VII, 7 - La Grèce du Nord et la Macédoine

Carte Spruner (1865)

1. Nous avons fini d'énumérer les principaux peuples de la région comprise entre l'Ister et les montagnes de l'Illyrie et de la Thrace, tant ceux qui habitent le littoral de l'Adriatique, depuis le fond même du golfe, que ceux qui occupent, des bouches de l'Ister à Byzance, le côté gauche du Pont. Reste à décrire le versant méridional de ladite chaîne et toute la région citérieure, laquelle comprend la Grèce et les différentes nations barbares échelonnées depuis la frontière de Grèce jusqu'au pied des montagnes. Hécatée de Milet a dit du Péloponnèse qu'avant d'être occupé par les Grecs il l'avait été par les Barbares. A la rigueur, on en pourrait dire autant de la Grèce entière, car, à en juger par le témoignage de ses propres annales, sa population primitive ne se composait guère que de Barbares. Ainsi, indépendamment de la colonie Phrygienne amenée par Pélops dans le pays, qui, de son nom, fut appelé le Péloponnèse, et de la colonie égyptienne amenée par Danaüs, ce furent des Dryopes, des Caucones, des Pélasges, des Lélèges et d'autres nations barbares qui occupèrent le pays au delà, comme en deçà de l'isthme. L'Attique reçut les Thraces d'Eumolpe ; le canton de Daulis en Phocide, les compagnons de Térée ; la Cadmée, les Phéniciens de Cadmus ; et la Béotie proprement dite les Aones, les Temmices, voire les Hyantes, comme Pindare le rappelle dans ce vers :

«Il fut un temps où le vil nom de Hyes (Sues) désignait la nation Béotienne».

On devinerait, d'ailleurs, cette origine barbare, rien qu'à entendre des noms comme ceux de Cécrops, d'Aïclos, de Cothos, de Drymas et de Crinacos. Aujourd'hui, la Grèce a encore les Thraces, les Illyriens, les Epirotes en quelque sorte à ses côtés, mais il faut qu'anciennement le voisinage ait été bien autrement proche, puisqu'une bonne partie de la contrée que tout le monde s'accorde à appeler du nom de Grèce se trouve, même actuellement, habitée par des Barbares, témoins ces Thraces que l'on rencontre en Macédoine et dans certains cantons de la Thessalie, témoins ces Thesprotes, ces Cassopéens, ces Amphiloques, ces Molosses, ces Athamanes, tous peuples originaires d'Epire, qui sont restés fixés dans la haute Acarnanie et dans la haute Aetolie.

2. Nous avons déjà parlé tout au long des Pélasges ; pour ce qui est des Lélèges, nous dirons que, si certains auteurs les identifient hardiment avec les Cariens, il en est d'autres qui se bornent à croire qu'ils ont habité les mêmes pays et pris part aux mêmes expéditions, et que c'est là ce qui explique l'existence, dans le territoire de Milet, de localités appelées encore villes des Lélèges, et sur plus d'un point de la Carie de tombeaux de Lélèges et de forts abandonnés dits Lélégées. Le fait est que toute l'Ionie actuelle frit anciennement habitée par les Cariens et par les Lélèges à la fois, et que les Ioniens durent les expulser les uns et les autres pour prendre possession du pays ; plus anciennement encore, à la suite de la prise de Troie, les Lélèges s'étaient vu chasser de Pedasus et des bords du Satnioeis, positions qu'ils occupaient aux environs du mont Ida. Que les Lélèges, maintenant, aient été des barbares, le seul fait de leur association avec les Cariens suffirait à l'indiquer. Mais on voit, en outre, par les Républiques ou Constitutions d'Aristote, qu'ils avaient mené longtemps une vie errante, soit en compagnie de ce même peuple, soit seuls, et celà dès la plus haute antiquité. Ainsi, dans le livre intitulé République des Acarnaniens, Aristote nous dit qu'à l'origine une partie de l'Acarnanie fut occupée par les Curètes et que l'autre partie, la partie occidentale, le fut par les Lélèges d'abord, par les Téléboens ensuite ; dans le livre intitulé République des Aetoliens, il donne le nom de Lélèges aux Locriens actuels et assure que les Lélèges ont possédé également la Béotie. II le dit encore en traitant de la République des Opontiens et des Mégariens. Enfin, dans le livre consacré à la République des Leucadiens, il parle de Lélex comme d'un chef autochthone, dont la fille aurait mis au monde Téléboas, père lui-même des vingt-deux Téléboïdes, dont une partie aurait peuplé Leucade. Mais c'est surtout au témoignage d'Hésiode sur les Lélèges, qu'il faut, suivant nous, s'en rapporter :

«Locros, dit le poète, fut le chef des Lélèges, de ces peuples que le fils de Saturne, dans sa sagesse infinie,
tira naguère du sein de la terre et rassembla sous les ordres de Deucalion».

Et, en effet, l'étymologie du nom de Lélèges semble indiquer que ce peuple se serait formé originairement du rassemblement et du mélange d'éléments divers, ce qui explique comment il a pu disparaître ensuite complètement. Ajoutons qu'on pourrait attribuer une semblable origine aux Caucones, puisqu'eux aussi ne se retrouvent plus maintenant nulle part, et qu'il est notoire cependant qu'ils avaient fondé naguère des établissements en différents pays.

3. Autrefois, bien que les peuples de cette partie de l'Europe eussent par eux-mêmes peu d'importance, qu'ils fussent très nombreux et généralement peu connus, on pouvait encore sans trop de difficulté déterminer leurs limites respectives, par la raison que chacun d'eux formait une agglomération d'hommes assez considérable sous un roi particulier ; mais aujourd'hui que le pays est en grande partie désert et que beaucoup de centres de population, beaucoup de villes surtout ont disparu, une délimitation aussi minutieuse, fût-elle possible, n'offrirait plus guère d'utilité s'appliquant à des lieux dont la mémoire est en quelque sorte effacée et dont la dévastation, commencée il y a longtemps déjà, n'a pas encore cessé. On sait comment par suite d'insurrections nouvelles qui ont éclaté sur différents points, les soldats romains campent aujourd'hui dans le pays et comment ils ont dans quelques districts changé les chefs ou dynastes nationaux. Et précédemment (on peut-le lire dans Polybe) Paul [Emile], vainqueur de la Macédoine et du roi Persée, avait détruit en Epire jusqu'à 70 villes, Molosses pour la plupart, et emmené avec lui 150 000 esclaves.

Quoi qu'il en soit, nous voulons essayer (dans les limites bien entendu de notre plan et dans la mesure de nos moyens) de donner une description détaillée de cette contrée en commençant par la côte du golfe Ionien, laquelle part juste du point où s'arrête la navigation de l'Adriatique.

4. La côte du golfe Ionien s'ouvre par les cantons d'Epidamne et d'Apollonie. De cette dernière ville on peut aller directement en Macédoine par la Voie Egnatienne ; grand chemin tracé au cordeau de l'ouest à l'est et bordé de pierres milliaires jusqu'à Cypsèles et à l'Hèbre, c'est-à-dire sur une longueur de 535 milles. A huit stades par mille, comme on compte d'habitude, cette longueur équivaudrait à 4280 stades ; mais au compte de Polybe, qui fait chaque mille de huit stades deux plèthres ou de huit stades un tiers, ii faudrait ajouter à cette somme de 4280 stades encore 178 stades, autrement dit le tiers du nombre de milles. Il est remarquable que les voyageurs qui viennent d'Apollonie et ceux qui viennent d'Epidamne ont parcouru juste la même distance quand ils se rejoignent sur ladite voie. Prise dans son ensemble, cette chaussée est connue sous le nom de Voie Egnatienne, mais dans la première partie on l'appelle la route du Candavie, du nom d'une des montagnes de la chaîne d'Illyrie, où elle mène effectivement en passant d'abord par la ville de Lychnide et par Pylôn, localité située juste sur la frontière de l'Illyrie et de la Macédoine, après quoi elle longe le pied du mont Barnonte, traverse Héraclée, le territoire des Lyncestes et celui des Eordes, puis gagne Edesse et Pella pour aboutir à Thessalonique ayant mesuré jusque-là, suivant Polybe, un espace de 267 milles. Or, en suivant ainsi cette voie depuis Epidamne ou depuis Apollonie, on se trouve avoir, à droite, les différents peuples épirotes échelonnés le long de la mer de Sicile jusqu'au golfe Ambracique, et, à gauche, la chaîne des monts (l'Illyrie que nous avons parcourue précédemment, avec les différents peuples qui la bordent jusqu'à la Macédoine et à la Paeonie. Mais les pays, qui, à partir du golfe Ambracique, se prolongent vers l'est en faisant face au Péloponnèse, appartiennent tous à la Hellade ou Grèce propre, ainsi que la presqu'ile qui leur fait suite et qui s'avance dans la mer Egée en laissant à droite tout le Péloponnèse. Quant à la contrée qui s'étend depuis l'origine des Monts de Macédoine et de Paeonie jusqu'au cours du Strymon, elle est occupée par les Macédoniens, les Paeoniens et quelques montagnards Thraces ; enfin c'est encore aux Thraces qu'appartient le reste du pays au delà du Strymon jusqu'à l'entrée du Pont et à l'Haemus, à l'exception pourtant du littoral, lequel appartient aux Grecs. Les Grecs en effet se sont établis tant sur les bords de la Propontide que le long de l'Hellespont et du golfe Mélas et le long de la mer Egée. La mer Egée, comme on sait, baigne deux des côtés de la Grèce, le côté du levant qui s'étend depuis le cap Sunium dans la direction du nord jusqu'au golfe Thermaeen et jusqu'à Thessalonique, la plus peuplée aujourd'hui des villes de la Macédoine, et le côté qui regarde le midi, autrement dit le littoral de la Macédoine entre Thessalonique et l'embouchure du Strymon. Quelques auteurs attribuent même à la Macédoine l'intervalle du Strymon au Nestus, par la raison que Philippe, qui avait toujours attaché le plus vif intérêt à la possession de ce territoire, avait fini par s'en rendre maître, et avait retiré, tout le temps de son règne, des revenus énormes, non seulement de ses mines, mais de tous les autres produits de son sol. Ajoutons qu'entre le cap Sunium et l'île [de Cythère] s'étend la mer de Myrtos, et qu'à celle-ci succèdent la mer de Crète, la mer de Libye avec les golfes qui en dépendent et finalement la mer de Sicile, laquelle forme aussi différents golfes, à savoir le golfe d'Ambracie, le golfe de Corinthe et celui de Crissa.

5. Les peuples de l'Epire, suivant Théopompe, sont au nombre de quatorze, mais les Chaones et les Molosses sont beaucoup plus connus que les autres pour avoir exercé naguère sur tout le pays (les Chaones d'abord et les Molosses ensuite) une sorte d'hégémonie. Les Molosses avaient dû l'accroissement de leur puissance tant aux relations de parenté de leurs rois, lesquels étaient de la famille des Aeacides, qu'à la présence parmi eux de l'oracle de Dodone, à la fois si ancien et si révéré. Les Chaones, les Thesprotes et les Cassopéens, qui sont eux-mêmes Thesprotes d'origine, se succèdent le long de la côte à partir des monts Cérauniens jusqu'au golfe Ambracique et possèdent là des terres d'une extrême fertilité. Or, en naviguant depuis la Chaonie toujours dans la direction du levant, qui est celle des golfes d'Ambracie et de Corinthe, entre la mer d'Ausonie à droite et la côte d'Epire à gauche, on trouve que cette portion de la côte, comprise entre les monts Cérauniens et l'entrée du golfe Ambracique, peut mesurer 1300 stades de longueur. Dans l'intervalle, on relève Panorme, port spacieux, situé vers le milieu de la chaîne des monts Cérauniens ; Onchesme, autre port, à la hauteur duquel s'avance la pointe occidentale de Corcyre, et [sur la côte même de cette île] un troisième port, Cassiopé, qu'une traversée de 1700 stades sépare de Brentesium ; ajoutons que du cap Phalacrum, situé au sud de Cassiopée au port de Tarente, la distance est juste la même. Puis à Onchesme succèdent Posidium, Buthrote, ville bâtie à l'entrée du port Pélodès dans une espèce de presqu'île et habitée par des colons romains, et, sous le nom de Sybotes, de petites îles situées à une faible distance de la côte d'Epire juste en face du cap Leucimme, extrémité orientale de Corcyre. Il y a bien encore le long de cette côte d'autres petites îles, mais elles ne méritent pas qu'on les mentionne. Suit alors le cap Chimerium avec le port connu sous le nom de Glykys-limên, au fond duquel se décharge l'Achéron. Ce fleuve sort du lac Achérusien et se grossit ensuite d'une foule de rivières, si bien qu'il adoucit jusqu'aux eaux du golfe où il se jette. Le fleuve Thyamis coule aussi non loin de là. Au-dessus de ce golfe est la ville de Cichyre, l'ancienne Ephyre, qui appartient aux Thesprotes ; et, au-dessus du golfe de Buthrote, la ville de Phoenicé. Cichyre a dans son voisinage plusieurs petites villes, Buchetium, d'abord, qui appartient aux Cassopéens et qui se trouve à une faible distance de la côte, puis Elatrie, Pandosie et Batiées, qui sont situées dans l'intérieur, mais dont les possessions s'étendent jusqu'au golfe même. Au Glykys-limên succèdent immédiatement deux autres ports ou golfes ; celui de Comare, qui est le plus rapproché et en même temps le moins grand des deux, forme un isthme de soixante stades avec le golfe Ambracique et la nouvelle ville de Nicopolis, bâtie par César Auguste ; l'autre est un peu plus loin, il est plus vaste et plus sûr et avoisine l'entrée du golfe Ambracique, n'étant qu'à 12 stades environ de Nicopolis.

6. Suit l'entrée même du golfe Ambracique, canal qui n'a guère plus de quatre stades de large : quant au golfe, il mesure 300 stades de circuit et offre partout d'excellents ports ou abris. A droite de l'entrée habitent les Grecs Acarnanes. Du même côté, tout près de l'ouverture du golfe, est le temple d'Apollon Actien. Le temple proprement dit est bâti sur une colline ; mais au-dessous dans la plaine, il y a le bois sacré et l'arsenal, où César consacra naguère cette fameuse décanée, j'entends ces dix vaisseaux de tout rang, depuis la galère à un seul rang de rames jusqu'à la galère décirème, prélevés par lui sur son butin, mais qu'un incendie, assure-t-on, a détruits avec les cales qui les contenaient. A gauche de l'entrée est Nicopolis : tout ce côté du golfe jusqu'au dernier enfoncement voisin d'Ambracie est habité par les Epirotes Cassopéens. La ville d'Ambracie est située tout au fond du golfe, à une faible distance au-dessus du rivage ; elle a eu pour fondateur Gorgus, fils de Cypsélus. Sous ses murs passe le fleuve Arathus, qui se laisse aisément remonter depuis la mer, la distance jusque-là n'étant que de quelques stades. Ce fleuve prend sa source au mont Tymphé, dans la Parorée. Ambracie, à une époque fort ancienne, était déjà extrêmement florissante (il le faut bien pour qu'elle ait donné son nom au golfe), mais ses embellissements datent surtout du règne de Pyrrohus qui en avait fait sa résidence habituelle. Plus tard, malheureusement, elle eut ainsi que les autres villes de l'Epire, beaucoup à souffrir des Macédoniens et des Romains, s'étant trouvée engagée dans des guerres continuelles contre ces peuples par l'insubordination de ses habitants. Enfin Auguste eut l'idée, en voyant toutes ces villes d'Epire dans un état complet d'abandon, de les fondre en une ville nouvelle, qu'il bâtit sur le golfe même et qu'il nomma Nicopolis, en commémoration de la victoire navale remportée par lui à l'entrée du golfe sur 1a flotte d'Antoine et sur celle de la reine d'Egypte, Cléopâtre, qui assistait en personne à la bataille. Nicopolis est déjà très peuplée et s'accroît de jour en jour, car elle dispose de terrains considérables et emprunte beaucoup d'éclat tant aux riches dépouilles dont elle est ornée qu'à la présence de deux temples situés dans son faubourg même et bâti, le premier, au milieu d'un bois qui contient en même temps le gymnase et le stade destinés à la célébration des jeux quinquennaux ; et le second, au haut de la colline qui domine ce bois et qui est tout entière consacrée à Apollon. Ces jeux, connus sous le nom d'Actiaques et célébrés en l'honneur d'Apollon Actien, ont été déclarés Olympiques et l'intendance en a été confiée aux Lacédémoniens. Ajoutons que les différentes localités qui entourent Nicopolis dépendent d'elle. Il y a longtemps déjà que les Actiaques existent en l'honneur d'Apollon ; mais c'était autrefois de simples jeux stéphanites, célébrés par les populations d'alentour, tandis qu'aujourd'hui, grâce à la munificence de César, leur importance a été singulièrement augmentée.

7. La ville qui fait suite à Ambracie est Argos Amphilochicum qui eut pour fondateurs Alcmaeon et les Alcmaeonides. Ephore raconte, en effet, qu'Alcmaaon, après l'expédition des Epigones contre Thèbes, vint, sur l'appel de Diomède, le rejoindre en Aetolie et l'aida à s'emparer de ce pays ainsi que de l'Acarnanie ; qu'Agamemnon ayant ensuite convié les deux héros à l'expédition contre Troie, Diomède partit, tandis qu'Alcmaeon, demeuré seul en Acarnanie, fondait Argos et ajoutait à ce premier nom, en souvenir de son frère Amphilochus, le nom d'Amphilochicum, de même qu'il avait appelé Inachus, du nom du fleuve de l'Argolide, le fleuve qui après avoir arrosé tout le pays vient se jeter dans le golfe d'Ambracie. Mais, suivant Thucydide, ce serait Amphilochus lui-même, qui, mécontent de l'état dans lequel il avait trouvé l'Argolide à son retour de Troie, aurait passé en Acarnanie et aurait fondé là, après avoir hérité du trône de son frère, la ville qui porte son nom.

8. Les Amphiloques, du reste, sont d'origine épirote, aussi bien que les Molosses, les Athamanes, les Aethices, les Tymphaeens, les Orestes, les Paroréens et les Atintanes, qui habitent au-dessus d'eux l'âpre contrée attenante aux montagnes d'Illyrie, soit du côté de la Macédoine, soit dans le voisinage du golfe Ionien. Il paraîtrait seulement, en ce qui concerne l'Orestiade, que ce pays aurait reçu Oreste errant et fugitif après le meurtre de sa mère, et que c'est ce héros qui lui aurait donné son nom en même temps qu'il y aurait fondé la ville d'Argos Oresticum. Mais on trouve aussi mêlées à ces peuples d'origine épirote beaucoup de tribus illyriennes, qui sont toujours restées fixées de ce côté-ci des montagnes, sur le versant méridional et au-dessus du golfe Ionien. Ainsi au-dessus de la côte d'Epidamne et d'Apollonie et jusqu'à la hauteur des monts Cérauniens habitent les Bylliones, les Taulantiens, les Parthins et les Bryges. Non loin de là, autour des mines d'argent de Damastium, se sont groupés en Etats puissants les Sadyes, les Enchéléens et les [Dassarétiens] connus aussi sous le nom de Sésaréthiens, auxquels il faut ajouter les Lyncestes, les habitants du canton de Deuriope, ceux de la Tripolis Pélagonienne, les Eordes et toute la population des cantons d'Elimée et d'Eratyre. Chacun de ces peuples formait anciennement un Etat séparé sous des princes ou dynastes de différentes familles. Les Enchéléens, par exemple, avaient pour rois des descendants de Cadmus et d'Harmonie, couple célèbre dont la fabuleuse histoire a laissé plus d'une trace dans le pays. Comme on le voit, ce n'était pas des princes indigènes qui régnaient sur ce peuple. Les Lyncestes de même furent longtemps gouvernés par Arrhabée, prince de la famille des Bacchiades et aïeul, par sa fille Sirra, d'Eurydice, mère de Philippe-Amyntas.

L'un des peuples Epirotes, le peuple Molosse, eut également des rois d'origine étrangère, des rois thessaliens, à savoir Pyrrhus, fils de Néoptolème et ses descendants ; mais ce fut le seul, tous les autres n'ayant eu que des chefs nationaux. Puis d'hégémonie en hégémonie le pays tout entier, sauf un petit nombre de cantons au-dessus du golfe Ionien, finit par passer sous la domination des Macédoniens. On fit notamment de la Lyncestide, de la Pélagonie, de l'Orestiade et de l'Elimée une seule province, qu'on appela la Haute-Macédoine et plus tard la Macédoine-Eleuthère. Quelques auteurs étendent même le nom de Macédoine à la totalité du pays jusqu'à Corcyre, et la raison qu'ils en donnent c'est que les populations, par leur coiffure, leur dialecte, leur manière de porter la chlamyde et maints autres usages, y ressemblent à celles de la Macédoine, y ayant même certaines tribus dans le nombre qui parlent indifféremment les deux langues. Mais quand le royaume de Macédoine eut cessé d'exister, tout ce pays tomba sous le joug des Romains.

La voie Egnatienne qui part, [avons-nous dit,] d'Epidamne et d'Apollonie, coupe le territoire de ces différents peuples. Près de cette voie, dans la portion de son parcours appelée route du Candavie, on remarque les lacs ou étangs de Lychnide, avec d'importants établissements pour le salage du poisson. Il s'y trouve aussi un certain nombre de cours d'eau, qui se dirigent les uns vers le golfe Ionien, les autres vers le midi : ces derniers sont l'Inachus, l'Aratthus, l'Achéloüs et l'Evénus, l'ancien Lycormas. De ces quatre cours d'eau, il en est un, l'Aratthus, qui va se jeter dans le golfe Ambracique, et un autre, l'Inachus, qui se réunit à l'Achéloüs. Quant à l'Achéloüs même et à l'Evénus, ils tombent directement dans la mer, après avoir traversé, le premier, l'Acarnanie, et le second, l'Aetolie. D'autre part, l'Erigon porte au fleuve Axius les eaux d'un grand nombre de rivières ou de torrents, venus soit des montagnes de l'Illyrie, soit de la Lyncestide, du pays des Bryges, de la Deuriopie et de la Pélagonie.

9. Anciennement on eût rencontré chez tous ces peuples de véritables cités : la Pélagonie, par exemple, en possédait trois à elle seule, d'où lui est venu ce surnom de tripolis, sans compter Azoros qui lui appartenait également. Les Deuriopes avaient toutes les leurs sur l'Erigon, entre autres Bryanium, Alcomènes et Stymbara. Il y avait aussi Cydries chez les Bryges et Aeginium chez les Tymphaeens ; mais cette dernière était située sur les confins de l'Aethicie et du canton de Tricca, et, avec l'Aethicie qui se trouve vers le noeud du Poeum et du Pinde, avec les sources du Pénée dont les Tymphaeens et les Thessaliens du bas Pinde se disputent la possession, nous touchons déjà à la Macédoine et à la Thessalie. N'oublions pas la ville d'Oxynée, qui était sur les bords du fleuve Ion, à 120 stades d'Azoros, cette dépendance de la Pélagonie tripolitaine, et à portée en même temps d'Alcomènes, d'Aeninion, d'Europos et du confluent de l'Ion et du Pénée. Dans ce temps-là, je le répète, malgré leur sol si pauvre et si âpre, malgré toutes ces montagnes qui les traversent, telles que le Tomare, le Polyanus et tant d'autres, l'Epire et l'Illyrie tout entières étaient abondamment peuplées ; mais aujourd'hui ces contrées n'offrent plus guère que des déserts et le peu d'endroits habités qui s'y trouvent ne sont que des bourgades ou de véritables masures. Peu s'en faut même qu'on n'ait laissé dépérir comme tout le reste le fameux Oracle de Dodone.

10. L'établissement de cet Oracle, suivant Ephore, appartient aux Pélasges, et les Pélasges, on le sait, passent pour avoir été les plus anciens maîtres de la Grèce. Homère lui-même a dit :

«Jupiter Dodonéen, Jupiter Pélasgique», (Iliade, XVI, 233),

et Hésiode :

«Il visita Dodone et le hêtre fatidique, au pied duquel habitent les Pélasges».

Mais nous avons plus haut, à propos de la Tyrrhénie, parlé tout au long des Pélasges, bornons-nous ici à ce qui concerne Dodone. Evidemment ce furent des peuples barbares qui d'abord environnèrent le temple, ceci encore ressort du témoignage d'Homère et de la peinture qu'il fait des habitudes de ces peuples, lorsqu'il les qualifie d'aniptopodes et de chamaeeunes. Seulement s'appelaient-ils Helli, comme le veut Pindare, ou Selli, comme ils sont censés nommés dans Homère, le peu de certitude de cette dernière leçon dans le texte du poète empêche de rien affirmer à cet égard. Philochore, lui, prétend que, comme l'Eubée, le canton de Dodone s'était d'abord appelé Hellopie et il s'appuie de ce passage d'Hésiode :

«Il existe une contrée aux champs fertiles et aux vertes prairies, l'Hellopie :
c'est là, vers l'extrémité du pays, qu'on a bâti une ville appelée Dodone».

Apollodore, à son tour, constate l'opinion commune, qui est que le nom en question doit être attribué à la présence de marais (elôn) autour du temple, mais en même temps il estime qu'Homère a dû appeler Selli et non Helli le peuple qui environnait Dodone, de même, ajoute-t-il, qu'il a appelé certain fleuve du nom de Selléïs. Il est vrai, Homère a mentionné un fleuve de ce nom, dans ce passage-ci par exemple :

«Loin d'Ephyre, loin du fleuve Selléïs» (Iliade, II, 659),

seulement, [comme l'a fait remarquer Démétrius de Scepsis,] ce n'est pas de l'Ephyra de Thesprotie qu'il s'agit là, mais bien de l'Ephyra d'Elide, car le Selléïs coule en Elide et il n'y a jamais eu de fleuve de ce nom chez les Thesprotes, non plus que chez les Molosses. Quant aux différentes fables qui ont cours sur Dodone, comme sur Delphes, quant à ces traditions sur le chêne, sur les colombes, etc. etc., si l'on peut dire qu'à certains égards elles rentrent plutôt dans le domaine de la poésie, par d'autres côtés, cependant, elles nous ont paru devoir trouver place dans une description du genre de celle que nous traçons ici.

11. Cela posé, nous dirons que Dodone, avec la montagne au pied de laquelle le temple est bâti et qu'on nomme indifféremment Tomaros ou Tniaros, appartint dans le principe aux Thesprotes et ne passa que plus tard sous la domination des Molosses. Les Tragiques en effet et Pindare joignent souvent au nom de Dodone l'épithète de Thesprotide. Du nom de Tomaros, maintenant, on prétend qu'Homère a tiré le mot tomures et qu'il s'en est servi pour désigner ces interprètes ou hypophètes de Jupiter, qu'il qualifie en outre d'aniptopodes et de chamaeeunes ; qu'ainsi, dans l'Odyssée (XVI, 403), le discours qu'Amphinomos adresse aux prétendants pour les dissuader d'attaquer Télémaque avant d'avoir consulté Jupiter doit être lu comme il suit :

«Si du grand Jupiter les TOMURES vous approuvent, moi-même je le frapperai et j'exciterai vos coups ;
mais si le dieu vous détourne, s'il vous écarte de lui, croyez-moi, suspendez-les» ;

que la leçon tomouroi est ici bien préférable à la leçon themistes par la raison que ce dernier mot n'est jamais employé dans Homère avec le sens d'oracles, mais toujours avec le sens d'arrêtés, de règlements, de prescriptions légales ; qu'enfin le mot tomouroi est une contraction de tomarouroi et équivaut à tomarophulakes ou gardiens du Tomare. - Mais non, le mot tomouroi est de formation plus récente, et, dans Homère, il nous parait plus simple de conserver la leçon themistes, en supposant seulement que le poète aura employé ce terme par catachrèse, comme il a employé souvent le mot boulai, appliquant aux volontés et aux prescriptions de l'oracle l'expression affectée d'ordinaire aux volontés et aux prescriptions de la loi, ce dont le vers suivant nous offre un exemple (Odyssée, XIV, 328) :

Ek druos upsikomoio Dios BOULEN epakousai ;
«Pour recueillir ces divins arrêts que, du haut de son chêne altier, Jupiter fait entendre aux mortels».

12. Il demeure acquis cependant qu'à l'origine ce furent des hommes qui remplirent à Dodone les fonctions de prophètes ; et il peut se faire qu'Homère lui-même l'ait indiqué, car cette dénomination d'hypophètes qu'il a employée était de nature à comprendre aussi les prophètes.

Plus tard, il est vrai, on délégua trois vieilles femmes pour remplir ces fonctions. Ce fut à l'époque, apparemment, où Dioné elle-même fut appelée à partager avec Jupiter le sanctraire de Dodone, bien que Suidas ait raconté les choses autrement, mais on sait qu'il ne recule devant aucune fiction pour flatter l'amour-propre des Thessaliens : il prétend, lui, que le temple de Jupiter était primitivement en Thessalie, dans la Pélasgie aux environs de Scotusse (la partie de la Thessalie où cette ville est située se nomme encore la Pélasgiotide), et qu'il fut transporté de là à Dodone ; que ce déplacement fut accompagné de l'émigration d'un certain nombre de femmes du pays, dont les prophétesses actuelles sont les descendantes, et que telle est l'origine du surnom de Pélasgique donné à Jupiter. La même tradition dans Cinéas est encore plus défigurée...

(Le reste du livre manque.)


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