'oeuvre. Donc tout a été meilleur quand les ressources étaient moindres. Oui, il en est ainsi ; et cela parce que, comme nous l'avons dit plus haut (XXXV, 2, 2), on s'attache à la valeur de la matière, et non à celle du génie.
XXXIII. Je n'omettrai pas une folie de notre siècle en fait de peinture : l'empereur Néron s'était fait peindre d'une proportion colossale, de cent vingt pieds, sur de la toile ; chose inconnue jusqu'alors. Ce tableau était à peine achevé que la foudre tomba dessus et le consuma, avec la plus grande partie des jardins de Maius, où il était. Un des affranchis de ce prince, donnant à Antium le spectacle des gladiateurs, garnit, comme on sait, les portiques publics de peintures où étaient les portraits réels des gladiateurs et de tous les employés. A Antium, depuis des siècles, on a un goût décidé pour la peinture. Ce fut C. Térentius Lucanus qui le premier fit peindre, pour les exposer en public, des combats de gladiateurs : en l'honneur de son aïeul, qui l'avait adopté, il donna pendant trois jours trente paires de gladiateurs dans le Forum, et exposa le tableau de ce combat dans le bois de Diane.
XXXIV. (VII.) Maintenant j'énumérerai aussi brièvement qu'il me sera possible les peintres célèbres ; car il n'entre pas dans le plan de notre ouvrage de donner là-dessus des développements. C'est pourquoi il suffira pour beaucoup de les nommer pour ainsi dire, en passant, et à l'occasion de certains autres : pour les ouvrages renommés soit existants, soit perdus, il faudra toujours en parler, au moins sommairement. L'exactitude des Grecs est ici en défaut : ils n'ont placé les peintres que plusieurs olympiades après les statuaires et les toreutes. Le premier peintre qu'ils nomment est de la quatre vingt-dixième olympiade ; cependant on rapporte que Phidias lui-même avait d'abord été peintre, et qu'il peignit à Athènes l'Olympium ; et l'on convient en outre que, dans la quatre-vingt-troisième olympiade, son frère Panaenus peignit à Elis (XXXVI, 55) l'intérieur du bouclier de la Minerve faite par Colotès, élève de Phidias, et son aide pour l'exécution du Jupiter Olympien (XXXIV, 19, 6). Ajoutons encore ceci : il est également avéré que Candaule, le dernier roi lydien de la race des Héraclides, lequel est dit aussi Myrsile, paya au poids de l'or un tableau du peintre Bularque (VII, 39), qui représentait la bataille des Magnésiens, tant la peinture était déjà estimée. Ce fait doit coïncider avec l'époque de Romulus : en effet, Candaule mourut dans la dix huitième olympiade, ou, comme quelques-uns le prétendent, l'année même de la mort de Romulus ; ce qui démontre, si je ne me trompe, que des lors l'art était renommé et parfait. S'il faut admettre cette conclusion, il en résulte que les commencements de la peinture remontent beaucoup plus haut, et que ceux (dont on ne fixe pas l'époque) qui ont peint des monochromes doivent être reportés à une date plus reculée : Hygianon, Dinias, Charondas, et celui qui le premier distingua les sexes dans la peinture, Eumare d'Athènes, qui se hasarda à imiter toutes sortes de figures ; enfin Cimon de Cléonée, qui développa les inventions d'Eumare. Cimon inventa les catagraphes, c'est-à-dire les têtes de profil ; et il imagina de varier les visages de ses figures, les faisant regarder ou en arrière, ou en haut ou en bas. Il marqua les articulations des membres ; il exprima les veines, et en outre indiqua les plis et les sinuosités dans le vêtement. Panaenus, frère de Phidias, représenta même la bataille livrée à Marathon entre les Athéniens et les Perses. L'emploi des couleurs était déjà si commun et l'art si parfait, que Panaenus avait, dit-on, fait ressemblants les chefs qui commandaient dans cette bataille : du côté des Athéniens, Miltiade, Callimaque, Cynaegire ; du côté des barbares, Datis, Artapherne.
XXXV. (IX.) Bien plus, on ouvrit, du temps que Panaenus fleurissait, des concours de peinture à Corinthe et à Delphes ; ce furent les premiers, et Panaenus disputa le prix avec Timagoras de Chalcis, qui l'emporta sur lui aux jeux Pythiques : on le voit par d'anciens vers de Timagoras lui-même, l'erreur des chroniques n'est pas douteuse. Après ceux-ci, et toujours avant la quatre-vingt-dixième olympiade, d'autres furent célèbres, comme Polygnote de Thasos, qui le premier peignit les femmes avec des vêtements brillants, leur mit sur la tête des mitres de différentes couleurs : il contribua beaucoup aux progrès de la peinture, car le premier il ouvrit la bouche des figures, il fit voir les dents, et introduisit l'expression dans les visages, à la place de l'ancienne roideur. Il y a de lui, dans le portique de Pompée, un tableau placé jadis devant la curie de Pompée. Ce tableau représente un homme avec un bouclier ; on ne sait si cet homme monte ou descend. Il a peint le temple de Delphes ; d'Athènes, le portique appelé Poecile ; et il a travaillé gratuitement à ce dernier ouvrage avec Micon (XXXIII, 56), qui, lui, se faisait payer. Aussi Polygnote eut-il plus de considération ; et les amphictyons (VII, 87), qui forment le conseil général de la Grèce, décrétèrent qu'il aurait des logements gratuits. Il y eut un autre Micon, surnommé le Jeune, dont la fille Timarète exerça aussi la peinture.
XXXVI. Dans la quatre-vingt-dixième olympiade vécurent Aglaophon, Céphisodorus, Hérillus, Evénor, père et maître d'un très grand peintre dont nous parlerons en son temps, de Parrhasius. Tous ces artistes sont déjà recommandables, non pas assez toutefois pour que nous devions nous y arrêter dans notre marche vers ceux qui furent les lumières de l'art. Parmi ces lumières brilla tout d'abord Apollodore d'Athènes, dans la quatre-vingt-treizième olympiade. Le premier il sut rendre la physionomie ; le premier, à juste titre, il contribua à la gloire du pinceau. Il y a de lui un prêtre en adoration, et un Ajax foudroyé ; cet ouvrage est aujourd'hui à Pergame. Il n'y a pas avant lui un tableau qui puisse attacher les regards.
Les portes de l'art étaient ouverte par Apollodore ; Zeuxis d'Héraclée les franchit l'an quatre de la quatre-vingt-quinzième olympiade, et le pinceau, car c'est encore du pinceau que nous parlons, le pinceau, qui commençait déjà à s'enhardir arriva entre ses mains à beau coup de gloire. Quelques auteurs l'ont placé mal à propos dans la quatre-vingt-neuvième olympiade, date qu'il faut réserver pour Démophile d'Himère, et Nésée de Thasos ; car il fut l'élève de l'un des deux, on ne sait pas lequel. Apollodore, ci-dessus nommé, fit sur ce peintre un vers où il disait que Zeuxis gardait pour lui l'art qu'il avait ravi aux autres. Zeuxis acquit tant de richesses, que, dans la parade qu'il en fit, il parada à Olympie avec son nom brodé en lettres d'or dans les tessères (compartiments carrés) de ses manteaux. Plus tard il se détermina à donner ses ouvrages, parce que, disait-il, aucun prix n'était suffisant pour les payer. C'est ainsi qu'il donna une Alcmène aux Agrigentins, un Pan à Archela|s. Il fit une Pénélope, dans laquelle respire la chasteté. Il a fait aussi un athlète, dont il fut si content, qu'il écrivit au bas ce vers devenu célèbre : «On en médira plus facilement qu'on ne l'imitera». Son Jupiter sur le trône, entouré des dieux, est magnifique, ainsi que l'Hercule enfant qui étouffe les serpents en présence d'Amphitryon et de sa mère Alcmène tout effrayée. Toutefois, on lui reproche d'avoir fait ses têtes et ses articulations trop fortes. Au reste, son désir de bien faire était extrême : devant exécuter pour les Agrigentins un tableau destiné à être consacré dans le temple de Junon Lacinienne, il examina leurs jeunes filles nues, et en choisit cinq, pour peindre d'après elles ce que chacune avait de plus beau. Zeuxis a fait aussi des monochromes en blanc. Il eut pour contemporains et pour émules Timanthès, Androcyde, Eupompe, Parrhasius. Ce dernier, dit-on, offrit le combat à Zeuxis. Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter ; l'autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demanda qu'on tirât enfin le rideau, pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il s'avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n'avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis. On dit encore que Zeuxis peignit plus tard un enfant qui portait des raisins : un oiseau étant venu les becqueter, il se fâcha avec la même ingénuité contre son ouvrage, et dit : «J'ai mieux peint les raisins que l'enfant ; car si j'eusse aussi bien réussi pour celui-ci, l'oiseau aurait dû avoir peur». Il a fait aussi des figures en argile, les seuls ouvrages que Fulvius Nobilior (an de Rome 666) laissa à Ambracie, lorsque de cette ville il transporta les Muses d Rome. On a à Rome, de la main de Zeuxis, une Hélène, dans les portiques de Philippe, et, dans le temple de la Concorde, un Marsyas lié.
Parrhesius d'Ephèse contribua beaucoup, lui aussi, au progrès de la peinture. Il a le premier observé la proportion, mis de la finesse dans les airs de tête, de l'élégance dans les cheveux, de la grâce dans la bouche, et, de l'aveu des artistes, il a remporté la palme pour les contours. C'est dans la peinture l'habileté suprême : rendre, en peignant les corps, le milieu des objets, c'est sans doute beaucoup, mais c'est en quoi plusieurs ont réussi : au lieu que faire les extrémités des corps, bien terminer le contour de la peinture finissante, se trouve rarement exécuté avec succès ; car l'extrémité doit tourner et finir de façon à promettre autre chose derrière elle, et à faire voir même ce qu'elle cache. Tel est le mérite que lui ont accordé Antigone et Xénocrate, qui ont écrit sur la peinture ; et en beaucoup d'autres points ils ne confessent pas, ils exaltent son habileté. Il reste des dessins de lui sur ses tablettes et dans son portefeuille, et on dit que des artistes en profitent. Cependant, comparé à lui-même, il paraît moins heureux à exprimer le milieu des corps. Il a peint aussi le Peuple athénien, et l'emblème est ingénieux : il lui fallait, en effet, le montrer léger, colère, injuste, inconstant ; d'un autre côté, facile à toucher, doux, compatissant, plein de grandeur, glorieux, humble, hardi, timide, et tout cela en même temps. Il peignit le Thésée qui est à Rome au Capitole, un capitaine de vaisseau cuirassé, et, dans un tableau qui est à Rhodes, Méléagre, Hercule, Persée. Ce tableau, frappé trois fois de la foudre, n'a pas été effacé ; cela augmente l'admiration qu'il excite. Il a peint un Archigalle, tableau que Tibère aima beaucoup. Ce prince, d'après Décius Eculéon, le paya 60.000 sesterces (12,600 fr)et le plaça dan sa chambre à coucher. Il a peint une nourrice crétoise qui tient un enfant dans ses bras, Philiscus, Bacchus, avec la Vertu debout, à côté ; deux enfants, dans lesquels on voit la sécurité et la simplicité de leur âge ; un prêtre, qui a près de lui un enfant avec un encensoir et une couronne. Il y a encore de lui deux tableaux très célèbres : l'un représente un coureur armé, disputant le prix de la course ; on croit le voir suer : l'autre, un coureur armé déposant ses armes ; on croit le voir haleter. On vante son Enée, Castor et Pollux, représentés dans un même tableau ; Téléphe, Achille, Agamemnon, Ulysse. Artiste fécond, mais qui a usé avec plus d'insolence et d'orgueil que nul autre de la gloire de ses talents. Il se donna des surnoms, rappelant Abrodiète (vivant dans le luxe), et, dans d'autres vers, se déclarant prince de la peinture, conduite par lui, disait-il, à la perfection. Surtout il se prétendait un rejeton d'Apollon, et se vantait d'avoir peint l'Hercule qui est à Linde tel qu'il lui était souvent apparu dans le sommeil. A Samos, mis, par une grande majorité de suffrages, après Timanthe pour un tableau d'Ajax et du jugement des armes, il dit qu'il souffrait, au nom du héros, de le voir vaincu une seconde fois par un indigne adversaire. Il peignit aussi de petits tableaux obscènes, se délassant par ce badinage impudique.
Quant à Timanthe, il eut surtout de l'esprit. Son Iphigénie a été célébrée par les éloges des orateurs (Cic., de Orat. 22, ' 74) : l'ayant représentée debout, près de l'autel où elle va périr, il peignit la tristesse sur le visage de tous les assistants, et surtout de l'oncle ; et, ayant épuisé tous les caractères de la douleur, il voila le visage du père, ne trouvant plus possible de lui donner l'expression convenable. On a encore d'autres preuves de son esprit, par exemple, son petit tableau du Cyclope dormant : pour faire sentir la taille du géant, il a peint des Satyres qui en mesurent le pouce avec un thyrse. C'est le seul dont les ouvrages donnent à entendre plus qu'il n'a peint ; et quoique le plus grand art s'y manifeste, on sent cependant qu'il y a encore plus d'esprit. Il a peint un héros, qui est un ouvrage très parfait, et a porté au plus haut point l'art de peindre les figures héroïques : cet ouvrage est actuellement à Rome, dans le temple de la Paix.
Du même temps, Euxénidas eut pour élève Aristide, illustre artiste ; et Eupompe eut pour élève Pamphile, maître d'Apelle. Il y a d'Eupompe un vainqueur dans un combat gymnique, tenant une palme. Sa réputation fut si grande qu'il fit école, et que, au lieu de deux genres admis précédemment, le grec et le genre dit asiatique, une subdivision faite dans le genre grec en donne trois, les genres ionique, attique et sicyonique: Eupompe était de Sicyone. On a de Pamphile une alliance, la bataille de Phlionte, la victoire des Athéniens, Ulysse sur son vaisseau. Il était Macédonien. Ce fut le premier peintre qui eût étudié toutes les sciences, surtout l'arithmétique et la géométrie, sans lesquelles il soutenait que la peinture ne pouvait être parfaite. Il n'a enseigné à personne à moins d'un talent : il prenait 400 deniers par an (410 fr.) ; Apelle et Melanthius lui payèrent ce prix. C'est grâce l'autorité de cet artiste que, d'abord à Sicyone et ensuite dans toute la Grèce, on apprit avant toute chose aux enfants libres la graphique, c'est-à-dire à peindre sur du bois, et que cet art fut reçu comme le premier acheminement aux arts libéraux. Le fait est que l'art de la peinture fut toujours en honneur ; des hommes libres l'ont exercé, et même des hommes de haut rang, et constamment il a été dé-fendu de l'enseigner aux esclaves : c'est pourquoi ni en peinture ni en toreutique on n'a aucun ouvrage célèbre fait par un esclave.
Dans la cent septième olympiade vécurent Echion et Thérimaque (XXXIV, 19, 2), qui furent célèbres. Il y a de beaux tableaux d'Echion : un Bacchus ; la Tragédie et la Comédie ; Sémiramis arrivant du rang d'esclave au trône ; une vieille femme portant des lampes, et une jeune mariée remarquable par sa pudeur.
Mais tous les peintres précédents et suivants ont été surpassés par Apelle de Cos, dans la cent douzième olympiade. A lui seul presque il a plus contribué au progrès de la peinture que tous les autres ensemble ; et il a publié des livres sur les principes de cet art. Il eut surtout la grâce en partage. Il y avait de son temps de très grands peintres : il admirait leurs ouvrages, il la comblait d'éloges, mais il disait qu'il leur manquait cette grâce qui était à lui (ce que les Grecs nomment charis) ; qu'ils possédaient tout le reste, mais que pour cette partie seule il n'avait point d'égal. Il s'attribua encore un autre mérite : admirant un tableau de Protogène d'un travail immense et d'un fini excessif, il dit que tout était égal entre lui et Protogène, ou même supérieur chez celui-ci ; mais qu'il avait un seul avantage, c'est que Protogène ne savait pas ôter la main de dessus un tableau : mémorable leçon, qui apprend que trop de soin est souvent nuisible. Sa candeur ne fut pas moindre que son talent : il convenait de la supériorité de Mélanthius pour l'ordonnance, et d'Asclépiodore pour les mesures, c'est-à-dire pour la distance qui doit être entre les objets.
On sait ce qui se passa entre Protogène et lui : Protogène résidait à Rhodes ; Apelle, ayant débarqué dans cette île, fut avide de connaître les ouvrages d'un homme qu'il ne connaissait que de réputation ; incontinent il se rendit à l'atelier. Protogène était absent, mais un grand tableau était disposé sur le chevalet pour être peint, et une vieille femme le gardait. Cette vieille répondit que Protogène était sorti, et elle demanda quel était le nom du visiteur : «Le voici», répondit Apelle ; et, saisissant un pinceau, il traça avec de la couleur, sur le champ du tableau, une ligne d'une extrême ténuité. Protogène de retour, la vieille lui raconte ce qui s'était passé. L'artiste, dit-on, ayant contemplé la délicatesse du trait, dit aussitôt qu'Apelle était venu, nul autre n'étant capable de rien faire d'aussi parfait. Lui-même alors, dans cette même ligne, en traça une encore plus déliée avec une autre couleur, et sortit en recommandant à la vieille de la faire voir à l'étranger, s'il revenait, et de lui dire : «Voilà celui que vous cherchez». Ce qu'il avait prévu arriva : Apelle revint, et, honteux d'avoir été surpassé, il refendit les deux lignes avec une troisième couleur, ne laissant plus possible même le trait le plus subtil. Protogène, s'avouant vaincu, vola au port chercher son hôte. On a jugé à propos de conserver à la postérité cette planche admirée de tout le monde, mais surtout des artistes. J'entends dire qu'elle a péri dans le dernier incendie qui consuma le palais de César sur le mont Palatin. Je me suis arrêté jadis devant ce tableau, ne contenant rien dans son vaste contour que des lignes qui échappaient à la vue, paraissant comme vide au milieu de plusieurs excellents ouvrages, mais attirant les regards par cela même, et plus renommé que tout autre morceau.
Apelle avait une habitude à laquelle il ne manquait jamais : c'était, quelque occupé qu'il fût, de ne pas laisser passer un seul jour sans s'exercer en traçant quelque trait ; cette habitude a donné lieu à un proverbe. Quand il avait fini un tableau, il l'exposait sur un tréteau à la vue des passants, et, se tenant caché derrière, il écoutait les critiques qu'on en faisait, préférant le jugement du public, comme plus exact que le sien. On rapporte qu'il fut repris par un cordonnier, pour avoir mis à la chaussure une anse de moins en-dedans. Le lendemain, le même cordonnier, tout fier de voir le succès de sa remarque de la veille et le défaut corrigé, se mit à critiquer la jambe : Apelle, indigné, se montra, s'écriant qu'un cordonnier n'avait rien à voir au-dessus de la chaussure ; ce qui a également passé en proverbe. Apelle avait de l'aménité dans les manières, ce qui le rendit particulièrement agréable à Alexandre le Grand : ce prince venait souvent dans l'atelier, et, comme nous avons dit (VII, 38), il avait défendu, par un décret, à tout autre artiste de le peindre. Un jour, dans l'atelier, Alexandre parlant beaucoup peinture sans s'y connaître, l'artiste l'engagea doucement au silence, disant qu'il prêtait à rire aux garçons qui broyaient les couleurs ; tant ses talents l'autorisaient auprès d'un prince d'ailleurs irascible. Au reste, Alexandre donna une marque très mémorable de la considération qu'il avait pour ce peintre : il l'avait chargé de peindre nue, par admiration de la beauté, la plus chérie de ses concubines, nommée Pancaste ; l'artiste à l'oeuvre devint amoureux ; Alexandre, s'en étant aperçu, la lui donna : roi grand par le courage, plus grand encore par l'empire sur soi-même, et à qui une telle action ne fait pas moins d'honneur qu'une victoire ; en effet, il se vainquit lui-même. Non seulement il sacrifia en faveur de l'artiste ses plaisirs, mais encore ses affections, sans égard même pour les sentiments que dut éprouver sa favorite en passant des bras d'un roi dans ceux d'un peintre. Il en est qui pensent qu'elle lui servit de modèle pour la Vénus Anadyomène.
Apelle, bon même pour ses rivaux, mit, le premier, Protogène en réputation à Rhodes. Protogène était sans renommée dans son pays, c'est ce qui arrive d'ordinaire : Apelle lui ayant demandé quel prix il mettait à des ouvrages qui étaient là, terminés, il en dit je ne sais quel prix fort modique ; Apelle en offrit 50 talents (246.000 fr.), et répandit le bruit qu'il les achetait pour les vendre comme siens. Par là il fit comprendre aux Rhodiens le mérite de leur peintre, et il ne leur céda les tableaux qu'après qu'ils y eurent mis un plus haut prix. Il peignit le portrait avec une telle ressemblance qu'Apion le grammairien a écrit à ce sujet un fait incroyable : un de ces gens qui font métier de deviner d'après les traits du visage, et qu'on appelle métoposcopes, avait sur ces portraits deviné les années de la mort ou déjà arrivée, ou future, de ceux qu'ils représentaient. Apelle avait été mal avec Ptolémée, tous deux étant de la suite d'Alexandre : Ptolémée régnant en Egvpte, Apelle fut jeté à Alexandrie par la violence d'une tempête ; des rivaux engagèrent par fraude un bouffon du roi à l'inviter ; Apelle vint au dîner du roi : Ptolémée, indigné, et lui montrant ses officiers chargés de faire les invitations, lui demanda lequel d'entre eux l'avait invité. L'artiste prit au foyer un charbon éteint, et traça sur la muraille une image que le roi reconnut pour celle du bouffon dès les premiers traits. Apelle fit aussi le portrait du roi Antigone, qui était borgne, et, usant d'un moyen, trouvé jadis, de cacher les défauts, il le fit de profil ; de la sorte, ce qui manquait réellement à la personne semblait ne manquer qu'à la peinture, et il ne montra de la face que le côté qu'il pouvait montrer tout entier. Il y a parmi ses ouvrages des figures de mourants. De fait, il n'est pas facile de dire quelles sont les plus excellentes de ses productions.
La Vénus Anadyomène, c'est-à-dire sortant de la mer, a été consacrée par le dieu Auguste dans le temple de son père César. Ce tableau a été célébré par des vers grecs qui l'ont vaincu, mais illustré. Le bas de cette figure ayant été endommagé, on ne put trouver personne capable de la restaurer ; Ainsi ce dommage même tourna à la gloire de l'artiste. Le temps et la pourriture détruisirent ce tableau ; et Néron, pendant son règne, le remplaça par un autre, de la main de Dorothée. Apelle avait commencé aussi, pour les habitants de Cos, une autre Vénus qui aurait surpassé même sa première ; mais la mort jalouse l'empêcha de l'achever, et personne ne se trouva qui voulût la continuer en suivant l'esquisse. Il a peint aussi, dans le temple de Diane d'Ephèse, Alexandre le Grand tenant la foudre, tableau qui fut payé 20 talents d'or (environ 1.000.000 fr.); la main et la foudre semblent sortir du tableau. Que les lecteurs se souviennent que tous ces ouvrages furent exécutés avec quatre couleurs (XXXV, 32). Pour payer ce dernier morceau, on ne compta pas les pièces d'or, on en couvrit le tableau.
Il a peint aussi la pompe de Mégabyse, prêtre de Diane d'Ephèse ; un Clitus à cheval, courant au combat : un écuyer lui présente un casque qu'il demande. Il est inutile d'énumérer combien de fois il a peint Alexandre et Philippe. On admire de lui, à Samos, un Habron ; à Rhodes, un Ménandre, roi de Carie, et un Antée ; à Alexandrie, Gorgosthène le tragédien ; à Rome, Castor et Pollux, avec la Victoire et Alexandre le Grand ; une figure de la Guerre les mains liées derrière le dos, et à côté Alexandre sur un char triomphal : ces deux tableaux avaient été consacrés par le dieu Auguste, avec une modestie de bon goût, dans le lieu le plus fréquenté du forum de son nom ; le dieu Claude crut mieux faire d'effacer dans l'un et l'autre tableau la tête d'Alexandre, pour y substituer celle du dieu Auguste. On lui attribue aussi l'Hercule vu par derrière, dans le temple d'Antonia ; et, chose très difficile, la peinture fait voir plutôt qu'elle ne promet le visage du dieu. Il a peint un héros nu, et par cette peinture il a défié la nature elle-même.
Il existe ou il a existé de lui un cheval qu'il exposa dans un contours public. Pour ce tableau Apelle en appela du jugement des hommes à celui des bêtes ; car, s'apercevant que ses rivaux l'emportaient par leurs brigues, il montra à des chevaux amenés le tableau de chacun : les chevaux ne hennirent qu'à la vue de celui d'Apelle ; et depuis on ne cesse de citer cette épreuve triomphante de la peinture. Apelle a fait un Néoptolème combattant à cheval contre les Perses, Arrhela|s avec sa femme et sa fille, Antigone cuirassé, cheminant à cheval. Les maîtres de l'art préfèrent à tous ses autres ouvrages le même roi à cheval, et une Diane au milieu d'un choeur de jeunes filles qui célèbrent un sacrifice ; tableau où il paraît avoir surpassé les vers d'Homère (Od.,VI, 102), qui décrit le même sujet. Il peignit aussi ce qui ne peut se peindre, le tonnerre, la foudre et les éclairs : tableaux connus sous le nom de Bronte, Astrape, Ceraunobolia.
Ses inventions dans l'art ont été utiles à tous ; une cependant n'a pu être imitée par personne : ses tableaux terminés, il mettait dessus une encre si légère, que, tout en donnant par le reflet plus de vivacité aux couleurs, tout en les préservant de la poussière et des ordures, elle ne se laissait voir que lorsqu'on était assez près pour y toucher. Quelque subtile que fût cette encre, Apelle en retirait le grand avantage d'adoucir l'éclat des couleurs, trop vif pour l'oeil ; c'était comme si on eût vu de loin le tableau à travers le pierre spéculaire. Ce procédé donnait aussi, sans qu'on sût comment, un ton plus foncé aux couleurs trop brillantes.
Il eut pour contemporain Aristide de Thèbes. Celui-ci, le premier de tous, peignit les sentiments, et représenta l'homme moral ; ce que les Grecs nomment ethê (l'éthique) ; il exprima aussi les troubles de l'âme ; son coloris est un peu dur. C'est de lui le tableau où l'on voit, dans la prise d'une ville, une mère blessée et mourante : l'enfant se traîne en rampant vers le sein maternel ; la mère paraît s'en apercevoir, et craindre qu'il ne tête le sang, au lieu du lait déjà tari. Alexandre avait fait transporter ce tableau à Pella, sa patrie. Aristide peignit aussi un combat contre les Perses ; ce tableau contient cent figures ; il avait fait prix à 10 mines (690 fr.) pour chacune d'elles avec Mnason, tyran d'Elatée. Il a fait des quadriges lancés, un suppliant qui a presque la voix ; des chasseurs avec leur gibier ; Leontion maîtresse d'Epicure ; l'Anapauomène [c'est-à-dire Byblis], morte d'amour pour son frère ; Bacchus et Ariane, qu'on voit à Rome dans le temple de Cérès ; un tragédien et un enfant, dans le temple d'Apollon : ce tableau fut gâté par la maladresse du peintre que M. Junius, alors préteur, avait chargé de le nettoyer, vers l'époque des jeux Apollinaires. On voyait dans le temple de la Foi, au Capitole, un vieillard donnant des leçons de lyre à un enfant. Il a peint aussi un malade, sur les éloges duquel on ne tarit point. Il excellait tellement dans son art, que le roi Attale donna, dit-on, cent talents (492.000 fr.) d'un seul de ses tableaux.
Protogène, comme nous l'avons dit, fleurit dans le même temps. Il était de Caunus, ville sujette des Rhodiens. Une grande pauvreté au début, une application extrême à son art, furent cause de son peu de fécondité. On ne sait pas avec certitude de qui il fut l'élève ; quelques uns disent même qu'il peignit des vaisseaux jusqu'à l'âge de cinquante ans. La preuve, disent-ils, c'est que, peignant dans la célèbre ville d'Athènes le propylée du temple de Minerve, où il a fait deux beaux navires, le Paralus et l'Ammolade, nommée par quelques-uns Nausicaa, il plaça de petits navires longs dans ce que les peintres appellent hors-d'oeuvre ; voulant montrer par là d'où ses outrages étaient partis pour arriver à cette citadelle, temple de la gloire. Parmi ses compositions, on donne la palme à l'Ialysus, qui est à Rome, consacré dans le temple de la Paix. Tant qu'il y travailla, il vécut, dit-on, de lupin trempé, qui satisfaisait à la fois sa faim et sa soif, afin que son esprit ne s'émoussât pas par une nourriture trop délicate. Pour défendre ce tableau des dégradations et de la vétusté, il y mit quatre fois la couleur, afin qu'une couche tombant, l'autre lui succédât. Il y a dans ce tableau un chien fait d'une manière singulière, car c'est le hasard qui l'a peint : Protogène trouvait qu'il ne rendait pas bien la bave de ce chien haletant, du reste satisfait, ce qui lui arrivait très rarement, des autres parties. Ce qui lui déplaisait, c'était l'art, qu'il ne pouvait pas diminuer et qui paraissait trop, l'effet s'éloignant de la réalité : c'était de la peinture, ce n'était pas de la bave. Il était inquiet, tourmenté ; car, dans la peinture il voulait la vérité, et non les à peu près. Il avait effacé plusieurs fois, il avait changé de pinceau, et rien ne le contentait ; enfin, dépité contre l'art, qui se laissait trop voir, il lança son éponge sur l'endroit déplaisant du tableau : l'éponge replaça les couleurs dont elle était chargée, de la façon qu'il souhaitait, et dans un tableau le hasard reproduisit la nature.
A son exemple, Néaclès, dit-on, réussit à rendre l'écume d'un cheval : il lança pareillement son éponge, lorsqu'il peignit un homme retenant un cheval qu'il flatte. De la sorte, Protogène a enseigné même à se servir du hasard. A cause de cet Ialysus, qu'il craignit de brûler, le roi Démétrius ne fit pas mettre le feu au seul endroit par où Rhodes pût être prise ; et en épargnant une peinture, il manqua l'occasion de la victoire. Protogène habitait alors un petit jardin situé dans un faubourg, c'est-à-dire dans le camp même de Démétrius. Les combats ne firent pas diversion ; et il n'interrompit en aucune façon ses travaux commencés, si ce n'est appelé par le roi, qui lui demanda comment il restait avec tant d'assurance hors des murs : «Je sais, répondit l'artiste, que vous faites la guerre aux Rhodiens, et non aux arts». Le roi mit des gardes pour le protéger ; et, non content de l'avoir épargné, il voulut veiller sur lui. Pour ne point le déranger en le faisant venir trop souvent, il alla, lui ennemi, le visiter ; et, abandonnant le soin de sa victoire, au milieu des armes et de l'attaque des murs, il contemplait les travaux d'un artiste. On dit encore aujourd'hui, du tableau que Protogène fit dans cette circonstance, qu'il le peignit sous le glaive : c'est le Satyre, nommé Anapauomenos, auquel, pour marquer mieux la sécurité dont il jouissait alors, il mit une flûte à la main. Il a peint aussi une Cydippe, un Tlépolème, le poète tragique Philiscus en méditation, un athlète, le roi Antigone, la mère d'Aristote. Ce philosophe lui conseillait de peindre les actions d'Alexandre le Grand, à cause de la mémoire éternelle qui leur était réservée. L'impulsion de son génie, et un certain caprice d'artiste, le portèrent de préférence aux sujets dont je viens de parler. Ses derniers ouvrages furent un Alexandre et le dieu Pan. Il a fait aussi des figures de bronze, comme nous l'avons dit (XXXIV, 19, 40).
De même temps vivait Asclépiodore, admiré d'Apelle pour les proportions. Le tyran Mnason lui donna pour les douze dieux 30 mines par dieu. Ce même Mnason paya à Théomneste 20 mines (1.380 fr) par figure de héros.
Nous devons ici une place à Nicomaque, fils et élève d'Aristodème. Il a peint l'enlèvement de Proserpine, tableau qui était au Capitole, dans le temple de Minerve, au-dessus de la chapelle de la Jeunesse. Un autre tableau de lui se voyait également au Capitole, où Plancus Imperator l'avait placé : c'était une Victoire s'élevant dans les airs sur un quadrige. C'est lui qui le premier donna à Ulysse un bonnet. Il a fait aussi Apollon et Diane, la Mère des dieux (II, 6, 7) assise sur un lion, le célèbre tableau des Bacchantes près desquelles se glissent des Satyres, une Scylla qui est maintenant à Rome, dans le temple de la Paix. Nul artiste ne travailla avec plus de célérité. On dit, en effet, qu'il avait passé un marché avec Aristrate, tyran de Sicyone, pour peindre dans un délai déterminé le monument qu'Aristrate élevait au poète Télestès : il n'arriva que peu de jours avant le terme ; le tyran, irrité, voulait le faire punir, mais dans ce peu de jours Nicomaque eut achevé son travail avec autant de succès que de promptitude. Il eut pour élèves son frère Aristide, son fils Aristoclès, et Philoxène d'Erétrie, qui a peint pour le roi Cassandre un tableau représentant une bataille d'Alexandre et de Darius, ouvrage qui ne le cède à aucun autre. Philoxène a peint aussi une bambochade dans laquelle trois Silènes font la débauche à table. Imitant la célérité de son maître, il inventa même un certain genre de peintures plus courtes et ramassées (des grotesques).
On joint à ces artistes Nicophane, peintre élégant et soigné : peu lui sont comparables pour l'agrément ; mais pour le style noble et sévère il est bien loin de Zeuxis et dApelle. Persée, qui fut élève d'Apelle, et à qui cet artiste adressa son livre sur la peinture, appartient aussi à cette époque. Aristide de Thèbes eut pour élèves et pour fils Nicéros et Ariston. Ce dernier a fait un Satyre couronné et tenant une coupe ; il eut pour élèves Antoridès et Euphranor, duquel nous parlerons bientôt.
XXXVII. C'est ici le lieu d'ajouter ceux qui se sont rendus célèbres dans le pinceau par des ouvrages d'un genre moins élevé. De ce nombre fut Piraeïcus, inférieur à peu de peintres pour l'habileté. Je ne sais s'il s'est fait tort par le choix de ses sujets : toujours est-il que, se bornant à des sujets bas, il a cependant, dans cette bassesse, obtenu la plus grande gloire. On a de lui des boutiques de barbier et de cordonnier, des ânes, des provisions de cuisine, et autres choses semblables, et qui le fit surnommer Rhyparographe. Ses tableaux font un plaisir infini, et ils se sont vendus plus cher que de très grands morceaux de beaucoup d'autres. Au contraire, un seul Sérapion, exposé sous les Vieilles Boutiques, couvrait, dit Varron, tous les Maeniens. Ce peintre réussissait très bien pour les décorations, mais ne pouvait peindre une figure d'homme, tandis que Dionysius n'a peint que des hommes, aussi fut-il surnommé Anthropographe. Calliclès a fait aussi de petits ouvrages. Calatès traita en petit des sujets comiques. Antiphile travailla dans l'un et l'autre genre ; car il a fait une très belle Hésione, Alexandre et Philippe avec Minerve, ouvrages qui sont dans l'école des portiques d'Octavia ; et dans le portique de Philippe il y a de lui un Bacchus, un Alexandre enfant, Hippolyte effrayé à la rue du taureau lancé contre lui ; dans le portique de Pompée, Cadmus et Europe. D'un autre côté, il a peint une figure habillée ridiculement, à laquelle il donna le nom plaisant de Gryllus, ce qui fit appeler grylles ces sortes de peintures. Antiphile était né en Egypte, et avait eu pour maître Ctésidéme. [4] Il convient de ne point passer sous silence le peintre du temple d'Ardée (XXXV, 6), honoré du droit de bourgeoisie dans cette ville, et de cette inscription en vers qui et sur la peinture même : «Ces peintures, digne ornement de ces augustes lieux, du temple de Junon, reine et épouse du dieu suprême, sont l'oeuvre de Plautius Marcus Cléoetas, originaire d'Alalie, que la ville d'Ardée célèbre aujourd'hui et célèbrera toujours, à cause de ses talents». Ces vers sont écrits en anciens caractères latins. Il ne faut pas non plus faire tort à Ludius, du temps du dieu Auguste : celui-ci, le premier, imagina de décorer les murailles de peintures charmantes, y représentant des maisons de campagne, des portiques, des arbrisseaux taillés, des bois, des bosquets, des collines, des étangs, des euripes, des rivières, des rivages, au souhait de chacun : des personnages qui se promènent ou qui vont en bateau, ou qui arrivent à la maison rustique, soit sur des ânes, soit en voiture ; d'autres pêchent, tendent des filets aux oiseaux, chassent, ou même font la vendange. On voit dans ces peintures de belles maisons de campagne, dont l'accès est marécageux ; des gens qui portent des femmes sur leurs épaules, et qui ne marchent qu'en glissant et en tremblant ; et mille autres sujets de ce genre plaisants et ingénieux. Le même artiste a le premier décoré les édifices non couverts (hypaethres, promenoirs) de peintures représentant des villes maritimes qui font un effet, très agréable et à très peu de frais. Mais il n'y a de gloire que pour les artistes qui ont peint des tableaux, et c'est ce qui rend encore plus respectable la prudence de l'antiquité. En effet, alors les murs et les maisons ne s'ornaient pas pour les seuls possesseurs, de peintures qui fixées en un lieu ne pouvaient être sauvées d'un incendie. Protogène se contentait d'une cabane dans son jardin ; il n'y avait point de peintures sur les crépis d'Apelle ; on ne s'était pas avisé de peindre des murailles retirés. Chez tous ces artistes l'art ne veillait que pour les villes, et un peintre appartenait à toute la terre. Un peu avant le dieu Auguste, Arellius fut célèbre à Rome ; mais il profana son art par un sacrilège insigne : toujours amoureux de quelque femme, il donnait aux déesses qu'il peignait les traits de ses maîtresses : aussi en faisait on le compte dans ses tableaux. Fabullus vivait dernièrement ; c'était un personnage grave, sévère, et en même temps un peintre fleuri et boursouflé. De lui était une Minerve qui, de quelque côté qu'on la regardât, regardait le spectateur. Il ne peignait que peu d'heures par jour, et cela avec gravité ; car il ne quittait jamais la toge, même sur les échafauds. La maison dorée (XXXVI, 24) de Néron fut la prison des ouvrages de ce peintre ; aussi n'en voit-on guère ailleurs. Après lui Cornélius Pinus, et Aetius Priscus furent en réputation. Ils peignirent le temple de l'Honneur et celui de la Vertu, que restaurait l'empereur Vespasien Auguste. Priscus approchait davantage des anciens.
XXXVIII. (XI.) N'omettons pas, à propos de peinture, une anecdote célèbre touchant Lépidus : pendant son triumvirat, les magistrats de je ne sais quel lieu le logèrent dans une maison entourée de bois. Le lendemain il se plaignit à eux, avec menaces, de n'avoir pu dormir, à cause du chant des oiseaux. On tendit autour de l'emplacement une très longue bande où un dragon était peint : cet épouvantail fit, dit-on, taire les oiseaux, et l'on sut dès lors qu'on pouvait par ce moyen les empêcher de chanter.
XXXIX. On ne sait pas au juste qui inventa la peinture en cire et à l'encaustique (XXXV, 41). Quelques-uns en attribuent la découverte à Aristide (XXXV, 36, 35), et le perfectionnement à Praxitèle. Cependant il y a eu des peintures à l'encaustique un peu plus anciennes, par exemple de Polygnote, de Nicanor et d'Arcésilas, tous trois de Paros. De plus, Lysippe a écrit sur une de ses peintures d'Egine : Enekaen (Lysippe a brûlé) ; ce qu'il n'aurait certainement pas fait si l'encaustique n'eût été inventée.
XL. On rapporte aussi que Pamphile (XXXV, 36, 14), maître d'Apelle, non seulement peignit à l'encaustique, mais encore enseigna cet art à Pausias de Sicyone, le premier qui s'y soit rendu célèbre. Celui-ci était fils de Bryès, qui fut son premier maître. Il peignit au pinceau à Thespies, des murs qu'on restaurait, et qui avaient jadis été peints par Polygnote. Par la comparaison, il fut trouvé de beaucoup inférieur ; mais il n'avait pas lutté avec le peintre ancien dans son genre à lui. Il imagina le premier de peindre les lambris. Avant lui on ne décorait pas de la sorte les appartements. Il peignit de petits tableaux, et surtout des enfants. Ses rivaux disaient que c'était parce que l'encaustique est un procédé d'une exécution lente : lui, voulant donner aussi à son art une réputation de célérité, peignit en un seul jour un tableau connu sous le nom d'héméresios (d'un jour) qui représente un enfant. Dans sa jeunesse, il fut amoureux de Glycère, sa compatriote, inventrice de couronnes de fleurs ; et, rivalisant de talent avec sa maîtresse, il amena l'encaustique à reproduire toute la variété des fleurs ; enfin il la peignit elle-même assise avec une couronne. C'est un de ses tableaux les plus renommés ; il est appelé par les uns Stephaneplocos (tresseuse de couronnes), par les autres Stephanopolis (vendeuse), parce que Glycère avait gagné sa vie à vendre des couronnes. Une copie de ce tableau (une copie se dit apographon) fut achetée 2 talents par L. Lucullus, à Athènes, pendant les Dionysiaques.
Pausias fit aussi de grands tableaux, par exemple, le sacrifice de boeufs qui se voyait dans les portiques de Pompée. Il a inventé des artifices de peinture que beaucoup ont imités depuis, et que personne n'a égalés. Le premier, c'est qu'il montra un boeuf dans la longueur, tout en le peignant de face, non de flanc ; et malgré cette situation on reconnaissait très bien les dimensions de l'animal. Puis, tandis que les autres peintres font en blanc les points qui doivent paraître en saillie, et en noir les parties enfoncées, il fit, lui, en noir le boeuf tout entier, et sut dans l'ombre même trouver une ombre. Rare effort de l'art, que de montrer le relief sur une seule teinte, et la solidité du tout avec des parties brisées par le raccourci ! Pausias passa, lui aussi, sa vie à Sicyone ; et cette ville fut longtemps la patrie de la peinture. Dans la suite, tous les tableaux de Sicyone furent vendus publiquement pour le payement des dettes de la cité, et transportés à Rome sous l'édilité (an de Rome 678) de Scaurus (XXXVI, 24, 10).
Après lui, dans la cent quatrième olympiade, se distingua par dessus tous les autres Euphanor de l'Isthme, dont nous avons déjà parlé parmi les statuaires (XXXIV, 19, 27). Il a fait et des colosses, et des ouvrages en marbre, et des coupes, studieux et laborieux plus que personne, excellent dans tous les genres, et constamment égal à lui-même. Il paraît le premier avoir exprimé la dignité dans les héros, et bien entendu la proportion. Cependant, en général, il a fait les corps trop grêles, les têtes et les articulations trop grosses. Il a aussi composé des traités sur la proportion et sur les couleurs. Ses ouvrages sont : un combat de cavalerie, les douze dieux, un Thésée, au sujet duquel il disait que celui de Parrhasius avait été nourri de roses, le sien de chair. Il y a de lui à Ephèse des tableaux fameux : Ulysse attelant, dans sa folie simulée, un boeuf avec un cheval ; des hommes en manteau, qui réfléchissent ; un capitaine remettant son épée dans le fourreau.
Du même temps vivait Cydias. L'orateur Hortensius donna 144.000 sesterces (30.240 fr.) de son tableau des Argonautes, pour lequel il fit construire exprès un bâtiment dans sa terre de Tusculum.
Antidote fut élève d'Euphrator. Il y a de lui à Athènes un combattant armé d'un bouclier, un lutteur et un joueur de flûte, qui est au nombre des ouvrages les plus renommés.
Il fut plus exact que fécond. Son coloris était sévère. Sa principale gloire est son élève Nicias, Athénien. Celui-ci peignit très bien les femmes. Il observa la lumière et les ombres, et s'appliqua surtout à faire ressortir les figures hors du tableau. Ses ouvrages sont : une Némée, apportée d'Asie à Rome par Silanus, et placée, comme nous l'avons dit (XXXV, 10), dans le sénat ; un Bacchus, dans le temple de la Concorde ; un Hyacinthe, qu'Auguste, charmé de ce tableau, rapporta après la prise d'Alexandrie, et qui pour cette raison a été consacré dans son temple par l'empereur Tibère ; enfin, une Diane. A Ephèse est le tombeau de Mégabyse, prêtre de Diane (XXXV, 36, 30) ; à Athènes, la Nécromancie, décrite par Homère (Od., XI). Nicias refusa de vendre ce dernier tableau au roi Attale pour le prix de 60 talents (285.200 fr.) ; et il aima mieux en faire présent à sa patrie, riche qu'il était. Il a fait de grands tableaux ; de ce nombre : Calypso, Io, Andromède, un très bel Alexandre, qui est dans les portiques de Pompée, et une Calypso assise. A ce même peintre on attribue des quadrupèdes. Il a très heureusement représenté les chiens. C'est ce Nicias au sujet de qui Praxitèle, interrogé lesquels de ses marbres lui plaisaient le plus, répondit : «Ceux où Nicias a mis la main», tant il estimait son vernis. On ne sait trop si c'est celui-ci, ou un autre de même nom, qu'on place dans la cent douzième olympiade.
On compare, on préfère même jusque un certain point à Nicias Athénion de Maronée (IV, 18, 3), élève de Glaucion de Corinthe. Son coloris était plus austère, et, avec cette austérité, plus agréable ; en sorte qu'on voit par sa peinture combien il était savant dans son art. Il peignit, dans le temple d'Eleusis, Phylarque ; à Athènes, une assemblée de famille qu'on nomme Syngénicon ; un Achille déguisé en fille et reconnu par Ulysse, tableau à six personnages ; et, ce qui a le plus contribué à sa célébrité, un palefrenier avec un cheval. S'il n'était pas mort jeune, nul ne lui serait comparable.
Le Macédonien Héraclide a aussi un nom. D'abord il peignit des vaisseaux ; il se retira, le roi Perse avant été pris, à Athènes, où était à la même époque Métrodore, à la fois peintre et philosophe, et très renommé dans la peinture et la philosophie. Le vainqueur de Persée, Paul-Emile, ayant demandé aux Athéniens de lui envoyer le philosophe le plus estimé pour l'éducation de ses enfants, et un peintre pour peindre son triomphe, ils choisirent Métrodore, déclarant qu'il était éminemment propre à remplir cette double tâche, ce que Paul-Emile trouva effectivement.
Timomaque de Byzance, du temps de César, peignit un Ajax et une Médée, qui ont été placés par le dictateur dans le temple de Vénus Génitrix, et payés 80 talents (393.600 fr.) (M. Varron évalue le talent attique à 6.000 deniers). On vante encore de Timomaque Oreste, Iphigénie en Tauride, Lecythion, maître de voltige ; une famille noble ; deux hommes en manteau, se disposant à parler, l'un debout, l'autre assis. Cependant c'est dans sa Gorgone que l'art paraît l'avoir particulièrement favorisé.
Aristola|s, fils et disciple de Pausias, fut au nombre des peintres les plus sévères. On a de lui : Epaminondas, Périclès, Médée, la Vertu, Thésée, l'image du peuple athénien, un sacrifice de boeufs. Il y en a qui estiment aussi Nicophanès, élève du même Pausias, pour une exactitude sentie des seuls artistes. Du reste, il était dur dans son coloris, et donnait beaucoup dans le jaune (le sil ; XXXIII, 56). Quant à Socrate, ses tableaux plaisent avec raison à tout le monde. Tels sont : Esculape avec ses filles, Hygie, Aeglé, Panacée, et Laso ; et son Paresseux, qu'on appelle Oenos : il fait une corde qu'un âne ronge à mesure.
Jusqu'ici j'ai cité les artistes les plus excellents dans l'un ou l'autre genre ; mais je ne pas serai pas sous silence ceux du second rang. Aristoclidès a peint le temple d'Apollon à Delphes. Antiphile est renommé pour un jeune garçon soufflant un feu qui éclaire et l'appartement, d'ailleurs fort beau, et le visage de l'enfant ; pour un atelier de fileuses en laine, où des femmes se hâtent toutes d'achever leur tâche ; pour une chasse du roi Ptolémée, mais surtout pour un très beau Satyre couvert d'une peau de panthère, et qu'on nomme Apescopeuon (épiant) ; Aristophon, pour Ancée, blessé par le sanglier, et Astypale, compagne de sa douleur ; et pour un tableau a beaucoup de personnages, où sont Priam, Hélène, la Crédulité, Ulysse, Déïphobe, la Ruse.
Androbius a peint Scyllis coupant les ancres de la flotte des Perses ; Artémon, une Danaé qu'admirent des brigands, la reine Stratonice, Hercule et Déjanire : mais ses plus beaux ouvrages sont, dans les portiques d'Octavie, Hercule dépouillé sur le mont Oeta, en Doride, de ce qu'il avait de mortel, et entrant au ciel du consentement des dieux ; et l'aventure de Laomédon avec Hercule et Neptune. Alcimaque a peint Déxippe vainqueur dans le pancrace à Olympie, sans poussière, en grec aconiti. Coebus a peint des écussons.
Ctésiloque, élève d'Apelle, s'est rendu célèbre par une peinture burlesque représentant Jupiter accouchant de Bacchus, ayant une mitre en tête et criant comme une femme, au milieu des déesses qui font l'office d'accoucheuses ; Cléon, par un Cadmus ; Ctésidème, par la prise d'Oechalie, et par une Laodamie. Clésidès est connu par un tableau injurieux pour la reine Stratonice : cette princesse ne lui ayant pas fait une réception honorable, il la peignit se roulant avec un pêcheur qui passait pour être son amant. Il exposa ce tableau dans le port d'Ephèse, et s'enfuit à toutes voiles. La reine ne voulut pas qu'on enlevât le tableau, à cause de l'extrême ressemblance des deux figures. Cratinus a peint des comédiens à Athènes, dans le Pompion.
Il y a d'Eutychidès une Victoire conduisant un char à deux chevaux. Eudore s'est fait remarquer par une décoration de théâtre ; il a fait aussi des figures de bronze.
Hippus est cité pour un Neptune et une Victoire. Habron a peint l'Amitié, la Concorde, et des figures de dieux. Léontiscus a représenté Aratus vainqueur, avec un trophée, et une joueuse de lyre ; Léon, une Sapho.
Néarque a fait une Vénus entre les Grâces et les Amours, un Hercule triste et repentant de son accès de fureur ; Néalcès, une Vénus. C'était un artiste ingénieux et inventif, peignant une bataille natale entre les Egyptiens et les Perses, et voulant faire comprendre qu'elle se livrait dans le Nil, dont l'eau est semblable à celle de la mer, il fit voir par un emblème ce que l'art ne pouvait rendre, en peignant sur la rive un âne qui boit, et un crocodile qui le guette.
Oenias a peint une assemblée de famille.
Philiscus a peint l'atelier d'un peintre, où un enfant souffle le feu ; Phalérion, une Scylla.
Simonide a fait Agatharchus et Mnémosyne.
Simus est auteur d'un jeune homme se reposant, d'une boutique de foulon, d'un personnage célébrant la grande fête de Minerve, et d'une Némésis excellente.
Théodore est auteur : d'un homme faisant des onctions ; du meurtre de Clytemnestre et d'Egisthe par Oreste ; de la guerre de Troie en une suite de tableaux, qui sont à Rome dans le portique de Philippe ; d'une Cassandre, qui est dans le temple de la Concorde ; de Léontium, maîtresse d'Epicure, dans l'attitude de la méditation ; enfin du roi Démétrius ; Théon, d'un Oreste furieux, de Thamyras le joueur de lyre ; Tauriscus, d'un Discobole, d'une Clytemnestre, d'un petit dieu Pan, de Polynice redemandant son royaume, et de Capanée.
En parlant de ces artistes, il ne faut pas oublier un fait remarquable : Erigonus, broyeur de couleurs pour le peintre Néalcès, fit lui-même tant de progrès, qu'il a eu à son tour un élève célèbre, Pasias, frère du statuaire Eginète. Mais ce qui est surtout curieux et digne de remarque, c'est qu'on admire plus que les productions terminées les derniers morceaux des artistes, ceux même qu'ils ont laissés imparfaits, comme l'Iris d'Aristide, les Tyndarides de Nicomaque, la Médée de Timomaque, et ce tableau d'Apelle dont nous avons déjà parlé, la Vénus. En effet, on y considère l'esquisse laissée et les pensés même de l'artiste ; une certaine douleur intervient pour faire priser davantage le travail, et on regrette la main arrêtée par la mort dans l'exécution.
Il est encore des artistes qui, bien que loin d'être sans renom, ne peuvent cependant être nommés qu'en passant : Aristocydes, Anaxandre, Aristobule le Syrien ; Arcésila|s, fils de Tisicrate (XXXIV, 19, 18 et 39) ; Corybas, élève de Nicomaque ; Charmantidès, élève d'Euphranor ; Dionysodorus, Colophonien, Diogènes, qui vécut avec le roi Démétrius ; Euthymidès, Héraclide Macédonien, Milon de Soles, élève du statuaire Phyromaque ; Mnésithée, Sicyonien ; Mnasitimus, fils et élève d'Aristonidas (XXXIV, 40) ; Nessus, fils d'Habron (XXXV, 36, 30 ; XXXV, 40, 16); Polémon Alexandrin, Théodore Samien et Stadiée, ces deux derniers élèves de Nicosthène ; Xénon, Sicyonien, élève de Néoclès.
Des femmes aussi ont peint : Timarète, fille de Micon, a fait une Diane qui est à Ephèse, et qui appartient aux plus anciens monuments de la peinture ; Irène, fille et élève du peintre Cratinus, une jeune fille qui est à Eleusis, Calypso, un vieillard, et le charlatan Théodore ; Alcisthène, un danseur ; Aristarète, fille et élève de Néarque, Esculape. Lala de Cyzique, qui resta toujours fille, travailla à Rome, du temps de la jeunesse de M. Varron, tant au pinceau que sur l'ivoire au poinçon ; elle fit surtout des portraits de femme : on a d'elle, à Naples, une vieille dans un grand tableau ; elle fit aussi son propre portrait au miroir. Personne en peinture n'eut la main plus prompte, avec tant d'habileté toute fois, que ses ouvrages se vendaient beaucoup plus cher que ceux des deux plus habiles peintres de portraits de son temps, Sopolis et Dionysius, dont les tableaux remplissent les galeries. Une certaine Olympias peignit aussi : on ne sait d'elle autre chose, sinon qu'elle eut Autobulus comme élève.
XLI. Il est certain qu'il y avait anciennement deux manières de peindre à l'encaustique (XXXV, 39), savoir, avec la cire, et sur l'ivoire avec le cestre ou poinçon. Elles furent les seules jusqu'à ce que l'on eût commencé à peindre les vaisseaux ; alors fut ajoutée la troisième manière, que voici : on fond les cires au feu, et on emploie le pinceau, sorte de peinture qui, dans les vaisseaux, ne s'altère ni par le soleil, ni par l'eau salée, ni par les vents.
XLII. En Egypte on teint les étoffes par un procédé fort singulier. Blanches d'abord, on les foule, puis on les enduit non de couleurs, mais de mordants, qui ainsi appliqués n'apparaissent pas sur les étoffes ; alors on plonge celles-ci dans une chaudière de teinture bouillante, et on les retire un instant après entièrement teintes : ce qu'il y a de merveilleux, c'est que, n'y ayant qu'une seule couleur dans la chaudière, l'étoffe qui en sort est de différentes couleurs, suivant la nature des mordants ; et les couleurs ne peuvent plus être enlevées par le lavage. Ainsi les chaudières, qui sans aucun doute aurait fait une seule couleur de plusieurs si on y eût plongé des étoffes déjà peintes, en fait plusieurs d'une seule. Il y a en même temps coction et teinture, et les tissus qui ont subi cette coction deviennent plus solides que s'ils n'y avaient pas été soumis.
XLIII. (XII.) En voilà assez et trop sur la peinture. Il convient maintenant de parler de l'art de modeler, ou plastique. Dibutades de Sicyone, potier de terre, fut le premier qui inventa, à Corinthe, l'art de faire des portraits avec cette même terre dont il se servait, grâce toutefois à sa fille : celle-ci, amoureuse d'un jeune homme qui partait pour un lointain voyage, renferma dans des lignes l'ombre de son visage projeté sur une muraille par la lumière d'une lampe ; le père appliqua de l'argile sur ce trait, et en fit un modèle qu'il mit au feu avec ses autres poteries. On rapporte que ce premier type se conserva dans le Nymphaeum jusqu'à la destruction de Corinthe par Mummius (XXXIV, 3) (an de Rome 608). D'autres prétendent que les premiers inventeurs de la plastique furent Rhoecus et Théodore, à Samos, longtemps avant l'expulsion des Bacchiades hors de Corinthe ; que Démarate, qui s'enfuyait de cette ville, et qui, en Etrurie, donna le jour à Tarquin l'Ancien, roi du peuple romain, était accompagné des modeleurs Euchir, Diopus et Eugramme, et que ces artistes transmirent la plastique à l'Italie. L'invention de Dibutades serait alors d'avoir mêlé de la rubrique à l'argile, ou d'avoir modelé avec de la terre rouge. Il fut aussi le premier qui plaça des figures sur le bord des toits ; il les nomma d'abord prostypa (c'est-à-dire peu proéminentes) ; puis le même artiste les fit proéminentes, ectypa. De là vinrent les ornements du faîtage des temples. C'est à cause de lui que les artistes en ce genre ont été appelés plastes.
XLIV. Le premier qui fit un portrait d'homme avec du plâtre moulé sur le visage même, et qui redressa cette première image à l'aide de cire coulée dans le plâtre, fut Lysistrate de Sicyone, frère de Lysippe dont nous avons parlé (XXXIV, 19, 12). Ce fut lui aussi qui s'appliqua à rendre la ressemblance ; avant lui, on ne s'étudiait qu'à faire les plus belles têtes possible. Le même artiste imagina, pour les statues, d'en faire le modèle ; et cette idée eut tant de vogue, qu'on ne fit ni figure ni statue sans un modèle en argile ; d'où il paraît que la statuaire en marbre est antérieure à l'art de couler le bronze (XXXVI, 4, 6).
XLV. Les modeleurs les plus célèbres ont été Damophile et Gorgase, l'un et l'autre peintres également. Ils ont orné de leurs ouvrages dans ces deux genres le temple de Cérès à Rome, près du grand Cirque. Une inscription en vers grecs apprend que les ouvrages de droite sont de Démophile, et ceux de gauche de Gorgase. Varron dit qu'avant la construction de ce temple tout était toscan (XXXIV, 16) dans les temples, et qu'en réparant celui-ci on scia les peintures qui étaient sur les murailles, et qu'on les encadra ; de plus, que les figures qui étaient sur le faîte furent dispersées. Chalcosthène fit à Athènes des ouvrages en terre crue, dans le lieu qui, du nom de son atelier, est appelé Céramique. Varron rapporte avoir connu à Rome un nommé Posis, qui faisait des fruits et des raisins si ressemblants, qu'on ne pouvait, à la vue, les distinguer des fruits véritables. Le même auteur vante Arcésila|s lié avec Lucius Lucullus (XXXV, 40, 2), et dont les modèles se vendaient d'ordinaire plus cher aux artistes eux-mêmes que les ouvrages des autres. Il ajoute que ce modeleur exécuta une Vénus Génitrix qui est dans le forum de César, mise en place avant d'être achevée, tant on avait hâte de la dédier ; que ce même artiste convint avec Lucullus de faire, pour 60.000 sesterces (12.600 fr.), une figure de la Félicité, figure dont on fut privé par la mort de l'un et de l'autre ; qu'Octave, chevalier romain, voulant faire faire une coupe, Archésila|s lui en vendit le modèle en plâtre un talent (4.920 fr.). Varron loue encore Pasitélès, qui disait la plastique mère de la ciselure, de la statuaire et de la sculpture, et qui, bien qu'excellent dans tous ces arts, n'exécuta jamais rien qu'il n'eût d'abord modelé. En outre, il dit que l'art de modeler fut cultivé en Italie et surtout en Etrurie, et que de Frégelles fut appelé Turianus, avec qui Tarquin l'Ancien fit marché pour la figure de Jupiter, qui devait être consacrée dans le Capitole ; que ce Jupiter était d'argile, et que pour cette raison on était dans l'habitude de le peindre en minium (XXXIII, 36) ; que le quadrige placé sur le faîte de ce temple, et dont nous avons souvent parlé, était d'argile ; que le même artiste a exécuté l'Hercule qui porte encore aujourd'hui à Rome le nom de la matière dont il est fait. Telles étaient dans ce temps les plus belles statues des dieux ; et Rome n'a pas à se plaindre de ceux qui ont adoré des divinités d'argile : l'or et l'argent, ils ne le travaillaient pas même pour les dieux.
XLVI. Il reste en plusieurs lieux de tels simulacres. A Rome et dans les municipes on voit encore de nombreux faîtes de temples d'un travail admirable, et, en raison de l'art et de la longue durée, plus respectables que l'or, ou du moins plus purs. Aujourd'hui même, au milieu de nos richesses, dans les sacrifices on offre les premières libations, non dans des vases murrhins ou de cristal, mais dans des simpules (petites coupes). Oui, le bienfaisance de la terre paraîtra inexprimable à quiconque en appréciera tous les détails. Sans même parler des céréales, du vin, des fruits, des herbes, des arbustes, des médicaments, des métaux, présents qu'elle nous prodigue et dont nous avons déjà traité, la poterie seule, à cause du perpétuel emploi qu'on en fait, satisferait nos exigences : tonneaux pour contenir les vins, tuyaux pour conduire les eaux; boules creuses faites en mamelon pour les bains, briques simples et briques doubles pour soutenir les toits ; usages en raison desquels le roi Numa établit un septième collège pour les ouvriers en terre. Quelques-uns même ont mieux aimé être enterrés en des cercueils de terre cuite, par exemple M. Varron, à la pythagoricienne, avec des feuilles de myrte, d'olivier et de peuplier noir. La majeure partie du genre humain sert de vases de terre. On cite la poterie de Samos comme excellente pour la vaisselle de la table. La même vogue appartient à Arretium en en Italie, et, pour les gobelets seulement, à Surrentum, à Asta, à Pollentia, à Sagonte en Espagne, à Pergame en Asie. La ville de Tralles en Asie, et en Italie celle de Modène, donnent aussi leur nom à leurs poteries en terre ; car ce genre de produits rend célèbres des localités, et les fabriques à roue qui ont du renom expédient leurs ouvrages de tous côtes, par terre et par mer. A Erythres, dans un temple, on montre aujourd'hui encore deux amphores consacrées, à cause du peu d'épaisseur de leurs parois. Elles sont dues au défi entre un maître et son élève, à qui ferait en terre le vase le plus mince. Les vases de Cos sont les plus beaux, ceux d'Adria les plus solides. Il y a eu à propos de ces vases quelques exemples de sévérité : nous lisons que Q. Coponius fut condamné pour brigue, parce qu'il avait gratifié d'une amphore à vin celui qui avait droit de porter le suffrage. Faisons intervenir le luxe même pour accorder quelque autorité à la poterie : le tripatinum était, d'après Fenestella, le plus haut degré du faste en fait de festins ; or, ce tripatinum consistait en un plat de murènes, un plat de poissons appelés loups (bars), et un plat de poissons appelés myxons (XXXII, 25) ; les moeurs penchant déjà vers leur déclin, préférables cependant encore à celles des philosophes de la Grèce. En effet, on rapporte que les héritiers d'Aristote vendirent à l'encan soixante-dix plats. J'ai dit, en parlant des oiseaux (X, 72) qu'un seul plat de l'acteur tragique Esope lui fut vendu 100.000 sesterces (21.000 fr.) : je ne doute pas que le lecteur ne soit indigné à ce récit, mais c'était peu de choses. Vitellius, empereur, fit faire, au prix d'un million de sesterces, un plat pour lequel il avait fait construire un four en rase campagne : ainsi donc le luxe en vint à cet excès, de payer plus cher un vase de terre qu'un vase murrhin. C'est à cause de ce plat que Mucianus, consul pour la seconde fois, reprocha dans un discours accusateur, à la mémoire de Vitellius, ces espèces d'étangs, plats non moins détestables que le plat empoisonné d'Asprénas, qui, selon l'accusation de Cassius Sévérus, donna la mort à cent trente personnes (XXIII, 47). Ces ouvrages procurent de la célébrité à des villes aussi, par exemple Rhégium et Cumes. Les prêtres de la Mère des dieux, qu'on nomme Galles, se rendent eunuques avec un tesson de terre de Samos : autrement ils mourraient des suites de l'opération, si nous en croyons M. Caelius, qui ajoute qu'il faudrait avec de tels tessons couper la langue à certains impudiques : reproche sanglant qui semblait d'avance s'appliquer à ce même Vitellius. Que n'a pas imaginé l'industrie ? On utilise les pots cassés, de telle façon que, pilés et avec addition de chaux, ils deviennent plus solides et plus durables, sorte d'ouvrages dits de Signia ; on a même appliqué cette préparation au carrelage des appartements.
XLVII. (XIII.) Mais la terre fournit encore d'autres ressources. Qui, en effet, ne serait émerveillé de voir la partie la plus vile de la terre, celle que pour cela on appelle poussière sur les collines de Pouzzoles, être opposée aux flots de la mer, et, aussitôt après l'immersion, devenir une seule et même pierre inattaquable aux eaux, et durcissant de jour en jour, surtout si on y mêle du ciment de Cumes ? Une terre de semblable propriété se trouve dans le territoire de Cyzique ; là c'est non pas une poussière, mais la terre même, que l'on coupe par blocs de toutes grosseurs : plongée dans la mer, on l'en retire ayant la dureté de la pierre. Même chose se voit, dit-on, aux environs de Cassandrie ; et dans la fontaine de Cnide, qui est douce, la terre se pétrifie en huit mois. D'Orope jusqu'à Aulis, toute terre que la mer atteint se convertit en roche. Le sable le plus fin du Nil ne diffère pas beaucoup de la poussière pouzzolane. On s'en sert, non pour résister à la mer et briser le choc des flots, mais pour dompter le corps par les exercices de la palestre. C'est du moins pour cela que Patrobius, affranchi de l'empereur Néron, en faisait venir. De plus, je trouve que Léonnatus, Cratère et Méléagre, généraux d'Alexandre le Grand, faisaient transporter de ce sable avec les autres provisions militaires ; mais je n'en dirai pas davantage là-dessus, non plus que sur ces préparations de cire et de terre que notre jeunesse emploie dans ses exercices, se fortifiant le corps, mais perdant la vigueur de l'âme.
XLVIII. (XIV.) Hé quoi ! n'y a-t-il pas en Afrique et en Espagne des murailles de terre, dites murailles de forme, parce qu'on les jette en moule entre deux parois, plutôt qu'on ne les construit ? Elles durent pendant des siècles, inattaquables à la pluie, au vent, au feu, et plus solides que tous les ciments. L'Espagne voit encore les guérites d'Hannibal et les tours de terre (II, 73) placées sur le sommet des montagnes. Les glacis qu'on emploie pour fortifier les camps, et les digues qu'on oppose à l'impétuosité des fleuves, sont aussi de cette matière. Qui ne sait que des parois en bois sont crépies en argile, et que des murs sont construits en brique crue ?
XLIX. Les briques doivent être tirées non d'un sol sablonneux ou graveleux, encore moins d'un sol pierreux, mais d'un sol crayeux et blanc, ou contenant de la rubrique. Si l'on emploie une terre sablonneuse, au moins faut-il que ce soit du gravier mâle (XXXI, 28). Le printemps est la meilleure saison pour les façonner ; elle se fendent, si on les travaille au solstice d'été. On ne les emploie dans les édifices que vieilles de deux ans ; et même la matière dont on les fait doit avoir macéré avant d'être mise en oeuvre. Il y a trois genres de brique : la lydienne, que nous employons, longue d'un pied et demi, large d'un pied ; le tétradoron et le pentadoron. Les anciens Grecs appelaient doron ce que nous appelons palme ; et par suite ils appelaient doron aussi un don, parce que c'est la main (palma) qui le donne. Ainsi ces briques ont quatre et cinq palmes, d'après leur nom même. La largeur est la même. Les Grecs emploient la brique plus petite dans les constructions privées ; la brique plus grande, dans les constructions publiques. A Pitane en Asie, et à Maxilla et Caleutum, villes de l'Espagne ultérieure, on fait des briques qui, desséchées, flottent sur l'eau : la matière en est une pierre ponce, excellente quand on peut la pétrir. Les Grecs ont préféré les murailles de brique partout où ils n'ont pas trouvé du silex à employer. En effet, les murailles de brique durent éternellement, quand elles sont bien d'aplomb. Aussi, avec des briques, ont-ils construit des édifice publics et des palais pour les rois : à Athènes, le mur qui regarde le mont Hymette ; à Patras, les temples de Jupiter et d'Hercule, entourés cependant de colonnes de pierre avec des architraves ; à Tralles, le palais d'Attale ; à Sardes, celui de Crésus, dont on a fait la Gérusie ; à Halicarnasse, celui de Mausole, édifices qui subsistent encore. Maraeus et Varron, dans leur édilité, firent scier à Lacédé mone une belle fresque peinte sur une muraille de brique ; on la renferma dans des cadres de bois, et on la transporta à Rome pour orner les comnices. La fresque, admirable par elle-même, fut encore plus admirée à cause du transport. En Italie aussi il y a des murs de brique, à Arretium et à Mévanie. A Rome on ne fait point de constructions de ce genre, parce qu'un mur d'un pied et demi ne porterait pas plus d'un étage ; or, il est défendu qu'un mur mitoyen ait plus d'épaisseur, les règles de la mitoyenneté ne le permettant pas.
L. (XV.) Nous nous en tiendrons là pour les briques. Parmi les autres genres de terre, le plus remarquable peut-être est le soufre, qui est un du plus puissant agents. On trouve du soufre dans les îles Eoliennes, situées entre la Sicile et l'Italie, et qui, avons-nous dit (III, 6), sont en ignition. Mais le plus célèbre vient de l'île de Mélos. On en trouve aussi en Italie, au territoire de Naples, en Campanie, dans les coteaux nommés Leucogées (XVIII, 20, 5). Là, retiré de la mine, on le purifie avec le feu. Il y a quatre espèces de souffre : le soufre vif, que les Grecs nomment apyros ; on le trouve solide, c'est-à-dire à l'état de blocs ; seul (les autres en effet sont fondus, et on le purifie en les faisant bouillir avec de l'huile), il est extrait à l'état vif, transparent et vert : c'est le seul qu'emploient les médecins ; le soufre appelé glèbe, qu'on n'emploie que dans les ateliers des foulons ; une troisième espèce, dont on ne se sert que pour les laines, en vapeur, et qui ne fait que les rendre blanches et moelleuses : on la nomme Egula ; enfin une quatrième espèce, qu'on emploie surtout pour soufrer les mèches. Au reste, le soufre a tant de vertu, que jeté sur le feu l'odeur qu'il répand fait reconnaître si une personne est sujette au mal caduc. Anaxila|s faisait du soufre un amusement : il en mettait avec des charbons allumés dans une coupe à vin, et, la promenant tout enflammée autour des convives, il leur donnait par le reflet la pâleur lugubre de la mort. Le soufre est échauffant et maturatif, mais en poutre il dissipe les dépôts ; aussi on le mêle aux emplâtres et aux cataplasmes résolutifs. Appliqué sur les reins et les lombes avec de la graisse, quand il y a douleur, il est d'un effet merveilleux. Avec la térébenthine, il enlève les lichens de la face et les lèpres : on nomme cet emplâtre harpax, à cause de sa rapidité à prendre ; aussi faut-il l'ôter de temps en temps. En électuaire il est bon pour l'asthme, pour l'expectoration purulente, et pour les piqûres de scorpion. Le soufre vif mêlé au nitre, broyé avec du vinaigre et appliqué, fait disparaître le vitiligo. Mêlé au vinaigre et à la sandaraque, il tue les lentes des paupières. Le soufre trouve aussi place dans les cérémonies religieuses : on l'emploie en fumigation pour purifier les maisons. La vertu s'en fait sentir même dans les eaux thermales (XXXI, 32). Nulle substance ne s'allume plus facilement, ce qui prouve qu'il contient beaucoup de feu. La foudre et les éclairs ont aussi une odeur de soufre, et la lumière même qu'ils répandent est sulfureuse.
LI. Le bitume approche du soufre ; c'est tantôt un limon, tantôt une terre : un limon, sortant d'un lac de Judée. comme nous avons dit (V, 15, 3) ; une terre, en Syrie, autour de la ville maritime de Sidon. Dans ces deux états, il s'épaissit et se condense. Il y a aussi un bitume liquide, témoin celui de Zacynthe et celui qu'on apporte de Babylone ; ce dernier bitume est blanc. Le bitume d'Apollonie est liquide aussi. Tous portent en grec le nom de pissasphalte, comme qui dirait mélange de poix et de bitume. On trouve aussi un bitume gras et semblable à l'huile, en Sicile, dans un ruisseau d'Agrigente, dont il gâte l'eau. Les habitants le recueillent avec des panicules de roseau, auxquelles il s'attache très aisément. Ils s'en servent pour alimenter les lampes en guise d'huile, et aussi pour la gale des bêtes de somme. Il en est qui rangent parmi les bitumes la naphte, dont nous avons parlé dans le second livre (II, 109) ; mais la qualité brûlante qu'elle possède, et qui est analogue au feu, la rend impropre à tout usage. La marque du bon bitume, c'est d'être très brillant, pesant et massif ; mais comme on le falsifie avec la poix, il faut aussi qu'il soit passablement lisse. Il a les propriétés du soufre : il arrête, résout, resserre, agglutine. Enflammé, il met en fuite les serpents par son odeur. Celui de Babylone est, dit-on, efficace pour les cataractes et les taies, aussi pour les lèpres, les lichens, et les affections prurigineuses. On rapplique sur les parties goutteuses. Toutes les variétés de bitume servent à redresser les elle incommodes ; en topique avec le nitre, elles guérissent les douleurs de dents. Pris à l'intérieur avec du vin, le bitume améliore les vieilles toux et les respirations difficiles. On l'emploie de la même façon dans la dysenterie, et il arrête le flux de ventre. Pris à l'intérieur avec du vinaigre, il dissout et fait sortir le sang coagulé. Il adoucit les douleurs lombaires et articulaires. Avec la farine d'orge, il constitue un cataplasme particulier, auquel il donne le nom. Il arrête le sang ; il réunit les plaies, il agglutine les parties nerveuses. On l'administre pour la fièvre quarte à la dose d'une drachme, avec poids égal de menthe (XIX, 47 ; XX, 53), le tout pétri avec une obole de myrrhe. Du bitume brûlé fait reconnaître le mal caduc. Flairé avec du vin et du castoréum, il dissipe les attaques hystériques. En fumigation, il remédie à la chute de matrice. Pris à l'intérieur dans du vin, il est emménagogue. Quant à l'emploi dans les autres arts, on en frotte les cuivres, ce qui les rend plus résistants au feu. Nous avons dit (XXXIV, 9) qu'on s'en servait jadis pour teindre l'airain et enduire les statues. On l'a employé en guise de chaux, témoin les murs de Babylone, qui sont ainsi cimentés. Les ouvriers en fer s'en servent pour vernir le fer et les têtes de clous, et dans beaucoup d'autres cas.
LII. L'emploi de l'alun n'est pas moins important, et ne diffère guère. L'alun est une sorte de salure de la terre. Il y en a aussi plusieurs espèces. En Chypre il y a de l'alun blanc et de l'alun noir. Malgré ces dénominations, la couleur de ces deux aluns diffère peu ; mais l'emploi diffère beaucoup. En effet, l'alun blanc et liquide est très bon pour donner aux laines des couleurs claires ; l'alun noir, au contraire, pour leur donner des couleurs foncées ou sombres. L'or se purifie avec l'alun noir. Tout alun est un composé de terre et d'eau, c'est-à-dire le produit d'une terre qui laisse transsuder l'humidité. La concrétion commencée en hiver s'achève par le soleil d'été ; la partie fermée la première est la plus blanche. Les lieux qui le produisent sont l'Espagne, l'Egypte, l'Arménie, la Macédoine, le Pont, l'Afrique, les îles de Sardaigne, de Mélos, de Lipara et de Strongyle. Le plus estimé est celui d'Egypte, puis celui de Mélos. De ce dernier aussi on distingue deux espèces, le liquide et le solide. Le bon alun liquide est limpide, de couleur laiteuse ; frotté entre les doigts, il ne les offense pas, et donne un léger sentiment de chaleur : on le nomme phorime (utile). On reconnaît s'il est falsifié, à l'aide du suc de la grenade : s'il est pur, ce suc le noircit. L'autre alun est pâle et raboteux ; il se noircit avec la noix de galle ; aussi le nomme-t-on paraphore (faux). L'alun liquide est astringent, durcissant et corrosif : mêlé au miel, il guérit les ulcérations de la bouche, les papules et les prurits : ce remède s'emploie dans le bain ; on prend deux parties de miel pour une d'alun. Il dissipe la mauvaise odeur et les sueurs des aisselles. On le prend en pilules pour guérir les affections de la rate et pour expulser le sang par l'urine. Incorporé au nitre et à la nielle (XX, 71), il guérit la gale. Il est une espèce d'alun concret que les Grecs nomment schistos : il se divise en filaments blanchâtres ; aussi quelques-uns lui ont-ils donné, de préférence, le nom de trichitis. On le tire de la pierre qui fournit le cuivre, et nommée chalcitis (XXXIV, 2) ; et c'en est une sorte d'exsudation coagulée en écume. Ce genre d'alun est moins siccatif, et il arrête moins les humeurs nuisibles au corps. Mais en infusion, ou en application, il est très utile pour les affections des oreilles. Si on le tient dans la bouche en l'humectant de salive, il est bon pour les ulcérations de cette partie, et pour les maux de dents. On l'incorpore utilement dans les médicaments destinés aux yeux, et aux parties génitales des deux sexes. On le fait cuire dans des plats jusqu'à ce qu'il cesse d'être liquide. Il est un autre alun actif ; on le nomme strongyle. Il en est de deux espèces : le fongueux, qui se dissout facilement dans tout liquide, et dont on ne fait aucun cas, et le poreux, qui vaut mieux. Celui-ci est percé de trous comme une éponge, de forme globuleuse, et approchant de l'alun blanc. Il a quelque chose de gras : il est sans gravier, friable, et ne noircissant pas les doigts. On le calcine seul sur des charbons, jusqu'à incinération complète. Le plus actif de tous les aluns est celui qu'on appelle mélinum, à cause de l'île de Mélos, comme nous venons de dire. Aucun n'a plus de force pour resserrer, noircir et durcir ; aucun n'est plus compacte. Il ôte les granulations des yeux. Calciné, il vaut mieux pour les fluxions oculaires ; c'est de cette façon aussi qu'on l'emploie pour les affections prurigineuses. C'est un hémostatique, à l'intérieur et à l'extérieur. Avec du vinaigre, en topique sur une partie qu'on a épilée, il change en un duvet doux le poil qui y tenait. La qualité générale des aluns est d'être astringents, d'où le nom qu'ils portent en grec ; c'est pourquoi ils sont très bons pour les affections des yeux. Avec de la graisse, l'alun arrête les écoulements de sang ; c'est ainsi qu'on l'emploie pour les ulcérations des enfants : de la même façon il réprime les ulcères putrides, et dessèche les éruptions chez les hydropiques. Avec le suc de grenade, il guérit les affections des oreilles, les aspérités des ongles, les duretés des cicatrices, les ptérygions, les engelures ; avec le vinaigre ou avec la noix de galle, à dose égale et calcinée, les ulcères phagédéniques ; avec le suc de chou, les lèpres ; avec deux parties de sel, les affections serpigineuses ; avec l'eau, les lentes et les autres animaux parasites des cheveux. Avec l'eau aussi, il est bon pour les brûlures ; avec la partie séreuse de la poix, pour les éruptions furfuracées. On le donne en lavement dans la dysenterie ; en gargarisme, il réprime la luette et les amygdales. Dans toutes les maladies pour lesquelles nous avons indiqué les autres espèces d'alun, on regarde comme plus efficace celui qui est apporté de Mélos. Nous venons de dire quelle est l'importance de cette substance pour ses applications à l'industrie, pour la préparation du cuir et des laines.
LIII. A la suite nous allons traiter isolément de toutes les espèces de terres qu'on emploie en médecine. (XVI.) On distingue deux terres de Samos, l'une nommée collyre, l'autre aster. Pour être estimée, la première doit être fraîche, légère, et collant à la langue ; la seconde est plus compacte ; elle est blanche. Toutes deux se brûlent et se lavent. Il en est qui préfèrent la première. Elles sont bonnes dans l'hémoptysie. On les incorpore dans les emplâtres siccatifs et dans les compositions ophtalmiques.
LIV. La terre d'Erétrie présente autant de différences : en effet il y en a une blanche et une cendrée ; cette dernière et préférée en médecine. La bonne doit être molle, et si avec on trace une raie sur le cuivre, y laisser une marque violette. Les vertus et l'usage de cette terre en médecine ont été exposés à l'article des couleurs (XXXV, 21).
LV. Toutes les terres (c'est ici le lieu où nous le dirons) se lavent à grande eau et se sèchent au soleil ; puis on les triture dans l'eau, on les abandonne à elles-mêmes jusqu'à ce qu'elles se déposent et qu'on puisse en former des pains ; on les fait cuire dans des creusets, qu'on agite souvent.
LVI. Parmi les substances médicamenteuses est la terre de Chios ; elle est blanche, et a les mêmes propriétés que celle de Samos. On l'emploie surtout en cosmétique pour les femmes : de même la terre de Sélinonte. Celle-ci est d'une couleur laiteuse, et se délaye très promptement dans l'eau. Délayée dans le lait, on l'emploie pour reblanchir les murailles. La pulgitis, très semblable à la terre d'Erétrie, est seulement en masses plus grosses, et colle à la langue. Elle agit comme la terre cimoliée, moins énergiquement cependant. L'ampélitis ressemble beaucoup au bitume. On en reconnaît la bonté quand elle se fond dans l'huile comme la cire, et quand, grillée, elle garde sa couleur noire. Elle est émolliente et résolutive : de plus, on l'incorpore aux médicaments, principalement à ceux qui ont pour objet d'embellir les paupières et de noircir les cheveux.
LVII. (XLII.) Il y a plusieurs genres de craies, parmi lesquels on compte deux terres cimoliées employées en médecine, l'une blanche, l'autre tirant sur le purpurissum (XXXV, 26). Toutes deux, humectées avec du vinaigre, résolvent les tumeurs et arrêtent les fluxions. Elles guérissent les panus et les paretides, et, en topique, les lichens et la pas tules. Si on y ajoute de l'aphronitre, de l'huile de cyprus (XII, 51) et du vinaigre, elles dissipent l'enflure des pieds : il faut faire ce traitement au soleil, et au bout de six heures laver la partie avec de l'eau salée. Avec de l'huile de cyprus et de la cire, elle est bonne pour les gonflements du testicule. La craie a aussi une vertu réfrigérante, et en liniment elle arrête les sueurs excessives ; aussi, prise avec du vin, dans un bain, elle guérit les papules. On vante surtout celle de Thessalie. On en trouve dans la Lycie, près de la ville de Bubon. La terre cimoliée a encore un notre emploi, à savoir, pour les étoffes. Celle qu'on apporte de Sardaigne, et qu'on nomme sarde, n'est bonne que pour les tissus blancs ; on ne s'en sert pas pour les étoffes de couleur. C'est la moins estimée de toutes les terres amollies. On estime davantage celle d'Ombrie et celle qu'on nomme roche. La roche a la propriété de grossir en trempant dans l'eau ; elle se vend au poids ; la sarde, à la mesure. L'ombrique ne sert qu'a donner du lustre aux étoffes. Il ne sera pas hors de propos de dire quelques mots sur cet objet ; car il existe la loi Métilia, relative aux foulons, et que les censeurs C. Flaminius et L .Aemilius firent porter par le peuple, tant nos ancêtres mettaient de soin à toutes choses. Ceci donc l'ordre des manipulations : D'abord on lave l'étoffe à l'aide de la sarde, puis on l'expose à une fumigation de soufre ; ensuite on nettoie à la terre cimoliée les étoffes qui sont de bon teint. Les étoffes de mauvais teint se reconnaissent à l'action du soufre, qui les noircit, et en décompose la couleur. Quant aux couleurs solides et riches, la terre cimoliée les rend plus tendres, donne de l'éclat et de la fraîcheur à leurs nuances assombries par le soufre. La roche vaut mieux après le soufre pour les étoffes blanches ; elle est ennemie des étoffes de couleur. En Grèce, au lieu de terre cimoliée, on se sert de gypse de Tymphée (IV, 3; XXXVI, 59).
LVIII. Il est une autre craie nommée argentaire (XVII, 4, 4), parce qu'elle rend l'éclat à l'argent. Il en est encore une autre de très peu de valeur, avec laquelle nos ancêtres traçaient dans le cirque la ligne marque de la victoire, et blanchissaient les pieds des esclaves à vendre, amenés d'outre-mer ; tels furent Publius, créateur de la scène mimique ; Manilius Antiochus, son cousin, créateur de l'astronomie ; et Stabérius Erus, créateur de la grammaire, que nos aïeux virent arriver tous trois par le même vaisseau. (XVIII.) Mais pourquoi citer ces noms, recommandés du moins par un certain mérite littéraire ? Tels Rome a vu dans le marché aux esclaves Chrysogonus, affranchi de Sylla ; Amphion, de Q. Catulus ; Béron, de L. Lucullus ; Démétrius, de Pompée ; Augé, affranchie de Démétrius, ou, comme on l'a cru aussi, de Pompée ; Hipparque, affranchi de Marc-Antoine ; Ménas et Ménécrate, de Sextus Pompée ; et dans la suite bien d'autres qu'il est superflu d'énumérer, enrichis du sang des Romains et des cruautés des proscriptions. La craie est la marque de ces troupeaux d'esclaves à vendre, et l'opprobre de la fortune insolente. Nous les avons vus, ces hommes, tellement puissants que même les ornements prétoriens leur furent décernés par le sénat, sur l'ordre d'Agrippine, femme de l'empereur Claude ; et peu s'en fallut qu'ils ne fussent renvoyés, avec les faisceaux ornés de lauriers aux lieux d'où ils étaient venus les pieds blanchis de craie.
LIX. (XIX.) Il y a encore des espèces de terres particulières ; nous en avons déjà parlé (V, 7 ; III, 11) : mais ici il faut en indiquer les qualités. La terre de l'île Galate, et des environs de Clupée en Afrique, tue les scorpions ; celle des Baléares et d'Ebuse, les serpents.
Traduction par Emile Littré (1855)