VIII, 1 - Considérations générales sur la Grèce

Carte Spruner (1865)

1. Après avoir parcouru toute la portion occidentale de l'Europe comprise entre la mer Intérieure et la mer Extérieure, et passé en revue les différents peuples barbares qui s'y trouvent répandus jusqu'au Tanaïs, nous avons, dès le livre précédent, en décrivant la Macédoine, décrit une petite portion de la Grèce : poursuivons maintenant et complétons le tableau géographique de cette contrée. Depuis Homère, qui, le premier, l'a essayé, plus d'un auteur a entrepris de décrire la Grèce : les uns ont composé, sous les noms de portulans, de périples, d'itinéraires et autres semblables, des descriptions particulières dans lesquelles la Grèce se trouvait comprise ; les autres ont, en exposant l'histoire générale, consacré quelques chapitres à la topographie des continents : c'est ce qu'ont fait, par exemple, Ephore et Polybe ; d'autres enfin, comme Posidonius et Hipparque, ont trouvé moyen, dans des traités de physique et de mathématique, de dire aussi quelque chose de la géographie de cette contrée. Mais s'il est facile, aujourd'hui encore, de vérifier ce que ces différents auteurs ont pu écrire de la Grèce, il n'en est pas de même des descriptions d'Homère ; celles-ci ont besoin d'être soumises à un véritable examen critique, car ce sont les descriptions d'un poète, et, d'autre part, ce qu'elles nous représentent n'est pas l'état actuel du pays, mais bien l'état ancien, dont le temps n'a pour ainsi dire pas laissé subsister de trace. Essayons pourtant cet examen dans la mesure de nos forces, et, pour cela, reprenons du point où nous nous sommes arrêté. Du côté de l'0. et du N., on se le rappelle, nous n'avons pas poussé notre description au delà de l'Epire et de l'Illyrie, et, du côté de l'E., en décrivant la Macédoine, nous n'avons pas dépassé Byzance. Or, après les Epirotes et les Illyriens, les premiers peuples que la Grèce nous offre sont les Acarnanes, les Aetoliens et les Locriens Ozoles, auxquels il faut ajouter les Phocéens et les Béotiens. Puis, en face de la Béotie, dont le sépare une courte traversée, s'étend le Péloponnèse, qui achève de déterminer le golfe de Corinthe, et qui, en donnant à celui-ci la figure qu'il a, en reçoit lui-même une configuration particulière. Enfin à la Macédoine succèdent, outre la Thessalie qui se prolonge jusqu'à la frontière des Maliéens, les différents pays situés au delà comme en deçà de l'isthme.

2. La Grèce compte donc un grand nombre de peuples distincts ; mais ceux-ci se réduisent par le fait à quatre nations principales, correspondant aux quatre dialectes grecs. Encore pouvons-nous dire que le dialecte ionien se confond avec l'ancien dialecte attique, et le dorien avec l'aeolien : en effet, à l'origine, les habitants de l'Attique ne portaient pas d'autre nom que celui d'Ioniens, et ce sont eux qui, en colonisant l'Asie, y ont introduit ce qu'on appelle aujourd'hui encore la langue ionienne. D'autre part, à l'exception des Athéniens, des Mégariens et des Doriens du Parnasse, tous les peuples établis en dehors de l'isthme sont actuellement encore compris sous la dénomination générale d'Aeoliens, et, s'il n'en est pas de même des Doriens proprement dits, de ce petit peuple confiné dans le canton le plus âpre de la Grèce, c'est qu'apparemment l'isolement aura altéré son langage et ses moeurs, et, en effaçant son affinité primitive, lui aura donné tous les caractères d'une race à part. C'est là aussi ce qui est arrivé aux Athéniens : comme ils habitaient une contrée dont le sol était âpre et maigre, ils restèrent à l'abri de toute dévastation et l'on regarda comme autochthone un peuple qu'on voyait occuper toujours les mêmes lieux sans qu'aucun ennemi cherchât à les en expulser ni parût même les leur envier ; par suite de la même cause, leur idiome et leurs moeurs s'altérèrent peu à peu, et ils en vinrent ainsi, en dépit de leur petit nombre, à former une nation à part. La race aeolienne, on le voit, fut de tout temps prédominante en dehors de l'isthme. Au dedans de l'isthme, elle l'était également à l'origine ; mais, plus tard, d'autres peuples s'y mêlèrent à elle : les Ioniens vinrent de l'Attique occuper l'Aegialée, et les Doriens, amenés par les Héraclides, fondèrent Mégare et une bonne partie des villes du Péloponnèse. Toutefois, comme les Ioniens ne tardèrent pas à être renvoyés par les Achéens, peuple de race aeolienne, il ne resta plus dans le Péloponnèse que des Aeoliens et des Doriens en présence. Naturellement, les peuples qui s'étaient trouvés avoir moins de contact avec les Doriens (et tel avait été le cas non seulement des Arcadiens, qui, retranchés dans leurs montagnes, étaient restés en dehors du partage des Héraclides, mais des Eléens également qui, protégés par leur caractère sacré, avaient continué à mener au sein de la paix une existence à part, et qui, d'ailleurs, à titre d'Aeoliens, avaient, lors du retour des Héraclides, reçu au milieu d'eux Oxylus et ses compagnons), ces peuples, dis-je, conservèrent comme idiome le pur aeolien ; mais tous les autres se formèrent un langage mixte dans lequel les éléments aeoliens dominaient encore plus ou moins, si bien qu'aujourd'hui même, quoique l'hégémonie dorienne semble avoir fait prévaloir le Dorien dans tout le Péloponnèse, chaque ville s'y trouve posséder en réalité un dialecte qui lui est propre.

Telle est, dans sa forme la plus générale, la division ethnographique de la Grèce. Reste à en donner la description particulière ; or, pour cela, prenons chaque peuple dans l'ordre où il se présente à nous.

3. Ephore, on le sait, part de l'0. et fait commencer la Grèce à l'Acarnanie, première province, dit-il, qui confine à l'Epire. Trouvant de ce côté le littoral pour lui servir d'échelle comparative de mesure, Ephore avait jugé apparemment ne pouvoir suivre dans ses descriptions topographiques de guide plus sûr que la mer, et c'est pourquoi il y avait pris son point de départ qu'autrement il eût aussi bien pris des frontières de la Macédoine et de la Thessalie. Faisons comme lui et à notre tour accommodons notre description à la nature des lieux en consultant d'abord les indications que nous fournit la mer. Quand, au sortir des parages de la Sicile, la mer rencontre les côtes de Grèce, elle se répand d'un côté dans le golfe de Corinthe, et de l'autre [dans le golfe Saronique], faisant ainsi du Péloponnèse une grande presqu'île fermée par un isthme étroit. De là, en Grèce, deux masses absolument distinctes : la région en deçà de l'isthme et celle qui s'étend au-delà [jusqu'aux] Thermopyles, [voire même] jusqu'aux bouches du Pénée, la Thessalie faisant encore partie [de la Grèce]. Ajoutons que cette dernière région est la plus grande des deux. [L'autre, en revanche, a plus d'importance], et, comme telle, a joué un rôle plus brillant : cela est si vrai qu'on pourrait à la rigueur appeler le Péloponnèse l'Acropole de la Grèce, [et dire qu'il a exercé en Grèce la même prépondérance que la Grèce à son tour a exercée en Europe]. Cette prépondérance, la Grèce ne l'a pas due seulement à la puissance et à la gloire de ses peuples, mais la disposition des lieux l'impliquait déjà nécessairement, tant par la multitude de golfes et de caps qui découpent ses côtes que par cette circonstance si caractéristique de grandes presqu'îles se succédant et s'emboîtant pour ainsi dire l'une dans l'autre. La première de ces presqu'îles, laquelle n'est autre que le Péloponnèse, est fermée par un isthme large de 40 stades ; quant à la seconde, qui se trouve par le fait comprendre la première, elle a pour isthme l'espace compris entre Pagae, ville de la Mégaride, et Nisée, port ou arsenal de Mégare, espace représentant un trajet de 120 stades d'une mer à l'autre. La troisième presqu'île, qui contient à son tour la précédente, a pour isthme l'espace compris entre le golfe Crissaeen et les Thermopyles : pour se représenter cet isthme, on n'a qu'à concevoir une ligne droite de 550 stades environ, interceptant [l'Attique et] la Béotie tout entière et coupant obliquement la Phocide et la Locride Epicnémidienne. Une quatrième presqu'île a pour isthme cette autre ligne, de 800 stades environ, qui, partant du golfe Ambracique, coupe l'Oeta et la Trachinie et aboutit au golfe Maliaque et aux Thermopyles. Enfin un isthme de plus de 1000 stades, partant aussi du golfe Ambracique et traversant la Thessalie et la Macédoine pour aboutir au fond du golfe Thermaeen, [détermine une cinquième et dernière presqu'île].

La succession de ces diverses presqu'îles indique, on le voit, le meilleur ordre à suivre dans la description de la Grèce, et, comme la plus petite est en même temps la plus célèbre de toutes, c'est par elle naturellement qu'il nous faut commencer.


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