VI, 1 - La Lucanie et le Bruttium
Carte Spruner (1865) |
1. Passé l'embouchure du Silaris, nous entrons en Lucanie : là se succèdent [le long de la côte] le temple de Junon Argienne fondé, dit-on, par Jason, et un peu plus loin, à une cinquantaine de stades, la ville de Posidonie. [Simple forteresse à l'origine, bâtie par les Sybarites sur le rivage même de la mer, Posidonie se vit plus tard déplacer par ses propres habitants et reporter un peu au-dessus de la côte; puis, les Lucaniens l'enlevèrent aux Sybarites, et les Romains aux Lucaniens. Tout près de là un fleuve vient se perdre dans des marécages, ce qui rend le séjour de la ville très malsain.] Hors du golfe [Posidoniate], en pleine mer, bien qu'à une faible distance encore du continent, est l'île de Leucosie, ainsi nommée parce que la sirène Leucosie, après s'être, comme nous dit la fable, précipitée à la mer avec ses compagnes, aurait été par le mouvement des flots rejetée sur ses rivages. Juste en face de l'île s'avance le promontoire qui, avec la pointe correspondante des Sirénusses, forme le golfe Posidoniate. Mais doublons ce promontoire, et nous voyons s'ouvrir aussitôt devant nous un second golfe au fond duquel s'élève une ville, qui, appelée par les Phocéens, ses fondateurs, Hyélé (d'autres disent Elé), du nom d'une fontaine du voisinage, [ou, comme on le prétend encore, du nom du fleuve Eléès,] s'appelle aujourd'hui Elée. Cette ville a vu naître les Pythagoriciens Parménide et Zénon : grâce aux travaux de ces deux philosophes, peut-être même déjà avant qu'ils n'eussent paru, elle jouissait de lois excellentes, et c'est ce qui explique qu'elle ait pu non seulement tenir tête aux Lucaniens et aux Posidoniates, mais encore sortir victorieuse de la lutte, bien qu'elle fût fort inférieure à ses ennemis et par l'étendue de ses possessions et par le nombre de ses soldats. N'ayant qu'une terre ingrate à cultiver, ses habitants avaient été forcés, en effet, de tourner toute leur activité vers la mer, vers les industries maritimes, le salage du poisson, par exemple. Antiochus raconte qu'après la prise de Phocée par Harpagus, lieutenant de Cyrus, tous ceux d'entre les Phocéens qui purent s'embarquer avec leurs familles et leurs biens le firent, et, sous la conduite de Creontiadès, cinglèrent d'abord vers Cyrnos et vers Massalia ; mais ils en auraient été repoussés et seraient venus alors fonder la colonie d'Elée. Cette ville est à deux cents stades environ de Posidonie et précède immédiatement le promontoire Palinure. En face de la côte à laquelle elle donne son nom sont situées les deux îles Oenotrides, pourvues l'une et l'autre d'excellents mouillages. Au delà du cap Palinure, on aperçoit la citadelle, le port et la rivière de Pyxûs (le même nom s'applique aux trois). C'est Micythus, tyran de Messène en Sicile, qui envoya la première colonie en ce lieu ; mais à peine l'établissement était-il formé, que les colons, à l'exception d'un petit nombre, remirent à la voile. A la sute de Pyxûs nous rencontrons le golfe de Laüs, avec un fleuve et une ville de même nom. Cette ville, la dernière de la Lucanie, est une colonie de Sybaris, elle est bâtie un peu au-dessus de la côte. D'Elée à Laüs on compte 400 stades ; on en compte 650 pour l'étendue totale de la côte de Lucanie. Près de là est l'hérôon de Dracon, l'un des compagnons d'Ulysse. Il en est question dans un ancien oracle adressé aux populations de cette partie de l'Italie :
«Un jour Dracon de LAOS verra périr tout LAOS».
Trompés par cet oracle, les Grecs, voisins de Laüs, tentèrent contre cette ville une attaque malheureuse et se firent écraser par les Lucaniens.
2. Voilà, sur la côte de la mer Tyrrhénienne, quelles villes nous offre la Lucanie. Pour ce qui est de la côte opposée, les Lucaniens n'y atteignirent point
tout d'abord ; les Grecs, maîtres du golfe de Tarente, s'y étaient établis ; et avant l'arrivée des colonies grecques, c'est-à-dire à une époque
où la nation lucanienne n'existait même pas encore, c'étaient les Chônes et les Oenotriens qui y dominaient. Les Samnites, qui ne cessaient d'étendre leur
puissance, chassèrent les Chônes et les Oenotriens, et envoyèrent dans le pays la première colonie lucanienne ; or, celle-ci trouva les Grecs en possession du
littoral des deux mers jusqu'au détroit de Sicile, et il s'ensuivit une longue guerre entre les Grecs et les Barbares. Les deux peuples eurent en outre beaucoup à souffrir de
l'ambition des tyrans de la Sicile et plus tard des guerres de Carthage contre Rome pour la possession, soit de la Sicile, soit de l'Italie elle-même ; mais les plus maltraités
furent les Grecs [qui], ayant commencé, dès l'époque de la guerre de Troie, à s'établir sur le littoral, avaient fini par conquérir une bonne partie de
l'intérieur et par s'agrandir au point de pouvoir appeler Grande Grèce toute cette contrée, voire la Sicile elle-même. Aujourd'hui, en effet, à
l'exception de Tarente, de Rhegium et de Neapolis, tout le pays est barbare : une partie se trouve occupée par les Lucaniens et les Brutiens, et les Campaniens possèdent le reste,
nominalement du moins, car en réalité ce sont les Romains, les Campaniens eux-mêmes étant devenus Romains. Mais l'auteur qui entreprend de donner une description
complète de la terre peut-il, je le demande, s'en tenir à l'état présent de chaque contrée, et ne doit-il pas dire quelque chose aussi de son passé,
surtout quand ce passé a été glorieux ? - On a vu plus haut qu'une partie de la nation lucanienne était répandue sur les rivages de la mer Tyrrhénienne
; une autre partie habite dans l'intérieur des terres au-dessus du golfe de Tarente. Seulement, ces populations lucaniennes de l'intérieur, ainsi que les Brutiens et les Samnites,
auteurs de leur race, ont tellement souffert des maux de la guerre et sont aujourd'hui si complètement annihilées, qu'il est bien difficile de déterminer exactement les
possessions respectives de chacun de ces trois peuples, d'autant qu'ils ne forment plus ni les uns ni les autres d'Etat proprement dit, que toutes les variétés de dialecte,
d'armure, de costume, etc., qui pouvaient aider à les distinguer, se sont maintenant complètement effacées et que, par elles-mêmes, les villes ou localités
qu'ils habitent n'ont aucune célébrité.
3. Cela étant, nous nous bornerons à décrire l'intérieur du pays d'une manière générale, d'après les renseignements que nous avons pu
recueillir, et sans chercher autrement à distinguer les possessions des Lucaniens de celles des Samnites, leurs voisins. - Pétélie passe pour être la métropole
des Lucaniens et compte aujourd'hui encore un assez grand nombre d'habitants. Philoctète, chassé de Mélibée par des troubles civils, en fut, dit-on, le fondateur. Sa
position, déjà forte naturellement, fut rendue plus forte encore par les travaux des Samnites, qui s'en firent un boulevart contre Thurium. Philoctète bâtit aussi
l'antique Crimissa dans le même canton. Suivant certains auteurs cités par Apollodore dans son Commentaire sur le Catalogue des vaisseaux, Philoctète aurait
débarqué sur la côte de Crotone, et, après avoir fondé la citadelle de Crimissa et au-dessus la ville de Chôné, dont le nom aurait produit celui
de Chônes que finirent par prendre les peuples de tout ce canton, il aurait envoyé en Sicile une partie de ses compagnons qui, avec l'aide du Troyen Aegeste, auraient
bâti aux environs d'Eryx la ville d'Aegesta. On rencontre encore dans l'intérieur Grumentum, Vertines, Calasarnes et quelques autres places aussi peu importantes, puis l'on arrive
à Venouse, ville, en revanche, très considérable. Si je ne me trompe, cette dernière ville et celles qu'on trouve à sa suite en remontant vers la Campanie
sont toutes des villes samnites. Au-dessus de Thurium s'étend le canton de la Tauriané. Les Lucaniens, du reste, sont eux-mêmes originaires du Samnium, et c'est la guerre
qui leur a livré les villes des Posidoniates et de leurs alliés. Leur constitution essentiellement démocratique leur permettait cependant, en temps de guerre, de se donner
un roi choisi parmi les principaux dignitaires ou magistrats de la république. Actuellement, ils sont Romains.
4. Le reste de la côte, jusqu'au détroit de Sicile, est occupé par les Brutiens et mesure 1350 stades. Antiochus, dans ses Italiques, dit en termes exprès que
le nom d'Italie ne désigna d'abord que cette partie de la péninsule et que c'est cette Italie primitive, connue plus anciennement encore sous le nom d'Oenotrie, qu'il a voulu
décrire dans son livre : or, il lui assigne pour limites, du côté de la mer Tyrrhénienne le cours du Laüs, c'est-à-dire la limite que nous-même
avons assignée à la Lucanie, et, du côté de la mer de Sicile, Métaponte. Quant au district de Tarente, qui succède immédiatement à celui
de Métaponte, il le rejette en dehors de l'Italie proprement dite comme faisant partie de la Japygie. Il veut même qu'à une époque encore plus reculée les noms
d'Oenotrie et d'Italie se soient appliqués uniquement au pays compris entre le détroit de Sicile et ce premier isthme, large de 160 stades, qui va du golfe Hipponiate, ou, comme
l'appelle Antiochus, du golfe Napétin au golfe Scyllétique, pays dont le périple peut bien mesurer en tout 2000 stades. De là, maintenant, les noms d'Italie et
d'Oenotrie se seraient avancés jusqu'au Métapontin et à la Siritide, car Antiochus nous montre les Chônes, nation oenotrienne déjà fort
civilisée, établis en ces lieux et donnant à tout le pays le nom de Chôné. Antiochus, malheureusement, ne s'est pas exprimé d'une façon aussi
nette au sujet des Lucaniens et des Brutiens, et, comme tous les anciens historiens, il a omis de préciser quelles étaient dans le principe les possessions respectives des deux
peuples. Aujourd'hui la contrée appelée Lucanie comprend tout ce qui s'étend entre la mer Tyrrhénienne et la mer de Sicile, depuis l'embouchure du Silaris
jusqu'à celle du Laüs sur la côte de la mer Tyrrhénienne, depuis Métaponte jusqu'à Thurium sur la côte de la mer de Sicile, et, dans
l'intérieur, depuis le Samnium jusqu'à l'isthme compris entre Thurium et une localité, Cerilli, voisine de Laüs, isthme pouvant mesurer 300 stades de large. Quant au
Brutium, il forme au-dessus de la Lucanie une presqu'île, dans laquelle se trouve naturellement comprise cette autre petite presqu'île qui part de l'isthme resserré entre les
golfes Scyllétien et Hipponiate. Ce sont les Lucaniens qui ont donné aux Brutiens le nom qu'ils portent, car ce nom, dans la langue lucanienne, signifie déserteurs
ou rebelles : les premiers Brutiens étaient, dit-on, des pasteurs au service des Lucaniens, mais la mollesse de leurs maîtres leur avait laissé prendre des habitudes
d'indépendance et ils avaient fini par s'insurger, quand la guerre de Dion contre Denys était venue bouleverser tout ce pays. - Du reste nous ne pousserons pas plus loin ces
considérations générales touchant les Lucaniens et les Brutiens.
5. La première ville que l'on rencontre dans le Brutium, à partir de Laüs, est Temesa, ou, comme on l'appelle aujourd'hui, Tempsa. Fondée par les Ausones, cette ville
fut rebâtie plus tard par les Aetoliens, compagnons de Thoas ; puis, les Brutiens chassèrent les Aetoliens, mais pour se voir à leur tour ruinés par Annibal et par
les Romains. C'est près de Temesa, au fond d'un bois épais d'oliviers sauvages, que s'élève l'hérôon de Polite, de ce compagnon d'Ulysse mort
victime de la perfidie des Barbares, mais de qui les mânes irrités exercèrent alors de telles vengeances sur tout ce pays que les habitants, après avoir pris conseil
de quelque oracle, en furent réduits à lui payer un tribut annuel, et qu'on en a fait cette locution à l'adresse des coeurs impitoyables : Le héros de
Témèse habite en eux. La tradition ajoute qu'après la prise de la ville par les Locriens Epizéphyriens l'athlète Euthymus descendit dans la lice contre le
héros en personne, et que, l'ayant vaincu, il le força à décharger les populations du tribut qu'il leur avait imposé. On prétend encore que c'est de
cette ville de Temesa et nullement de la ville de Tamassos dans l'île de Cypre (le nom de chacune de ces localités affecte indifféremment les deux formes [en a et en
os]) que le poète a voulu parler dans ce vers [bien connu] :
«Je vais à Témèse pour y chercher du cuivre» (Od. I, 185).
Et, en effet, on reconnaît ici auprès, malgré l'état d'abandon dans lequel elles se trouvent, les vestiges d'anciennes fonderies de cuivre. - Tout à côté de Temesa est la ville de Terina, qu'Annibal détruisit lors de sa retraite dans le Brutium, parce qu'il vit qu'il ne pouvait la garder. Puis vient Cosentia, capitale ou métropole du Brutium, et, un peu au-dessus de Cosentia, Pandosie, place très forte, sous les murs de laquelle Alexandre, roi des Molosses, trouva la mort. Ce prince s'était mépris, lui aussi, sur le sens d'une réponse de l'oracle de Dodone : invité par cet oracle à se tenir prudemment éloigné de l'Achéron et de Pandosie, il avait cru que le Dieu lui désignait les lieux de Thesprotie qui portent ces noms, et il était venu mourir ici dans le Brutium, devant cette autre Pandosie dont l'enceinte embrasse [aussi] les trois sommets d'une même montagne et se trouve baignée par une rivière appelée également l'Achéron. Quelque chose d'ailleurs avait contribué à l'abuser, c'est qu'un autre oracle avait dit :
«Pandosie, ville au triple sommet, tu coûteras un jour la vie à une grande multitude d'hommes».
Et il s'était figuré que la prédiction menaçait l'armée des ennemis, non la sienne. La même ville de Pandosie passe pour avoir servi naguère
de résidence aux rois oenotriens, Quant à Hipponium, qui fait suite à Cosentia, ce sont les Locriens qui l'ont fondée ; elle appartint ensuite aux Brutiens, puis,
étant tombée au pouvoir des Romains, elle vit son nom changer par eux en celui de Vibo Valentia. La beauté des prairies qui environnent cette ville et l'abondance
des fleurs dont elles sont émaillées ont accrédité la tradition que Proserpine quittait souvent la Sicile pour venir ici s'amuser à cueillir des fleurs ; et
tel est le respect pour cette antique tradition, qu'aujourd'hui encore c'est un usage général parmi les femmes du pays de cueillir des fleurs et de s'en tresser de leurs propres
mains des couronnes. Ce serait même une honte pour elles, les jours de fête, de porter des couronnes qu'elles auraient achetées. Vibo a un arsenal maritime qu'Agathocle,
tyran de Sicile, fit construire après qu'il se fut emparé de la ville. En continuant à ranger la côte depuis Vibo jusqu'au port d'Hercule, on commence à voir
tourner au couchant la pointe qui termine l'Italie du côté du détroit de Sicile, puis l'on passe devant Medma, autre ville bâtie par les Locriens, qui lui
donnèrent le nom d'une grande et belle fontaine du voisinage. Près de Medma est le port d'Emporium. Un autre petit port se trouve à l'embouchure du fleuve Métaure,
lequel baigne presque les murs de ladite ville [de Medma]. Juste en face de cette partie de la côte, à 200 stades du détroit, sont les îles des Liparaeens,
appelées quelquefois aussi îles d'Aeole, du nom, soi-disant, de ce roi Aeole qu'Homère a fait figurer dans l'Odyssée. Ces îles sont au nombre de sept et
se trouvent toutes parfaitement en vue, pour qui regarde de la côte de Sicile ou de celle du continent aux environs de Medma. Mais nous parlerons d'elles plus au long, quand nous en
serons à décrire la Sicile. Passé le Métaure, on rencontre encore un cours d'eau portant ce même nom de Métaure ; puis vient le Scyllaeum, rocher
élevé qui s'avance dans la mer en forme de presqu'île. L'isthme en est très bas et se trouve des deux côtés accessible aux navires : Anaxilaüs,
tyran de Rhegium, le ferma d'abord d'un mur pour arrêter les incursions des Tyrrhènes, puis il en fit la station ordinaire de sa flotte et interdit de la sorte aux pirates le
passage du détroit. Tout près de là, en effet, à 250 stades de Medma, est le cap Caenys : or, ce cap, en se rapprochant de plus en plus de la pointe correspondante
du Pelorias (l'une des trois pointes qui donnent à la Sicile sa forme triangulaire), finit par réduire le détroit aux proportions d'un simple canal. Seulement, tandis que
l'extrémité du Pelorias incline au levant d'été, celle du Caenys incline au couchant, les deux caps décrivant, [au moment de se rejoindre,] une courbe
marquée en sens inverse l'un de l'autre. Ce resserrement ou étranglement du détroit ne s'étend du reste que du cap Caenys au Posidonium de Colonne-Rhégine,
c'est-à-dire sur une longueur qui ne dépasse pas six stades (le minimum de la largeur ou de la traversée en compte un peu plus), car, dans l'intervalle de 100 stades qui
sépare Colonne-Rhégine de Rhegium, on voit, à mesure qu'on avance vers 1'E. et qu'on se rapproche de ce bassin de la mer extérieure connu sous le nom de mer de
Sicile, on voit le détroit aller toujours s'élargissant.
6. Rhegium a eu pour fondateurs des Chalcidiens, sortis, nous dit-on, de leur patrie à l'occasion d'une disette et venus à Delphes sur l'ordre d'un oracle qui avait, au nom
d'Apollon, exigé de Chalchis la dîme de sa population, puis repartis de Delphes pour l'Italie où ils étaient arrivés après s'être grossis en
chemin d'autres Chalcidiens, émigrants volontaires. Mais, suivant Antiochus, cette colonie chalcidienne n'aurait fait que répondre à l'appel des Zancléens, qui lui
auraient même donné un des leurs, Antimnestos, pour archégète. Un certain nombre de Messéniens du Péloponnèse s'étaient joints
aussi aux Chalcidiens : chassés de leurs foyers à la suite de discordes civiles et par le parti qui s'était opposé à ce qu'on accordât aux
Lacédémoniens aucune réparation de l'injure qui leur avait été faite à Limnae, où des jeunes filles, venues de Sparte avec la mission d'offrir
un sacrifice à Diane, avaient été violées et leurs défenseurs massacrés, ces Messéniens s'étaient retirés d'abord à
Macistos et avaient envoyé de là à Delphes une députation chargée de reprocher à Apollon ainsi qu'à Diane d'avoir laissé opprimer de la
sorte et chasser de leur patrie ceux qui avaient pris en main leur cause, mais chargée en même temps de savoir du Dieu quel moyen de salut pouvait leur rester dans une pareille
détresse. Or, Apollon leur avait commandé de partir pour Rhegium avec les Chalcidiens et de rendre des actions de grâces à la déesse, sa soeur, qui, loin de
les perdre, les avait au contraire sauvés en empêchant qu'ils ne fussent enveloppés dans la ruine de leur patrie, destinée en effet à tomber prochainement sous
le joug des Spartiates. Les Messéniens avaient obéi, et c'est ce qui explique comment les tyrans de Rhegium jusqu'à Anaxilaüs ont toujours été d'origine
messénienne. Antiochus affirme, d'autre part, que, primitivement, tout ce canton était occupé par les Sicèles et les Morgètes, mais que ceux-ci avaient fini
par se retirer devant les Oenotriens et par passer en Sicile. Quelques auteurs veulent même que la ville de Morgantium [en Italie] ait emprunté son nom des Morgètes. Pour en
revenir à Rhegium, disons que cette ville, très forte par elle-même et par le grand nombre de colonies dont elle s'était entourée, a été de tout
temps le boulevard de l'Italie contre la Sicile ; on en a eu la preuve de nos jours encore, quand Sextus Pompée souleva les populations de cette île. D'où est venu
maintenant ce nom de Rhegium qui lui a été donné ? S'il faut en croire Eschyle, il rappellerait l'antique cataclysme survenu en ces contrées. Eschyle, en
effet, et maint auteur comme lui supposent qu'à la suite de forts tremblements de terre la Sicile a été détachée, arrachée du continent,
aporragênai, «mot, ajoute le poète, dont on a fait Rhegium, le nom même de la ville». Se fondant sur l'aspect et la nature des lieux, tant aux environs de
l'Aetna que dans telle autre partie de la Sicile, à Lipara et dans les îles qui l'entourent, à Pithécusses enfin et sur toute la côte vis-à vis, ces
auteurs jugent par analogie que les choses ont dû se passer de même pour la formation du détroit. Aujourd'hui, à vrai dire, qu'on voit ici à la surface du sol
tant d'orifices béants par où le feu intérieur fait éruption et rejette ces masses ignées et ces torrents d'eau chaude, on ne parle plus guère de
tremblements de terre aux environs du détroit. Mais anciennement, lorsque toutes ces issues étaient encore obstruées, le feu et l'air comprimés dans les entrailles
de la terre produisaient de violentes secousses ; et l'on conçoit qu'ébranlées par ces secousses, en même temps qu'elles étaient battues par les vents, les
terres aient fini un jour par céder et qu'elles aient en se déchirant livré passage aux deux mers, à la mer de Sicile d'une part et à la mer
Tyrrhénienne de l'autre, d'autant que cette dernière mer s'est frayé maints passages semblables entre les différentes îles de la côte d'Italie,
témoin Prochyté et Pithécusses qui ne sont assurément que des fragments détachés du continent, témoin aussi Caprée, Leucosie, les
Sirènes et les Oenotrides. D'autres îles, je le sais, passent pour être sorties du sein de la mer, et c'est même là, j'en conviens, pour les îles
situées au large, l'origine la plus vraisemblable ; mais, quand il s'agit d'îles situées dans le voisinage de promontoires et séparées de la côte rien
que par d'étroits canaux, il y a plus d'apparence qu'elles auront été détachées, arrachées de la terre ferme. Est-ce là pourtant ce qui a fait
donner à la ville en question le nom de Rhegium ? Ou le doit-elle à sa propre illustration, les Samnites l'ayant appelée ainsi du mot qui en latin signifie royal,
parce que ses premiers magistrats jouissaient du droit de cité romaine et se servaient habituellement de la langue latine ? Je laisse à d'autres le soin de décider quelle
est la plus plausible des deux explications. Du reste, ni l'illustration de son nom, ni la multitude de ses colonies, ni le grand nombre d'hommes distingués qu'elle avait produits soit
dans la politique, soit dans les sciences, n'empêchèrent que Denys ne détruisît cette ville de fond en comble, pour se venger de ce qu'en réponse à sa
demande d'épouser une jeune fille de Rhegium on lui avait envoyé la fille du bourreau. Denys le jeune, il est vrai, restaura un quartier de l'ancienne ville et l'appela
Phoebia. Mais, plus tard, lors des guerres de Pyrrhus, les Campaniens formant la garnison de Rhegium égorgèrent, par une odieuse violation des traités, un
très grand nombre d'habitants. Puis il y eut, peu de temps avant la guerre Marsique, de terribles tremblements de terre, qui renversèrent une bonne partie des maisons de la ville.
Enfin César-Auguste, revenant de la Sicile, où il était allé pour en chasser Pompée, fut frappé de l'état de dépopulation dans lequel
était tombé Rhegium : il y établit à demeure un certain nombre de soldats de sa flotte, et, grâce à cette mesure, cette ville se trouve aujourd'hui de
nouveau passablement peuplée.
7. A une cinquantaine de stades à l'E. de Rhegium, la côte nous offre la pointe de Leucopetra, ainsi nommée de sa couleur [blanche] : c'est là que la chaîne de
l'Apennin est censée finir. Puis l'on gagne le cap Heraclaeum, qui marque l'extrémité méridionale de l'Italie ; et, en effet, à peine a-t-on
doublé ce cap qu'on est pris par le Lips et poussé vers la pointe de Japygie, où la côte commence à se détourner sensiblement au N. et à l'O.
pour remonter le long du golfe Ionien. A l'Heraclaeum succède, sur le territoire Locrien, le promontoire Zephyrium, avec un havre ouvert au vent d'ouest, ce qui lui a fait donner le nom
qu'il porte. Vient ensuite la ville de Locres (Locri Epizephyrii) qui doit naissance à une colonie de Locriens (de Locriens du golfe de Crissa), amenée par Evanthès peu de
temps après la fondation de Crotone et de Syracuse. Ephore se trompe quand il attribue la fondation de cette ville à une colonie de Locriens Opontiens. Pendant trois ou quatre
ans, la colonie locrienne demeura établie sur le Zephyrium même ; mais au bout de ce temps la nouvelle ville fut transportée ailleurs. Les Syracusains s'étaient
joints [aux Tarentins, disons mieux, aux Lacédémoniens de Tarente], pour aider les Locriens dans cette opération. La fontaine Locria marque encore le lieu où ceux-ci
avaient campé d'abord. La distance de Rhegium à Locres est de 600 stades. La ville même est bâtie sur un mamelon dit l'Epopis.
8. On croit généralement que les Locriens ont été les premiers à posséder des lois écrites. Ils goûtaient depuis longtemps
déjà les fruits d'une législation excellente, quand Denys, chassé de Syracuse, vint leur faire connaître par ses excès et ses violences le régime
le plus contraire aux lois : il se glissait, par exemple, dans la chambre préparée pour l'hymen et jouissait de l'épouse avant l'époux, ou bien il se faisait amener
les plus belles filles de la ville, et, sous les yeux de ses convives, les forçait à courir toutes nues, quelques-unes même chaussées de sandales d'inégale
hauteur (d'une sandale très élevée et d'une autre très basse pour que le spectacle fût plus obscène apparemment), à courir, dis-je, en cet
état, autour de la salle du banquet après une volée de colombes dont on avait eu soin précédemment de rogner les ailes. Le tyran, du reste, expia
chèrement sa conduite, quand plus tard il voulut repasser en Sicile pour essayer de reprendre possession de son trône, car les Locriens, s'étant débarrassés
aussitôt de la garnison qu'il leur avait laissée, se déclarèrent indépendants et firent main-basse sur sa femme et sur ses enfants, sinon sur tous, au moins
sur ses deux filles et sur son fils cadet, jeune garçon déjà entré dans l'adolescence. Quant au fils aîné, Apollocratès, il avait
accompagné son père dans cette expédition qui devait lui rouvrir les portes de Syracuse. Denys eut beau supplier lui-même les Locriens de mettre leurs prisonniers en
liberté à telles conditions qu'il leur plairait fixer, les Tarentins eurent beau intercéder en sa faveur, les Locriens ne se laissèrent point fléchir et
aimèrent mieux supporter les horreurs d'un siège et la dévastation de leurs campagnes. Puis, reversant toute leur colère sur les filles du tyran, ils les
condamnèrent à la prostitution, les firent ensuite étrangler par la main du bourreau, et exigèrent, qui plus est, que leurs corps fussent brûlés, leurs
os broyés et leurs cendres jetées à la mer. Ephore a parlé des lois de Zaleucus, de ces lois écrites pour les Locriens, et dont les éléments
avaient été puisés dans les coutumes crétoises, lacédémoniennes et aréopagitiques. Suivant lui, la principale innovation introduite par Zaleucus
consistait en ce qu'à la différence des anciens, qui avaient toujours laissé aux juges le soin de fixer une peine pour chaque délit particulier, il avait, lui,
inscrit et déterminé la peine dans ses lois, persuadé apparemment que pour un même délit les sentences des juges ne sont pas toujours identiques, tandis que
[la peine] doit être invariablement la même. Ephore loue aussi Zaleucus d'avoir simplifié les formalités relatives aux contrats. Il ajoute que les Thuriens, en voulant
pousser la précision et l'exactitude plus loin encore que les Locriens, donnèrent à leurs lois plus de relief peut-être, mais assurément moins de vertu, le
mérite des lois consistant non pas à prévenir toutes les subtilités de la chicane, mais à maintenir avec fermeté un petit nombre de principes simples
et généraux : ce qui revient à cette pensée de Platon, que la multiplicité des lois implique l'abondance des procès et le règne des mauvaises
moeurs, tout comme le grand nombre des médecins suppose le grand nombre des maladies.
9. On observe sur les bords de l'Halex, fleuve dont le cours profondément encaissé forme la séparation du territoire de Locres et de celui de Rhegium, on observe, dis-je,
relativement aux cigales, un phénomène curieux : tandis qu'elles chantent sur la rive locrienne, elles restent muettes sur la rive opposée. Or, on attribue cette
différence à ce que, l'une des deux rives étant très ombragée, le corps des cigales y est toujours chargé de rosée, ce qui empêche leurs
membranes sonores de se tendre, tandis que sur l'autre rive, où elles sont continuellement exposées au plein soleil, ces membranes deviennent sèches et dures comme de la
corne, et d'autant plus aptes à vibrer. On voyait naguère à Locres une statue qui représentait Eunomos, le fameux citharède, ayant sa cithare à la main
et sur sa cithare une cigale. Timée nous en donne la raison : «Eunomos, dit-il, se présentait aux jeux Pythiens comme concurrent d'Ariston de Rhegium. L'un et l'autre se
disputèrent le pas : Ariston, pour intéresser les Delphiens en sa faveur, rappelait que ses ancêtres avaient été voués à Apollon et que la
colonie qui avait fondé Rhegium était partie de Delphes ; Eunomos, lui, prétendait qu'on n'aurait même pas dû admettre à concourir pour le prix du chant
un homme dont le pays était le seul sur la terre où la cigale, l'animal chanteur par excellence, demeurât muette. Ariston n'en avait pas moins eu un grand succès, si
grand même qu'il avait pu espérer un moment de triompher ; mais, la victoire ayant été finalement attribuée à Eunomos, celui-ci avait fait hommage
à sa patrie de la statue en question, destinée surtout à rappeler que, pendant qu'il chantait devant les juges du concours, une des cordes de sa cithare était venue
à casser, et qu'une cigale s'était trouvée là juste à point pour compléter et suppléer l'accord. - L'intérieur du pays au-dessus des
villes que nous venons de nommer est occupé par les Brettiens [ou Brutiens]. On y rencontre, avec la ville de Mamertium, la forêt de Sila. Cette forêt, qui produit la
meilleure espèce de poix, la poix dite brettienne, et qui se fait remarquer en outre par la beauté de ses arbres et l'abondance de ses eaux, couvre un espace de 700
stades.
10. Passé la ville de Locres, on atteint le fleuve Sagra, la Sagra pour mieux dire (car le nom est féminin). Sur les bords de ce fleuve s'élèvent les Autels des
Dioscures : c'est là auprès que 10.000 Locriens, aidés seulement de quelques Rhégiens, attaquèrent et défirent soi-disant 130.000 Crotoniates, ce qui
donna lieu au proverbe : C'est toujours plus vrai que l'événement de la Sagra ! lequel s'entend des choses invraisemblables et difficiles à faire accepter. Certains
auteurs ajoutent ce détail fabuleux, que le jour de la bataille, le jour même, et par un prodige de célérité qui ne put être cependant
révoqué en doute, on en apprit l'issue à Olympie, où se célébraient alors les jeux. En tout cas, c'est à ce désastre et aux pertes
énormes essuyées par les Crotoniates dans cette journée qu'on attribue la prompte décadence de ce peuple. De l'autre côté de la Sagra, s'élevait
la ville de Caulonia, qui avait été bâtie par les Achéens et appelée d'abord Aulonia, de l'aulôn ou vallée, qui la précède.
L'emplacement en est aujourd'hui désert, ses habitants ayant été chassés par les Barbares et forcés de passer en Sicile, où ils ont fondé cette
autre ville de Caulonia. Puis vient Scylletium, ou, comme on l'appelle aujourd'hui, Scyllacium, qui passe pour avoir été fondée par les Athéniens, compagnons
de Ménesthée. Cette ville appartenait aux Crotoniates, quand Denys en attribua la possession aux Locriens. La même ville a donné son nom au golfe Scyllénique,
lequel forme, avons-nous dit, avec le golfe Posidoniate, cet isthme que Denys, dans sa guerre contre les Lucaniens, entreprit de fermer par un mur, soi-disant pour protéger contre les
Barbares de l'extérieur les populations comprises au dedans de l'isthme, mais en réalité pour rompre l'espèce de ligue qui unissait les villes grecques les unes aux
autres et pour affermir ainsi sa propre domination sur l'intérieur de l'isthme : par bonheur, une incursion des peuples du dehors vint l'empêcher de mettre à
exécution son projet.
11. A Scylletium succèdent la frontière de la Crotoniatide et les trois promontoires dits des Japyges ; puis on aperçoit le Lacinium, temple de Junon, naguère
fort riche et tout rempli aujourd'hui encore de pieuses offrandes. Mais ici le long de la côte les distances deviennent difficiles à déterminer. Approximativement, Polybe
compte 1300 stades du détroit de Sicile au Lacinium, plus 700 stades pour le trajet qui sépare le Lacinium de la pointe de Japygie, autrement dit pour l'ouverture du golfe de
Tarente. Quant au périple de l'intérieur du golfe, bien que le Chorographe le mesure déjà largement en le portant à 240 milles, Artémidore, lui, [en
exagère encore l'étendue : il le fait de 2].380 stades, laissant néanmoins [à l'ouverture la même largeur de 700 stades que Polybe lui attribue]. Quoi qu'il en
soit, le golfe regarde le levant d'hiver et c'est le Lacinium qui en marque l'entrée, car à peine a-t-on doublé ce promontoire qu'on voit se succéder les vestiges
des anciennes cités achéennes. Ces villes, à l'exception de Tarente, n'existent plus à proprement parler aujourd'hui, mais quelques-unes dans le nombre ont
répandu un tel éclat qu'il y a lieu encore à en parler en détail.
12. Crotone, à 100 stades du Lacinium, s'offre à nous la première, avec la rivière et le port d'Aesarus et un autre cours d'eau, le Neaethus, qui doit son nom,
assure-t-on, au fait suivant. Des Achéens, revenant de Troie, s'étaient vus, après de longues erreurs, jetés sur cette partie de la côte d'Italie et y avaient
débarqué pour prendre connaissance des lieux. Des femmes troyennes qu'ils ramenaient avec eux s'aperçurent qu'il n'était pas resté un seul homme sur les
vaisseaux, et y mirent le feu pour se venger des fatigues et des ennuis de la traversée, forçant ainsi les Achéens, qui n'étaient pas, du reste, sans avoir
remarqué la fertilité du pays, à s'y fixer définitivement. Puis d'autres colons achéens avaient rejoint les premiers, et, s'étant piqués
d'émulation, comme il arrive communément entre frères, ils s'étaient mis à fonder de leur côté différents établissements, auxquels
ils avaient donné de préférence les noms [des fleuves les plus voisins]. Sil faut en croire Antiochus, ce fut sur l'ordre formel d'un oracle que les Achéens
envoyèrent une colonie à Crotone. Myscellus partit devant pour explorer le pays et vit en passant la ville de Sybaris, qui s' élevait déjà sur les bords du
fleuve dont elle a pris le nom ; il en jugea le site bien autrement avantageux, et s'en revint aussitôt consulter l'oracle, pour savoir si la nouvelle colonie ne ferait pas mieux de
s'établir là qu'à Crotone, mais l'oracle lui fit cette réponse :
«Myscellus, toi dont la taille aurait déjà besoin d'être REDRESSEE (Myscellus avait le dos légèrement voûté), montre au moins que tu as l'esprit DROIT, cesse de courir après les larmes en cherchant autre chose que ce que les dieux te destinent, et agrée de bon coeur le présent qui t'est fait». |
Myscellus repartit alors pour l'Italie et bâtit Crotone avec l'aide d'Archias, le futur fondateur de Syracuse, ayant alors, par un hasard heureux, relâché sur ce point de
la côte ainsi que la colonie qu'il conduisait en Sicile. Ephore, lui, prétend que Crotone a eu des Japyges pour premiers habitants. Crotone, au reste, paraît s'être
appliquée surtout à former des soldats et des athlètes ; il est arrivé, par exemple, que, dans la même Olympiade, les sept vainqueurs du stade fussent tous de
Crotone, de sorte qu'on a pu dire avec vérité que «le dernier des Crotoniates était encore le premier des Grecs». Le proverbe plus sain que Crotone a eu
aussi, dit-on, la même origine, et ce grand nombre d'athlètes crotoniates paraîtrait indiquer dans la situation de cette ville quelque vertu native éminemment
favorable au développement des forces et à l'entretien de la santé. Le fait est que Crotone compte plus d'Olympionices qu'aucune autre ville, bien qu'elle se soit
dépeuplée de bonne heure, par suite des pertes énormes qu'elle avait éprouvées à la journée de la Sagra. Quelque chose a contribué encore
à illustrer son nom, c'est d'avoir produit tant de Pythagoriciens et d'avoir donné le jour notamment à Milon, qui, non content d'être le plus célèbre
des athlètes de son temps, fut encore l'un des disciples assidus de Pythagore durant le long séjour que le Maître fit à Crotone. On raconte à ce propos qu'un
jour, pendant que les Pythagoriciens prenaient leur repas en commun, un pilier de la salle où ils se trouvaient étant venu à céder, Milon s'y substitua
aussitôt, donna le temps ainsi à tous ses compagnons de s'échapper, et réussit lui-même à s'esquiver. Or, une telle confiance dans sa force rend
vraisemblable le genre de mort que la tradition lui prête : un jour, dit-on, comme il traversait une épaisse forêt, il lui arriva de s'écarter beaucoup du chemin
frayé et de rencontrer un grand arbre à demi fendu que des coins tenaient entr'ouvert ; il voulut essayer, en introduisant ses pieds et ses mains dans la fente, d'achever de
séparer l'arbre en deux, mais il ne réussit, avec tous ses efforts, qu'à faire tomber les coins, de sorte que les deux côtés de l'arbre se rapprochèrent
aussitôt, et qu'étant resté pris comme dans un piège il devint la proie des bêtes féroces.
13. A 200 stades de Crotone, entre le cours du Sybaris et celui du Crathis, les Achéens avaient fondé une ville appelée également Sybaris : le chef ou
archégète de la colonie était Is[sos] d'Hélicé. Cette ville jouit anciennement d'une prospérité extraordinaire : ainsi elle commandait à
quatre peuples, ses voisins, et comptait dans sa dépendance immédiate jusqu'à vingt-cinq villes ; elle put armer 300.000 hommes contre Crotone, et son enceinte près
des bords du Crathis mesurait une circonférence de 50 stades. Mais par la faute de ses habitants, par un effet de leur mollesse et de leur indolence, toute cette prospérité
fut anéantie par les Crotoniates, et cela dans l'espace de soixante-dix jours. Les Crotoniates maîtres de la ville détournèrent le cours du Crathis, et la
noyèrent sous les eaux de ce fleuve. Plus tard, il est vrai, le peu d'habitants qui avaient survécu essayèrent de se réunir et de réoccuper les mêmes
lieux, mais ils furent exterminés à leur tour par des colons venus d'Athènes et d'autres parties de la Grèce : ces colons avaient eu d'abord l'intention de
s'associer à eux, mais indignés, dégoûtés [par le spectacle de leur mollesse], ils en avaient égorgé une partie, avaient [réduit le reste
en esclavage], et, déplaçant la ville elle-même, l'avaient transportée non loin de là dans le voisinage d'une source, dont le nom, Thurii, était
devenu celui de la nouvelle ville. Les eaux du Sybaris rendent très ombrageux les chevaux qui s'y abreuvent ; on a soin, à cause de cela, d'en écarter le bétail.
Quant aux eaux du Crathis, elles blondissent et blanchissent les cheveux, pour peu que l'on s'y baigne ; elles ont cependant aussi la propriété de guérir de mainte
affection grave. Après une longue période de prospérité, la ville de Thurii tomba sous le joug des Lucaniens ; plus tard, les Tarentins l'enlevèrent aux
Lucaniens, elle eut recours alors à la protection des Romains, qui, la voyant presque déserte, y envoyèrent une colonie, et, à cette occasion, changèrent son
nom en celui de Copiae.
14. A Thurii succède Lagaria, ville forte bâtie par Epeus et les Phocéens : son territoire produit le Lagaritain, vin léger et doux, que les médecins
pour cette raison prescrivent volontiers. Le vin de Thurii compte aussi du reste parmi les vins en renom de l'Italie. La ville d'Héraclée qui vient ensuite est située un
peu au-dessus de la mer ; puis l'on rencontre deux cours d'eau navigables, l'Aciris et le Siris. A l'embouchure de ce dernier s'élevait naguère une ville de même nom,
d'origine troyenne ; mais, quand les Tarentins eurent transporté à Héraclée l'établissement primitif, cette ville de Siris ne fut plus que le port des
Héracléotes ; elle était à 26 stades seulement d'Héraclée et à 330 de Thurii. On donne pour preuve de l'établissement des Troyens en ce
lieu la présence de la statue de Minerve Troyenne et cette tradition qui s'y rapporte que, lors de la prise de la ville par les Ioniens (la ville était au pouvoir des
Chônes, quand les Ioniens, qui venaient de se soustraire au joug des Lydiens, la leur enlevèrent, s'y établirent à leur place et changèrent son nom en celui de
Polieum), ladite statue aurait baissé les paupières pour ne pas voir le vainqueur arracher les suppliants du pied de ses autels, prodige qui se renouvellerait même
encore soi-disant de temps à autre. Mais s'il y a déjà de l'effronterie à [reproduire deux fois la même fiction], à nous montrer la statue de la
déesse, à Siris, abaissant ses paupières [pour ne pas voir l'attentat des Ioniens], comme elle avait, à Troie, détourné les yeux pour ne pas être
témoin du viol de Cassandre ; s'il y en a quelque peu aussi à prétendre que le prodige s'observe de nos jours encore, c'est porter, suivant nous, l'effronterie
à son comble que de multiplier, comme le font les historiens, ces statues de Minerve Troyenne : à ce compte-là, en effet, Rome, Lavinium, Lucérie et Siris se
trouvent avoir chacune sa Minerve, venue directement d'Ilion. Nous en dirons autant de ce trait d'audace des femmes troyennes ; bien qu'il n'offre rien en soi d'impossible, il est certain qu'on
lui ôte beaucoup de vraisemblance, à le transporter comme on fait sur tant de scènes différentes. Certains auteurs voient dans la ville de Siris et dans celle de
Sybaris-sur-Tarente une double fondation des Rhodiens. Suivant Antiochus, il y aurait eu, pour la possession de Siris et de son territoire, une longue guerre entre les Tarentins et les
Thuriens, commandés alors par Cleandridas, proscrit spartiate ; mais un traité serait intervenu, qui, en laissant les deux peuples occuper le pays en commun, en aurait
attribué la propriété aux Tarentins ; plus tard, seulement, la colonie se serait transportée en un autre lieu, et, changeant de nom en même temps que de place,
se serait appelée désormais Héraclée.
15. Du port d'Héraclée à Métaponte, qui est la ville située immédiatement après, on compte 140 stades. Cette ville passe pour avoir
été fondée par les Pyliens qui accompagnaient Nestor à son retour de Troie : on raconte même que ces premiers colons s'enrichirent tellement du produit de
leurs terres qu'ils offrirent à Delphes une moisson en or, et, comme preuve à l'appui de cette origine pylienne, on invoque le sacrifice annuel que les [anciens]
Métapontins célébrèrent en l'honneur des Néléides jusqu'à la destruction de leur ville par les Samnites. Suivant Antiochus, le site
abandonné fut occupé par une colonie achéenne que les Achéens de Sybaris avaient appelée, appelée exprès, en haine des Tarentins (ils se
souvenaient que les ancêtres des Tarentins avaient chassé les leurs de la Laconie), et pour les empêcher de prendre ce qu'ils avaient en quelque sorte sous la main. Les
nouveau-venus avaient le choix en effet entre l'emplacement de Métaponte, lequel est plus rapproché de Tarente, [et celui de Siris, qui en est plus éloigné] : or,
d'après le conseil des Sybarites, ils se décidèrent pour Métaponte. Maîtres de cette ville, ils devaient l'être également de Siris, tandis qu'en
optant pour celle-ci, ils auraient donné de fait Métaponte à Tarente, l'une et l'autre ville étant situées pour ainsi dire côte à côte.
Plus tard, à force de guerroyer contre les Tarentins et les Oenotriens de l'intérieur, les Achéens de Métaponte se firent céder une portion du territoire de
ces deux peuples, qui dut former à l'avenir la séparation entre l'Italie proprement dite et la Japygie. Les mythographes placent à Métaponte les aventures du
héros Metapontus, la captivité de Mélanippe et la naissance de son fils Boeotus. Mais s'il faut en croire Antiochus, la ville de Métaponte se serait appelé
primitivement Metabus, et elle n'aurait changé de nom que longtemps après sa fondation ; il ajoute que ce n'est pas à Metabus, mais à Dius que
Mélanippe captive fut amenée ; il trouve la preuve du premier fait dans l'existence d'un hérôon consacré à Metabus, et la preuve du second dans
ce vers du poète Asius au sujet de Boeotus :
«Né de la belle Mélanippe dans le palais de Dios»,
vers qui suppose effectivement que Mélanippe avait été amenée à Dius même et non à Metabus. Ephore, lui, assigne pour fondateur à Métaponte Daulius, tyran de Crissa, de Crissa près de Delphes. Une dernière tradition relative au chef de la colonie achéenne nous apprend qu'il se nommait Leucippe, et qu'après avoir promis aux Tarentins de ne rester à Métaponte que l'espace d'un jour et d'une nuit, et n'y être entré même qu'à cette condition, il était arrivé à n'en plus sortir, en répondant invariablement à ceux qui venaient le sommer de tenir sa promesse, et selon que la sommation lui était adressée pendant le jour ou pendant la nuit, que la jouissance qu'il avait demandée et obtenue avait à courir toute cette nuit-là encore ou toute la journée du lendemain. A Métaponte succèdent le territoire de Tarente ainsi que la Japygie ; mais, avant de parler de ces contrées, nous allons passer en revue les différentes îles qui bordent les côtes de l'Italie proprement dite, nous conformant en cela au plan que nous nous sommes tracé d'abord. Nous avons en effet jusqu'ici toujours fait suivre la description d'un pays de l'énumération complète des îles qui en dépendent, et, comme nous voilà arrivé à l'extrémité de l'Oenotrie, ou de la partie de la péninsule à laquelle les anciens réservaient le nom d'Italie, nous sommes autorisé, ce semble, à observer ici encore le même ordre, et à décrire dès à présent la Sicile et les îles qui l'entourent.