VI, 3 - La Messapie et l'Apulie

Carte Spruner (1865)

1. Sur le continent, nous nous étions arrêté à Métaponte, là ou finit l'ancienne Italie, il nous faut maintenant décrire les pays situés en dehors de cette limite. Le pays qui suit immédiatement est la Iapygie, que les Grecs appellent aussi Messapie et que les indigènes partagent en deux territoires, celui des Salentins autour du promontoire Iapygien, et celui des Calabres. Au-dessus et au N. de ce dernier peuple habitent les Peucétiens et le peuple que les Grecs désignent sous le nom de Dauniens. Dans la langue du pays, tout ce qui succède au territoire des Calabres s'appelle Apulie ; quelques tribus, peucétiennes pour la plupart, portent le nom particulier de Poedicli. La Messapie forme une sorte de presqu'île fermée par un isthme de 310 stades, qui s'étend de Brentesium à Tarente. Pour aller par mer, et en doublant le promontoire Iapygien, de l'un à l'autre de ces points, il faudrait compter environ [1400 stades]. D'autre part, de Métaponte à Tarente, il y a à peu près 220 stades, et pour s'y rendre on navigue droit à l'E. Les côtes du golfe de Tarente sont en général dépourvues d'abris ; seule, Tarente possède un port très spacieux et très beau : une grande jetée percée d'arches en ferme l'entrée, et sa circonférence mesure bien 100 stades. C'est le fond de ce port qui forme avec la mer extérieure l'isthme dont nous parlions tout à l'heure, et par le fait la ville de Tarente se trouve située dans une presqu'île ; mais, le col ou isthme de la presqu'île étant très bas de niveau, il est aisé de transporter les embarcations par-dessus, d'un bord à l'autre. Le sol de la ville est également très bas, si ce n'est aux approches de l'Acropole, où le terrain commence à s'élever d'une façon sensible. L'ancien mur d'enceinte décrit une vaste circonférence, et aujourd'hui, bien que le quartier de l'isthme soit en grande partie détruit, ce qui reste debout de l'ancienne ville, c'est-à-dire la partie qui avoisine l'entrée du port, et qui renferme la citadelle, suffit encore à former une ville d'une étendue considérable. On y remarque un très beau gymnase, avec une immense place ou agora, où s'élève une statue colossale de Jupiter, en airain, la plus grande qu'on connaisse après le colosse de Rhodes. Entre l'agora et l'entrée du port est l'Acropole, qui ne contient plus que de faibles restes du trésor d'objets d'art que la piété des anciens y avait amassé, une grande partie de ces objets d'art ayant été détruite lors de la prise de la ville par les Carthaginois, et les Romains ayant emporté le reste à titre de dépouilles et de butin, quand ils reprirent la ville de vive force. Au nombre des dépouilles était ce colosse d'Hercule en airain, oeuvre de Lysippe, qui figure aujourd'hui dans le Capitole, et que Fabius Maximus y a déposé naguère en commémoration de la rentrée des Romains dans Tarente.

2. Antiochus raconte comme il suit la fondation de cette ville. «Après la guerre de Messénie, dit-il, tous ceux d'entre les Lacédémoniens qui n'avaient point pris part à l'expédition furent, en vertu d'un jugement, réduits à la condition d'esclaves et déclarés hilotes ; en même temps tous les enfants nés pendant l'expédition reçurent le nom de Parthénies et se virent exclus de la dignité de citoyens. Mais ces derniers ne purent endurer un tel outrage, et, comme ils étaient nombreux, ils conspirèrent la mort des Spartiates. Cependant les Spartiates avaient eu vent du danger ; ils répandirent alors sous main des émissaires chargés de tromper les conjurés par de faux semblants d'amitié et de tirer d'eux tout le détail de leur plan d'attaque. Phalanthe, l'un des Parthénies, passait pour le chef du complot, bien qu'en réalité il n'eût pas approuvé sans réserve ce projet de guet-apens. Voici quelles en étaient les dispositions : le jour des Hyacinthies, pendant la célébration des jeux dans l'Amyclaeum, les conjurés devaient, au signal que donnerait Phalanthe en se couvrant la tête de son bonnet, fondre sur les Spartiates, tous aisément reconnaissables à leur chevelure, et les massacrer. Or, au moment où les jeux allaient commencer, sur les secrets avis qui avaient fait connaître le plan des compagnons de Phalanthe, un héraut s'avança, et défendit à Phalanthe de se couvrir la tête. Les conjurés comprirent qu'ils étaient découverts, une partie se dispersa ; quant aux autres, ils implorèrent et obtinrent leur pardon, mais, en les rassurant sur leur vie, on les retint sous bonne garde. Seul Phalanthe dut se rendre à Delphes pour interroger l'oracle sur le lieu où ils pourraient être envoyés en colonie. L'oracle lui répondit : En te donnant pour demeure Satyrium et les grasses campagnes de Tarente, je te donne aussi de devenir le fléau des Iapyges. Les Parthénies vinrent donc à Tarente sous la conduite de Phalanthe et y reçurent bon accueil tant des populations barbares que des Crétois, premiers colons du lieu». Suivant Antiochus, ces Crétois descendaient des compagnons mêmes de Minos, qui, ayant, après le meurtre de leur roi à Camici, chez Cocalus, quitté la Sicile en toute hâte, avaient été jetés par les vents hors de leur route et poussés vers ce point de la côte d'Italie, d'où une partie avait ensuite gagné la Macédoine par terre, en faisant le tour de l'Adriatique, et s'y était fixée sous le nom de Bottiéens. Antiochus ajoute que le nom de Iapygie, sous lequel on désigne tout le pays jusqu'à la Daunie, lui est venu d'un fils de Dédale, appelé Iapyx, que la tradition fait naître d'une femme crétoise, et qui serait devenu lui-même l'un des chefs ou princes crétois. Quant à Tarente, c'est du héros Taras qu'elle aurait tiré son nom.

3. Ephore, lui, raconte autrement la fondation de Tarente. «Les Lacédémoniens, dit-il, ayant déclaré la guerre aux Messéniens pour venger la mort de leur roi Téléclus, tué à Messène pendant la célébration d'un sacrifice, jurèrent de ne point rentrer dans leurs foyers avant d'avoir détruit Messène, et de périr plutôt jusqu'au dernier. Ils partirent ne laissant pour garder la ville que ce que Sparte comptait d'enfants tout jeunes ou de vieillards décrépits. Mais, la dixième année de la guerre, les femmes des Lacédémoniens s'étant réunies en conciliabule députèrent vers leurs maris quelques-unes d'entre elles pour leur représenter qu'ils faisaient la guerre aux Messéniens dans des conditions par trop inégales ; que ceux-ci, restant dans leurs foyers, continuaient à procréer, tandis qu'eux, en s'obstinant à ne pas vouloir quitter le territoire ennemi, laissaient leurs femmes à l'état de veuves et risquaient ainsi de dépeupler leur cité. Les Lacédémoniens pour faire droit aux représentations de leurs femmes, sans manquer pourtant à leur serment, renvoyèrent les plus vigoureux et les plus jeunes d'entre eux, qui n'avaient pu prendre part au serment commun, vu qu'ils étaient encore enfants quand ils avaient suivi l'armée en Messénie, et en les congédiant, ils recommandèrent à chacun en particulier d'avoir commerce avec toutes les jeunes filles qu'ils trouveraient à Sparte : ils supposaient que ces unions collectives avaient chance d'être plus fécondes. Les choses se passèrent de la sorte et les enfants nés de ces unions reçurent le nom de Parthénies. Quant à Messène, elle fut prise après un siège de dix-neuf ans, comme le marque Tyrtée dans les vers qui suivent :

«Sous les murs de Messène, durant dix-neuf années, combattirent sans relâche, et le coeur toujours animé de la même constance, les pères de nos pères, héroïques guerriers ! Enfin, la vingtième année vit l'ennemi renoncer à ses grasses campagnes et descendre en fuyant des sommets élevés de l'Ithôme».

Les Lacédémoniens se partagèrent la Messénie ; seulement, une fois revenus dans leurs foyers, ils refusèrent de traiter les Parthénies sur le même pied que les autres citoyens, prétendant qu'ils étaient nés d'unions illégitimes. Ceux-ci se concertèrent alors avec les hilotes et complotèrent le massacre des Spartiates ; il fut convenu que le signal de l'attaque serait un pilos ou bonnet laconien hissé [au haut d'une pique]. Mais quelques hilotes dénoncèrent le complot. On jugea toutefois difficile de prévenir les Parthénies par une attaque à main armée, car ils étaient nombreux et étroitement unis entre eux, se regardant tous naturellement comme frères. On se borna donc à faire sortir de l'agora ceux des conjurés qui devaient hisser le signal convenu. Les autres comprirent que leur plan était découvert, et ils se tinrent cois. On se servit alors de l'influence qu'avaient sur eux leurs pères pour les décider à aller au loin fonder une colonie : s'ils trouvaient quelque emplacement suffisamment spacieux, ils devaient s'y fixer définitivement ; autrement, on les engageait à revenir et on leur promettait le cinquième des terres de la Messénie. A ces conditions ils partirent et allèrent aborder [en Iapygie] chez les Achéens ; ils les trouvèrent aux prises avec les Barbares, et, comme ils avaient voulu partager leurs dangers, ceux-ci leur permirent de fonder la ville de Tarente sur leur territoire.

4. L'ancienne Tarente avec sa constitution démocratique, était parvenue à un degré de puissance extraordinaire : elle possédait la plus forte marine de tout le littoral et pouvait mettre sur pied des armées de 30000 fantassins, de 3000 cavaliers, et de 1000 hipparques. Elle comptait en outre dans son sein beaucoup d'adeptes de la philosophie Pythagoricienne, l'un des plus distingués, notamment, Archytas, connu aussi pour être resté de longues années à la tête du gouvernement de son pays. Mais l'excès de la prospérité finit par engendrer la mollesse, et celle-ci fit de tels progrès à Tarente que le nombre des jours de fête arriva à y dépasser celui des jours ordinaires. De là naturellement une grave altération des moeurs et des institutions des Tarentins. Il me suffira, du reste, de rappeler un détail de leur administration pour en faire sentir tous les vices : je veux parler de l'emploi si fréquent fait par ce peuple de généraux étrangers. Indépendamment d'Alexandre, roi des Molosses, dont ils avaient imploré le secours contre les Messapiens et les Lucaniens, indépendamment d'Archidamus, fils d'Agésilas, à qui ils avaient eu recours plus anciennement, ils appelèrent encore dans la suite Cléonyme, Agathocle, et finalement Pyrrhus pour lutter contre Rome. Et notez qu'en appelant ces étrangers à leur aide ils ne pouvaient pourtant s'astreindre à leur obéir, de sorte qu'ils ne tardaient pas à s'en faire des ennemis. C'est ainsi qu'Alexandre voulut, uniquement en haine de leur indocilité, transporter sur le territoire de Thurium le siège de l'assemblée générale des Grecs italiotes, qui s'était toujours tenue à Héraclée, sur le territoire tarentin : il choisit sur les bords du fleuve Acalandre un vaste terrain, et, l'ayant fait entourer de murailles, décida que les synodes ou réunions générales se tiendraient là dorénavant. On s'accorde aussi généralement à regarder comme une conséquence de leur ingratitude la malencontreuse entreprise qui mit fin aux jours de ce prince. [Disons pourtant que dans la guerre contre les Messapiens au sujet d'Héraclée, ils surent agir de concert avec le roi des Dauniens et celui des Peucétiens.] La part qu'ils prirent ensuite aux guerres d'Annibal contre Rome leur fit perdre jusqu'à la liberté ; mais ils reçurent dans leurs murs une colonie romaine, et, de ce jour, la sécurité leur a été rendue, leur situation est même devenue meilleure qu'auparavant.

5. La partie de la Iapygie qui fait suite à Tarente offre un aspect riant qu'on s'explique difficilement : le sol, en effet, y est âpre et raboteux à la surface, mais il laisse voir, pour peu qu'on l'ouvre avec la charrue, une grande profondeur de terre végétale ; d'autre part, le peu d'eau dont elle est arrosée n'empêche pas qu'on n'y voie partout de gras pâturages et des bois magnifiques. J'ajouterai que tout ce pays fut naguère extrêmement peuplé et que l'on y comptait jusqu'à treize villes ; mais il a tant souffert qu'aujourd'hui, sauf Tarente et Brentesium, on n'y rencontre plus que de très petites localités. Les Salentins passent pour descendre d'une colonie crétoise. Le fameux temple de Minerve, naguère si riche, est situé dans les limites de leur territoire, ainsi que le rocher connu sous le nom de promontoire Iapygien. Ce promontoire, après s'être avancé droit au levant d'hiver jusqu'à une grande distance en mer, se recourbe vers l'O. dans la direction du Lacinium et détermine avec ce cap, situé juste vis-à-vis, l'entrée du golfe de Tarente. Les monts Cérauniens déterminent de même, avec le promontoire Iapygien, l'entrée du golfe Ionien, et l'on compte 700 stades environ pour le trajet dudit rocher ou promontoire soit au Lacinium soit aux monts Cérauniens. Le périple se décompose ainsi qu'il suit de Tarente à Brentesium. On compte d'abord 600 stades jusqu'à Baris. Cette petite ville de Baris, qu'on nomme aujourd'hui plus volontiers Veretum, est située à la partie extrême du territoire salentin, et il est en général plus aisé de s'y rendre de Tarente par terre que par mer. On compte ensuite 80 stades jusqu'à Leuca, autre ville fort petite, où se trouve une source remarquable par l'odeur fétide qui s'exhale de ses eaux. Suivant les mythographes, ceux des géants qui avaient survécu au désastre de Phlegra, en Campanie (autrement dits les géants Leuterniens), auraient, pour échapper à la poursuite d'Hercule, cherché un asile en ce lieu et l'y auraient trouvé, la terre elle-même s'étant ouverte pour les recevoir dans son sein ; mais de la partie séreuse de leur sang se serait formé le courant qui alimente cette source, en même temps que de leur nom toute cette côte aurait été appelée la Leuternie. Il y a, maintenant, 150 stades de Leuca à la petite ville d'Hydrûs ou d'Hydronte, et 400 stades d'Hydronte à Brentesium, 400 aussi d'Hydronte à l'île Sason, laquelle se trouve située à peu près à la moitié du trajet de la côte d'Epire à Brentesium, de sorte que, quand la traversée ne peut s'opérer en ligne droite, on gouverne à gauche sur Hydronte, à partir de l'île Sason, soit pour y attendre un vent favorable qui permette de gagner l'un des ports de Brentesium, soit pour y débarquer et achever le voyage par terre en passant à Rhodiae (Rudize), ville d'origine grecque et patrie du poète Ennius ce qui est plus court. On fait donc le tour d'une véritable presqu'île lorsqu'on se rend ainsi, par mer, de Tarente à Brentesium ; quant à l'isthme de la presqu'île, il est représenté par la route qui va directement de Brentesium à Tarente et qui se trouve être d'une journée de marche pour un piéton non chargé. La plupart des auteurs emploient indifféremment les noms de Messapie, de Iapygie, de Calabre et de Salentine, pour désigner cette presqu'île, quelques-uns pourtant les distinguent, ainsi que nous l'avons marqué plus haut. - Toutes les petites places que nous venons d'énumérer sont situées sur la côte même.

6. Dans l'intérieur des terres nous trouvons Rudiae, Lupiae et Aletia, cette dernière à une faible distance de la côte ; puis, au centre même de l'isthme, Uria, où l'on voit encore debout le palais d'un des anciens rois ou tyrans du pays. Ce que dit Hérodote d'une certaine ville d'Hyria, en Iapygie, qui aurait été bâtie par des Crétois, détachement égaré de la flotte que Minos conduisait en Sicile, ne peut s'entendre que de la ville d'Uria dont nous parlons ou de celle de Veretum. Brentesium passe aussi pour avoir été fondée par les Crétois ; mais le fut-elle par la bande venue de Cnosse avec Thésée, ou par les compagnons de Minos que Iapyx ramenait de Sicile ? Les deux versions ont cours. On s'accorde du reste à penser que ces Crétois ne restèrent pas dans le pays et qu'ils le quittèrent même au bout de peu de temps pour aller se fixer dans la Bottiée. Plus tard (c'était au temps de ses rois), Brentesium se vit enlever une bonne partie de son territoire par les Lacédémoniens de Phalanthe ; néanmoins, quand ce héros eut été chassé de Tarente, Brentesium s'empressa de l'accueillir, et voulut, qui plus est, après sa mort, lui ériger un tombeau magnifique. Le territoire de cette ville est plus fertile que celui de Tarente : le sol, en effet, bien qu'un peu léger, n'y donne que d'excellents produits. On en vante beaucoup aussi le miel et les laines. Enfin son port est plus avantageusement disposé que celui de Tarente : une entrée unique mène à différents bassins, tous de forme sinueuse, ce qui les abrite parfaitement du côté de la mer et les fait ressembler aux branches d'un bois de cerf. C'est même à cette circonstance que la ville doit son nom : son port compris, elle figure tout à fait la tête d'un cerf, et justement Brention, en messapien, signifie tête de cerf. Le port de Tarente, au contraire, pour être de forme trop évasée, n'est qu'imparfaitement abrité du côté de la mer, sans compter qu'il se termine par un bas-fond.

7. J'ajouterai que, comme le trajet le plus direct, soit de la côte de Grèce, soit de la côte d'Asie, aboutit à Brentesium, c'est à Brentesium aussi que viennent débarquer tous les voyageurs qui se proposent d'aller à Rome. Deux routes s'offrent ensuite à eux : l'une, où l'on ne peut guère cheminer qu'à dos de mulet, traverse le territoire des Peucétiens-Poedicles, celui des Dauniens, et le Samnium jusqu'à Bénévent, en passant à Egnatia d'abord, puis à Coelia, à Netium, à Canusium et à Herdonia. L'autre prend par Tarente, et pour cela s'écarte un peu sur la gauche, ce qui fait faire un circuit qui allonge la distance d'une journée de marche environ : on l'appelle la voie Appienne. Les chariots peuvent y circuler plus aisément. Elle passe par les villes d'Uria et de Venouse, qui sont situées, la première juste à mi-chemin entre Tarente et Brentesium, la seconde sur la frontière du Samnium et de la Lucanie. Près de Bénévent, au moment d'entrer en Campanie, les deux routes parties de Brentesium se confondent en une seule, qui conserve le nom de voie Appienne, et continue jusqu'à Rome par Caudium, Calatia, Capoue, Casilinum, Sinuessa, etc. : le reste de son parcours a été précédemment décrit. La longueur totale de la voie Appienne de Rome à Brentesium mesure 360 milles. Une troisième route, qui part de Rhegium, va rejoindre la voie Appienne en Campanie, après avoir traversé le Brutium, la Lucanie et le Samnium, et franchi les monts Apennins, ce qui la rend plus longue de trois ou quatre journées que celle qui part de Brentesium.

8. Il y a aussi double ligne de navigation entre Brentesium et la côte opposée : une première ligne aboutit aux monts Cérauniens et à la partie adjacente du littoral soit de l'Epire, soit de la Grèce ; la seconde aboutit à Epidamne, et, bien qu'étant la plus longue (car elle mesure 1000 stades et l'autre seulement 800), elle est également fort suivie, ce qui tient à l'heureuse situation d'Epidamne à portée des populations de l'Illyrie et de celles de la Macédoine. - Longeons, maintenant, la côte de l'Adriatique à partir de Brentesium ; la première ville que nous rencontrons est Egnatia, rendez-vous général de tous ceux qui vont à Barium soit par terre, soit par mer : notons seulement que pour y aller par mer il faut attendre le souffle du Notus. Egnatia est le point extrême du territoire des Peucétiens sur le littoral, comme Silvium l'est dans l'intérieur. Tout ce territoire des Peucétiens est âpre et montagneux, ce qui se conçoit, vu qu'il fait partie encore, on peut dire, de la chaîne de l'Apennin. Sa population primitive paraît avoir été une colonie d'Arcadiens. Il y a de Brentesium à Barium 700 stades environ, c'est-à-dire la même distance que de Tarente à l'une et à l'autre de ces deux villes. Le territoire qui suit immédiatement est occupé par les Dauniens, puis viennent les Apuliens proprement dits, lesquels s'étendent jusqu'aux Frentans. Toutefois, comme ces noms de Peucétiens et de Dauniens ne sont plus jamais employés par les gens du pays, qu'ils ne l'ont même été qu'à une époque fort ancienne, et que toute cette contrée s'appelle aujourd'hui l'Apulie, on ne saurait déterminer avec exactitude les limites respectives de ces peuples, et nous n'aurions que faire, nous, de l'entreprendre.

9. De Barium au fleuve Aufidus, sur lequel est situé l'emporium ou marché des Canusites, on compte 400 stades, à quoi il faut ajouter 6 stades pour remonter jusqu'à l'emporium même. Tout à côté est Salapia, qui est comme le port d'Argyrippe. Sans être, en effet, fort éloignées de la mer, Canusium et Argyrippe sont situées dans la plaine même : après avoir été jadis, à en juger par le développement de leur enceinte, les deux plus grandes villes d'origine grecque qu'il y eût en Italie, elles se trouvent aujourd'hui singulièrement déchues de ce qu'elles étaient. La seconde, qui, avant de porter ce nom d'Argyrippe, s'était appelée Argos Hippium, porte actuellement le nom d'Arpi. L'une et l'autre du reste passent pour avoir été fondées par Diomède, dont la domination sur toute cette contrée est attestée et par le nom même de la plaine [dite Campus Diomedis] et par maint autre indice ou vestige, notamment par ces vénérables offrandes qu'on voit encore suspendues dans le temple de Minerve à Lucérie, autre ville de l'antique Daunie, fort déchue également. Il y a, en outre, à peu de distance de la côte deux îles connues sous le nom d'îles de Diomède. L'une d'elles est sûrement habitée ; quant à l'autre, on la dit déserte. C'est dans cette même île que la fable a placé la disparition mystérieuse de Diomède et la métamorphose de ses compagnons en oiseaux reconnaissables, dit-on, aujourd'hui encore, à leur extrême douceur et à de certaines habitudes qui rappellent tout à fait celles de la vie humaine, à un certain instinct, notamment, qui les fait s'apprivoiser avec les bons et les éloigne au contraire des méchants et des impies. Nous avons mentionné ci-dessus les traditions qui ont cours chez les Hénètes relativement au même héros et les honneurs que ce peuple continue à lui rendre. Ajoutons que Siponte, ville distante de Salapia de 140 stades environ, et que les Grecs avaient nommée d'abord Sepiûs à cause de la quantité de sèches (sêpiôn) que la mer vomit sur cette plage, paraît avoir été fondée aussi par Diomède. Entre ces deux villes de Salapia et de Siponte se trouvent une rivière navigable et une grande lagune, qui servent l'une et l'autre au transport des denrées venant de Siponte, du blé surtout. On remarque en outre près d'une montagne de la Daunie, appelée le Drium, deux hérôon consacrés l'un à Calchas et l'autre à Podalire : le premier est situé tout au haut de la montagne, et l'usage, quand on vient y consulter l'oracle, est d'immoler un bélier noir et de s'envelopper, pour dormir, dans la peau de la victime ; l'autre au contraire est situé tout au bas, au pied même de la montagne et à 100 stades environ de la mer : un ruisseau s'en échappe, dont les eaux sont souveraines pour guérir les différentes maladies des bestiaux. En avant du golfe que forme ici la côte, on voit s'étendre à une distance de 300 stades en mer et dans la direction du levant le promontoire Garganum : qu'on double ensuite ce promontoire et l'on rencontre immédiatement après la petite ville d'Urium. Le cap Garganum est juste en face des îles de Diomède. Le pays que nous venons de parcourir produit de tout et en très grande quantité. Il est, en outre, éminemment favorable à l'élève des chevaux et des moutons ; les laines qu'on en exporte ont moins de lustre peut-être, mais assurément plus de moëlleux que les laines de Tarente. Il faut dire que toutes les vallées y sont si profondément encaissées qu'elles se trouvent à l'abri des intempéries de l'air. Certains auteurs ajoutent au sujet de Diomède qu'il avait commencé à creuser ici un canal allant jusqu'à la mer, mais qu'ayant été rappelé dans sa patrie il y fut surpris par la mort et laissa ce travail et mainte autre entreprise utile inachevés. C'est là une première version sur sa mort ; une autre le fait rester jusqu'au bout et mourir en Daunie ; une troisième, purement fabuleuse, et que j'ai déjà eu occasion de rappeler, parle de sa disparition mystérieuse dans l'une des îles qui portent son nom ; enfin, l'on peut regarder comme une quatrième version cette prétention des Hénètes de placer dans leur pays sinon la mort, du moins l'apothéose du héros.

10. On a vu plus haut comment nous avions décomposé, d'après Artémidore, l'intervalle de Brentesium au mont Garganum ; le Chorographe, lui, compte pour le même intervalle 165 milles, évaluation bien inférieure à celle d'Artémidore. En revanche, il compte du Garganum à Ancône 254 milles, et cette évaluation est supérieure de beaucoup à celle d'Artémidore qui ne compte que 1250 stades du Garganum au fleuve Aesis, voisin d'Ancône. Quant à Polybe, qui dit s'être servi d'un miliasme partant de la pointe de Iapygie, il compte 562 milles jusqu'à la ville de Sila et 178 milles de ladite ville à celle d'Aquilée. Mais ces différentes mesures ne sauraient s'accorder avec l'étendue que tous les auteurs, et ceux-ci tous les premiers, prêtent à la côte d'Illyrie entre les monts Cérauniens et le fond de l'Adriatique ; car les 6000 stades qu'ils lui reconnaissent la feraient plus longue que la côte opposée, tandis qu'elle est notoirement beaucoup plus courte. Nous avons déjà eu plus d'une fois l'occasion de faire remarquer le désaccord qui existe entre les différents auteurs, surtout au sujet des distances. Ajoutons qu'en pareil cas nous n'émettons jamais notre avis personnel que lorsqu'il nous arrive de discerner sûrement la vérité, nous bornant autrement à rapporter textuellement les opinions des auteurs. Mais il arrive quelquefois aussi que les auteurs ne nous fournissent aucune indication ; on ne doit pas s'étonner alors qu'un ouvrage tel que le nôtre, à la fois si long, si difficile, ne puisse être absolument complet et que nous négligions de temps à autre, non pas assurément ce qui se trouve avoir une véritable importance, mais de petits détails comme ceux-là, peu utiles en somme à connaître et dont l'omission, passant inaperçue, n'ôte rien ou presque rien au mérite de l'ensemble.

11. Dans l'intervalle du Garganum à Ancône et immédiatement après le Garganum, la côte nous présente un golfe profond, dont le pourtour est habité par les Apuliens proprement dits. Ces peuples parlent la même langue que les Dauniens et les Peucétiens, et à tous autres égards se confondent avec eux : au moins est-ce là ce qu'on observe aujourd'hui, car il est probable qu'anciennement ces populations différaient entre elles et que c'est ce qui a donné lieu à cette triple dénomination. Anciennement aussi tout ce pays était riche et prospère, mais les campagnes d'Annibal et les différentes guerres qui ont suivi l'ont dévasté. C'est là notamment que fut livrée cette bataille de Cannes, où les Romains et leurs alliés firent de si énormes pertes. Au fond du golfe dont nous venons de parler est un lac ; au-dessus de ce lac, maintenant, dans l'intérieur des terres, s'élève une ville nommée, comme le chef-lieu des Sidicins, Teanum, Teanum Apulum. Mais ici l'Italie paraît perdre sensiblement de sa largeur, et il ne reste plus entre Teanum et les environs de Dicaearchia, d'une mer à l'autre, qu'un isthme de moins de 1000 stades. Passé le lac, si nous continuons à ranger la côte dans la même direction, nous atteignons bientôt le pays des Frentans et la ville de Buca, car la distance est juste la même du lac à Buca que du Garganum au lac, à savoir de 200 stades. Quant au reste de la côte, au delà de Buca, il a été précédemment décrit.


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