VI, 4 - Causes de la puissance romaine
Carte Spruner (1865) |
1. Après avoir dépeint, trop longuement peut-être, l'aspect physique de l'Italie, nous voudrions indiquer les causes, les causes principales, qui ont élevé
si haut la puissance romaine. La première cause, à notre avis, est que l'Italie se trouve être aussi sûrement gardée que pourrait l'être une île,
puisque la mer l'entoure presque de tous les côtés et que dans le court intervalle où la mer ne la baigne point un rempart de montagnes infranchissables la protége.
Nous ferons remarquer, en second lieu, que l'Italie, dont les côtes sont généralement dépourvues d'abris, possède cependant quelques ports merveilleusement
beaux et spacieux, deux conditions excellentes, en ce que l'une préserve le pays des attaques du dehors, pendant que l'autre permet à ses habitants de prendre au besoin
l'offensive et facilite en même temps l'importation des marchandises. Enfin l'Italie a un troisième avantage, c'est de réunir en elle différents climats et
différentes températures : de là, en effet, l'extrême variété d'animaux et de plantes, soit utiles, soit nuisibles, qu'on y rencontre, et cette richesse
qu'elle offre en productions de toute nature pouvant servir aux besoins de la vie. Nous avons déjà dit que la péninsule s'étend en longueur
généralement du N. au S. et que sa longueur, déjà très grande par elle-même, se trouve encore accrue de toute celle de la Sicile, qui fait pour ainsi
dire corps avec elle : or, on juge de la douceur ou de la rigueur du climat d'un pays, suivant que la température en est élevée, basse ou moyenne ; il s'ensuit donc
nécessairement que l'Italie, j'entends l'Italie actuelle, placée comme elle est à égale distance des températures extrêmes et allongée comme elle
est, doit participer surtout de la nature des climats tempérés et en posséder tous les priviléges. Ceci du reste résulte encore pour elle d'une autre cause :
comme la chaîne de l'Apennin, en traversant la Péninsule dans toute sa longueur, laisse encore assez de place libre des deux côtés pour que de belles plaines et de
fertiles coteaux s'y déploient, il n'y a pas par le fait une seule partie de l'Italie qui ne se trouve jouir à la fois des avantages des pays de montagnes et de ceux des pays de
plaine. Ajoutez la multitude et l'imporportance des cours d'eau et des lacs que l'Italie renferme, la quantité de sources [minérales], chaudes ou froides, qu'on y voit jaillir
à la surface du sol, précieux remèdes par lesquels la nature semble avoir voulu venir en aide à la santé de ses habitants et dont l'existence n'exclut pas
celle de nombreuses mines riches en métaux de tout genre. Quant à la profusion de matériaux, d'aliments que ce pays met à la disposition de l'homme et des animaux,
quant à l'excellence de ses divers produits, il faut renoncer à en parler dignement. Enfin, placée comme elle est, entre la Grèce et les plus riches provinces de la
Libye, l'Italie se trouve former pour ainsi dire le centre des plus grands Etats, et, comme sa supériorité, sous le rapport de la fertilité et de l'étendue, semble
l'appeler à une sorte d'hégémonie ou de prédominance sur tout ce qui l'entoure, cette proximité des principaux Etats est encore un avantage de plus qui lui
facilite l'exercice du pouvoir.
2. Faut-il, maintenant, à cette description générale de l'Italie joindre au moins une courte esquisse de l'histoire du peuple romain, de ce peuple qui l'a conquise et s'en
est fait ensuite, comme qui dirait, un point d'appui pour conquérir le monde ? Eh bien ! qu'il nous suffise de rappeler qu'après la fondation de Rome les Romains vécurent
plusieurs générations heureux sous la sage administration de leurs rois, mais qu'ayant vu le dernier de ces rois, Tarquin, abuser odieusement de son pouvoir, ils le
chassèrent et se donnèrent une constitution mixte, tenant à la fois de la monarchie et de l'aristocratie. Ils s'étaient associé, dès auparavant, les
Sabins et les Latins ; mais, comme ils ne trouvèrent point toujours ces deux peuples, non plus que leurs autres voisins, animés à leur égard de dispositions
bienveillantes, ils furent en quelque sorte forcés de les traiter en ennemis et de s'agrandir à leurs dépens. Ils continuaient à s'étendre ainsi de proche en
proche, quand on les vit eux-mêmes tout d'un coup, et sans que personne pût s'y attendre, dépossédés de leur propre cité, qu'ils ne tardèrent pas
du reste à reprendre, et cela aussi brusquement qu'ils l'avaient perdue. Polybe place ce double événement dix-neuf ans après la bataille navale d'Aegos Potamos,
c'est-à-dire juste à la même époque que le traité d'Antalcidas. Une fois ce danger écarté, les Romains achevèrent de réduire le
Latium en leur pouvoir. Ils enlevèrent ensuite aux Tyrrhènes, ainsi qu'aux Celtes des bords du Pô, cette liberté dont ils avaient si fort abusé, puis
triomphant successivement des Samnites, des Tarentins et de Pyrrhus, ils se trouvèrent bientôt avoir conquis toute l'Italie, tout ce qu'on nomme aujourd'hui l'Italie, à
l'exception toutefois de la région qui avoisine le Pô. Sans attendre que la guerre de ce côté fût complètement terminée, ils passèrent en
Sicile, arrachèrent cette île aux Carthaginois, puis revinrent à la charge contre les Celtes ou Gaulois des bords du Pô. Mais ils n'avaient pas encore achevé de
les réduire qu'Annibal entrait en Italie. Alors commença la seconde guerre punique, suivie bientôt de la troisième, laquelle se termina par la destruction de Carthage
et la réduction en province romaine de la Libye et de la portion de l'Ibérie qui avait appartenu aux Carthaginois. Cependant différents peuples avaient formé avec
Carthage une sorte de ligue contre Rome : c'étaient les Grecs, les Macédoniens et les peuples d'Asie compris en deçà de l'Halys et du Taurus, cette ligue fut ce qui
amena les Romains à conquérir les Etats du roi Antiochus et ceux de Philippe et de Persée. Et comme, à cette occasion, les Illyriens et les Thraces, voisins de la
Grèce et de la Macédoine, avaient pris eux-mêmes les armes, on vit s'allumer de ce côté une nouvelle guerre qui se prolongea jusqu'à la pleine et
entière soumission des pays situés tant en deçà de l'Ister qu'en deçà de l'Halys. Il en fut de même du côté de l'Ibérie, de
la Celtique et de ces autres pays que nous voyons aujourd'hui dans la dépendance de Rome. L'Ibérie, effectivement, ne cessa point d'être en butte aux attaques des Romains,
qu'ils ne l'eussent ravagée tout entière et domptée par leurs armes : à la guerre contre Numance succédèrent celles de Viriathe et de Sertorius et
finalement celle des Cantabres, peuple qui ne put être réduit que par César-Auguste. Avec la Gaule, tant la Gaule cisalpine que la Gaule transalpine, avec la Ligurie, les
Romains ne procédèrent longtemps aussi que par attaques partielles, mais sous les auspices de César, la guerre devint générale, et, continuée par
Auguste, elle aboutit à la conquête définitive de ces pays. Enfin des frontières de la Gaule, comme de la base d'opération la plus avantageuse, les
armées romaines sont parties récemment pour envahir la Germanie, et déjà maints triomphes ont enrichi Rome des dépouilles de ces nouveaux ennemis. Dans la
Libye, maintenant, où les pays indépendants de Carthage avaient été confiés à des rois sujets ou tributaires, on vit quelques-uns de ces rois chercher
à secouer le joug, mais on les punit en leur retirant ce qu'on leur avait laissé. Seul Juba continua de régner sur toute la Maurusie et sur une bonne partie de la Libye,
grâce à sen attachement constant pour l'alliance romaine. Les mêmes faits se sont produits en Asie : gouvernée d'abord par des rois qui s'étaient reconnus
sujets de Rome, l'Asie a vu ces rois ou bien s'éteindre sans postérité comme les Attales et les princes de Syrie, de Paphlagonie, de Cappadoce, et d'Egypte, ou bien se
révolter et perdre leur trône, comme ont fait Mithridate Eupator et Cléopâtre, reine d'Egypte ; et voilà comment aujourd'hui tout le pays en deçà
du Phase et de l'Euphrate, à l'exception d'une partie de l'Arabie, relève directement des Romains et des chefs nommés par eux. Quant aux Arméniens et à ces
peuples connus sous le nom d'Albaniens et d'Ibères, qui habitent au-dessus de la Colchide, ils n'auraient besoin que de la présence d'un légat romain : cela
seul suffirait à les contenir, et, s'ils s'agitent aujourd'hui, c'est qu'ils savent les Romains occupés ailleurs. J'en dirai autant des populations qui bordent l'Euxin au
delà des bouches de l'Ister, encore ne parlé-je ni des Bosporites ni des Nomades, car les premiers sont parfaitement soumis et les autres, qui ne sauraient être d'ailleurs,
vu leur caractère insociable, d'aucune utilité pour Rome, ne demandent qu'à être surveillés. Enfin plus loin, c'est-à-dire à des distances
inaccessibles, il n'y a plus guère que des tribus éparses de Scénites et de Nomades. Les Parthes, il est vrai, qui touchent aux frontières de l'Empire,
possèdent une puissance redoutable, eux-mêmes cependant baissent aujourd'hui la tête et subissent l'ascendant des Romains et de leurs princes : non seulement ils ont
renvoyé ces trophées élevés naguère à la honte de Rome, mais leur roi Phraate a voulu confier aux soins d'Auguste ses fils et ses petits-fils,
précieux otages destinés à leur concilier cette haute amitié ; plus d'une fois aussi de nos jours les Parthes ont fait venir de Rome le prince qu'ils voulaient avoir
à leur tête ; enfin il semble qu'ils soient au moment de se remettre eux et leurs biens à la discrétion des Romains. Pour en revenir à l'Italie, je dirai
qu'après s'être vue, sous la domination romaine, déchirée à plusieurs reprises par la guerre civile, elle a été, ainsi que Rome,
arrêtée sur cette pente funeste de corruption et de ruine par la seule vertu de sa nouvelle constitution et par la sagesse de ses princes. Il serait difficile en effet de concevoir
pour un si vaste Empire d'autre gouvernement que le gouvernement d'un seul, que le gouvernement du père sur sa famille, d'autant que jamais à aucune époque il n'a
été donné aux Romains et à leurs alliés de goûter une paix et une prospérité aussi complète que celle que leur a procurée
César-Auguste, du jour où il a été investi de cette sorte d'autocratie, et dont Tibère, son fils et son successeur, continue à les faire jouir, en le
prenant pour règle de sa politique et de son administration, tout comme ses propres enfants, Germanicus et Drusus, se règlent sur lui dans le concours zélé qu'ils
lui prêtent.