II, 3 - Considérations générales

1. Polybe, lui, compte six zones : deux qui s'étendent jusque sous les cercles arctiques, deux autres qui forment l'intervalle des cercles arctiques aux tropiques, deux enfin qui sont placées entre les tropiques et l'équateur. Mais la division en cinq zones a l'avantage, suivant moi, d'être à la fois physique et géographique. Ce qui en fait une division physique, c'est qu'elle correspond et aux apparences du ciel et à la température atmosphérique : elle correspond aux apparences du ciel, car, en même temps qu'elle détermine si exactement sur la terre les régions périscienne, [hétéroscienne] et amphiscienne, elle indique, au moins d'une façon générale, les changements d'aspect les plus tranchés que présente le ciel à l'observation astronomique. Elle correspond tout aussi bien à la température atmosphérique, car, déterminée par rapport au soleil, la température de l'atmosphère offre trois états différents, trois états génériques et capables de modifier sensiblement la constitution des animaux, des plantes et de tout ce qui vit à l'air et dans l'air, à savoir l'excès, le manque et la moyenne de chaleur. Or, chacun de ces états de la température reçoit de la division en cinq zones la détermination qui lui est propre : les deux zones froides, qui se trouvent avoir l'une et l'autre la même température, impliquent le manque absolu de chaleur ; aux deux zones tempérées, qui admettent également une seule et même température, correspond l'état de chaleur moyenne ; et quant à l'état restant, il correspond naturellement à la dernière zone ou zone torride. Il est évident maintenant que cette division en cinq zones est également bonne, géographiquement parlant. Que se propose, en effet, le géographe ? De déterminer dans l'une des deux zones tempérées l'étendue exacte de la portion que nous habitons. Or, si au couchant et au levant, c'est la mer qui limite la demeure ou habitation des hommes, ce qui la limite au midi et au nord c'est proprement l'état de l'atmosphère, qui, tempérée dans la région moyenne et partout également favorable aux animaux ainsi qu'aux plantes, n'offre plus qu'intempérie aux deux extrémités, par un effet de l'excès ou du manque de chaleur. Eh bien ! La division de la terre en cinq zones était indispensable pour répondre à ces trois états différents de l'atmosphère, que suppose d'ailleurs et qu'implique déjà la séparation de la sphère terrestre par l'équateur en deux hémisphères, l'un boréal, qui est celui dans lequel nous sommes, et l'autre austral, puisque les parties voisines de l'équateur et comprises dans la zone torride sont rendues inhabitables par l'excès de la chaleur, que les régions polaires le sont par l'excès du froid et que les parties intermédiaires sont seules tempérées et seules habitables. Quand Posidonius, maintenant, distingue en plus deux zones tropicales, ce n'est pas à proprement parler une addition qu'il fait aux cinq autres, car ces zones tropicales ne répondent pas comme celles-ci à des différences physiques ; il semblerait plutôt qu'elles correspondaient, dans sa pensée, à des différences de races et que Posidonius avait voulu, entre la zone éthiopique d'une part, et la zone scythique et celtique d'autre part, distinguer une troisième zone intermédiaire.

2. Pour en revenir à Polybe, son premier tort a été de déterminer une partie de ses zones au moyen des cercles arctiques, d'en placer deux sous ces cercles mêmes et deux autres entre ces cercles et les tropiques, car, ainsi que nous l'avons dit plus haut, on ne saurait limiter à l'aide de signes sujets à se déplacer des zones fixes et immuables. Il n'aurait pas dû non plus faire des tropiques les limites de la zone torride : nous en avons dit plus haut la raison. En revanche, quand il a partagé en deux la zone torride, il a obéi, croyons-nous, à une idée fort juste en soi, la même qui nous a fait adopter à nous aussi pour la terre entière la division commode en deux hémisphères, l'un boréal, et l'autre austral par rapport à l'équateur. Car il est évident que la zone torride se trouve ainsi du même coup partagée en deux, ce qui produit alors une sorte de symétrie tout à fait séduisante pour l'esprit, puisque chacun de ces deux hémisphères comprend de la sorte trois zones complètes et que celles de l'un sont semblables à celles de l'autre chacune à chacune. Mais si la division de la terre en ce sens admet aisément les six zones, la division en sens contraire ne l'admet plus : du moment, en effet, que c'est à l'aide d'un cercle passant par les pôles qu'on partage en deux la terre, ii n'y a plus de raison plausible pour diviser en six zones l'hémisphère oriental et l'hémisphère occidental ainsi obtenus, et, dans ce cas-là encore, la division en cinq zones suffit, l'analogie parfaite des deux sections de la zone torride, que sépare l'équateur, et leur contiguïté rendant absolument inutile et superflu le dédoublement de ladite zone. Sans doute les zones tempérées et froides sont de leur nature aussi respectivement identiques, mais au moins ne sont-elles pas contiguës chacune à chacune. On voit donc que de toute manière, pour qui conçoit la terre partagée en hémisphères dans un sens ou dans l'autre, la division en cinq zones suffit parfaitement. Que si maintenant, comme le prétendait Eratosthène et comme Polybe l'admet, il existe sous l'équateur même une région tempérée (région, qui plus est, fort élevée, au dire de Polybe, et sujette par conséquent aux pluies, les nuages quiviennent du nord poussés par les vents étésiens s'y amoncelant autour des principaux sommets), il eût beaucoup mieux valu faire de cette région, si étroite qu'elle fût, une troisième zone tempérée, que d'introduire ces zones tropicales, d'autant que l'assertion d'Eratosthène et de Polybe semble confirmée par cette autre observation de Posidonius qu'en cette région la marche du soleil s'accélère, tant sa marche oblique [suivant le plan de l'écliptique] que sa révolution diurne du levant au couchant, le mouvement de rotation le plus rapide étant, à durée égale, celui du cercle le plus grand.

3. En revanche, Posidonius attaque Polybe sur l'extrême élévation qu'il prête à la région équatoriale. «Il ne saurait y avoir, dit-il, d'élévation sensible sur une surface sphérique, toute sphère étant plane de sa nature. D'ailleurs la région équatoriale n'est nullement montagneuse; on se la représenterait plutôt comme une plaine de niveau, ou peu s'en faut, avec la surface de la mer ; et pour ce qui est des pluies qui grossissent le Nil, elles proviennent uniquement de l'existence des montagnes d'Ethiopie». Mais si Posidonius s'exprime ici de la sorte, dans d'autres passages il admet l'opinion contraire, et soupçonne qu'il pourrait bien y avoir sous l'équateur même des montagnes qui, en attirant les nuages des deux côtés opposés, autrement dit des deux zones tempérées, provoqueraient les pluies, contradiction manifeste comme on voit, sans compter que, du moment qu'il admet l'existence de montagnes sous l'équateur, une contradiction nouvelle semble surgir aussitôt, Puisque l'Océan, en effet, au dire des mêmes auteurs, forme un seul courant continu, comment font-ils pour y placer des montagnes au beau milieu ? A moins pourtant que, sous le nom de montagnes, ils n'aient entendu désigner un certain nombre d'îles. Mais cette question sort du domaine de la géographie proprement dite, et peut-être ferons-nous bien d'en laisser l'examen à qui se sera proposé d'écrire un nouveau Traité de l'Océan.

4. Au sujet maintenant des prétendus voyages exécutés naguère autour de la Libye, voici ce qu'on peut reprocher à Posidonius : après avoir rappelé qu'Hérodote croyait à une circumnavigation de ce genre accomplie par certains émissaires de Darius [lis. Necos], et qu'Héraclide de Pont, dans un de ses Dialogues, introduisait à la cour de Gélon un mage qui prétendait avoir fait le même voyage, il a soin d'ajouter que ces traditions ne lui paraissent pas suffisamment avérées ; et plus loin pourtant lui-même nous raconte comment, sous le règne d'Evergète II, on vit arriver en Egypte un certain Eudoxe de Cyzique, député en qualité de théore et de spondophore aux jeux coréens, et comment cet Eudoxe, admis à l'honneur de conférer avec le roi et ses ministres, s'enquit tout d'abord des moyens de remonter le Nil, eu homme avide de connaître les curiosités du pays, mais qui était déjà, remarquablement instruit à cet égard. Or, il se trouva que, dans le même temps, les gardes-côtes du golfe Arabique amenèrent au roi un Indien, qu'ils disaient avoir recueilli seul et à demi mort sur un navire échoué, sans pouvoir expliquer d'ailleurs qui il était ni d'où il venait, faute d'entendre un mot de sa langue. L'Indien fut alors remis aux mains de maîtres, qui durent lui apprendre le grec. Aussitôt qu'il le sut, il raconta qu'il était parti de l'Inde, qu'il avait fait fausse route, et qu'il venait de voir ses compagnons jusqu'au dernier mourir de faim quand il avait été recueilli sur la côte d'Egypte. Puis, voulant reconnaître les bons soins dont il avait été l'objet, il s'offrit, au cas où le roi se proposerait d'envoyer une expédition dans l'Inde, à lui servir de guide. Eudoxe fut de cette expédition. Parti avec force présents, il rapporta en échange un plein chargement de parfums et de pierres du plus grand prix, soit de ces pierres que les fleuves charrient mêlées à de simples cailloux, soit de celles qu'on extrait du sein de la terre, sortes de concrétions aqueuses analogues à nos cristaux ; mais il se vit déçu dans ses espérances, car Evergète retint pour lui le chargement tout entier. A la mort de ce prince, Cléopatre, sa veuve, qui l'avait remplacé sur le trône, fit repartir Eudoxe pour l'Inde avec de plus grands moyens d'action. Comme il revenait de ce second voyage, les vents le portèrent vers la côte qui s'étend au-dessus de l'Ethiopie ; il y aborda successivement en différents points et sut se concilier l'esprit des indigènes en partageant avec eux son blé, son vin, ses figues, toutes denrées qu'ils n'avaient point, moyennant quoi il se fit indiquer des aiguades, fournir des pilotes, et même dicter un certain nombre de mots de la langue du pays à l'effet d'en dresser des listes. Il put aussi se procurer un éperon de navire en bois, portant une figure de cheval sculptée, qu'on lui donna pour un débris échappé au naufrage d'un vaisseau venu de l'Occident, et qu'il emporta avec lui quand il reprit la mer pour effectuer son retour. Il arriva sain et sauf en Egypte, mais Cléopatre n'y régnait plus. C'était son fils, par qui Eudoxe se vit dépouillé une fois encore de tous ses trésors : à vrai dire, il avait été convaincu lui-même de détournements considérables. Cependant il porta son précieux éperon sur le quai ou marché du port, et là, l'ayant fait voir à tous les patrons de navire qu'il rencontrait, il apprit que c'était un débris de bâtiment gadirite, que chez les Gadirites, indépendamment des grands navires, que frètent les riches négociants de la ville, il y a des embarcations plus petites, que les pauvres gens seuls équipent, qu'on nomme hippes ou chevaux à cause de l'effigie qui orne leurs proues, et qui vont faire la pêche sur les côtes de Maurusie jusqu'au Lixus ; quelques patrons de navire reconnurent même cet éperon pour celui d'une embarcation semblable qui avait fait partie d'une petite escadre, qu'on savait s'être aventurée trop au delà du Lixus et qui avait dû infailliblement périr. C'en fut assez pour qu'Eudoxe conclût que le périple de la Libye était possible. Là-dessus, il regagna sa patrie, mit tout son bien sur un navire et repartit pour un nouveau voyage. Il toucha d'abord à Dicaearchia, puis à Massalia et longea ensuite tout le littoral jusqu'à Gadira : comme il faisait, partout où il passait, annoncer à son de trompe son entreprise, il ramassa de la sorte assez d'argent pour pouvoir fréter, outre un grand navire, deux transports semblables à des brigantins ou embarcations de pirates ; il y embarqua de jeunes esclaves bons musiciens, des médecins, des artisans de toute espèce, puis il mit à la voile pour l'Inde et cingla d'abord en haute mer, favorisé par des vents d'ouest constants. Malheureusement, la mer fatiguait ses compagnons, et il dut se rapprocher de terre ; il le fit, mais à contre-coeur, car il connaissait les dangers du flux et du reflux. Effectivement ce qu'il craignait arriva : son vaisseau toucha, assez doucement toutefois pour ne pas être mis en pièces du choc, ce qui laissa le temps de sauver les marchandises et de les transporter à terre, ainsi qu'une bonne partie de la carcasse même du bâtiment. Ce bois lui servit à faire construire un troisième transport, à peu près de la force d'un pentécontore, après quoi, reprenant la mer, il poursuivit sa navigation, jusqu'à ce qu'il eût rencontré des populations dont la langue contenait les mêmes mots qu'il avait déjà recueillis dans ses listes. Il en conclut naturellement qu'elles étaient de même race que ces premiers Ethiopiens et que leur pays devait toucher aux Etats du roi Bogus ; et alors, sans plus chercher à atteindre l'Inde, il rétrograda. Dans ce voyage de retour, seulement, il remarqua une île déserte qui paraissait bien pourvue d'eau et de bois et il en releva exactement la position. Arrivé sain et sauf en Maurusie, il vendit ses transports, puis s'étant rendu par terre auprès du roi Bogus, il l'engagea à renouveler à ses frais la même expédition. Mais les amis du roi, contrecarrant ses efforts, surent faire peur à Bogus des entreprises qui pourraient être dirigées contre ses Etats, une fois qu'il en aurait ainsi montré le chemin à des étrangers aventureux et entreprenants. On parut cependant vouloir tenter l'expédition et lui en offrir le commandement, mais Eudoxe sut qu'en secret on avait comploté de le déposer dans une île déserte. Il s'enfuit alors sur le territoire romain et de là ayant passé en Ibérie, il y équipa de nouveau un strongyle et un pentécontore, comptant avec l'un de ces bâtiments tenir la haute mer, tandis qu'il reconnaîtrait la côte avec l'autre. Il embarqua sur ces vaisseaux force instruments d'agriculture et des graines en quantité, engagea de bons constructeurs et recommença la même expédition, se proposant, en cas de retard, d'hiverner dans l'île, dont il avait relevé naguère la position, d'y semer son grain, et d'achever son voyage, une fois la moisson faite, tel qu'il l'avait conçu dans l'origine.

5. «Ici s'arrête, nous dit Posidonius, ce que j'ai pu apprendre des aventures d'Eudoxe ; de ses aventures ultérieures sans doute on saurait quelque chose à Gadira et en Ibérie, mais ce que j'ai raconté suffit à démontrer que l'Océan décrit un cercle autour de la terre habitée,

«L'Océan, qu'aucun lien terrestre n'enserre, et qui s'étend à l'infini, loin de tout mélange impur».

Il faut bien le dire, tout est prodigieux dans ce récit de Posidonius, à commencer par ceci, qu'après avoir refusé de croire à l'authenticité du voyage de circumnavigation de ce mage, dont parle Héraclide, et de cet autre voyage des émissaires de Darius [lis. Necos] rapporté dans Hérodote, il ait pu nous donner à son tour comme authentique un conte à la façon du Bergéen, qu'il avait, sinon inventé lui-même, du moins recueilli avec trop de crédulité de la bouche d'insignes imposteurs. Quelle apparence y a-t-il, en effet, qu'il soit arrivé à cet Indien une aussi tragique aventure ? Le golfe Arabique, on le sait, est aussi resserré que le lit d'un fleuve et s'étend, sur une longueur de 15000 stades environ, jusqu'au canal encore plus étroit qui lui sert d'entrée ; il n'est donc pas vraisemblable que les Indiens naviguant hors de ce golfe aient pu y pénétrer par mégarde : le peu de largeur de l'entrée les eût infailliblement avertis qu'ils faisaient fausse route. Y avaient-ils, au contraire, pénétré sciemment et volontairement : impossible alors de prétexter soit une erreur de route, soit un caprice des vents. Comment admettre aussi que ces Indiens se soient tous laissés mourir de faim, un seul excepté ? Comment le survivant suffit-il à diriger lui seul un bâtiment qui n'était pas apparemment des plus petits, puisqu'il avait été de force à résister à de si longues traversées ? Comment admettre aussi que le même Indien ait pu apprendre notre langue en si peu de temps et l'apprendre assez bien pour être en état de persuader lui-même au roi qu'il était capable de conduire l'expédition ? Peut-on supposer d'ailleurs Evergète réduit à une telle pénurie de pilotes pour l'exploration d'une mer et de parages qui étaient connus déjà depuis longtemps ? Et ce spondophore, ce théore cyzicénien, comment concevoir qu'il ait quitté sa patrie avec l'intention arrêtée d'avance d'entreprendre par mer le voyage de l'Inde, et qu'on lui ait confié [en Egypte] une mission de cette importance ? Comment concevoir qu'après qu'on l'eut, à son retour, et contre son attente, dépouillé de sa riche cargaison, en le chargeant qui plus est d'une accusation infamante, on l'investit cependant du commandement d'une nouvelle mission, pourvue de présents plus riches encore que la première ? Et quand, au retour de ce second voyage, il fut jeté hors de sa route sur les côtes d'Ethiopie, qu'avait-il donc besoin de dresser ces vocabulaires éthiopiens ? Qu'avait-il besoin de rechercher, à propos de cet éperon de bateau-pêcheur, de quel point de l'horizon ledit bateau avait été jeté à la côte ? Le renseignement que le navire auquel avait appartenu ce débris venait de l'occident ne prouvait rien en somme, puisque lui-même venait de l'ouest, lorsque, dans son voyage de retour, il avait abordé chez ces Ethiopiens. D'un autre côté, après son retour à Alexandrie, quand on l'eut bien et dûment convaincu de détournements considérables, comment ne le punit-on point, comment le laissa-t-on circuler librement parmi tous ces patrons de navires, les interrogeant, et leur montrant l'éperon qu'il avait rapporté ? Celui de ces patrons, maintenant, qui reconnaît ledit éperon n'est-il pas admirable d'assurance ? Et Eudoxe plus admirable encore de se laisser persuader comme il fait et de s'en retourner dans sa patrie, sur une présomption pareille, pour y procéder à une émigration en règle vers ces régions perdues au delà des Colonnes d'Hercule ? D'autant que personne n'avait la faculté de sortir sans une passe du port d'Alexandrie (l'homme qui avait détourné les fonds de l'Etat moins que tout autre apparemment), et qu'il n'y avait pas à songer à fuir par mer, sans être aperçu, vu la forte garde qui occupait et qui occupe encore aujourd'hui l'entrée du port et les autres issues de la ville, comme nous avons pu nous en assurer par nous-même durant le long séjour que nous avons fait à Alexandrie, bien qu'on se soit beaucoup relâché de l'ancienne rigueur, depuis que les Romains sont les maîtres du pays, car sous les Ptolémées la garde de la ville était bien autrement sévère. N'insistons pas pourtant, voilà notre homme rendu à Gadira, il y équipe une flotte royale, il part ; le vaisseau qui le portait se brise, comment comprendre que, sur une côte complètement déserte, il ait pu se faire construire un troisième transport ? Et, quand il a repris la mer, qu'il a abordé chez les Ethiopiens occidentaux et reconnu que leur langue était la même que celle des Ethiopiens orientaux, est-il vraisemblable qu'un ardent et curieux voyageur comme lui n'ait pas éprouvé le désir de poursuivre son exploration jusqu'au bout, alors surtout qu'il pouvait penser n'avoir plus que peu d'espaces inconnus à franchir ? Au lieu de cela, il renonce à naviguer pour son propre compte, et ne rêve plus qu'une exploration faite au nom et aux frais de Bogus ! On peut se demander aussi par quels moyens il a eu connaissance du complot secret dirigé contre lui, et ce qu'eût gagné d'ailleurs le roi Bogus à faire disparaître un homme, qu'il pouvait si bien congédier autrement ? Mais, soit, il est instruit du complot ; comment réussit-il à prendre les devants et à se réfugier en lieu sûr ? Chacune de ces circonstances en soi n'est pas assurément impossible, mais ce sont toutes conjonctures au moins bien difficiles, si difficiles même qu'on ne conçoit pas qu'on s'en puisse tirer à moins d'un rare bonheur. Eudoxe pourtant, tombé de périls en périls, échappe à tous heureusement. On ne s'explique pas enfin qu'après s'être sauvé de la cour du roi Bogus, il ose encore entreprendre un nouveau voyage le long des côtes de la Libye, et cela avec un attirail suffisant pour coloniser une île déserte ? Tout cela, il faut en convenir, ne diffère guère des mensonges des Pythéas, des Evhémère et des Antiphane. Mais au moins à eux on les passe, comme à des charlatans de profession, tandis qu'à un dialecticien, à un philosophe, je dirais volontiers au prince des philosophes, on ne saurait les passer. Blâmons donc ici Posidonius sans réserve.

6. En revanche, nous ne pouvons qu'approuver ce qu'il dit des soulèvements et des affaissements du sol et en général de tous les changements produits soit par les tremblements de terre, soit par ces causes analogues, que nous avons nous-même énumérées plus haut. Nous approuvons aussi qu'il ait, à l'appui de sa thèse, cité ce que dit Platon de l'Atlantide, que la tradition relative à cette île pourrait bien ne pas être une pure fiction, les prêtres égyptiens qu'interrogeait Solon lui ayant certifié qu'il existait anciennement une île de ce nom, mais que cette île avait disparu, bien qu'elle eût l'étendue d'un continent. En homme sensé, Posidonius juge qu'il vaut mieux s'exprimer de la sorte que de dire de l'Atlantide ce qu'on a dit du mur des Achéens dont il est question dans Homère, «celui qui l'a évoqué l'aura fait disparaître». Une autre conjecture plausible de Posidonius, c'est que la migration des Cimbres et des peuples de même race qu'ils avaient entraînés à leur suite avait été provoquée [uniquement par leur ardeur pour la piraterie] et non par un débordement subit de la mer. Il soupçonne aussi que la longueur de la terre habitée est de 70 000 s. et représente la moitié du cercle total sur lequel elle est prise, et il en conclut qu'un vaisseau qui, à partir du couchant ou de l'extrême occident, parcourrait, avec l'Eurus en poupe, juste la même distance atteindrait le rivage de l'Inde.

7. Posidonius s'attaque ensuite à ceux qui ont imaginé le mode actuel de division ou de délimitation des continents, il les blâme de ne pas avoir employé simplement un certain nombre de cercles parallèles à l'équateur, qui, en présentant la terre habitée sous la forme de bandes ou de zones, auraient montré les changements, les différences qu'apporte chez les animaux et chez les plantes d'une part, dans la température d'autre part, la proximité soit de la région froide, soit de la région torride, mais, cela dit, il se rétracte, il fait comme l'accusateur qui renonce à suivre et se met à approuver la division actuelle, appliquant ainsi à cette question le procédé d'école qui consiste à parler tour à tour dans un sens, puis dans l'autre, pour n'arriver à rien en somme. Les différences, en effet, dont il parle, non plus que les différences entre peuples d'une même race, entre dialectes d'une même langue, ne sauraient être ainsi déterminées à priori, c'est le hasard, ce sont les circonstances qui en décident généralement, tous les arts, tous les talents, toutes les aptitudes, pour peu qu'il y ait eu un premier initiateur, fleurissent n'importe sous quel climat, bien que le climat par lui-même ne laisse pas d'avoir encore une certaine influence, et, s'il y a dans le caractère des peuples telles dispositions qui peuvent tenir à la nature des lieux qu'ils habitent, il y en a d'autres aussi qui proviennent uniquement de l'habitude et de l'exercice ; ce n'est pas la nature, par exemple, qui a donné le goût des lettres aux Athéniens, et qui l'a refusé aux Lacédémoniens et aux Thébains, voisins encore plus proches des Athéniens, en cela assurément l'éducation, l'habitude ont plus fait ; ce n'est pas la nature de leur pays non plus, mais bien l'étude et la pratique qui ont fait des Babyloniens et des Egyptiens des peuples philosophes. Il en est de même des qualités des chevaux, des boeufs et des autres animaux, elles ne tiennent pas uniquement à la nature des lieux, mais dépendent aussi des habitudes ou exercices qu'on leur impose. Posidonius malheureusement confond tout cela. Dans le passage, maintenant, où il approuve la division actuelle des continents, il invoque à l'appui de sa thèse la différence que présentent les Ethiopiens de l'Inde par rapport aux Ethiopiens de la Libye, les premiers étant plus vigoureux que les seconds, et moins consumés par la sécheresse de l'air; il voit même dans cette différence le principe de la division qu'Homère a faite des Ethiopiens en deux corps de nation,

«Ceux du soleil couchant, ceux du soleil levant» ;

car Cratès avec son idée d'une seconde terre habitée, à laquelle Homère évidemment n'a jamais pu songer, Cratès n'est à ses yeux que l'esclave aveugle d'une hypothèse, et le vrai changement à faire au texte du poète était celui-ci :

«êmen aperchomenou Yperionos,
Et ceux que le soleil visite quand il S'ELOIGNE»,

autrement dit quand il opère sa déclinaison par rapport au méridien. 8. Mais d'abord, dirons-nous, dans le voisinage même de l'Egypte, les Ethiopiens vivent bien partagés en deux nations, puisque les uns habitent l'Asie et les autres la Libye, et pourtant ils ne présentent entre eux aucune différence sensible. En second lieu, si Homère a divisé comme il a fait les Ethiopiens, cela ne tient en aucune façon à ce qu'il savait de la constitution physique des Indiens, car, suivant toute apparence, il ne connaissait même pas leur existence, le fabuleux récit d'Eudoxe prouvant au moins ceci qu'Evergète lui-même en était encore à ignorer l'Inde et la route que les vaisseaux doivent suivre pour s'y rendre. Ce qui l'aura décidé c'est donc bien plutôt cette division naturelle dont nous parlions plus haut. Dans le même passage, maintenant, nous nous expliquions sur la leçon proposée par Cratès, nous montrions comment il importait peu d'écrire le vers d'une façon plutôt que d'une autre. Posidonius croit pourtant que la chose importe, mais c'est à la condition qu'on lira le vers ainsi conçu :

«êmen aperchomenou,
Et ceux que le soleil visite quand il S'ELOIGNE».

Or, nous le demandons, quelle différence y a-t-il, pour le sens, entre cette nouvelle leçon et la leçon que proposait Cratès, êmen dusomenou,

«Et ceux que le soleil visite quand il se COUCHE» ?

Tout le segment compris entre le méridien et le couchant n'a-t-il pas reçu lui-même en effet le nom de couchant, comme la demi-circonférence de l'horizon qui y correspond ; et n'est-ce pas là ce que veut dire Aratus quand il parle du point

«Où le couchant et le levant confondent leurs extrémités» ?

D'ailleurs, si la leçon de Cratès gagnait à être corrigée de la sorte, pourquoi n'avoir pas étendu la correction à la leçon d'Aristarque ? - Pour le moment, nous n'adresserons pas d'autres critiques à Posidonius : les occasions en effet ne nous manqueront pas, dans le cours de notre ouvrage, de relever comme il convient ce qu'il a pu commettre encore d'erreurs, au point de vue du moins de la géographie ; car, pour celles de ses erreurs qui seraient plutôt du domaine de la physique, nous les examinerons dans d'autres ouvrages, si même nous ne les négligeons tout à fait, par la raison que Posidonius abuse des discussions oenologiques et de la méthode aristotélicienne, qu'on évite au contraire dans notre école, par respect pour la nature mystérieuse et impénétrable des causes.



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